Za darmo

Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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Par un hardi coup de main il enleva Coufa à Ibn-Zobair; puis il fit marcher ses troupes au-devant de l'armée syrienne, envoyée contre lui par le calife Abdalmélic, qui venait de succéder à son père Merwân. Pour se soulever, les habitants de Coufa, qui ne subissaient qu'en frémissant d'indignation et de colère le joug de l'imposteur et des Persans, leurs esclaves comme ils disaient204, n'avaient attendu que ce moment; mais Mokhtâr sut gagner du temps en les leurrant de protestations et de promesses, et il en profita pour envoyer à son général Ibrâhîm l'ordre de revenir au plus vite. Au moment où ils s'y attendaient le moins, les rebelles virent Ibrâhîm et ses Chiites se ruer sur eux, l'épée au poing. Quand la révolte eut été noyée dans le sang, Mokhtâr fit arrêter et décapiter deux cent cinquante personnes dont la plupart avaient combattu contre Hosain à Kerbelâ. La mort de Hosain lui servit de prétexte; son mobile, c'était d'ôter aux Arabes l'envie de recommencer. Et ils se gardèrent bien de le faire: pour échapper au despotisme de la hache, ils émigrèrent en foule.

Ensuite, ordonnant à ses troupes de marcher de nouveau contre l'armée syrienne, Mokhtâr ne négligea rien pour stimuler leur enthousiasme et leur fanatisme. Au moment du départ, il leur montra un vieux siége, qu'il avait acheté d'un charpentier au prix modique de deux pièces d'argent, mais qu'il avait fait couvrir de soie et qu'il faisait passer pour le trône d'Alî. «Ce trône, dit-il à ses soldats, sera pour vous ce que l'arche d'alliance était pour les enfants d'Israël. Placez-le dans la mêlée, là où elle sera la plus sanglante, et sachez le défendre205.» Puis il ajouta: «Si vous remportez la victoire, ce sera parce que Dieu vous aura aidés; mais ne vous laissez point décourager dans le cas où vous éprouveriez un échec, car il m'a été révélé qu'alors Dieu enverra à votre secours des anges, que vous verrez voler près des nuages sous la forme de pigeons blancs.» Or, il faut savoir que Mokhtâr avait donné à ses plus intimes affidés des pigeons élevés dans les colombiers de Coufa, avec l'ordre de les lâcher si une issue fâcheuse était à craindre206. Ces oiseaux viendraient donc annoncer à Mokhtâr que le moment d'aviser à sa propre sûreté était venu, et exciteraient en même temps les crédules soldats à employer tous leurs efforts pour changer la défaite en victoire.

La bataille eut lieu sur les bords du Khâzir, non loin de Mosoul (août 686). Les Chiites eurent d'abord le dessous. Alors on lâcha les pigeons. La vue de ces oiseaux releva leur courage, et tandis que, dans leur exaltation fanatique, ils se précipitaient sur l'ennemi avec une rage effrénée en criant: «Les anges, les anges!» un autre cri se fit entendre dans l'aile gauche de l'armée syrienne. Elle était entièrement composée de Caisites; Omair, l'ancien lieutenant de Zofar, la commandait. La nuit précédente il avait eu une entrevue avec le général des Chiites. Renversant maintenant sa bannière il cria: «Vengeance, vengeance pour la Prairie!» Dès lors les Caisites demeurèrent spectateurs immobiles, mais non indifférents, du combat, et, à l'entrée de la nuit, l'armée syrienne, après avoir perdu son général en chef Obaidallâh, était en pleine déroute207.

Pendant que Mokhtâr s'enivrait encore de son triomphe, les émigrés de Coufa suppliaient Moçab, frère d'Ibn-Zobair et gouverneur de Baçra, d'aller attaquer l'imposteur, l'assurant qu'il n'aurait qu'à se montrer pour que tous les hommes sensés de Coufa se déclarassent pour lui. Cédant à leurs prières, Moçab rappela Mohallab à Baçra, marcha avec lui contre les Chiites, remporta sur eux deux victoires, et assiégea Mokhtâr qui s'était jeté dans la citadelle de Coufa. Ce dernier, voyant la ruine de son parti inévitable, était décidé à n'y point survivre. «Précipitons-nous sur les assiégeants, dit-il à ses soldats. Mieux vaut mourir en braves, que de périr ici de faim, ou de nous y laisser égorger comme des agneaux.» Mais il avait perdu son prestige: de six ou sept mille hommes, vingt seulement répondirent à son appel. Ils vendirent chèrement leur vie. Quant aux autres, leur lâcheté ne leur profita point. C'étaient, disaient les émigrés, des bandits, des assassins, et l'impitoyable Moçab les livra tous au bourreau (687). Mais il ne jouit pas longtemps de ses succès. Sans le vouloir, il avait rendu au rival de son frère un éclatant service, puisqu'il l'avait débarrassé des Chiites, ses ennemis les plus redoutables; et Abdalmélic, n'ayant désormais rien à craindre de ce côté-là, faisait les plus grands préparatifs pour attaquer les Zobairites dans l'Irâc. Pour ne pas laisser d'ennemi derrière lui, il commença par assiéger Carkîsiâ, où Zofar jouait un rôle fort étrange. Tantôt il prétendait combattre pour Ibn-Zobair, tantôt il fournissait des vivres aux Chiites et leur proposait de marcher avec eux contre les Syriens208. Tous les ennemis des Omaiyades, quelque différentes que fussent leurs prétentions, étaient pour lui des alliés, des amis. Assiégé par Abdalmélic qui, sur les remontrances des Kelbites, tenait prudemment ses soldats caisites hors de combat, Zofar défendit son repaire avec une opiniâtreté extrême; une fois même, ses soldats firent une sortie si vigoureuse, qu'ils pénétrèrent jusqu'à la tente du calife; et comme celui-ci était pressé d'en finir pour pouvoir marcher contre Moçab, il entama une négociation, qu'il rompit quand la destruction de quatre tours lui eut rendu l'espoir de prendre la ville de vive force, et qu'il renoua quand l'assaut eut été repoussé. Au prix de quelque argent qui serait distribué entre les soldats du calife, Zofar obtint les conditions les plus honorables: l'amnistie pour ses frères d'armes, pour lui-même le gouvernement de Carkîsiâ209. Pour contenter sa fierté, il stipula en outre qu'il ne serait forcé de prêter serment au calife omaiyade qu'après la mort d'Ibn-Zobair. Enfin, pour sceller leur réconciliation, ils convinrent entre eux que Maslama, fils du calife, épouserait une fille de Zofar. La paix conclue, Zofar se rendit auprès d'Abdalmélic, qui le reçut avec de grands égards et le fit asseoir à côté de lui sur son trône210. C'était un spectacle touchant que de voir ces hommes, si longtemps ennemis, se donner toutes les assurances d'une amitié fraternelle. Apparence trompeuse! Afin que l'amitié d'Abdalmélic pour Zofar fît place à une haine ardente, il suffit de lui rappeler un seul vers. Un noble Yéménite, Ibn-Dhî-'l-calâ, entra dans la tente, et voyant la place d'honneur qu'occupait Zofar, il se mit à verser des larmes. Le calife lui demanda la cause de son émotion. «Commandeur des croyants, dit-il, comment ne répandrais-je pas des pleurs amers, quand j'aperçois cet homme naguère révolté contre vous, dont le sabre dégoutte encore du sang de ma famille, victime de sa fidélité à vous servir, quand je vois, dis-je, ce meurtrier des miens assis avec vous sur ce trône au pied duquel je suis placé? – Si je l'ai fait asseoir à mes côtés, répondit le calife, ce n'est pas que je veuille l'élever au-dessus de toi; c'est seulement parce que son langage est le mien et que sa conversation m'intéresse.»

Le poète Akhtal qui, dans ce moment, était à boire dans une autre tente, fut informé de l'accueil que Zofar recevait du calife. Il haïssait, il abhorrait le brigand de Carkîsiâ, qui souvent avait été sur le point d'exterminer toute sa tribu, celle de Taghlib. «Je vais, dit-il, frapper un coup que n'a pu porter Ibn-Dhî-'l-calâ.» Il se présenta aussitôt chez le calife, et, après l'avoir quelques instants regardé fixement, il déclama ces vers:

 

La liqueur qui remplit ma coupe a le brillant éclat de l'œil vif et animé du coq. Elle exalte l'esprit du buveur. Celui qui en boit trois rasades sans mélange d'eau sent naître en lui le désir de répandre des bienfaits. Il marche en se balançant mollement comme une charmante fille de Coraich, et laisse flotter au gré des vents les pans de sa robe.

– A quel propos viens-tu me réciter ces vers? lui dit le calife. Tu as sans doute quelque idée en tête.

– Il est vrai, commandeur des croyants, reprit Akhtal, bien des idées viennent m'assaillir en effet lorsque je vois assis auprès de vous sur votre trône cet homme qui disait hier: «Sans doute l'herbe repoussera sur la terre fraîchement remuée qui couvre les ossements de nos frères; mais jamais nous ne les oublierons, et toujours nous aurons pour nos ennemis une haine implacable.»

A ces mots, Abdalmélic bondit comme s'il eût été piqué d'une guêpe. Furieux, haletant de colère, les yeux étincelants d'une haine farouche, il donna un violent coup de pied dans la poitrine de Zofar et le renversa de dessus le trône… Zofar avoua depuis qu'il ne s'était jamais cru aussi près de sa dernière heure qu'à ce moment-là211.

Le temps d'une réconciliation sincère n'était pas encore venu, et les Caisites ne tardèrent pas à donner aux Omaiyades une nouvelle preuve de leur haine invétérée. Zofar avait renforcé l'armée d'Abdalmélic, quand elle alla combattre Moçab, par une division de Caisites, commandée par son fils Hodhail; mais aussitôt que les deux armées furent en présence, ces Caisites passèrent à l'ennemi avec armes et bagages212. Cette défection n'eut pas, toutefois, les suites fâcheuses qu'avait eues celle d'Omair. La fortune, au contraire, souriait à Abdalmélic. Légers et mobiles, les Irâcains avaient déjà oublié leurs griefs contre les Omaiyades; toujours peu disposés à combattre pour qui que ce fût, et n'ayant, à plus forte raison, nulle envie de se faire tuer pour un prétendant qu'ils méprisaient, ils avaient prêté une oreille avide aux émissaires d'Abdalmélic, qui parcouraient l'Irâc en prodiguant l'or et les plus séduisantes promesses. Moçab était donc entouré de généraux qui s'étaient déjà vendus aux Omaiyades et qui, la bataille engagée, ne tardèrent pas à lui montrer leurs véritables sentiments. «Je ne veux pas, lui répondit l'un quand il lui ordonna de charger, je ne veux pas que ma tribu périsse en combattant pour une cause qui ne la touche en rien.» – «Eh quoi! vous m'ordonnez de marcher vers l'ennemi? lui dit un autre en le regardant d'un air insolent et railleur; aucun de mes soldats ne me suivrait, et si j'allais seul à la charge, je me rendrais ridicule213.» Pour un homme fier et brave comme Moçab l'était, il n'y avait qu'un parti à prendre. S'adressant à son fils Isâ: «Pars, lui dit-il; va annoncer à ton oncle que les perfides Irâcains m'ont trahi, et dis adieu à ton père qui n'a plus que peu d'instants à vivre. – Non, mon père, lui répondit le jeune homme, jamais les Coraichites ne me reprocheront que je vous ai abandonné à l'heure du péril.» Le père et le fils se jetèrent au plus fort de la mêlée, et bientôt après on présenta leurs têtes à Abdalmélic (690).

Tout l'Irâc prêta serment à l'Omaiyade. Mohallab qui, la veille encore, ignorant la mort de Moçab déjà connue des non-conformistes, avait déclaré, dans une conférence avec les chefs de ces sectaires, que Moçab était son seigneur dans ce monde et dans l'autre, qu'il était prêt à mourir pour lui et que c'était le devoir de tout bon musulman de combattre Abdalmélic, ce fils d'un maudit, Mohallab imita l'exemple de ses compatriotes aussitôt qu'il eut reçu le diplôme par lequel le calife omaiyade le confirmait dans toutes ses charges et dignités. Voilà de quelle manière les Irâcains, même les meilleurs, comprenaient l'honneur et la loyauté! «Décidez vous-mêmes maintenant si l'erreur est de votre côté ou du nôtre, s'écrièrent les non-conformistes dans leur juste indignation, et ayez au moins la bonne foi d'avouer qu'esclaves des biens de ce bas monde, vous servez et encensez chaque pouvoir pourvu qu'il vous paie, frères de Satan que vous êtes214

VIII

Abdalmélic touchait au but de ses souhaits. Pour régner sans compétiteur sur le monde musulman, il ne lui restait à conquérir que la Mecque, résidence et dernier asile de son concurrent. Ce serait, à la vérité, un sacrilége, et Abdalmélic eût frémi d'horreur rien que d'y penser, s'il eût conservé les pieux sentiments par lesquels il s'était distingué dans sa jeunesse215. Mais ce n'était plus le jeune homme candide et chaleureux qui, dans l'élan d'une sainte indignation, appelait Yézîd l'ennemi de l'Eternel, parce qu'il avait osé envoyer des soldats contre Médine, la ville du Prophète216. Les années, le commerce du monde et l'exercice du pouvoir avaient flétri en lui sa candeur enfantine et sa foi naïve, et l'on raconte que le jour où son cousin Achdac cessa de vivre, ce jour où Abdalmélic se souilla du double crime de parjure et d'assassinat, il avait fermé le livre de Dieu en disant d'un air sombre et froid: «Désormais il n'y a plus rien de commun entre nous217.» Aussi ses sentiments religieux étaient assez connus pour que nul ne s'étonnât en apprenant qu'il allait envoyer des troupes contre la Mecque; mais ce dont tout le monde fut surpris, ce fut que le calife choisit, pour commander cette expédition importante, un homme né dans la poussière, un certain Haddjâdj, qui autrefois avait exercé l'humble profession de maître d'école à Tâïf en Arabie, et qui, dans ce temps-là, s'estimait heureux, si en enseignant à lire soir et matin aux petits garçons, il parvenait à gagner de quoi acheter un morceau de pain sec218. Connu seulement pour avoir rétabli un peu de discipline dans la garde d'Abdalmélic219, pour avoir commandé une division dans l'Irâc où l'ennemi lui avait ôté, par sa défection, le moyen de montrer, soit sa bravoure, soit sa lâcheté, enfin, pour s'être laissé battre, sous le règne de Merwân, par les Zobairites220, il fut redevable de sa nomination à une circonstance assez bizarre. Quand il sollicita l'honneur de commander l'armée qui allait assiéger Ibn-Zobair, le calife lui répondit d'abord par un tais-toi hautain et dédaigneux221; mais par une de ces anomalies normales du cœur humain, Abdalmélic, qui de reste croyait à fort peu de chose, croyait fermement aux songes, et Haddjâdj savait en faire tout à propos. «J'ai rêvé, dit-il, que j'écorchais Ibn-Zobair,» et aussitôt le calife lui confia le commandement qu'il sollicitait222.

Quant à Ibn-Zobair, il avait reçu avec assez de calme et de résignation la nouvelle de la perte de l'Irâc et de la mort de son frère. Il est vrai de dire qu'il n'avait pas été sans inquiétude sur les projets de Moçab qui, à son avis, aimait un peu trop à trancher du souverain, et il se consola d'autant plus aisément de sa perte qu'il y trouva l'occasion de déployer ses talents oratoires en prononçant un sermon qui nous paraîtrait froid et guindé peut-être, mais qui sans doute lui semblait fort édifiant, et dans lequel il disait naïvement que la mort de son frère l'avait tout à la fois rempli de tristesse et de joie: de tristesse, parce qu'il se voyait «privé d'un ami, dont la mort était pour lui une blessure bien cuisante, qui ne laissait à l'homme sensé que la ressource de la patience et de la résignation;» – de joie, «parce que Dieu, en accordant à son frère la gloire du martyre, avait voulu lui donner un témoignage de sa bienveillance223.» Mais quand il lui fallut, non prêcher, mais combattre, quand il vit la Mecque cernée de toutes parts et livrée aux horreurs de la plus affreuse disette, alors son courage chancela. Ce n'est pas qu'il manquât de ce courage vulgaire que tout soldat, à moins qu'il ne soit un grand poltron, possède sur le champ de bataille; mais il manquait d'énergie morale, et, étant venu trouver sa mère, femme d'une fierté toute romaine en dépit de ses cent ans:

– Ma mère, lui dit-il, tout le monde m'a abandonné et mes ennemis m'offrent encore des conditions fort acceptables. Que pensez-vous que je doive faire?

– Mourir, dit-elle.

– Mais je crains, reprit-il d'un air piteux, je crains, si je succombe sous les coups des Syriens, qu'ils n'assouvissent leur vengeance sur mon corps…

– Et qu'est-ce que cela te fait? La brebis, quand elle a été égorgée, souffre-t-elle donc si on l'écorche?

Ces fières paroles firent monter la rougeur de la honte au front d'Abdallâh; il se hâta d'assurer à sa mère qu'il partageait ses sentiments et qu'il n'avait eu d'autre dessein que de l'éprouver… Peu d'instants après, s'étant armé de pied en cap, il revint auprès d'elle pour lui dire un dernier adieu. Elle le serra sur son cœur. Sa main rencontra une cotte de mailles.

 

– Quand on est décidé à mourir, on n'a pas besoin de cela, dit-elle.

– Je n'ai revêtu cette armure que pour vous inspirer quelque espoir, répliqua-t-il un peu déconcerté.

– J'ai dit adieu à l'espoir; – ôte cela.

Il obéit. Ensuite, ayant passé quelques heures à prier dans la Caba, ce héros sans héroïsme fondit sur les ennemis et mourut d'une manière plus honorable qu'il n'avait vécu. Sa tête fut envoyée à Damas, son corps attaché à un gibet dans une position renversée (692).

Pendant les six ou huit mois qu'avait duré le siége de la Mecque, Haddjâdj avait déployé un grand courage, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve, et, pour dire tout, une indifférence pour les choses saintes que les théologiens ne lui ont jamais pardonnée, mais qui prouvait qu'il s'était dévoué corps et âme à la cause de son maître. Rien ne l'avait arrêté, ni l'inviolabilité immémoriale du temple, ni ce que d'autres appelaient les signes de la colère du ciel. Un orage s'étant élevé, un jour que les Syriens étaient occupés à lancer des pierres sur la Caba, douze soldats furent frappés de la foudre. Saisis d'une terreur superstitieuse, les Syriens s'arrêtèrent et pas un ne voulut recommencer; mais Haddjâdj retroussa aussitôt sa robe, prit une pierre et la plaça sur une baliste dont il mit les cordes en mouvement, en disant d'un air leste et dégagé: «Cela ne signifie rien; je connais ce pays, moi, j'y suis né; – les orages y sont très-fréquents.»

Tant de dévoûment à la cause omaiyade méritait une récompense éclatante. Aussi Haddjâdj fut-il nommé par Abdalmélic gouverneur de la Mecque, et, peu de mois après, de tout le Hidjâz. Comme il était Caisite par sa naissance, sa promotion aurait probablement inspiré aux Kelbites des soupçons et des alarmes, s'il eût été d'une origine plus illustre; mais ce n'était qu'un parvenu, un homme sans conséquence. D'ailleurs les Kelbites pouvaient se prévaloir, eux aussi, des services importants qu'ils avaient rendus pendant le siége de la Mecque; ils pouvaient dire, par exemple, que la pierre fatale qui avait tué Ibn-Zobair, avait été lancée par un des leurs, par Homaid ibn-Bahdal224. Ce qui acheva de les rassurer, ce fut que le calife se complaisait à louer leur bravoure et leur fidélité, qu'il flattait et cajolait leurs chefs en prose et en vers225, qu'il continuait à leur donner les emplois à l'exclusion de leurs ennemis, enfin qu'ils avaient pour eux plusieurs princes tels que Khâlid, fils de Yézîd Ier, et Abdalazîz, frère du calife et fils d'une femme kelbite.

Cependant les Caisites ne manquaient pas non plus de protecteurs à la cour. Bichr surtout, frère du calife et fils d'une Caisite, avait épousé leurs intérêts et leur querelle, et comme il disait à tout propos qu'ils surpassaient les Kelbites en bravoure, ses fanfaronnades allumèrent à un tel point le courroux de Khâlid, que celui-ci dit un jour aux Kelbites:

– N'y a-t-il personne parmi vous qui voudrait se charger de faire une razzia dans le désert des Cais? Il faut absolument que l'orgueil des princes qui ont des femmes caisites pour mères soit humilié, car ils ne cessent de prétendre que, dans toutes les rencontres, avant comme après le Prophète, les Caisites ont eu l'avantage sur nous.

– Je me charge volontiers de l'affaire, lui répondit Homaid ibn-Bahdal, si vous m'êtes garant que le sultan ne me punira pas.

– Je vous réponds de tout.

– Mais comment ferez-vous donc?

– Rien de plus simple. Vous savez que depuis la mort d'Ibn-Zobair les Caisites n'ont pas encore payé la dîme au calife. Je vous donnerai donc un ordre qui vous autorisera à lever la dîme parmi les Caisites et qu'Abdalmélic sera supposé avoir écrit. De cette manière vous trouverez facilement l'occasion de les traiter comme ils le méritent.

Ibn-Bahdal se mit en route, mais avec une suite peu nombreuse pour ne pas éveiller de soupçons, et parce qu'il était sûr de trouver des soldats partout où il rencontrerait des contribules. Arrivé auprès des Beni-Abd-Wadd et des Beni-Olaim, deux sous-tribus de Kelb qui demeuraient dans le Désert, au sud de Douma et de Khabt, il leur communiqua le projet de Khâlid, et, les hommes les plus braves et les plus déterminés de ces deux tribus lui ayant déclaré qu'ils ne demandaient pas mieux que de le suivre, il s'enfonça avec eux dans le Désert, après leur avoir fait jurer qu'ils seraient sans pitié pour les Caisites.

Un homme de Fazâra, sous-tribu de Cais, fut leur première victime. Il sortait d'une riche et puissante lignée; son bisaïeul, Hodhaifa ibn-Badr, avait été le chef des Dhobyân dans la célèbre guerre de Dâhis; mais comme il avait le malheur d'avoir pour mère une esclave, ses fiers contribules le méprisaient à un tel point qu'ils avaient refusé de lui donner une de leurs filles en mariage (ce qui l'avait obligé à prendre femme dans une tribu yéménite) et que, ne voulant pas l'admettre dans leur société, ils l'avaient relégué aux lisières du camp. Ce malheureux paria récitait à haute voix les prières du matin, et c'est ce qui le perdit. Guidés par sa voix, les Kelbites fondirent sur lui, le massacrèrent, et, joignant le vol au meurtre, ils s'emparèrent de ses chameaux, au nombre de cent. Ensuite, ayant rencontré cinq familles qui descendaient aussi de Hodhaifa, ils les attaquèrent. Le combat fut acharné et se prolongea jusqu'au soir; mais alors tous les Caisites gisaient sur le champ de bataille et leurs ennemis les croyaient morts. Ils ne l'étaient pas cependant; leurs blessures, quoique nombreuses, n'étaient pas mortelles, et, grâce au sable qui, poussé par un violent vent d'ouest, vint les couvrir et arrêter l'écoulement de leur sang, ils échappèrent tous à la mort.

Continuant leur route pendant la nuit, les Kelbites rencontrèrent, le lendemain matin, un autre descendant de Hodhaifa, nommé Abdallâh. Ce vieillard était en voyage avec sa famille; mais il n'avait auprès de lui personne en état de porter les armes, excepté Djad, son fils, qui, dès qu'il vit arriver la bande kelbite, prit ses armes, monta à cheval et alla se placer à quelque distance. Quand les Kelbites eurent mis pied à terre, Abdallâh leur demanda qui ils étaient. Ils répondirent qu'ils étaient des dîmeurs envoyés par Abdalmélic.

– Pouvez-vous me montrer un ordre à l'appui de ce que vous dites? demanda le vieillard.

– Certainement, lui répondit Ibn-Bahdal, cet ordre, le voici; – et il lui montra un diplôme revêtu du sceau califal.

– Et quelle est la teneur de cet écrit?

– On y lit ceci: «De la part d'Abdalmélic, fils de Merwân, pour Homaid ibn-Bahdal. Au dit Homaid ibn-Bahdal est ordonné par la présente d'aller lever la dîme sur tous les Bédouins qu'il pourra rencontrer. Celui qui paiera cette dîme et se fera inscrire sur le registre, sera considéré comme sujet obéissant et fidèle; celui au contraire, qui refusera de le faire sera tenu pour rebelle à Dieu, à son Prophète et au commandeur des croyants.»

– Fort bien; je suis prêt à obéir et à vous payer ma dîme.

– Cela ne suffit pas. Il faut faire autre chose encore.

– Quoi donc?

– Nous voulons que vous alliez à la recherche de tous les individus de votre tribu, afin de recueillir la dîme de chacun d'entre eux, et que vous nous indiquiez un endroit où nous viendrons recevoir cet argent de vos mains.

– Cela m'est impossible. Les Fazâra se trouvent dispersés sur une grande étendue du Désert; je ne suis plus jeune, moi, tant s'en faut; je ne pourrais donc entreprendre une si longue course, et je n'ai auprès de moi qu'un seul de mes fils. Vous qui venez de si loin et qui devez être habitués aux longs voyages, vous trouverez mes contribules bien plus facilement que moi; chaque jour vous arriverez à un de leurs campements, car ils s'arrêtent partout où ils trouvent de bons pâturages.

– Oui, nous connaissons cela. Ce n'est pas pour chercher des pâturages qu'ils se sont dispersés dans le Désert, c'est pour se soustraire au paiement de la dîme. Ce sont des rebelles.

– Je puis vous jurer que ce sont des sujets fidèles; c'est seulement pour chercher des pâturages…

– Brisons là-dessus et faites ce que nous vous disons.

– Je ne le puis pas. Voici la dîme que je dois au calife, prenez-la!

– Votre obéissance n'est point sincère, car voilà votre fils qui, du haut de son cheval, nous jette des regards dédaigneux.

– Vous n'avez rien à craindre de mon fils; prenez ma dîme et allez-vous-en, si vous êtes véritablement des dîmeurs.

– Votre conduite ne montre que trop que l'on disait vrai quand on nous assurait que vous et vos contribules vous avez combattu pour Ibn-Zobair.

– Nous n'avons pas fait cela. Nous lui avons bien payé la dîme, mais c'est que nous autres Bédouins, étrangers à la politique, nous la payons à celui qui est le maître du pays.

– Prouvez que vous dites la vérité en faisant descendre votre fils de son cheval.

– Qu'avez-vous à faire avec mon fils? Ce jeune homme a eu peur en voyant des cavaliers armés.

– Qu'il descende donc; il n'a rien à craindre.

Le vieillard alla vers son fils et lui dit de mettre pied à terre.

– Mon père, lui répondit le jeune homme, je le vois à leurs yeux qui me dévorent, ils veulent me massacrer. Donnez-leur ce que vous voudrez, mais laissez-moi me défendre.

Ayant rejoint les Kelbites, Abdallâh leur dit:

– Ce jeune homme craint pour sa vie. Prenez ma dîme et laissez-nous en paix.

– Nous n'accepterons rien de vous tant que votre fils restera à cheval.

– Il ne veut pas m'obéir, et d'ailleurs, à quoi cela vous servirait-il?

– Bien, vous vous montrez rebelle. Esclave, ce qu'il faut pour écrire! Nos affaires sont terminées ici. Nous allons écrire au commandeur des croyants qu'Abdallâh, petit-fils d'Oyaina, nous a empêchés de remplir notre mission auprès des Beni-Fazâra.

– Ne le faites pas, je vous en conjure, car je ne suis pas coupable d'un tel acte.

Sans faire attention aux prières du vieillard, Ibn-Bahdal écrivit un billet, et, l'ayant donné à un de ses cavaliers, celui-ci prit aussitôt la route de Damas.

Consterné de ce qui venait d'arriver, Abdallâh s'écria:

– Ne m'accusez pas ainsi injustement! Je vous en conjure au nom de Dieu, ne me représentez pas aux yeux du calife comme un rebelle, car je suis prêt à obéir à tous ses ordres!

– Faites donc descendre votre fils.

– On nous a donné de vous une mauvaise opinion; mais promettez-vous qu'il ne lui arrivera aucun mal?

Les Kelbites le lui ayant promis de la manière la plus solennelle, Abdallâh dit à son fils:

– Que Dieu me maudisse si tu ne descends pas de ton cheval!

Alors Djadj obéit, et, jetant sa lance à terre, il s'avança lentement vers les Kelbites, en disant d'une voix sombre:

– Ce jour vous portera malheur, mon père!

De même que le tigre joue avec l'ennemi qu'il tient sous sa griffe, avant de lui donner le dernier coup, les Kelbites commencèrent par insulter et railler le jeune homme; puis ils l'étendirent sur une roche pour l'égorger. Pendant son agonie, le malheureux jeta à son père un dernier regard, à la fois plein de tristesse, de résignation et de reproche.

Quant au vieillard, ses cheveux blancs imposèrent aux Kelbites, tout féroces qu'ils étaient, un certain respect; n'osant l'égorger comme ils avaient égorgé son fils, ils essayèrent de l'assommer à coups de bâton et le laissèrent pour mort sur le sable. Il revint à la vie; mais rongé par le remords, il ne cessait de dire: «Dussé-je oublier toutes les calamités que j'ai éprouvées, jamais le regard que me jeta mon fils alors que je l'eus livré à ses bourreaux, ne sortira de ma mémoire.»

Le cheval de Djad refusa de quitter l'endroit où le meurtre avait été accompli. Les yeux toujours tournés vers le sol et grattant du pied le sable qui présentait encore les traces du sang de son maître, le fidèle animal se laissa mourir de faim.

D'autres meurtres suivirent ceux qui avaient déjà été commis. Parmi les victimes se trouvait Borda, fils d'un chef illustre, de Halhala, et les sanguinaires Kelbites ne retournèrent vers Damas que quand les Caisites, éclairés sur leur but véritable, se furent dérobés à leur aveugle fureur en s'enfonçant dans le Désert.

Tous les Kelbites étaient comme ivres de joie et d'orgueil, et un poète de Djohaina, tribu qui, de même que Kelb, descendait de Codhâa, exprima leurs sentiments avec une singulière énergie et une exaltation fanatique.

Le savez-vous, mes frères, disait-il, vous, les alliés des Kelb? Savez-vous que l'intrépide Homaid ibn-Bahdal a rendu la santé et la joie aux Kelbites? Savez-vous qu'il a couvert les Cais de honte, qu'il les a forcés à décamper? Pour qu'ils le fissent, ils doivent avoir éprouvé des défaites bien terribles… Privées de sépulture, les victimes de Homaid ibn-Bahdal gisent sur le sable du Désert; les Cais, poursuivis par leurs vainqueurs, n'ont pas eu le temps de les enterrer. Réjouissez-vous-en, mes frères! Les victoires des Kelb sont les nôtres; eux et nous, ce sont deux mains d'un même corps: quand, dans le combat, la main droite a été coupée, c'est la main gauche qui brandit le sabre.

Grande fut aussi la joie des princes omaiyades qui avaient des femmes kelbites pour mères. Dès qu'il eut reçu avis de ce qui s'était passé, Abdalazîz dit à son frère Bichr, en présence du calife:

– Eh bien, savez-vous déjà comment mes oncles maternels ont traité les vôtres?

– Qu'ont-ils donc fait? demanda Bichr.

– Des cavaliers kelbites ont attaqué et exterminé un campement caisite.

– Impossible! Vos oncles maternels sont trop lâches et trop couards pour oser se mesurer avec les miens!

Mais le lendemain matin Bichr acquit la certitude que son frère avait dit la vérité. Halhala, Saîd et un troisième chef des Fazâra étant arrivés à Damas sans manteaux, nu-pieds et la robe déchirée, vinrent se jeter à ses genoux, le suppliant de leur accorder sa protection et de prendre leur cause en main. Il le leur promit, et, s'étant rendu auprès de son frère le calife, il lui parla avec tant de chaleur en faveur de ses protégés, qu'Abdalmélic, malgré sa haine des Caisites, promit de retenir la réparation pécuniaire due aux Fazâra sur la solde des Kelbites. Mais cette décision, quoique conforme à la loi, ne satisfit point les Fazâra. Ce n'était pas de l'argent qu'ils voulaient, c'était du sang. Quand ils eurent refusé l'accommodement qu'on leur proposait: «Eh bien, dit le calife, le trésor public vous paiera immédiatement la moitié de la somme qui vous est due, et si dans la suite vous me restez fidèles, ce dont je doute fort, je vous paierai aussi l'autre moitié.» Irrités de ce soupçon injurieux, d'autant plus peut-être qu'ils ne pouvaient prétendre qu'il manquât de fondement, résolus d'ailleurs à exiger la peine du talion, les Fazârites étaient sur le point de refuser encore; mais Zofar les prit à part et leur conseilla d'accepter l'argent qu'on leur offrait, afin qu'ils pussent l'employer à acheter des chevaux et des armes. Approuvant cette idée, ils consentirent à recevoir l'argent, et, ayant acheté quantité d'armes et de chevaux, ils reprirent la route du Désert.

204Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 179 v.
205Mobarrad, p. 667.
206Mobarrad, p. 665.
207Mobarrad, p. 666, 667; Masoudî, fol. 125 r. et v.
208Ibn-Khaldoun, fol. 174 v., 175 r.
209Ibn-Khaldoun ne fait pas mention de cette clause, mais voyez le Nouveau Journ. asiat., t. XIII, p. 305.
210Ibn-Khaldoun, fol. 182 v., 183 r.
211Nouveau Journ. asiat., t. XIII, p. 304-307.
212Ibn-Khaldoun, fol. 181 v.
213Ibn-Badroun, p. 189.
214Weil, t. I, p. 411, 412; Mobarrad, p. 736.
215Voyez Soyoutî, Tarikh al-kholafâ, p. 216, 217, éd. Lees.
216Mobarrad, p. 636.
217Mobarrad, p. 635.
218Ibn-Cotaiba, p. 272.
219Ibn-Khallicân, t. I, p. 182 éd. de Slane.
220Ibn-Cotaiba, p. 201.
221Fâkihî, fol. 401 r.
222Ibn-Cotaiba, p. 202.
223Nouveau Journ. asiat., t. X, p. 140.
224Hamâsa, p. 658.
225Voyez les vers d'Abdalmélic cités dans le Raihân, fol. 204 r.