Za darmo

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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Quand ils furent de retour dans leur camp, ils convoquèrent le conseil de la tribu. Dans cette assemblée, Halhala prononça quelques paroles chaleureuses pour exciter ses contribules à se venger des Kelbites. Ses fils l'appuyèrent; mais il y en avait parmi les membres du conseil qui, moins aveuglés par la haine, jugeaient une telle expédition périlleuse et téméraire. «Votre propre maison, dit l'un des opposants à Halhala, est trop affaiblie en ce moment pour pouvoir prendre part à la lutte. Les Kelbites, ces hyènes, ont tué la plupart de vos guerriers et vous ont enlevé toutes vos richesses. Je suis sûr que, dans ces circonstances, vous ne nous accompagneriez pas. – Fils de mon frère, lui répondit Halhala, je partirai avec les autres, car j'ai la rage dans le cœur… Ils m'ont tué mon fils, mon Borda que j'aimais tant,» ajouta-t-il d'une voix sourde, et ce douloureux souvenir l'ayant jeté dans un de ces accès de rage qui lui étaient habituels depuis la mort de son fils, il se mit à pousser des cris aigus et perçants, qui ressemblaient plutôt aux rugissements d'une bête fauve privée de ses petits, qu'aux sons de la voix humaine. «Qui a vu Borda? criait-il. Où est-il? Rendez-le-moi, c'est mon fils, mon fils bien-aimé, l'espoir et l'orgueil de ma race!»… Puis, il se mit à énumérer un à un et lentement les noms de tous ceux qui avaient péri sous le glaive des Kelbites, et à chaque nom qu'il prononçait, il criait: «Où est-il?.. Où est-il?.. Vengeance! vengeance!»

Tous, ceux même qui, un instant auparavant, s'étaient montrés les plus calmes et les plus opposés au projet, se laissèrent fasciner et entraîner par cette éloquence rude et sauvage; et, une expédition contre les Kelb ayant été résolue, on se mit en marche vers Banât-Cain, où il y avait un camp kelbite. A la fin de la nuit, les Fazâra fondirent à l'improviste sur leurs ennemis, en criant: «Vengeance à Borda, vengeance à Djad, vengeance à nos frères!» Les représailles furent atroces comme les violences qui les avaient provoquées. Un seul Kelbite échappa, grâce à l'incomparable rapidité de sa course; tous les autres furent massacrés, et les Fazâra examinèrent avec soin leurs corps, afin de voir si quelque Kelbite respirait encore, d'insulter à son agonie et de l'achever.

Dès qu'il eut reçu la nouvelle de cette razzia, le prince Bichr prit sa revanche. En présence du calife, il dit à son frère Abdalazîz:

– Eh bien, savez-vous déjà comment mes oncles maternels ont traité les vôtres?

– Quoi! s'écria Abdalazîz, ont-ils fait une razzia après que la paix a été conclue et que le calife les a indemnisés?

Le calife, fort irrité de ce qu'il venait d'apprendre, mais attendant encore, pour prendre une décision, qu'il eût reçu des nouvelles plus précises, leur imposa silence d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Bientôt après, un Kelbite, sans manteau, sans chaussure, et qui avait déchiré sa robe, arriva auprès d'Abdalazîz, qui l'introduisit aussitôt chez le calife en disant: «Souffrirez-vous, commandeur des croyants, que l'on outrage ceux que vous avez pris sous votre protection, que l'on méprise vos ordres, que l'on tire de vous de l'argent pour l'employer contre vous, et que l'on égorge vos sujets?» Le Kelbite raconta alors ce qui était arrivé. Exaspéré et furieux, le calife ne songea même pas à un accommodement. Décidé à faire éprouver aux Caisites tout le poids de son ressentiment et de sa haine invétérée, il envoya sur-le-champ à Haddjâdj, alors gouverneur de toute l'Arabie, l'ordre de passer au fil de l'épée tous les Fazârites adultes.

Quoique cette tribu fût alliée à la sienne, Haddjâdj n'hésita point à obéir. Il était fort attaché à sa race, mais en même temps il était dévoré d'ambition. Il avait deviné de suite que lui et son parti n'avaient qu'une attitude à prendre, qu'un chemin à suivre. La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris que l'opposition ne mènerait à rien; qu'il fallait tâcher de regagner la faveur du calife, et que, pour y parvenir, il fallait se soumettre sans restriction et sans arrière-pensée à tous ses ordres, lors même qu'il commanderait la destruction du sanctuaire le plus vénéré ou le supplice d'un proche parent. Mais le cœur lui saignait. «Quand j'aurai exterminé les Fazâra, dit-il au moment où il se mit en marche avec ses troupes, mon nom sera flétri et abhorré comme celui du Caisite le plus dénaturé qu'aura porté la terre.» L'ordre qu'il avait reçu était d'ailleurs bien difficile à exécuter. Les Ghatafân, alliés des Fazâra, avaient juré de les secourir, et, qui plus est, le même serment avait été prêté par toutes les tribus caisites. Le premier acte d'hostilité serait donc le signal d'une cruelle guerre civile, dont l'issue était impossible à prévoir. Haddjâdj ne savait que faire, lorsque l'arrivée de Halhala et de Saîd vint le tirer d'embarras. Ces deux chefs, satisfaits d'avoir assouvi leur vengeance à Banât-Cain et tremblant à l'idée de voir s'allumer une guerre qui pourrait avoir pour leur tribu les suites les plus funestes, se sacrifièrent, avec un noble dévoûment, pour détourner de leurs contribules les maux dont ils étaient menacés; car chez eux l'amour de la tribu avait autant de force et de persistance que la haine des Kelbites. Plaçant amicalement leurs mains dans celle de Haddjâdj: «Pourquoi, lui dirent-ils, pourquoi en voulez-vous aux Fazâra? Nous deux, nous sommes les vrais coupables.» Joyeux de ce dénoûment inattendu, le gouverneur les retint prisonniers et écrivit sur-le-champ au calife pour lui dire qu'il n'avait pas osé s'engager dans une guerre contre toutes les tribus caisites, et pour le conjurer de se contenter des deux chefs qui s'étaient remis spontanément entre ses mains. Le calife approuva entièrement sa conduite et lui enjoignit d'envoyer les deux prisonniers à Damas.

Quand ceux-ci furent introduits dans la grande salle où se tenait le souverain entouré des Kelbites, les gardes leur ordonnèrent de le saluer. Au lieu d'obéir, Halhala se mit à réciter, d'une voix forte et retentissante, ces vers empruntés à un poème qu'il avait composé jadis:

Salut à nos alliés, salut aux Adî, aux Mâzin, aux Chamkh226, salut surtout à Abou-Wahb227, mon fidèle ami! On peut me condamner à la mort maintenant que j'ai étanché la soif du sang des Kelbites qui me dévorait. J'ai goûté le bonheur, j'ai massacré tous ceux qui se trouvaient sous mon glaive; à présent qu'ils ont cessé de vivre, mon cœur jouit d'un doux repos.

Afin de lui rendre insolence pour insolence, le calife, en lui adressant la parole, estropia à dessein son nom, comme si ce nom eût été trop obscur pour mériter l'honneur d'être prononcé régulièrement. Au lieu de Halhala, il l'appela Halhal; mais l'autre, l'interrompant aussitôt:

– C'est Halhala que je m'appelle, dit-il.

– Mais non, c'est Halhal.

– Du tout, c'est Halhala; c'est ainsi que m'appelait mon père et il me semble qu'il était plus à même que qui que ce soit de savoir mon nom.

– Eh bien, Halhala – puisque Halhala il y a – tu as outragé ceux que j'avais pris sous ma protection, moi, le commandeur des croyants; tu as méprisé mes ordres, et tu m'as volé mon argent.

– Je n'ai fait rien de semblable: j'ai accompli mon vœu, contenté ma haine et assouvi ma vengeance.

– Et à présent Dieu te livre à la main vengeresse de la justice.

– Je ne suis coupable d'aucun crime, fils de Zarcâ! (C'était une injure que d'appeler Abdalmélic par ce nom qu'il devait à une aïeule de scandaleuse mémoire228.)

Le calife le livra au Kelbite Soair, qui avait à venger sur lui le sang de son père tué à Banât-Cain.

– Dis donc, Halhala, lui dit Soair, quand as-tu vu mon père pour la dernière fois?

– C'était à Banât-Cain, répondit l'autre d'un air nonchalant. Il tremblait alors depuis les pieds jusqu'à la tête, le pauvre homme.

– Par Dieu! je te tuerai.

– Toi? Tu mens. Par Dieu! tu es trop vil et trop lâche pour tuer un homme tel que moi. Je sais que je vais mourir, mais ce sera parce que tel est le bon plaisir du fils de Zarcâ.

Cela dit, il marcha vers le lieu du supplice avec une froide indifférence et une insolente gaîté, récitant de temps à autre quelque fragment de la vieille poésie du Désert, et n'ayant nullement besoin d'être stimulé par les paroles encourageantes que lui adressait le prince Bichr, lequel avait voulu être témoin de son supplice et qui était tout orgueilleux de sa fermeté inébranlable. Au moment où Soair leva le bras pour lui trancher la tête: «Tâche, lui dit-il, que ce soit un coup aussi beau que celui que j'ai porté à ton père.»

Son compagnon Saîd, que le calife avait livré à un autre Kelbite, subit sa destinée avec un mépris pour la vie presque aussi profond que le sien229.

 

IX

Pendant que les Syriens se pillaient et se tuaient les uns les autres, les Irâcains, race incorrigible et indomptable, n'étaient pas plus tranquilles, et longtemps après, les nobles turbulents de Coufa et de Baçra se rappelaient encore, en la regrettant, cette époque anarchique, ce bon temps comme ils disaient, alors qu'entourés de dix ou vingt clients230, ils se pavanaient dans les rues, la tête haute et le regard menaçant, toujours prêts à dégainer pour peu qu'un autre noble leur montrât une mine trop fière, et certains que, lors même qu'ils étendraient deux ou trois adversaires sur le carreau, le gouverneur serait trop indulgent pour les punir. Et non-seulement les gouverneurs les laissaient faire, mais, par leur jalousie et leur haine de Mohallab, ils exposaient encore l'Irâc aux incursions des non-conformistes, toujours redoutables en dépit de leurs nombreuses défaites. Il y avait de quoi les remplir d'envie en effet. Dans Mohallab chaque Irâcain voyait le plus grand général de sa patrie, et, qui plus est, son propre sauveur; nul autre nom n'était aussi populaire que le sien; et comme il avait fait ses conditions avant de consentir à se charger du commandement, il avait amassé une fortune colossale, qu'il dépensait avec une superbe insouciance, donnant cent mille pièces d'argent à celui qui vint lui réciter un poème à sa louange, et cent mille autres à un second qui vint lui dire qu'il était l'auteur de ce poème231. Il éclipsait donc tous les gouverneurs par son luxe, son opulence princière et sa générosité sans bornes, aussi bien que par l'éclat de sa renommée et de sa puissance. «Les Arabes de cette ville n'ont des yeux que pour cet homme,» disait tristement l'Omaiyade Khâlid232, le premier gouverneur de Baçra après la restauration; et il rappela Mohallab du théâtre de ses exploits, le condamna à l'inaction en lui donnant l'Ahwâz à gouverner, et confia le commandement de l'armée, forte de trente mille hommes, à son propre frère Abdalazîz, jeune homme sans expérience, mais non sans orgueil, car, se donnant un air d'importance et une tenue de triomphe: «Les habitants de Baçra, disait-il, prétendent qu'il n'y a que Mohallab qui puisse terminer cette guerre; eh bien, ils verront!» Il expia sa folle présomption par une défaite sanglante et terrible. Méprisant les sages conseils de ses officiers qui voulaient le dissuader de poursuivre un escadron qui feignait de fuir, il tomba dans une embuscade, perdit tous ses généraux, une foule de ses soldats et jusqu'à sa jeune et belle épouse, et n'échappa lui-même que par miracle aux épées d'une trentaine d'ennemis qui le poursuivaient dans sa fuite.

Ce désastre, Mohallab l'avait prévu. C'est pour cette raison qu'il avait chargé un de ses affidés de lui rendre compte, jour par jour, de tout ce qui se passerait dans l'armée. Après la déroute, cet homme vint le trouver.

– Quelles nouvelles? lui cria Mohallab d'aussi loin qu'il l'aperçut.

– J'en apporte que vous serez bien aise d'apprendre: —il a été battu et son armée est en pleine déroute.

– Comment, malheureux, tu crois que je suis bien aise d'apprendre qu'un Coraichite a été battu et qu'une armée musulmane est en pleine déroute?

– Peu importe que cela vous donne du chagrin ou de la joie; la nouvelle est certaine, cela suffit233.

L'irritation contre Khâlid, le gouverneur, était extrême dans toute la province. «Voilà ce que c'est, lui disait-on, que d'envoyer contre l'ennemi un jeune homme d'un courage douteux, au lieu de lui opposer le noble et loyal Mohallab, ce héros qui, grâce à sa longue expérience de la guerre, sait prévoir tous les périls et les écarter234.» Khâlid se résignait à entendre ces reproches, de même qu'il s'était déjà accoutumé à la pensée de la honte de son frère; mais s'il était peu susceptible sur le point d'honneur, en revanche il tenait à son poste, à sa vie surtout, et il attendait avec une anxiété toujours croissante l'arrivée d'un courrier de Damas. Eprouvant le besoin, comme c'est le propre des gens faibles, qu'une nature plus forte que la sienne le rassurât, il fit venir Mohallab et lui demanda:

– Que pensez-vous qu'Abdalmélic fera de moi?

– Il vous destituera, lui répondit laconiquement le général, qui lui gardait trop de rancune pour consentir à calmer ses inquiétudes.

– Et, reprit Khâlid, n'aurais-je pas à craindre quelque chose de plus fâcheux encore, bien que je sois son parent?

– Certainement, répliqua Mohallab d'un air nonchalant, car au moment où le calife apprendra que votre frère Abdalazîz a été battu par les non-conformistes de la Perse, il apprendra aussi que votre frère Omaiya a été mis en déroute par ceux du Bahrain.

Le courrier si redouté arriva à la fin, porteur d'une lettre du calife pour Khâlid. Dans cette lettre, Abdalmélic lui faisait les reproches les plus amers sur sa conduite ridicule et coupable, lui annonçait sa destitution, et terminait en disant: «Si je vous punissais comme vous le méritez, je vous ferais éprouver mon ressentiment d'une manière bien plus cruelle; mais je veux me souvenir de notre alliance, et c'est pour cette raison que je me borne à vous destituer.»

En remplacement de Khâlid, le calife nomma son propre frère Bichr, déjà gouverneur de Coufa, au gouvernement de Baçra, en lui ordonnant de donner le commandement des troupes à Mohallab et de le renforcer par huit mille hommes de Coufa.

Il était impossible, dans les circonstances données, de faire un choix plus malheureux. Caisite outré et violent, comme on a vu par le récit qui précède, Bichr confondait toutes les tribus yéménites dans une haine commune et détestait Mohallab, le chef naturel de cette race dans l'Irâc. Aussi, quand il eut reçu l'ordre du calife, il entra dans une grande fureur et jura qu'il tuerait Mohallab. Son premier ministre, Mousâ ibn-Noçair (le futur conquérant de l'Espagne)235, eut grand'peine à le calmer, et se hâta d'écrire au général pour lui conseiller d'user d'une grande circonspection, de se mêler à la foule pour saluer Bichr alors qu'il ferait son entrée dans Baçra, mais de ne point venir à l'audience. Mohallab suivit ses conseils.

Arrivé dans le palais de Baçra, Bichr donna audience aux seigneurs de la ville, et, remarquant l'absence de Mohallab, il en demanda la cause. «Le général vous a salué en route perdu dans la foule, lui répondit-on; mais il se sent trop indisposé pour pouvoir venir ici vous présenter ses respects.» Bichr crut alors avoir trouvé dans l'indisposition du général un excellent prétexte pour se dispenser de le mettre à la tête des troupes. Ses flatteurs ne manquaient pas de lui dire que, étant gouverneur, il avait bien le droit de nommer lui-même un général; cependant, n'osant désobéir à l'ordre formel du calife, il prit le parti de députer à ce dernier quelques personnes qu'il chargea de lui remettre une lettre dans laquelle il disait que Mohallab était malade, mais qu'il y avait dans l'Irâc d'autres généraux fort capables de prendre sa place.

Quand cette députation fut arrivée à Damas, Abdalmélic eut un entretien particulier avec Ibn-Hakîm qui en était le chef, et lui dit:

– Je sais que vous êtes d'une grande probité et d'une rare intelligence; dites-moi donc franchement quel est, à votre avis, le général qui possède les talents et les qualités nécessaires pour terminer cette guerre avec succès.

Quoiqu'il ne fût point Yéménite, Ibn-Hakîm répondit sans hésiter que c'était Mohallab.

– Mais il est malade, reprit le calife.

– Ce n'est pas sa maladie, répliqua Ibn-Hakîm avec un sourire malin, qui l'empêchera de prendre le commandement.

– Ah! je comprends, dit alors le calife; Bichr veut entrer dans la même voie que Khâlid.

Et il lui écrivit aussitôt pour lui ordonner, d'un ton impérieux et absolu, de mettre Mohallab, et nul autre, à la tête des troupes.

Bichr obéit, mais de fort mauvaise grâce. Mohallab lui ayant remis la liste des soldats qu'il désirait enrôler, il en raya les noms des plus vaillants; puis, ayant fait venir Ibn-Mikhnaf, le général des troupes auxiliaires de Coufa, il lui dit: «Vous savez que je vous estime et que je me fie à vous. Eh bien, si vous tenez à conserver mon amitié, faites ce que je vais vous dire: désobéissez à tous les ordres que vous donnera ce barbare de l'Omân, et faites en sorte que toutes ses mesures aboutissent à un fiasco misérable.» Ibn-Mikhnaf s'inclina, ce que Bichr prit pour un signe d'assentiment; mais il s'était adressé mal. De la même race, et, qui plus est, de la même tribu que Mohallab, Ibn-Mikhnaf n'avait nulle envie de jouer envers lui le rôle odieux que le gouverneur lui destinait, et quand il fut sorti du palais: «Assurément, il a perdu l'esprit, ce petit garçon, dit-il à ses amis, puisqu'il me croit capable de trahir le plus illustre chef de ma tribu.»

L'armée entra en campagne, et Mohallab, quoique privé de ses meilleurs officiers et de ses plus braves soldats, réussit néanmoins à repousser les non-conformistes de l'Euphrate d'abord, puis de l'Ahwâz, puis de Râm-Hormoz; mais alors la brillante série de ses victoires fut soudainement interrompue par la nouvelle de la mort de Bichr. Ce que cet esprit brouillon n'avait pu faire vivant, sa mort le fit. Elle causa dans l'armée un désordre effroyable. Jugeant dans leur égoïsme que la guerre ne regardait que les Arabes de Baçra, les soldats de Coufa se révoltèrent contre leur général Ibn-Mikhnaf, et désertèrent en masse pour retourner à leurs foyers. La plupart des soldats de Baçra imitèrent leur exemple. Jamais, dans cette guerre si longue et si opiniâtre, le danger n'avait été plus imminent. L'Irâc était en proie à l'anarchie la plus complète; il n'y avait pas la moindre ombre d'autorité et de discipline. Le lieutenant de Bichr à Coufa avait fait menacer les déserteurs de la mort s'ils ne retournaient pas à leur poste: pour toute réponse ils rentrèrent dans leur ville, et il ne fut point question de les punir236. Bientôt les non-conformistes écraseraient la poignée de braves restés fidèles aux drapeaux de Mohallab, franchiraient toutes les anciennes barrières, et inonderaient l'Irâc. Ils avaient fait mourir d'inanition, après les avoir enfermés, chargés de fers, dans un souterrain, les malheureux tombés entre leurs mains lors de la déroute d'Abdalazîz237, et qui sait s'ils ne préparaient pas un sort semblable à tous les païens de la province?

 

Tout allait dépendre du nouveau gouverneur. Si le choix du calife était mauvais, comme tous ses choix l'avaient été jusque-là, l'Irâc était perdu.

Abdalmélic nomma Haddjâdj.

Celui-ci, qui se trouvait alors à Médine, n'eut pas plus tôt reçu sa nomination qu'il partit pour Coufa, accompagné de douze personnes seulement (décembre 694). Quand il y fut arrivé, il alla directement à la mosquée, où le peuple, déjà averti de sa venue, était rassemblé. Il y entra le sabre au côté, l'arc à la main, la tête à demi cachée par la large mousseline de son turban, monta dans la chaire, et promena longtemps son regard faible et incertain (car il avait la vue courte238) sur l'auditoire, sans proférer une parole. Prenant ce silence prolongé pour de la timidité, les Irâcains s'en indignèrent, et comme ils étaient, sinon braves en action, du moins fort insolents en paroles, surtout quand il s'agissait d'insulter un gouverneur, ils se disaient déjà: «Que Dieu confonde les Omaiyades, puisqu'ils ont confié le gouvernement de notre province à un tel imbécile!» – déjà même l'un des plus hardis s'offrait pour lui jeter une pierre à la tête, lorsque Haddjâdj rompit tout à coup le silence qu'il avait si obstinément gardé jusque-là. Hardi novateur, en éloquence comme en politique, il ne débuta point par les formules ordinaires en l'honneur de Dieu et du Prophète. Soulevant le turban qui lui couvrait la figure, il se mit à réciter ce vers d'un ancien poète:

Je suis le soleil levant. Chaque obstacle, je le brise. Pour que l'on me connaisse, il suffit que je me dévoile.

Puis il continua d'une voix lente et solennelle:

– Je vois bien des têtes mûres pour être moissonnées… et le moissonneur, ce sera moi… Entre les turbans et les barbes qui couvrent les poitrines, je vois du sang… du sang…

Ensuite, s'animant peu à peu:

– Par Dieu, Irâcains, dit-il, je ne me laisse pas chasser, moi, par des regards menaçants. Je ne ressemble pas à ces chameaux que l'on fait galoper ventre à terre en les effrayant par le bruit d'une outre vide et desséchée. De même que l'on examine la bouche d'un cheval pour connaître son âge et savoir s'il est propre au travail, on a examiné la mienne et l'on a trouvé que j'avais mes dents de sagesse.

– Le commandeur des croyants a tiré ses flèches de son carquois; – il les a étalées devant lui; – il les a examinées une à une, attentivement, soigneusement. Quand il les eut éprouvées toutes, il a jugé que la plus dure et la plus difficile à briser, c'était moi. Voilà pourquoi il m'a envoyé vers vous… Depuis bien longtemps vous marchez dans la voie de l'anarchie et de la révolte; mais je le jure! je ferai de vous ce que l'on fait de ces buissons épineux dont on veut se servir comme de bois de chauffage, et que l'on entoure d'une corde pour les couper ensuite239; – je vous rouerai de coups de même que les bergers assomment les chameaux qui se sont attardés dans le pâturage quand les autres sont déjà rentrés. Et sachez-le bien: ce que je dis, je le fais; – les projets que j'ai formés, je les accomplis; – une fois que j'ai tracé sur le cuir la forme d'une sandale, je coupe hardiment.

– Le commandeur des croyants m'a ordonné de vous payer votre solde et de vous diriger vers le théâtre de la guerre, où vous combattrez sous les ordres de Mohallab. Je vous donne trois jours pour faire vos préparatifs, et je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que, ce terme expiré, je couperai la tête à tous ceux qui ne seront pas partis…

– Et maintenant, jeune homme, lis-leur la lettre du commandeur des croyants.

La personne interpellée lit ces mots: «De la part d'Abdalmélic, le commandeur des croyants, à tous les musulmans de Coufa; salut à vous!»

Il était d'usage que le peuple répondît à cette formule par les mots: «et salut au commandeur des croyants.» Mais cette fois l'auditoire garda un morne silence. Bien qu'on sentît instinctivement qu'on avait trouvé un maître dans cet orateur à la parole brusque et saccadée, mais colorée et nerveuse, on ne voulait pas encore en convenir avec soi-même.

«Arrête!» dit alors Haddjâdj au lecteur. Puis, s'adressant de nouveau au peuple: «Comment donc, s'écria-t-il, le commandeur des croyants vous salue et vous ne lui répondez rien? Par Dieu, je saurai vous donner une leçon de politesse… Recommence, jeune homme.»

En prononçant ces simples paroles, Haddjâdj avait mis dans son geste, dans les traits de son visage, dans le son de sa voix, une expression si menaçante et si terrible, que, quand le lecteur prononça de nouveau les paroles salut à vous, toute l'assemblée s'écria d'une seule voix: «Et salut au commandeur des croyants240

Mêmes moyens, même succès à Baçra. Plusieurs habitants de cette ville, informés de ce qui s'était passé à Coufa, n'avaient pas même attendu l'arrivée du nouveau gouverneur pour aller rejoindre l'armée de Mohallab241, et ce général, agréablement surpris du zèle bien insolite des Irâcains, s'écria dans l'élan de sa joie: «Dieu soit loué! A la fin un homme est arrivé dans l'Irâc242.» Mais aussi, malheur à celui qui osait montrer quelque hésitation ou la plus légère velléité de résistance, car Haddjâdj comptait la vie d'un homme pour fort peu de chose. Deux ou trois personnes en firent l'épreuve à leurs dépens243.

Cependant, si Haddjâdj croyait avoir gagné la partie, il se trompait. Un peu revenus de leur première frayeur, les Irâcains rougirent de s'être laissé intimider et étourdir comme des enfants par le maître d'école, et au moment où Haddjâdj conduisait une division de troupes vers Mohallab, une querelle au sujet de la paye devint le signal d'une émeute qui prit bientôt le formidable aspect d'une révolte. Le mot de ralliement était la nécessité de la déposition du gouverneur; les rebelles jurèrent d'exiger d'Abdalmélic son rappel, en menaçant que si celui-ci s'y refusait, ils le destitueraient eux-mêmes. Abandonné de tout le monde, à l'exception de ses parents, de ses amis intimes et des serviteurs de sa maison, Haddjâdj vit les rebelles piller sa tente et enlever ses femmes; s'ils n'avaient été retenus par la crainte du calife, ils l'auraient tué. Pourtant il ne faiblit pas un instant. Repoussant avec indignation les conseils de ses amis qui voulaient qu'il entrât en pourparlers avec les rebelles: «Je ne le ferai que quand ils m'auront livré leurs chefs,» dit-il fièrement et comme s'il eût été le maître de la situation. Selon toute probabilité, il aurait payé de sa vie son opiniâtreté inflexible, si, en ce moment critique, les Caisites l'eussent abandonné à son sort; mais ils avaient déjà reconnu en lui leur espoir, leur soutien, leur chef; ils avaient compris qu'en suivant la ligne de conduite qu'il leur traçait, ils se relèveraient de leur abaissement et reviendraient au pouvoir. Trois chefs caisites, parmi lesquels on distinguait le brave Cotaiba ibn-Moslim, volèrent à son secours; un contribule de Mohallab et un chef témîmite mécontent des rebelles imitèrent leur exemple, et dès que Haddjâdj vit six mille hommes réunis autour de sa personne, il força les révoltés à accepter la bataille. Un instant il fut sur le point de la perdre; mais étant parvenu à rallier ses troupes et le chef des révoltés ayant été tué par une flèche, il remporta la victoire, qu'il rendit complète et décisive par sa clémence envers les vaincus: il défendit de les poursuivre, leur accorda l'amnistie, et se contenta d'envoyer les têtes de dix-neuf chefs rebelles, tués dans le combat, au camp de Mohallab, afin qu'elles servissent d'avertissement à ceux qui sentiraient naître dans leur cœur le désir de se révolter244.

Pour la première fois, les Caisites, ordinairement fauteurs de toutes les rébellions, avaient soutenu le pouvoir, et, une fois engagés dans cette voie, ils y marchèrent résolument; ils savaient que c'était le seul moyen pour se réhabiliter dans l'esprit du calife.

Après avoir rétabli l'ordre, Haddjâdj n'eut plus qu'une seule pensée: celle d'exciter, de stimuler Mohallab, qu'il suspectait de prolonger la guerre dans son intérêt personnel. Mêlant dans son impétuosité naturelle les mauvaises mesures aux bonnes, il lui écrivit lettre sur lettre, lui reprocha durement ce qu'il appelait sa lenteur, son inaction, sa lâcheté, menaça de le faire mettre à mort ou tout au moins de le destituer245, et envoya coup sur coup des commissaires au camp246. Appartenant à la race du gouverneur et possédés de la rage de donner des conseils, surtout quand on ne leur en demandait pas, ces commissaires jetaient parfois le désordre dans l'armée247, et fuyaient dans la bataille248. Mais le but fut atteint. Deux années ne s'étaient pas encore passées depuis que Haddjâdj avait été nommé au gouvernement de l'Irâc, que les non-conformistes mettaient bas les armes (vers la fin de l'année 696).

Nommé vice-roi de toutes les provinces orientales, en récompense de ses fidèles et utiles services, Haddjâdj eut encore mainte révolte à réprimer; mais il les réprima toutes; et à mesure qu'il affermissait la couronne sur la tête de son souverain, il relevait sa race de l'état d'abaissement où elle était tombée, et tâchait de la réconcilier avec le calife. Il y réussit sans trop de difficulté. Forcé de s'appuyer soit sur les Kelbites, soit sur les Caisites, le choix du calife ne pouvait être douteux. Les rois ont d'ordinaire peu de goût pour ceux qui, ayant contribué à leur élévation, peuvent prétendre à leur reconnaissance. Les services qu'ils avaient rendus avaient inspiré aux Kelbites une fierté qui devenait importune; à tout propos ils rappelaient au calife que, sans eux, ni lui ni son père ne seraient montés sur le trône; ils le regardaient comme leur obligé, c'est-à-dire comme leur créature et leur propriété. Les Caisites au contraire, voulant lui faire oublier à tout prix qu'ils avaient été les ennemis de son père et les siens, briguaient ses faveurs à genoux et obéissaient aveuglément à toutes ses paroles, à tous ses gestes. Ils l'emportèrent, ils supplantèrent leurs rivaux249.

Les Kelbites disgraciés jetèrent les hauts cris. Le pouvoir du calife était trop solidement assis à cette époque pour qu'ils pussent se révolter contre lui; mais leurs poètes lui reprochaient amèrement son ingratitude et ne lui épargnaient pas les menaces. Voici ce que disait Djauwâs, le père de Sad que nous verrons plus tard périr en Espagne, victime de la haine des Caisites:

Abdalmélic! Tu ne nous as point récompensés, nous qui avons combattu vaillamment pour toi, et qui t'avons procuré la jouissance des biens de ce monde. Te rappelles-tu ce qui s'est passé à Djâbia dans le Djaulân? Si Ibn-Bahdal n'avait pas assisté à l'assemblée qui s'y est tenue, tu vivrais ignoré et personne de ta famille ne réciterait dans la mosquée la prière publique. Et pourtant, après que tu as obtenu le pouvoir suprême et que tu t'es trouvé sans compétiteur, tu nous as tourné le dos et peu s'en faut que tu ne nous traites en ennemis. Ne dirait-on pas que tu ignores que le temps peut amener d'étranges révolutions?

Dans un autre poème il disait:

La famille d'Omaiya nous a fait teindre nos lances dans le sang de ses ennemis, et maintenant elle ne veut pas que nous participions à sa fortune! Famille d'Omaiya! Des escadrons innombrables, composés de fiers guerriers qui poussaient un cri de guerre qui n'était point le vôtre, nous les avons combattus avec nos lances et nos épées, et nous avons écarté le danger qui vous menaçait. Dieu peut-être nous récompensera de nos services et de ce qu'avec nos armes nous avons affermi ce trône, mais bien certainement la famille d'Omaiya ne nous récompensera pas. Etrangers, vous veniez du Hidjâz, d'un pays que le Désert sépare complétement du nôtre, et la Syrie ne connaissait nul d'entre vous250. En même temps les Caisites marchaient contre vous; la haine étincelait dans leurs yeux et leur bannière flottait dans les airs…

226Ce sont les noms de trois sous-tribus de Fazâra.
227Un des Mâzin.
228Voyez Aghânî, t. I, p. 27.
229Hamâsa, p. 260-264. Comparez, sur la mort de Halhala, Mobarrad, p. 870.
230Mobarrad, p. 220.
231Ibn-Khallicân, Fasc. IX, p. 51, éd. Wüstenfeld.
232Khâlid ibn-Abdallâh ibn-Asîd (et non Osaid; l'excellent manuscrit de Mobarrad donne toutes les voyelles).
233Mobarrad, p. 740-745.
234Mobarrad, p. 746.
235D'abord Zobairite, Mousâ ibn-Noçair avait assisté à la bataille de la Prairie. Proscrit par Merwân, il avait demandé et obtenu la protection d'Abdalazîz, le fils de ce calife. Depuis lors il était devenu un des plus fermes soutiens des Omaiyades. – Ibn-Asâkir, Hist. de Damas, man. de la Bibl. d'Aatif à Constantinople, article sur Mousâ ibn-Noçair. M. de Slane a eu la bonté de me communiquer la copie qu'il a faite de cet article.
236Mobarrad, p. 747-751.
237Mobarrad, p. 741.
238Voyez Ibn-Cotaiba, p. 202.
239Voyez sur la phrase qu'emploie ici l'orateur, Mobarrad, p. 46.
240Mobarrad, p. 220, 221.
241Mobarrad, p. 753.
242Weil, t. I, p. 433.
243Mobarrad, p. 753.
244Ibn-Khaldoun, fol. 186 r. et v.
245Mobarrad, p. 756.
246Mobarrad, p. 759, 765.
247Mobarrad, p. 766.
248Mobarrad, p. 785.
249Hamâsa, p. 658.
250On se rappellera que la branche des Omaiyades à laquelle appartenait Merwân, était établie à Médine.