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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 2

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Voici de quelle manière Saîd ibn-Djoudî chanta cette seconde bataille, connue sous le nom de bataille de la ville:

Ils avaient dit, les fils des blanches: «Quand notre armée volera vers vous, elle tombera sur vous comme un ouragan. Vous ne pourrez lui résister, vous tremblerez de peur, et le plus fort château ne pourra pas vous offrir un asile!»

Eh bien! Nous avons chassé cette armée, quand elle vola vers nous, avec autant de facilité que l’on chasse des mouches qui voltigent autour de la soupe, ou que l’on fait sortir une troupe de chameaux de leur étable. Certes, l’ouragan a été terrible; la pluie tombait à grosses gouttes, le tonnerre grondait et les éclairs sillonnaient les nuées; mais ce n’était pas sur nous, c’était sur vous que fondait la tempête. Vos bataillons tombaient sous nos bonnes épées, ainsi que les épis tombent sous la faucille du moissonneur.

Quand ils nous virent venir à eux au galop, nos épées leur causèrent une si grande frayeur, qu’ils tournèrent le dos et se mirent à courir; mais nous fondîmes sur eux en les perçant de coups de lance. Quelques-uns, devenus nos prisonniers, furent chargés de fers; d’autres, en proie à des angoisses mortelles, couraient à toutes jambes et trouvaient la terre trop étroite.

Vous avez trouvé en nous une troupe d’élite, qui sait à merveille comment il faut faire pour embraser les têtes des ennemis quand la pluie, dont vous parliez, tombe à grosses gouttes. Elle se compose de fils d’Adnân, qui excellent à faire des incursions, et de fils de Cabtân, qui fondent sur leur proie comme des vautours. Son chef, un grand guerrier, un vrai lion qu’on renomme en tous lieux, appartient à la meilleure branche de Cais; depuis de longues années, les hommes les plus généreux et les plus braves reconnaissent sa supériorité en courage et en générosité. C’est un homme loyal. Issu d’une race de preux dont le sang ne s’est jamais mêlé à celui d’une race étrangère, il attaque impétueusement ses ennemis, comme il sied à un Arabe, à un Caisite surtout, et il défend la vraie religion contre tout mécréant.

Certes, Sauwâr brandissait ce jour-là une excellente épée, avec laquelle il coupait des têtes comme on ne les coupe qu’avec des lames de bonne trempe. C’était de son bras qu’Allâh se servait pour tuer les sectateurs d’une fausse religion, qui s’étaient réunis contre nous. Quand le moment fatal fut arrivé pour les fils des blanches, notre chef était à la tête de ses fiers guerriers, dont la fermeté ne s’ébranle pas plus qu’une montagne, et dont le nombre était si grand que la terre semblait trop étroite pour les porter. Tous ces braves galopaient à bride abattue, tandis que leurs coursiers hennissaient.

Vous avez voulu la guerre; elle a été funeste pour vous, et Dieu vous a fait périr soudainement!

Dans la position critique où ils se trouvaient après cette bataille désastreuse, les Espagnols n’avaient pas le choix des partis; il ne leur en restait qu’un à prendre, c’était d’implorer l’appui et de reconnaître l’autorité du chef de leur race, d’Omar ibn-Hafçoun. Ils le firent, et bientôt après Ibn-Hafçoun, qui se trouvait alors dans le voisinage, entra dans Elvira avec son armée, réorganisa les milices de cette ville, réunit sous sa bannière une partie des garnisons des châteaux voisins et se mit en marche pour aller attaquer Sauwâr.

Ce chef avait profité de cet intervalle pour tirer à soi les Arabes de Jaën et de Regio, et son armée était maintenant assez nombreuse pour qu’il osât espérer de pouvoir combattre Ibn-Hafçoun avec succès. Son espoir ne fut pas trompé. Après avoir perdu plusieurs de ses meilleurs soldats et prodigué son propre sang, Ibn-Hafçoun fut forcé à la retraite. Accoutumé à vaincre, il fut fort irrité de cet échec. L’imputant aux habitants d’Elvira, il leur reprocha de s’être mal conduits pendant la mêlée, et dans sa colère il leva sur eux une énorme contribution, en disant qu’ils devaient fournir eux-mêmes aux frais de cette guerre qu’il n’avait entreprise que dans leur intérêt. Puis il retourna vers Bobastro avec le gros de son armée, après avoir confié la défense d’Elvira à son lieutenant Hafç ibn-el-Moro.

Parmi les prisonniers qu’il emmenait avec lui, se trouvait le brave Saîd ibn-Djoudî. Voici une pièce de vers que cet excellent poète composa pendant sa captivité:

Du courage, de l’espoir, mes amis! Soyez sûrs que la joie succédera à la tristesse, et qu’échangeant l’infortune contre le bonheur, vous sortirez d’ici. D’autres que vous ont passé des années dans ce cachot, lesquels courent les champs à cette heure au grand soleil du jour.

Hélas, si nous sommes prisonniers, ce n’est pas que nous nous soyons rendus, mais c’est que nous nous sommes laissé surprendre. Si j’avais eu le moindre pressentiment de ce qui allait nous arriver, la pointe de ma lance m’aurait protégé; car les cavaliers connaissent ma bravoure et mon audace à l’heure du péril.

Et toi, voyageur, va porter mon salut à mon noble père et à ma tendre mère, qui t’écouteront avec transport dès que tu leur auras dit que tu m’as vu. Salue aussi mon épouse chérie et rapporte-lui ces paroles: «Toujours je penserai à toi, même au jour du dernier jugement; je me présenterai alors devant mon créateur, le cœur rempli de ton image. Certes, la tristesse que tu éprouves maintenant m’afflige bien plus que la prison ou la perspective de la mort.»

Peut-être va-t-on me faire périr ici, et puis on m’enterrera… Un brave tel que moi aime bien mieux tomber avec gloire sur le champ de bataille et servir de pâture aux vautours!

Après le départ d’Ibn-Hafçoun, Sauwâr, qui s’était laissé attirer dans une embuscade, fut tué par les habitants d’Elvira. Quand on porta son cadavre dans la ville, l’air retentit de cris d’allégresse. Altérées de la soif de la vengeance, les femmes jetaient les regards de la bête de proie sur le corps de celui qui les avait privées de leurs frères, de leurs maris, de leurs enfants, et, rugissantes de fureur, elles le coupèrent en morceaux, qu’elles avalèrent…285

Les Arabes donnèrent le commandement à Saîd ibn-Djoudî, auquel Ibn-Hafçoun venait de rendre la liberté (890).

Bien que Saîd eût été l’ami de Sauwâr et le chantre de ses exploits, il ne lui ressemblait nullement. D’illustre naissance – son aïeul avait été successivement cadi d’Elvira et préfet de police de Cordoue, sous le règne de Hacam Ier286– , il était en outre le modèle du chevalier arabe, et ses contemporains lui attribuaient les dix qualités qu’un parfait gentilhomme devait posséder toutes. C’étaient la générosité, la bravoure, la complète connaissance des règles de l’équitation, la beauté du corps, le talent poétique, l’éloquence, la force physique, l’art de manier la lance, celui de faire des armes et le talent de bien se servir de l’arc. C’était le seul Arabe qu’Ibn-Hafçoun craignît de rencontrer sur le champ de bataille. Un jour, avant que le combat commençât, Saîd appela Ibn-Hafçoun en duel; mais ce dernier, si brave qu’il fût, n’osa pas se mesurer avec lui. Une autre fois, pendant la mêlée, Saîd se trouva soudain face à face avec Ibn-Hafçoun. Celui-ci voulut l’éviter encore; mais Saîd le saisit à bras-le-corps et le jeta contre terre. Il l’aurait écrasé, si les soldats d’Ibn-Hafçoun, en se jetant sur lui, ne l’eussent forcé à lâcher prise.

Ce plus vaillant des chevaliers en était aussi le plus tendre et le plus galant. Nul ne s’énamourait aussi promptement d’un son de voix ou d’une chevelure, nul ne savait mieux quelle puissance de séduction il y a dans une belle main. Etant venu un jour à Cordoue lorsque le sultan Mohammed y régnait encore, il passait devant le palais du prince Abdallâh, quand le chant harmonieux d’une femme frappa son oreille. Ce chant venait d’un appartement au premier étage, dont la fenêtre donnait sur la rue, et la chanteuse était la belle Djéhâne. En ce moment elle était auprès du prince, son maître; tantôt elle lui versait à boire, tantôt elle chantait. Attiré par un charme indéfinissable, Saîd alla se placer dans une encognure, où il pouvait écouter à son aise sans attirer les regards des passants. Les yeux immuablement fixés sur la fenêtre, il écoutait, perdu dans le ravissement et l’extase, et mourant d’envie de voir la belle chanteuse. Après l’avoir guettée longtemps, il aperçut à la fin sa petite et blanche main au moment où elle présentait la coupe au prince. Il ne vit rien de plus, mais cette main d’une incomparable élégance et puis cette voix si suave et si expressive, c’était assez pour faire battre violemment son cœur de poète et mettre son cerveau en feu. Mais, hélas! une barrière infranchissable le séparait de l’objet de son amour! En désespoir de cause, il essaya alors de faire prendre le change à sa passion. Il paya une somme énorme pour la plus belle esclave qu’il pût trouver, et lui donna le nom de Djéhâne. Mais malgré les efforts que fit cette jeune fille pour plaire au beau chevalier, elle ne réussit pas à lui faire oublier son homonyme.

 

Le doux chant que j’ai entendu, disait-il, en m’enlevant mon âme, y a substitué une tristesse qui me consume lentement. C’est à Djéhâne, à celle dont je garderai un éternel souvenir, que j’ai donné mon cœur, et pourtant nous ne nous sommes jamais vus… O Djéhâne, objet de tous mes désirs, sois bonne et compatissante pour cette âme qui m’a quitté pour s’envoler vers toi! Ton nom chéri, je l’invoque, les yeux baignés de larmes, avec la dévotion et la ferveur d’un moine qui invoque celui de son saint, devant l’image duquel il se prosterne287.

Mais Saîd ne retint pas longtemps le souvenir de la belle Djéhâne. Volage et inconstant, errant sans relâche de désir en désir, les grandes passions et les rêveries platoniques n’étaient point son fait, témoin ces vers de sa composition, que les écrivains arabes ne citent qu’en y ajoutant les paroles: «Que Dieu lui pardonne!»

Le plus doux moment dans la vie, c’est celui où l’on boit à la ronde; ou plutôt, c’est celui où, après une brouillerie, l’on se réconcilie avec son amante; ou plutôt encore, c’est quand l’amant et l’amante se lancent des regards enivrants; c’est celui, enfin, où l’on enlace dans ses bras celle que l’on adore.

Je parcours le cercle des plaisirs avec la fougue d’un coursier qui a pris le mors aux dents; quoi qu’il arrive, je contente tous mes désirs. Inébranlable le jour du combat, quand l’ange de la mort plane au-dessus de ma tête, je me laisse toujours ébranler par deux beaux yeux.

Il avait donc déjà oublié Djéhâne, lorsqu’une nouvelle beauté lui fut amenée de Cordoue. Quand elle entra dans son appartement, la pudeur lui fit baisser les yeux, et alors Saîd improvisa ces vers:

Quoi, ma belle amie, tu détournes de moi tes regards pour les fixer sur le plancher! Serait-ce parce que je t’inspire de la répulsion? Par Dieu, ce n’est pas ce sentiment-là que j’inspire d’ordinaire aux femmes, et j’ose t’assurer que ma figure mérite plus tes regards que le plancher.

Saîd était à coup sûr le représentant le plus brillant de l’aristocratie; mais il n’avait pas les qualités solides de Sauwâr. La mort de ce grand chef était donc une perte que Saîd ne pouvait réparer. Grâce aux soins de Sauwâr, qui avait fait rebâtir plusieurs forteresses romaines à demi ruinées, telles que Mentesa et Basti (Baza), les Arabes furent en état de se maintenir sous son successeur; mais quoiqu’ils n’eussent plus à combattre le sultan, car celui-ci avait reconnu Saîd, ils ne remportèrent plus d’avantages signalés sur les Espagnols. Les chroniqueurs musulmans, qui au reste ne disent presque rien sur les expéditions de Saîd, ce qui prouve déjà qu’en général elles n’étaient pas heureuses, nous apprennent seulement qu’il y eut un instant où Elvira se soumit à son autorité. Quand il eut fait son entrée dans la ville, Ablî, le poète espagnol, se présenta à lui et lui récita des vers qu’il avait composés à sa louange. Saîd le récompensa généreusement; mais quand le poète fut parti, un Arabe s’écria: «Quoi, émir, donnez-vous de l’argent à cet homme? Avez-vous donc oublié qu’il était naguère le grand agitateur de sa nation, et qu’il a osé dire: – Depuis combien de temps leurs morts, que nous avons jetés dans ce puits, attendent-ils en vain un vengeur!» Chez Saîd une plaie mal fermée se rouvrit aussitôt, et, les yeux étincelants de colère: «Allez saisir cet homme, dit-il à un parent de Yahyâ ibn-Çocâla, tuez-le et jetez son cadavre dans un puits!» Cet ordre fut exécuté sur-le-champ288.

XIII 289

Pendant que les Espagnols d’Elvira combattaient contre la noblesse arabe, des événements fort graves se passaient aussi à Séville.

Nulle part le parti national n’était aussi fort. Du temps des Visigoths, Séville avait été le siége de la science et de la civilisation romaines, et la résidence des familles les plus nobles et les plus opulentes290. La conquête arabe n’y avait apporté presque aucun changement dans l’ordre social. Peu d’Arabes s’étaient établis dans la ville; ils s’étaient fixés de préférence dans les campagnes. Les descendants des Romains et des Goths formaient donc encore la partie la plus nombreuse des habitants. Grâce à l’agriculture et au commerce, ils étaient fort riches; de nombreux vaisseaux d’outre-mer venaient chercher à Séville, qui passait pour un des meilleurs ports de l’Espagne, des cargaisons de coton, d’olives et de figues, que la terre produisait en abondance291. La plupart des Sévillans avaient abjuré le christianisme; ils l’avaient fait de bonne heure, car déjà sous le règne d’Abdérame II on avait dû bâtir pour eux une grande mosquée292; mais leurs mœurs, leurs coutumes, leur caractère, tout enfin, jusqu’à leurs noms de famille, tels que Beni-Angelino, Beni-Sabarico293 etc., rappelait encore leur origine espagnole.

En général ces renégats étaient pacifiques et nullement hostiles au sultan, qu’ils considéraient au contraire comme le soutien naturel de l’ordre; mais ils craignaient les Arabes, non pas ceux de la ville, car ceux-ci, accoutumés aux bienfaits de la civilisation, ne s’intéressaient plus aux rivalités de tribu ou de race, mais ceux de la campagne, qui avaient conservé intacts leurs mœurs agrestes, leurs vieilles préventions nationales, leur aversion pour toute race autre que la leur, leur esprit belliqueux et leur attachement pour les anciennes familles auxquelles ils avaient obéi de père en fils depuis un temps immémorial. Remplis d’une haine jalouse contre les riches Espagnols, ils étaient prêts à marcher pour les aller piller et massacrer, dès que les circonstances le leur permettraient ou que leurs nobles les y convieraient. Ils étaient fort redoutables, ceux de l’Axarafe surtout; aussi les Espagnols, qui avaient une vieille prédiction selon laquelle la ville serait brûlée par le feu qui viendrait de l’Axarafe294, avaient-ils concerté leurs mesures pour ne pas être pris au dépourvu par les fils des brigands du Désert. Ils s’étaient organisés en douze corps, dont chacun avait son chef, sa bannière et son arsenal, et ils avaient contracté des alliances avec les Arabes maäddites de la province de Séville et avec les Berbers-Botr de Moron.

Parmi les grandes familles arabes de la province il y en avait deux qui primaient toutes les autres: c’étaient celle des Beni-Haddjâdj et celle des Beni-Khaldoun. La première, quoique très-arabe dans ses idées, descendait cependant, par les femmes, de Witiza, l’avant-dernier roi goth. Une petite-fille de ce roi, Sara, avait épousé en secondes noces un certain Omair, de la tribu yéménite de Lakhm. De ce mariage étaient issus quatre enfants, qui furent la souche d’autant de grandes familles parmi lesquelles celle des Beni-Haddjâdj était la plus riche. C’est à Sara qu’elle devait les grandes propriétés territoriales qu’elle possédait dans le Sened, car un historien arabe, qui, lui aussi, descendait de Witiza par Sara, remarque qu’Omair avait eu des enfants d’autres femmes, mais que les descendants de celles-ci ne pouvaient nullement rivaliser avec ceux de Sara295. L’autre famille, celle des Beni-Khaldoun, était aussi d’origine yéménite; elle appartenait à la tribu de Hadhramaut, et ses propriétés se trouvaient dans l’Axarafe. Agriculteurs et soldats, les membres de ces deux grandes maisons étaient aussi marchands et armateurs. Ils résidaient d’ordinaire à la campagne dans leurs châteaux, leurs bordj296; mais de temps en temps ils séjournaient dans la ville où ils avaient des palais.

Au commencement du règne d’Abdallâh, Coraib était le chef des Khaldoun. C’était un homme dissimulé et perfide, mais qui possédait tous les talents d’un chef de parti. Fidèle aux traditions de sa race, il détestait la monarchie; il voulait que la caste à laquelle il appartenait ressaisît la domination que les Omaiyades lui avaient arrachée. D’abord il essaya de faire éclater une insurrection dans la ville même. Il s’adressa donc aux Arabes qui y demeuraient, et tâcha de ranimer chez eux l’amour de l’indépendance. Il n’y réussit pas. Ces Arabes, pour la plupart Coraichites ou clients de la famille régnante, étaient royalistes, ou pour mieux dire, ils n’étaient d’aucun parti, si ce n’est de celui qu’on appelle de nos jours le parti de l’ordre. Vivre en paix avec tout le monde et ne pas être troublés dans leurs affaires ou dans leurs plaisirs, c’était tout ce qu’ils demandaient. Ils n’avaient donc aucune sympathie pour Coraib; son humeur aventureuse et son ambition déréglée ne leur inspiraient qu’une profonde aversion mêlée de terreur. Quand il parlait d’indépendance, on lui répondait qu’on haïssait le désordre et l’anarchie, qu’on n’aimait pas à être l’instrument de l’ambition d’autrui, et qu’on n’avait que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais esprit.

 

Voyant qu’il perdait son temps dans la ville, Coraib retourna dans l’Axarafe, où il n’eut point de peine à enflammer les cœurs de ses contribules; ils lui promirent presque tous de prendre les armes au premier signal qu’il leur donnerait. Ensuite il forma une ligue dans laquelle entrèrent les Haddjâdj, deux chefs yéménites (l’un de Niébla, l’autre de Sidona), et le chef des Berbers-Bornos de Carmona. Le but que les alliés se proposaient était d’enlever Séville au sultan et de piller les Espagnols.

Les patriciens sévillans, qui, à cause de la distance, ne pouvaient plus épier Coraib comme au temps où il se trouvait encore parmi eux, ignoraient le complot qu’il tramait; de temps à autre des bruits vagues en parvenaient bien à leurs oreilles, mais ils ne savaient rien de précis et ne se méfiaient pas encore assez du dangereux conspirateur.

Voulant d’abord se venger de ceux qui n’avaient pas voulu l’écouter et leur montrer en même temps que le souverain était incapable de les défendre, Coraib fit savoir secrètement aux Berbers de Mérida et de Médellin que la province de Séville était presque dégarnie de troupes, et que s’ils le voulaient, ils pourraient y faire facilement un riche butin. Toujours enclins à la rapine, ces hommes à demi sauvages se mirent aussitôt en marche, s’emparèrent de Talyâta297, pillèrent ce village, y massacrèrent les hommes, et y mirent les femmes et les enfants en servitude. Le gouverneur de Séville appela aux armes tous ceux qui étaient en état d’en porter, et alla à la rencontre des Berbers. Ayant appris en route qu’ils étaient déjà maîtres de Talyâta, il établit son camp sur une hauteur qui s’appelait la montagne des oliviers. Une distance de trois milles seulement le séparait de l’ennemi, et des deux côtés on se tenait prêt à combattre le lendemain, lorsque Coraib, qui avait fourni son contingent, de même que les autres seigneurs, profita de la nuit pour faire dire aux Berbers que, le combat engagé, il leur faciliterait la victoire en prenant la fuite avec son régiment. Il tint sa promesse, et, en fuyant, il entraîna toute l’armée après lui. Poursuivi par les Berbers, le gouverneur ne fit halte que dans le village de Huebar (à cinq lieues de Séville), où il se retrancha. Les Berbers, sans faire le moindre effort pour le forcer dans cette position, retournèrent à Talyâta, où ils restèrent trois jours, pendant lesquels ils mirent à feu et à sang tous les endroits du voisinage. Puis, leurs grands sacs regorgeant de butin, ils retournèrent chez eux.

Cette terrible razzia avait déjà ruiné un grand nombre de propriétaires, lorsqu’un nouveau fléau vint frapper les Sévillans. Cette fois le perfide Coraib n’avait rien à se reprocher: un chef de race ennemie, un renégat, vint spontanément seconder ses projets. C’était Ibn-Merwân, le seigneur de Badajoz. Voyant ses voisins de Mérida revenir chargés de riches dépouilles, il en conclut qu’il n’avait qu’à se montrer pour obtenir sa part de la curée. Il ne se trompait pas. S’étant avancé jusqu’à trois parasanges de Séville, il pilla tout à la ronde pendant plusieurs jours consécutifs, et quand il retourna à Badajoz, il n’avait rien à envier aux Berbers de Mérida.

La conduite de leur gouverneur, qui était resté inactif pendant que des hordes sauvages ravageaient coup sur coup leurs terres, avait exaspéré les Sévillans contre lui et contre le souverain. Cédant à leurs plaintes, le sultan déposa, il est vrai, ce gouverneur malhabile; mais le successeur qu’il lui donna, bien qu’il fût au reste d’une réputation intacte, manquait également de l’énergie nécessaire pour maintenir l’ordre dans la province et réprimer l’audace des brigands qui s’y multipliaient d’une manière effrayante.

Le plus redoutable parmi ces bandits était un Berber-Bornos de Carmona, nommé Tamâchecca, qui dévalisait les voyageurs sur la grande route entre Séville et Cordoue. Le gouverneur de Séville n’osait ou ne pouvait rien entreprendre contre lui, lorsqu’un brave renégat d’Ecija, nommé Mohammed ibn-Ghâlib, promit au sultan de faire cesser ces brigandages, s’il lui permettait de bâtir une forteresse près du village de Siete Torres, sur les frontières de la province de Séville et de celle d’Ecija. Le sultan accepta son offre; la forteresse fut bâtie, Ibn-Ghâlib s’y installa avec un grand nombre de renégats, de clients omaiyades et de Berbers-Botr, et les brigands ne tardèrent pas à s’apercevoir qu’ils avaient affaire à un ennemi bien autrement redoutable que ne l’était le gouverneur de Séville.

La sûreté commençait déjà à se rétablir, lorsqu’un matin, le soleil s’étant à peine levé, la nouvelle se répandit dans Séville, que, pendant la nuit, une rencontre avait eu lieu entre la garnison du château d’Ibn-Ghâlib d’un côté, et les Khaldoun et les Haddjâdj de l’autre; qu’un des Haddjâdj avait été tué; que ses amis étaient arrivés avec son cadavre dans la ville; qu’ils s’étaient rendus directement auprès du gouverneur pour lui demander justice, et que ce dernier leur avait répondu qu’il n’osait prendre sur lui la responsabilité de prononcer en pareille matière, et que par conséquent ils devaient s’adresser au souverain.

Au moment où l’on s’entretenait à Séville de ces événements, les plaignants étaient déjà sur la route de Cordoue, suivis de près par quelques renégats sévillans, qui, informés par Ibn-Ghâlib de ce qui s’était passé, allaient plaider sa cause. A leur tête se trouvait un des hommes les plus considérés de la ville; c’était Mohammed298, dont l’aïeul avait embrassé l’islamisme le premier de sa famille; son bisaïeul s’appelait Angelino, et le nom de Beni-Angelino avait été conservé à cette maison.

Quand les plaignants eurent été introduits auprès du sultan, un d’entre eux prit la parole et porta plainte en ces termes: «Voici ce qui est arrivé, émir. Nous passions paisiblement sur le grand chemin, lorsque tout à coup Ibn-Ghâlib nous attaque. Nous cherchons à nous défendre, et pendant cette action, un des nôtres tombe frappé à mort. Nous sommes prêts à jurer que c’est ainsi que les choses se sont passées, et nous exigeons par conséquent que vous punissiez ce traître, cet Ibn-Ghâlib. Et permettez-nous, émir, d’ajouter à ce propos que ceux qui vous ont engagé à accorder votre confiance à ce renégat, vous ont mal conseillé. Prenez des informations sur les hommes qui servent sous lui; vous apprendrez alors que ce sont des gens sans aveu, des repris de justice. Cet homme vous trahit, soyez-en convaincu; pour le moment il fait encore semblant de vous être fidèle; mais nous avons l’intime conviction qu’il entretient des intelligences secrètes avec Ibn-Hafçoun, et qu’un beau jour il lui livrera toute la province.»

Quand ils eurent fini de parler, Mohammed ibn-Angelino et ses compagnons furent introduits à leur tour. «Voici de quelle manière la chose s’est passée, émir, dit le patricien. Les Khaldoun et les Haddjâdj avaient formé le projet de surprendre le château pendant la nuit; mais contre leur attente, Ibn-Ghâlib se tenait sur ses gardes, et, voyant son château attaqué, il opposa la force à la force. Ce n’est donc pas sa faute, si un des assaillants a été tué; il ne faisait autre chose que se défendre, il était dans son droit. Nous vous prions donc de ne pas croire aux mensonges de ces Arabes turbulents. Ibn-Ghâlib mérite bien, d’ailleurs, que vous soyez juste envers lui; c’est un de vos serviteurs les plus fidèles et les plus dévoués, et il vous rend un grand service en purgeant la contrée de bandits.»

Soit que le sultan jugeât réellement l’affaire douteuse, soit qu’il craignît de mécontenter l’un des partis en donnant raison à l’autre, il déclara que, voulant prendre de plus amples informations, il enverrait son fils Mohammed à Séville, afin qu’il y examinât la cause.

Bientôt après ce jeune prince, l’héritier présomptif du trône, arriva à Séville. Il y fit venir Ihn-Ghâlib et l’interrogea, de même que les Haddjâdj; mais comme les deux partis continuaient à s’inculper réciproquement et qu’il n’y avait pas de témoins impartiaux, le prince ne savait à qui donner raison. Tandis qu’il hésitait encore, les passions s’échauffaient de plus en plus, et l’effervescence qui régnait parmi les patriciens se communiquait aussi au peuple. A la fin il déclara que, ne considérant pas l’affaire comme suffisamment éclaircie, il ne prononcerait que plus tard, mais que, pour le moment, il permettait à Ibn-Ghâlib de retourner à son château.

Les renégats criaient victoire. Ils disaient que le prince donnait évidemment raison à leur ami, et que s’il ne se déclarait pas ouvertement, c’était qu’il ne voulait pas se brouiller avec les Arabes. De leur côté, les Khaldoun et les Haddjâdj interprétaient la conduite du prince de la même manière, et ils en étaient piqués jusqu’au vif. Bien résolus à se venger et à lever l’étendard de la révolte, ils quittèrent la ville, et tandis que Coraib faisait prendre les armes à ses Hadhramites de l’Axarafe, le chef des Haddjâdj, Abdallâh, rassemblait sous sa bannière les Lakhmites du Sened299. Ensuite ces deux chefs arrêtèrent un plan de conduite. Ils convinrent entre eux de faire, chacun de son côté, un coup de main. Abdallâh se rendrait maître de Carmona, et le même jour Coraib ferait surprendre la forteresse de Coria (sur la frontière orientale de l’Axarafe), après avoir fait enlever le troupeau qui appartenait à un oncle du sultan et qui pâturait dans l’une des deux îles que forme le Guadalquivir à son embouchure.

Coraib, qui était trop grand seigneur pour exécuter lui-même une entreprise de ce genre, en confia l’exécution à son cousin Mahdî, un débauché dont les déréglements scandalisaient tout Séville300. Mahdî se rendit d’abord à la forteresse de Lebrija, vis-à-vis de l’île. Solaimân, le seigneur de cette forteresse et l’allié de Coraib, l’y attendait. Ensuite on aborda dans l’île. Deux cents vaches et une centaine de chevaux y paissaient, gardés par un seul homme. Les Arabes tuèrent ce malheureux, et, s’étant emparés des animaux, ils s’acheminèrent vers Coria, surprirent cette forteresse et y mirent leur butin en sûreté.

De son côté, Abdallâh ibn-Haddjâdj, secondé par le Berber-Bornos Djonaid, attaqua Carmona à l’improviste et s’en rendit maître, après en avoir chassé le gouverneur qui alla chercher un refuge à Séville.

La hardiesse des Arabes et la promptitude avec laquelle ils avaient accompli leurs desseins, répandirent l’alarme dans la ville. Aussi le prince Mohammed se pressa-t-il d’écrire à son père pour lui demander des ordres et surtout des renforts.

Le sultan, quand il eut reçu la lettre de son fils, assembla son conseil. Les opinions sur le parti à prendre y étaient partagées. Alors un vizir pria le sultan de lui accorder un entretien secret. Ayant obtenu sa demande, il lui conseilla de se raccommoder avec les Arabes en faisant mettre à mort Ibn-Ghâlib. «Quand ce renégat, dit-il, aura cessé de vivre, les Arabes se tiendront pour satisfaits; ils vous rendront Carmona et Coria, restitueront à votre oncle ce qu’ils lui ont pris, et rentreront dans l’obéissance.»

Sacrifier aux Arabes un serviteur loyal et se brouiller avec les renégats, sans qu’on eût la certitude de gagner leurs adversaires, c’était à coup sûr une politique, non-seulement perfide, mais maladroite. Toutefois le sultan crut devoir se ranger à l’avis qu’on lui donnait, et, ayant ordonné à son client Djad (à qui Sauwâr venait de rendre la liberté) de marcher vers Carmona avec des troupes: «Tu donneras raison, lui dit-il, aux accusateurs d’Ibn-Ghâlib, et tu le feras mettre à mort; puis tu feras tout ce que tu pourras pour ramener par la douceur les Arabes à l’obéissance, et tu ne les combattras que quand tu auras épuisé tous les moyens de persuasion.»

Djad se mit en marche; mais quoique le but de son expédition fût tenu secret, le bruit courait cependant que ce n’était pas aux Khaldoun, mais à Ibn-Ghâlib qu’on en voulait. Aussi le renégat se tenait-il sur ses gardes, et il s’était déjà mis sous la protection d’Ibn-Hafçoun, lorsqu’il reçut une lettre de Djad. «Rassurez-vous, lui écrivait ce général, le but de ma marche n’est nullement tel que vous semblez le croire. J’ai l’intention de punir les Arabes qui se sont portés à de si grands excès, et comme vous les haïssez, je crois pouvoir compter sur votre coopération.» Ibn-Ghâlib se laissa tromper par cette lettre perfide, et quand Djad fut arrivé près du château, il se joignit à lui avec une partie de ses soldats. Alors Djad fit semblant d’aller assiéger Carmona; mais arrivé devant cette ville, il fit parvenir en secret au chef des Haddjâdj une autre lettre qui portait qu’il était prêt à faire périr Ibn-Ghâlib, pourvu que, de son côté, Ibn-Haddjâdj rentrât dans l’obéissance. Le marché fut bientôt conclu; Djad fit couper la tête à Ibn-Ghâlib, et Ibn-Haddjâdj évacua Carmona.

285Dans le siècle où nous sommes, ces Andalouses ont trouvé des filles dignes d’elles dans ces femmes qui, du temps de Napoléon Ier, se précipitaient avec d’horribles hurlements sur les blessés français, qu’elles se disputaient pour les faire mourir dans les tourments les plus cruels, et auxquels elles plantaient des couteaux et des ciseaux dans les yeux. – Voir de Rocca, p. 209.
286Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 83.
287On dirait presque que ce dernier vers est d’un troubadour provençal, tant on y retrouve la délicatesse du chevalier chrétien et l’espèce de culte qu’il rendait à la dame de ses pensées.
288Ibn-Haiyân, fol. 22 r. -23 v.; 40 v. -49 r.; 92 v. -94 v.; Ibn-al-Abbâr, p. 80-87; Ibn-al-Khatîb, articles sur Sauwâr (man. E.) et sur Saîd ibn-Djoudî (dans mes Notices, p. 258). Je dois avertir que le manuscrit d’Ibn-Haiyân m’a souvent mis à même de corriger les vers que j’ai publiés, d’après d’autres manuscrits, dans mes Notices.
289Ibn-Haiyân, fol. 49 v. -56 v.; 63 r. -65 r.
290Akhbâr madjmoua, fol. 56 v.; Maccarî, t. I, p. 89. Sous les Romains, Séville avait été la ville principale de l’Espagne, témoin ces vers d’Ausone: Iure mihi post bas memorabere nomen Hiberum Hispalis, æquoreus quam præterlabitur amnis, Submittit cui tota suos Hispania fasces.
291Traduction espagnole de Râzî, p. 56.
292Ibn-al-Coutîa, fol. 26 r.
293On trouve souvent ce nom dans les chartes du nord de l’Espagne. Voyez, par exemple, Esp. sagr., t. XXXIV, p. 469.
294Traduction espagnole de Râzî, p. 56.
295Voyez Ibn-al-Coutîa, fol. 3 r.
296Le château des Beni-Khaldoun portait encore au XIIIe siècle le nom de ses anciens seigneurs, car dans les chartes d’Alphonse X il est souvent question du Borg Aben-Haldon ou de la Torre Aben-Haldon. Voyez Espinosa, Historia de Sevilla, t. II, fol. 4, col. 1; fol. 16, col. 2; fol. 17, col. 1; cette dernière charte se trouve aussi dans le Memorial histórico español, t. I, p. 14.
297A une demi-lieue O. de Séville; voyez mes Recherches, t. I, p. 317 et suiv.
298Mohammed ibn-Omar ibn-Khattâb ibn-Angolino.
299On appelait ainsi la contrée qui s’étend entre Séville et Niébla.
300Voyez Ibn-Haiyân, fol. 59 v.