Za darmo

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3

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XI

Régnant de fait depuis vingt ans, Almanzor voulait aussi régner de droit. Il fallait être bien aveugle pour ne pas s’en apercevoir, car on le voyait marcher vers son but, lentement, prudemment, à pas mesurés, mais avec une opiniâtreté qui sautait aux yeux. En 991, il s’était démis de son titre de hâdjib ou premier ministre en faveur de son fils Abdalmélic, qui à cette époque comptait à peine dix-huit ans, et il avait voulu que dorénavant on l’appelât Almanzor tout court334. L’année suivante, il avait ordonné d’appliquer aux lettres de chancellerie son propre sceau, au lieu d’y mettre celui du souverain, et il avait pris alors le surnom de Mowaiyad, que le calife portait aussi335. Dans l’année 996, il avait déclaré que la qualification de saiyid (seigneur) ne devait être donnée qu’à lui seul, et en même temps il avait pris le titre de melic carîm (noble roi)336.

Il était donc roi, il n’était pas encore calife. Qu’est-ce qui l’empêchait de le devenir? Assurément ce n’était pas Hichâm II qui lui inspirait des craintes. Quoique ce prince fût maintenant dans la fleur de ses jours, il n’avait jamais montré la moindre énergie, la moindre velléité de se soustraire au joug qu’on lui avait imposé. Les princes du sang n’étaient pas à craindre non plus: Almanzor avait fait périr les plus dangereux, il avait exilé ceux qui l’étaient moins, il avait réduit les autres à un état voisin de la misère337. Croyait-il donc que l’armée s’opposerait à ses desseins? Nullement; composée en majorité de Berbers, de chrétiens du Nord, de Slaves, de soldats qui avaient été faits prisonniers dans leur enfance338, en un mot d’aventuriers de toute sorte, l’armée était à lui; quoi qu’il fît, elle lui obéirait aveuglément. Qui craignait-il donc?

Il craignait la nation. Elle ne connaissait pas Hichâm II; dans la capitale même, bien peu de gens l’avaient entrevu, car quand il sortait de sa prison dorée pour se rendre à une de ses maisons de campagne (ce qui arrivait rarement du reste), il était entouré des femmes de son sérail; comme elles, il était alors entièrement couvert d’un grand burnous, de sorte qu’on ne pouvait le distinguer des dames, et d’ailleurs les rues par lesquelles il devait passer étaient toujours garnies d’une haie de soldats sur l’ordre exprès du ministre339. Et pourtant on l’aimait. N’était-il pas le fils du bon et vertueux Hacam II, le petit-fils du glorieux Abdérame III, n’était-il pas surtout le monarque légitime? Cette idée de légitimité était enracinée dans tous les cœurs, et elle était bien plus vivace encore parmi le peuple que parmi les nobles. Les nobles, pour la plupart d’origine arabe, se seraient peut-être laissé convaincre qu’un changement de dynastie était utile et nécessaire; mais le peuple, qui était d’origine espagnole, pensait autrement. Comme le sentiment religieux, l’amour de la dynastie formait partie de son être. Bien qu’Almanzor eût donné au pays une gloire et une prospérité jusque-là inconnues, le peuple ne lui pardonnait pas d’avoir fait du calife une espèce de prisonnier d’Etat, et il était prêt à se soulever en masse si le ministre osait tenter de s’asseoir sur le trône. C’est ce qu’Almanzor n’ignorait pas; de là sa prudence, de là son hésitation; mais il croyait que l’opinion publique se modifierait peu à peu; il se flattait de l’espoir que l’on finirait par oublier entièrement le calife pour ne penser qu’à lui, et alors le changement de dynastie pourrait s’accomplir sans secousse.

Bien lui en prit d’avoir ajourné son grand projet! Il fut bientôt à même de se convaincre que sa haute position ne tenait qu’à un fil. En dépit de toutes ses conquêtes et de toute sa gloire, une femme réussit presque à le renverser.

Cette femme, c’était Aurore.

Elle l’avait aimé; mais l’âge des sentiments tendres étant passé pour elle comme pour lui, ils s’étaient brouillés, et comme cela arrive souvent, l’amour avait fait place dans leurs cœurs, non pas à l’indifférence, mais à la haine. Et Aurore ne faisait rien à demi: dévouée dans son amour, elle était implacable dans son ressentiment. Elle avait résolu de faire tomber Almanzor, et pour y parvenir, elle mettait en émoi tout le sérail, hommes et femmes. Elle parla à son fils, lui dit que l’honneur lui commandait de se montrer homme et de briser enfin le joug qu’un ministre tyrannique avait osé lui imposer. Elle accomplit un véritable miracle: elle inspira au plus faible des hommes une apparence de volonté et d’énergie. Almanzor l’éprouva bientôt. Le calife le traita d’abord avec froideur, puis il s’enhardit jusqu’à lui faire des reproches. Voulant conjurer l’orage, le ministre éloigna du sérail plusieurs personnes dangereuses; mais comme il ne pouvait en faire sortir celle qui était l’âme du complot, cette mesure ne servit qu’à irriter son ennemie encore davantage. Et la Navarraise était infatigable; elle montra qu’elle aussi avait une volonté de fer, tout comme son ancien amant. Ses émissaires disaient partout que le calife voulait enfin être libre et régner par lui-même, et que, pour se débarrasser de son geôlier, il comptait sur la loyauté de son bon peuple. Ils passaient même le Détroit, ces émissaires de la sultane, et au moment même où des attroupements séditieux se formaient à Cordoue, le vice-roi de la Mauritanie, Zîrî ibn-Atîa, leva l’étendard de la révolte, en déclarant qu’il ne pouvait souffrir plus longtemps que le souverain légitime fût tenu captif par un ministre trop puissant.

Zîrî était le seul homme qu’Almanzor craignît encore, ou plutôt le seul qu’il eût craint de sa vie, car d’ordinaire il méprisait trop ses ennemis pour les craindre. A demi barbare, ce chef avait conservé, dans ses déserts africains, la vigueur, la spontanéité et l’orgueil de race qui semblaient n’appartenir qu’à un autre âge, et malgré qu’il en eût, Almanzor avait subi l’ascendant de cet esprit à la fois impétueux, pénétrant et caustique. Quelques années auparavant, il avait reçu de lui une visite, et à cette occasion il lui avait prodigué les marques de son estime: il lui avait conféré le titre de vizir avec le traitement attaché à cette dignité, il avait fait inscrire tous les gens de sa suite sur le registre de la solde au bureau militaire, enfin il ne l’avait laissé partir qu’après l’avoir amplement dédommagé de ses frais de voyage et de ses cadeaux. Mais rien de tout cela n’avait touché Zîrî. De retour sur le rivage africain, il avait porté la main à sa tête en s’écriant: «A présent seulement je sais que tu m’appartiens encore!» Puis, un de ses gens l’ayant appelé seigneur vizir: «Seigneur vizir? s’était-il écrié; va-t-en au diable avec ton seigneur vizir! Emir, fils d’émir, voilà mon titre! Ah! qu’il a été avare pour moi, cet Ibn-abî-Amir! Au lieu de me donner de bonnes espèces sonnantes, il m’a affublé d’un titre qui me dégrade! Vive Dieu! il ne serait pas où il est maintenant, si en Espagne il y avait autre chose que des lâches ou des imbéciles! Grâce au ciel, me voilà de retour, et le proverbe qui dit qu’il vaut mieux entendre parler du diable que de le voir, ne ment pas340.» Ces propos, qui auraient coûté la tête à tout autre, étant venus à l’oreille d’Almanzor, celui-ci avait feint de ne pas y faire attention, et plus tard il avait même nommé Zîrî vice-roi de toute la Mauritanie. Il le redoutait, il le haïssait peut-être, mais il le croyait sincère et loyal. L’événement montra qu’il l’avait mal jugé. Sous une écorce rude et franche Zîrî cachait beaucoup de ruse et d’ambition. Il se laissa aisément tenter par l’argent qu’Aurore lui promettait, par le rôle chevaleresque qu’elle lui destinait. Il affranchirait son souverain du joug d’Almanzor, sauf peut-être à lui imposer le sien.

 

Il fallait commencer par le payer, Aurore ne l’ignorait pas, et grâce à sa finesse de femme, elle savait comment s’y prendre pour se procurer de l’argent et pour le faire parvenir à son allié. Le trésor renfermait près de six millions en or et il se trouvait dans le palais califal. Elle y prit quatre-vingt mille pièces d’or, qu’elle mit dans une centaine de cruches; puis elle versa dessus du miel, de l’absinthe et d’autres liqueurs de ménage, et, ayant mis une étiquette à chaque cruche, elle chargea quelques Slaves de les porter hors de la ville à un endroit qu’elle nomma. Sa ruse lui réussit. Le préfet n’eut point de soupçons et laissa passer les Slaves avec leur fardeau. Aussi l’argent était-il déjà en route pour la Mauritanie, lorsqu’Almanzor fut informé, d’une manière ou d’une autre, de ce qui s’était passé. Il en fut fort alarmé. Peut-être l’eût-il été moins s’il eût eu la certitude qu’Aurore avait soustrait l’argent de son chef, mais tout le portait à croire qu’elle y avait été autorisée par le calife, et s’il en était ainsi, la conjoncture était en effet bien difficile. Cependant il fallait prendre un parti. Almanzor prit celui d’assembler les vizirs, les membres de la magistrature, les ulémas et d’autres personnages marquants de la cour et de la ville. Ayant informé cette assemblée que les dames du sérail se permettaient de s’approprier les fonds de la caisse publique sans que le calife, entièrement livré à des exercices de dévotion, les en empêchât, il demanda l’autorisation de transporter le trésor en un lieu plus sûr. Il l’obtint; mais il n’en fut pas plus avancé pour cela, car lorsque ses employés se présentèrent au palais pour transférer la caisse, Aurore s’y opposa en déclarant que le calife avait défendu d’y toucher.

Que faire maintenant? Employer la violence? Mais il faudrait l’employer contre le souverain lui-même, et si Almanzor osait aller jusque-là, la capitale se soulèverait en un clin d’œil; elle était prête, elle n’attendait qu’un signal. La situation était donc bien périlleuse, cependant elle n’était pas désespérée; pour l’être, il eût fallu d’abord que Zîrî fût déjà en Espagne avec son armée, ensuite que le calife fût un homme capable de persister dans une résolution hardie. Or Zîrî était encore en Afrique, et le calife était un esprit sans consistance. Almanzor ne perdit donc pas le courage. Risquant le tout pour le tout, il se ménagea, à l’insu d’Aurore, une entrevue avec le monarque. Il parla, et grâce à cet ascendant que les esprits supérieurs ont sur les âmes faibles, il se retrouva roi après quelques minutes d’entretien. Le calife avoua qu’il n’était pas capable de gouverner par lui-même, et il autorisa le ministre à transporter le trésor. Mais le ministre voulait plus encore. Il dit que, pour ôter tout prétexte aux malintentionnés, il lui fallait une déclaration écrite, une déclaration solennelle. Le calife lui promit de signer tout ce qu’il voudrait, et alors Almanzor fit dresser sur-le-champ un acte en vertu duquel Hichâm lui abandonnait la conduite des affaires comme par le passé. Le calife y mit sa signature en présence de plusieurs notables qui y mirent aussi la leur en qualité de témoins (février ou mars 997), et Almanzor prit soin de donner à cette pièce importante la plus grande publicité.

Dès lors une révolte dans la capitale n’était plus à craindre. Comment pouvait-on prétendre à délivrer un captif qui ne voulait pas de la liberté? Cependant le ministre comprit qu’il fallait faire quelque chose pour contenter le peuple. Comme on avait crié sans cesse qu’on voulait voir le monarque, il résolut de le montrer. Il le fit donc monter à cheval, et alors Hichâm se mit à parcourir les rues, le sceptre à la main et coiffé du haut bonnet que les califes seuls avaient le droit de porter. Almanzor l’accompagnait ainsi que toute la cour. La foule amassée sur son passage était compacte et innombrable, mais l’ordre ne fut pas troublé un seul instant et aucun cri séditieux ne se fit entendre341.

Aurore s’avoua vaincue. Humiliée, épuisée, brisée, elle alla chercher dans la dévotion l’oubli du passé et un dédommagement pour la perte de ses espérances342.

Restait Zîrî. Celui-ci était devenu bien moins redoutable depuis qu’il ne pouvait plus compter sur l’appui du calife ni sur les subsides d’Aurore. Aussi Almanzor ne garda-t-il aucun ménagement avec lui. Il le mit hors la loi, et chargea son affranchi Wâdhih d’aller le combattre à la tête d’une excellente armée qu’il mit à sa disposition343.

On eût pu croire qu’Almanzor ne commencerait aucune autre guerre avant que celle de la Mauritanie fut terminée. Il n’en fut pas ainsi. Le ministre avait déjà concerté avec les comtes léonais, ses vassaux, une grande expédition contre Bermude, qui, comptant un peu trop sur la diversion que la révolte de Zîrî ferait en sa faveur, avait osé refuser le tribut, et quoique les circonstances fussent changées, il ne renonça pas à ce projet. Peut-être voulait-il montrer à Zîrî, à Bermude, à tous ses ennemis déclarés ou couverts, qu’il était assez puissant pour entreprendre deux guerres à la fois; et si telle était son intention, il n’avait pas trop présumé de ses forces, car le destin a voulu que la campagne qu’il allait faire, celle de Saint-Jacques-de-Compostelle, soit devenue la plus célèbre de toutes celles qu’il a faites pendant sa longue carrière de conquérant.

A l’exception de la ville éternelle, il n’y avait pas dans toute l’Europe un lieu aussi renommé par sa sainteté que Santiago en Galice. Et pourtant sa réputation n’était pas ancienne; elle ne datait que du temps de Charlemagne. Vers ce temps là, dit-on, plusieurs pieuses personnes informèrent Théodemir, l’évêque d’Iria (aujourd’hui el Padron), qu’elles avaient aperçu pendant la nuit des lumières étranges dans un bosquet, et qu’elles y avaient aussi entendu une musique délicieuse et qui n’avait rien d’humain. Croyant aussitôt à un miracle, l’évêque se prépara à le constater en jeûnant et en priant pendant trois jours; puis, s’étant rendu au bosquet, il y découvrit un tombeau de marbre. Inspiré par la sagesse divine, il déclara que c’était celui de l’apôtre saint Jacques, fils de Zébédée, qui, d’après la tradition, avait prêché l’Evangile en Espagne, et il ajouta que lorsque cet apôtre eut été décapité à Jérusalem sur l’ordre d’Hérode, ses disciples avaient apporté son corps en Galice, où ils l’ensevelirent. Dans un autre temps, de telles assertions auraient peut-être été contestées; mais à cette époque de foi naïve, personne n’avait la hardiesse d’élever des doutes irrespectueux quand le clergé parlait, et supposé même qu’il y eût eu des incrédules, l’autorité du pape Léon III, qui déclara solennellement que le tombeau en question était celui de saint Jacques, aurait coupé court à toutes les objections. L’opinion de Théodemir fut donc acceptée, et tout le monde en Galice se réjouit de ce que le pays possédait les restes d’un apôtre. Alphonse II voulut que l’évêque d’Iria résidât dorénavant à l’endroit où le tombeau avait été découvert, et au-dessus de ce tombeau il fit construire une église. Plus tard, Alphonse III en fit bâtir une autre, plus grande et plus belle, qui, par les nombreux miracles qui s’y opéraient, acquit bientôt une grande renommée, de sorte que vers la fin du Xe siècle Saint-Jacques-de-Compostelle était un pèlerinage très-fameux et où l’on arrivait de tous côtés, de France, d’Italie et d’Allemagne, comme des pays les plus reculés de l’Orient344.

En Andalousie aussi, tout le monde connaissait Saint-Jacques et sa superbe église, qui, pour nous servir de l’expression d’un auteur arabe, était pour les chrétiens ce que la Caba de la Mecque était pour les musulmans; mais on ne connaissait ce saint lieu que de réputation; pour l’avoir vu, il fallait avoir été captif chez les Galiciens, car aucun prince arabe n’avait encore eu l’idée de pénétrer avec une armée dans ce pays lointain et de difficile abord. Ce que personne n’avait tenté, Almanzor avait résolu de le faire; il voulait montrer que ce qui était impossible pour d’autres ne l’était pas pour lui, et il avait l’ambition de détruire le sanctuaire le plus révéré des ennemis de l’islamisme, le sanctuaire de l’apôtre qui, selon la croyance des Léonais, avait maintefois combattu dans leurs rangs.

Le samedi 3 juillet de l’année 997, il partit donc de Cordoue à la tête de la cavalerie. Il se porta d’abord sur Coria, puis sur Viseu345, où il fut rejoint par un grand nombre de comtes soumis à son autorité, puis sur Porto, où l’attendait une flotte qui était sortie du port de Caçr-Abî-Dânis (aujourd’hui Alcacer do Sal, en Portugal). Sur cette flotte se trouvait l’infanterie, à laquelle le ministre avait voulu épargner une longue marche, et elle était chargée d’armes et d’approvisionnements. Les vaisseaux, rangés l’un à côté de l’autre, servirent en outre de pont à l’armée pour passer le Duero.

Comme le pays entre cette rivière et le Minho appartenait aux comtes alliés346, les musulmans purent le traverser sans avoir à vaincre d’autres obstacles que ceux que le terrain leur opposait. Parmi ceux-ci il y avait une montagne fort élevée et d’un accès très-difficile; mais Almanzor fit frayer un chemin par les mineurs347.

Après avoir passé le Minho, on se trouva en pays ennemi. Dès lors il fallait se tenir sur ses gardes, d’autant plus que les Léonais qui se trouvaient dans l’armée ne semblaient pas trop bien disposés. Leur conscience, si longtemps assoupie, s’était réveillée tout d’un coup à la pensée qu’ils allaient commettre un horrible sacrilége, et peut-être auraient-ils réussi à faire échouer l’expédition, si Almanzor, qui avait eu vent de leurs projets, ne les eût déjoués alors qu’il en était encore temps. Voici ce qu’on raconte à ce sujet:

 

La nuit était froide et pluvieuse, lorsqu’Almanzor fit venir un cavalier musulman qui avait sa confiance. «Il faut, lui dit-il, que tu te rendes sur-le-champ au défilé de Taliares348. Fais-y faction, et amène-moi le premier individu que tu apercevras.» Le cavalier se mit aussitôt en route; mais arrivé au défilé, il y attendit toute la nuit, en maudissant le mauvais temps, sans qu’il vît apparaître âme vivante, et l’aurore pointait déjà lorsqu’enfin il vit arriver, du côté du camp, un vieillard monté sur un âne. C’était apparemment un bûcheron, car il était muni des outils qui appartiennent à ce métier. Le cavalier lui demanda où il allait. «Je m’en vais abattre du bois dans la forêt,» lui répondit l’autre. Le soldat ne savait que faire. Etait-ce là l’homme qu’il fallait amener au général? C’était peu probable; qu’est-ce que le général pourrait vouloir à ce pauvre vieillard qui semblait avoir bien de la peine à gagner sa vie? Aussi le cavalier le laissa-t-il passer son chemin; mais l’instant d’après il se ravisa. Almanzor avait donné des ordres très-précis, et il était dangereux de lui désobéir. Le soldat fit donc sentir l’éperon à sa monture, et ayant rejoint le vieillard: «Il faut, lui dit-il, que je te conduise vers mon seigneur Almanzor. – Qu’est-ce qu’Almanzor pourrait avoir à dire à un homme tel que moi? lui répliqua l’autre. Laissez-moi gagner mon pain, je vous en supplie. – Non, lui répondit le cavalier, tu m’accompagneras, que tu le veuilles ou non.» L’autre fut forcé de lui obéir, et ils reprirent ensemble la route du camp.

Le ministre, qui ne s’était pas couché, ne témoigna aucune surprise à la vue du vieillard, et, s’adressant à ses serviteurs slaves: «Fouillez cet homme!» leur dit-il. Les Slaves exécutèrent cet ordre, mais sans trouver rien qui pût paraître suspect. «Fouillez alors la couverture de son âne!» continua Almanzor. Et cette fois ses soupçons ne portaient pas à faux, car on découvrit dans cette couverture une lettre que des Léonais de l’armée musulmane avaient écrite à leurs compatriotes et dans laquelle ils leur donnaient avis qu’un certain côté du camp était mal gardé, de sorte qu’il pourrait être attaqué avec succès. Ayant appris par ce message les noms des traîtres, Almanzor leur fit sur-le-champ couper la tête, ainsi qu’au soi-disant bûcheron qui leur avait servi d’intermédiaire349. Cette mesure énergique porta ses fruits. Intimidés par la sévérité du général, les autres Léonais ne se hasardèrent pas à entretenir des intelligences avec l’ennemi.

L’armée s’étant remise en marche, elle se répandit comme un torrent dans les plaines. Le cloître des saints Cosme et Damien350 fut pillé, la forteresse de San Payo fut prise d’assaut. Comme un grand nombre d’habitants du pays s’étaient réfugiés sur la plus grande des deux îles, ou plutôt des deux rochers peu élevés, qui se trouvent dans la baie de Vigo, les musulmans, qui avaient découvert un gué, passèrent dans cette île et dépouillèrent ceux qui s’y trouvaient de tout ce qu’ils avaient emporté. Ils franchirent ensuite l’Ulla, pillèrent et détruisirent Iria (El Padron), qui était un fameux pèlerinage de même que Saint-Jacques-de Compostelle, et le 11 août ils arrivèrent enfin à cette dernière ville. Ils la trouvèrent vide d’habitants, tout le monde ayant pris la fuite à l’approche de l’ennemi. Seul un vieux moine était resté auprès du tombeau de l’apôtre. «Que fais-tu là?» lui demanda Almanzor. «J’adresse des prières à saint Jacques,» répondit le vieillard. «Prie tant que tu voudras,» dit alors le ministre, et il défendit de lui faire du mal.

Almanzor plaça une garde auprès du tombeau, de sorte qu’il fut à l’abri de la fureur des soldats; mais au reste toute la ville fut détruite, les murailles et les maisons aussi bien que l’église, laquelle, dit un auteur arabe, «fut rasée au point qu’on n’aurait pas soupçonné qu’elle avait existé la veille.» Le pays d’alentour fut dévasté par des troupes légères qui poussèrent jusqu’à San Cosme de Mayanca (près de La Coruña).

Ayant passé une semaine à Saint-Jacques, Almanzor ordonna la retraite en se dirigeant vers Lamego351. Arrivé dans cette ville, il prit congé des comtes, ses alliés, après leur avoir donné de beaux présents qui consistaient surtout en étoffes précieuses. Ce fut aussi de Lamego qu’il adressa à la cour une relation détaillée de sa campagne; relation dont les auteurs arabes nous ont conservé la substance, peut-être même les propres paroles352. Il fit ensuite son entrée dans Cordoue, accompagné d’une foule de prisonniers chrétiens qui portaient sur leurs épaules les portes de la ville de Saint-Jacques et les cloches de son église. Les portes furent placées dans le toit de la mosquée qui n’était pas encore achevée353. Quant aux cloches, elles furent suspendues dans le même édifice pour y servir de lampes354. Qui eût dit alors que le jour viendrait où un roi chrétien les ferait reporter en Galice sur les épaules des captifs musulmans?

En Mauritanie les armes d’Almanzor avaient été moins heureuses. Wâdhih, il est vrai, avait d’abord remporté quelques avantages: s’étant emparé d’Arzilla et de Nécour, il avait réussi à surprendre de nuit le camp de Zîrî et à lui tuer beaucoup de monde; mais bientôt après, la fortune lui avait tourné le dos, et, battu à son tour, il avait été forcé de chercher un refuge dans Tanger. C’est de là qu’il écrivit au ministre pour lui demander du secours. Il ne tarda pas à en recevoir. Dès qu’il eut reçu la lettre de son lieutenant, Almanzor envoya à un grand nombre de corps l’ordre de se diriger sur Algéziras, et, afin de hâter leur embarquement, il se rendit en personne à ce port. Puis son fils Abdalmélic-Modhaffar, auquel il avait confié le commandement de l’expédition, passa le Détroit avec une excellente armée. Il débarqua à Ceuta, et la nouvelle de son arrivée produisit un excellent effet, car la plupart des princes berbers qui jusque-là avaient soutenu Zîrî, s’empressèrent de venir se ranger sous ses drapeaux. Ayant opéré sa jonction avec Wâdhih, il se mit en marche, et bientôt il découvrit l’armée de Zîrî qui venait à sa rencontre. La bataille eut lieu dans le mois d’octobre de l’année 998. Elle dura depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, et elle fut extrêmement acharnée. Il y eut un moment où les soldats de Modhaffar commençaient à craindre une défaite; mais en ce moment même Zîrî fut blessé trois fois par un de ses nègres dont il avait tué le frère, et qui partit aussitôt à bride abattue pour annoncer cette nouvelle à Modhaffar. Comme l’étendard de Zîrî était encore debout, le prince traita d’abord le transfuge de menteur; mais ayant appris la vérité du fait, il chargea sur l’ennemi et le mit en pleine déroute.

Dès lors la puissance de Zîrî était anéantie. Ses Etats rentrèrent tous au pouvoir des Andalous, et peu de temps après, dans l’année 1001, il mourut par suite des blessures que le nègre lui avait portées et qui s’étaient rouvertes355.

334Ibn-Adhârî, t. II, p. 315.
335Cartâs, p. 73.
336Ibn-Adhârî, t. II, p. 316.
337Maccarî, t. I, p. 389.
338Maccarî, t. I, p. 393.
339Nowairî, p. 471.
340Ibn-Khaldoun, Histoire des Berbers, t. II, p. 41 du texte; Cartâs, p. 65.
341Maccarî, t. II, p. 64; Ibn-Adhârî, t. I, p. 262; Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. III, p. 243, 244; Cartâs, p. 65, 66; Ibn-al-Abbâr, dans mes Recherches, t. I, p. 285 de la 1re édition.
342Voyez les derniers vers de l’élégie d’Ibn-Darrâdj Castallî sur la mort d’Aurore, apud Thaâlibî, Yetîma, man. d’Oxford, Seld. A. 19 et Marsh. 99.
343Ibn-Khaldoun et Cartâs, ubi supra.
344Voyez Florez, Esp. sagr., t. III et XIX, et comparez Ibn-Adhârî, t. II, p. 316, 317 et 318.
345Le texte que nous suivons porte ici: medîna Galicia, c’est-à-dire la capitale de la Galice. Le mot Galice a ici un sens fort restreint: il désigne la province portugaise qui porte aujourd’hui le nom de Beira. Cette province avait été souvent un royaume à part, et Viseu en était la capitale. Voyez mes Recherches, t. I, p. 163, 164.
346Ibn-Adhârî nomme dans cette province un district qu’il appelle Valadares. Ce district se trouve nommé aussi dans une charte de 1156, publiée dans l’Esp. sagr., t. XXII, p. 275.
347Ibn-Adhârî, t. II, p. 316-318.
348Il résulte d’une charte de Bermude II, publiée dans l’España sagrada (t. XIX, p. 381), que ce défilé se trouvait sur les bords du Minho.
349Ibn-Haiyân apud Ibn-Adhârî, t. II, p. 312. Les mots ilâ bâbi’z-Zâhira semblent avoir été ajoutés par Ibn-Adhârî.
350Ce cloître, qui se trouvait dans les montagnes, entre Bayona et Tuy, reçut plus tard le nom de San Colmado. Voyez Sandoval, Antiguedades de Tuy, p. 120.
351Malego chez Ibn-Adhârî. Les Arabes ont transposé de cette manière les lettres de ce nom propre.
352Ibn-Adhârî, t. II, p. 318, 319. Ce qu’on lit au sujet de cette expédition dans l’Hist. Compost. (L. I, c. 2, §. 8) est inexact. Rodrigue Velasquez, qui, d’après cette chronique, aurait été parmi les alliés d’Almanzor, était déjà mort dix-neuf années auparavant. Voyez Esp. sagr., t. XIX, p. 166, 169. Sur les relations des chroniques latines en général, on peut voir mes Recherches, t. I, p. 217 et suiv.
353Ibn-Khaldoun, dans mes Recherches, t. I, p. 109.
354Maccarî, t. II, p. 146; Rodrigue de Tolède, L. V, c. 16; Lucas de Tuy, in fine.
355Ibn-Khaldoun, Hist. des Berbers, t. III, p. 244-248; Cartâs, p. 66, 67.