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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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Un poète kelbite lui répondit dans un poème dont il ne nous reste que ces deux vers:

Certes, depuis la bataille de Râhit Zofar a gagné une maladie dont il ne guérira jamais. Jamais il ne cessera de pleurer les Solaim, les Amir et les Dhobyân, tués dans ce combat, et, trompé dans ses plus chères espérances, il renouvellera sans relâche par ses vers la douleur des veuves et des orphelines164.

Un autre poète kelbite165 chanta la victoire de ses contribules. Quelle honte pour les Caisites: tandis qu'ils fuyaient à toutes jambes, ils abandonnaient leurs bannières, et celles-ci tombaient, «semblables à des oiseaux qui, quand ils ont soif, décrivent d'abord plusieurs cercles dans les airs, puis fondent sur l'eau.» Le poète énumère un à un les chefs caisites, – chaque tribu pleure la perte du sien! Les lâches! ils avaient été frappés dans le dos! «Certes, il y eut dans la Prairie des hommes qui tressaillaient d'aise: c'étaient ceux qui y ont coupé aux Caisites le nez, les mains et les oreilles, c'étaient ceux qui les y ont châtrés.»

VII

Pendant que Merwân, maître de la Syrie par suite de la victoire qu'il avait remportée dans la Prairie de Râhit, allait soumettre l'Egypte, Zofar, désormais le chef de son parti, se jeta dans Carkîsiâ, forteresse de la Mésopotamie, située à l'est de Kinnesrîn, là où le Khâbour (Chaboras) se jette dans l'Euphrate. Peu à peu Carkîsiâ devint le rendez-vous général des Caisites. La grande guerre étant devenue impossible, ils durent se borner à une guerre d'embûches et d'attaques nocturnes; mais du moins la firent-ils à feu et à sang. Commandés par le lieutenant de Zofar, Omair, fils de Hobâb, ils pillaient les camps kelbites dans le désert de Semâwa, ne faisaient point de quartier, poussaient la cruauté jusqu'à éventrer les femmes, et quand Zofar les voyait revenir chargés de butin et couverts de sang:

Kelbites, disait-il, à présent c'est pour vous que les temps sont durs: nous nous vengeons, nous vous punissons. Dans le désert de Semâwa il n'y a plus de sûreté pour vous; quittez-le donc, emmenez avec vous les fils de Bahdal, et allez chercher un asile là où de vils esclaves cultivent les oliviers166!

Toutefois les Caisites n'eurent à cette époque qu'une importance secondaire. Carkîsiâ, il est vrai, était la terreur et le fléau des alentours, mais après tout ce n'était qu'un nid de brigands qui ne pouvait inspirer à Merwân de sérieuses alarmes, et comme il lui importait avant tout de conquérir l'Irâc, il eut à combattre des ennemis bien autrement redoutables.

L'Irâc présentait alors un spectacle curieux et complet. Les doctrines les plus étranges et parfois les plus extravagantes s'y disputaient la popularité; l'hérédité et l'élection, le despotisme et la liberté, le droit divin et la souveraineté nationale, le fanatisme et l'indifférence y étaient aux prises; les vainqueurs arabes et les vaincus persans, les riches et les pauvres, les visionnaires et les incrédules s'y combattaient. Il y avait d'abord les modérés, qui ne voulaient ni des Omaiyades, ni d'Ibn-Zobair. Peut-être aucun Irâcain n'éprouvait-il de la sympathie ni pour le caractère de ce dernier, ni pour les principes qu'il représentait; et pourtant, chaque tentative faite pour constituer un gouvernement national ayant échoué à Baçra comme à Coufa, les modérés finirent par le reconnaître, parce qu'ils le considéraient comme le seul qui fût en état de maintenir un peu d'ordre dans la province. Les uns, musulmans sans répugnance comme sans ferveur, vivaient naturellement et d'une vie calme, douce et paresseuse; les autres, encore plus insoucieux du lendemain, mettaient le doute au-dessus de l'entraînement, la négation au-dessus de l'espérance. Ils n'adoraient qu'un Dieu et ne sacrifiaient qu'à lui. Ce Dieu, c'était le plaisir, le bonheur des sens. L'élégant, le spirituel Omar ibn-abî-Rabîa, l'Anacréon des Arabes, avait écrit leur liturgie. Les deux nobles les plus considérés et les influents de Baçra, Ahnaf et Hâritha, représentaient à merveille les deux nuances de ce parti. Le nom du premier se trouve mêlé à tous les événements de cette époque; mais il ne fait guère autre chose que donner des conseils; il parle toujours, jamais il n'agit. Chef des Témîm, il jouissait dans sa tribu d'une considération si illimitée, que Moâwia Ier avait coutume de dire: «S'il se met en courroux, cent mille Témîmites partagent sa colère, sans lui en demander la cause.» Heureusement il n'en était pas capable; sa longanimité était proverbiale; même quand il appelait sa tribu aux armes, on savait qu'il ne le faisait que pour complaire à la belle Zabrâ, sa maîtresse, qui le dominait complétement. «Zabrâ est de mauvaise humeur aujourd'hui,» se disaient alors les soldats. Comme il observait la juste mesure en toutes choses, sa dévotion tenait le milieu entre la ferveur et l'indifférence. Il faisait pénitence de ses péchés, mais cette pénitence n'était pas trop rude. En expiation de chaque péché il passait son doigt sur la flamme d'une bougie, et alors, poussant un petit cri de douleur: «Pourquoi as-tu commis ce péché-là?» disait-il. Se laisser guider par un égoïsme prudent et réfléchi, mais qui n'allait pas jusques à la duplicité ou la bassesse; garder la neutralité entre les partis aussi longtemps qu'il le pouvait; s'accommoder de chaque gouvernement, quelque illégitime qu'il fût, sans le blâmer, mais aussi sans le flatter, sans rechercher ses faveurs, voilà la ligne de conduite qu'il s'était tracée dès sa jeunesse et dont il ne s'écarta jamais. C'était un caractère sans expansion, sans dévoûment, sans grandeur, et ce représentant du juste milieu et de la vulgarité égoïste, cet ami des temporisations et des moyens termes, était aussi incapable d'inspirer l'enthousiasme que de l'éprouver; mais tout le monde l'aimait à cause de sa douceur, de son humeur aimable, conciliante et toujours égale167.

Brillant et spirituel représentant de la vieille noblesse païenne, Hâritha passait pour hardi buveur et ne niait point qu'il le fût. Le district qu'il préféra à tout autre quand il eut une préfecture à choisir, fut celui qui produisait les vins les plus savoureux. Ses sentiments religieux n'étaient point un mystère pour ses amis. «Quel étrange spectacle, disait un poète de sa famille, que de voir Hâritha assister à la prière publique, lui qui est aussi incrédule qu'on peut l'être168.» Mais il était d'une courtoisie exquise; on vantait sa conversation à la fois enjouée et instructive169; et puis, il se distinguait honorablement de ses concitoyens par sa bravoure. Car il faut bien le dire: les Irâcains étaient le plus souvent d'une poltronnerie incroyable. Quand Obaidallâh était encore gouverneur de la province, deux mille Irâcains, envoyés par lui pour réduire une quarantaine de non-conformistes, n'avaient pas osé les attaquer. «Je me soucie médiocrement d'avoir mon éloge funèbre prononcé par Obaidallâh, avait dit leur général; j'aime mieux qu'il me blâme170

Les deux autres partis, celui des non-conformistes et celui des Chiites, se composaient l'un et l'autre de croyants sincères et fervents. Mais ces deux sectes qui se confinaient presque au point de départ, se séparèrent de plus en plus en avançant, et finirent par comprendre la religion et l'Etat d'une manière directement opposée.

Les non-conformistes, c'étaient les âmes nobles et chaleureuses, qui, dans un siècle d'égoïsme, avaient conservé la pureté du cœur, qui ne mettaient pas leur ambition dans les biens de la terre, qui avaient une trop grande idée de Dieu pour le servir machinalement, pour s'endormir dans une piété commune et facile; c'étaient les véritables disciples de Mahomet, mais de Mahomet tel qu'il était dans la première époque de sa mission, alors que la vertu et la religion remplissaient seules son âme enthousiaste, tandis que les orthodoxes de Médine étaient plutôt les disciples de l'autre Mahomet, de l'imposteur dont l'insatiable ambition aspirait à conquérir le monde par le glaive. Dans un temps où la guerre civile ravageait si cruellement les provinces du vaste empire, où chaque tribu se faisait de sa noble origine un titre au pouvoir, ils s'en tenaient aux belles paroles du Coran: «Tous les musulmans sont frères.» «Ne nous demandez pas, disaient-ils, si nous descendons de Cais ou bien de Témîm; nous sommes tous fils de l'islamisme, tous nous rendons hommage à l'unité de Dieu, et celui que Dieu préfère aux autres, c'est celui qui lui montre le mieux sa gratitude171.» Mais aussi, s'ils prêchaient l'égalité et la fraternité, c'est qu'ils se recrutaient parmi la classe ouvrière plutôt que parmi la noblesse172. Justement indignés de la corruption de leurs contemporains, qui s'adonnaient sans scrupule, sans honte, à toutes les dissolutions et à tous les vices, croyant qu'il suffisait, pour effacer tous les péchés, d'assister aux prières publiques et de faire le pèlerinage de la Mecque, ils prêchaient que la foi sans les œuvres est insuffisante, et que les pécheurs seront damnés aussi bien que les incrédules173. En effet, on avait alors sur la puissance absolutoire de la foi les idées les plus exagérées. Et qu'était-ce encore que cette foi? Souvent un simple déisme, rien de plus. Les beaux esprits aux mœurs relâchées, si par hasard ils croyaient au ciel, comptaient le conquérir à bon marché. «Qu'as-tu préparé pour un jour semblable à celui-ci?» demanda le pieux théologien Hasan de Baçra au poète Ferazdac le Débauché, qui assistait avec lui à un convoi. «Le témoignage que je rends depuis soixante ans à l'unité de Dieu,» répliqua tranquillement le poète174. Les non-conformistes protestaient contre cette théorie. «A ce compte, disaient-ils, Satan lui-même eût échappé à la damnation éternelle; n'était-il pas convaincu, lui aussi, de l'unité de Dieu175

 

Aux yeux d'une société légère, frivole, sceptique, à demi païenne, une religion si passionnée, jointe à une vertu si austère, fut une hérésie. Il fallait l'extirper, se disait-on; car il arrive parfois au scepticisme de proscrire la piété au nom de la philosophie, comme il arrive à la piété de proscrire la raison indépendante au nom de Dieu. De son côté, le gouvernement s'alarmait à juste titre de ces démocrates, de ces niveleurs. Les Omaiyades eussent pu les laisser faire, les applaudir même, s'ils se fussent bornés à déclarer que les chefs du parti orthodoxe, les soi-disant saints de l'islamisme, tels que Talha, Zobair, Alî et Aïcha, la veuve du Prophète, n'étaient que des hypocrites ambitieux; mais ils allèrent plus loin. Sans compter qu'à l'exemple des orthodoxes de Médine ils traitaient les Omaiyades d'incrédules, ils contestaient aux Coraichites le droit exclusif au califat; ils niaient hardiment que le Prophète eût dit que le gouvernement spirituel et temporel n'appartenait qu'à cette tribu. Chacun, prêchaient-ils, pouvait être élu au califat, quelle que fût sa condition, qu'il appartînt à la plus haute noblesse ou aux derniers rangs de la société, qu'il fût Coraichite ou esclave; – dangereuse théorie qui sapait le droit public dans sa racine. Ce n'est pas tout encore: rêvant une société parfaite, ces âmes candides et passionnées pour la liberté prêchaient qu'un calife n'était nécessaire que pour contenir les méchants, et que les vrais croyants, les hommes vertueux, pouvaient fort bien s'en passer176.

Le gouvernement et l'aristocratie de l'Irâc se donnant donc la main pour écraser d'un commun effort les non-conformistes et leurs doctrines, de même que la noblesse syrienne avait secondé les Omaiyades dans leur lutte contre les compagnons du Prophète, une persécution cruelle et terrible commença. Le gouverneur Obaidallâh la dirigeait. Lui sceptique, lui philosophe, lui qui avait fait tuer le petit-fils du Prophète, il répandit à grands flots le sang de ces hommes qu'au fond de l'âme il devait regarder comme les véritables disciples de Mahomet! Ce n'est pas qu'ils fussent à craindre pour le moment: vaincus par Alî en deux sanglantes batailles, ils ne prêchaient plus en public, ils se cachaient, ils avaient même déposé leur chef parce qu'il désapprouvait leur inaction, leur commerce avec les Arabes qui n'étaient pas de leur secte177; mais c'était – et leurs ennemis le savaient bien – c'était un tison enfoui sous les cendres qui n'attendait que l'air pour se ranimer. Ils propageaient en secret leurs principes, avec une éloquence vive, emportée, entraînante, irrésistible parce qu'elle venait du cœur. «Il me faut étouffer cette hérésie dans son germe, répondit Obaidallâh quand on lui dit que ces sectaires n'étaient pas assez dangereux pour motiver tant de cruautés; ces hommes sont plus redoutables que vous ne pensez; leurs moindres discours embrasent les esprits comme une légère étincelle fait flamber un monceau de jonc178

Les non-conformistes soutinrent cette terrible épreuve avec une fermeté vraiment admirable. Confiants et résignés, ils marchaient à l'échafaud d'un pas ferme, récitant des prières et des versets du Coran, et recevaient le dernier coup en glorifiant le Seigneur. Jamais aucun d'entre eux ne faussait sa parole pour sauver sa vie menacée. Un agent de l'autorité arrêta un sectaire dans la rue. «Permettez-moi d'entrer un instant dans ma maison, lui dit le non-conformiste, afin que je me purifie et que je prie ensuite. – Et qui me répond que tu reviendras? – Dieu,» répliqua le non-conformiste, et il revint179. Un autre, enfermé dans la prison, étonna jusqu'à son geôlier par sa piété exemplaire et son éloquence persuasive. «Votre doctrine me semble belle et sainte, lui dit le geôlier, et je veux vous rendre service. Je vous permettrai donc d'aller voir votre famille pendant la nuit, si vous me promettez de revenir ici au lever de l'aube. – Je vous le promets,» lui répondit le non-conformiste, et depuis lors le geôlier le laissait sortir chaque soir après le coucher du soleil. Mais une nuit que le non-conformiste était avec sa famille, des amis vinrent lui dire que le gouverneur, irrité de ce qu'un de ses bourreaux avait été assassiné, avait donné l'ordre de décapiter tous les hérétiques qui se trouvaient dans la prison. Malgré les prières de ses amis, malgré les pleurs de sa femme et de ses enfants, qui le conjuraient de ne pas aller se livrer à une mort certaine, le non-conformiste retourna à la prison en disant: «Pourrais-je me présenter devant Dieu, si j'avais manqué de parole?» De retour dans son cachot et voyant que la physionomie du bon geôlier exprimait la tristesse: «Tranquillisez-vous, lui dit-il, je connaissais le dessein de votre maître. – Quoi! vous le connaissiez et vous n'en êtes pas moins revenu!» s'écria le geôlier frappé d'étonnement et d'admiration180.

Et les femmes rivalisaient de courage avec les hommes. La pieuse Baldjâ, avertie que la veille Obaidallâh avait prononcé son nom, ce qui, dans sa bouche, équivalait à une sentence de mort, refusa de se cacher comme ses amis le lui conseillaient. «S'il me fait arrêter, tant pis pour lui, car Dieu l'en punira, dit-elle; mais je ne veux pas qu'un seul de nos frères soit inquiété à cause de moi.» Calme et résignée, elle attendit les bourreaux, qui, après lui avoir coupé les mains et les jambes, jetèrent son tronc sur le marché181.

Tant d'héroïsme, tant de grandeur, tant de sainteté excitaient l'intérêt et l'admiration des âmes justes et imposaient parfois du respect aux bourreaux mêmes. A la vue de ces hommes hâves et pâles, qui ne mangeaient et ne dormaient guère182 et qui semblaient revêtus d'une auréole de gloire, une sainte horreur arrêtait leur bras prêt à frapper183. Dans la suite, ce n'était plus le respect qui les faisait hésiter, c'était la peur. La secte persécutée était devenue une société secrète, dont les membres étaient solidaires les uns des autres. Le lendemain de chaque exécution, on pouvait être sûr de trouver le bourreau assassiné184. C'était déjà un commencement de résistance à main armée, mais qui ne contentait pas les exaltés du parti. Et en effet, au point de vue de la secte, et même des musulmans en général, la patiente résignation aux supplices, loin d'être un mérite, était une faiblesse. L'Eglise musulmane est une Eglise essentiellement militante et elle l'est dans un autre sens que l'Eglise catholique. Aussi les exaltés reprochaient-ils aux modérés leur commerce avec les brigands et les incrédules185, leur inaction, leur lâcheté, et les poètes, s'associant à ce blâme, faisaient un appel aux armes186, lorsqu'on apprit que l'armée de Moslim allait attaquer les deux villes saintes. Ce fut un moment décisif dans la destinée de la secte, dont Nâfi, fils d'Azrac, était alors l'homme le plus éminent. Il vola avec ses amis à la défense du territoire sacré, et Ibn-Zobair qui disait que, pour combattre les Arabes de Syrie, il accepterait le secours des Dailemites, des Turcs, des païens, des barbares187, l'accueillit à bras ouverts, l'assura même qu'il partageait ses doctrines. Tant que dura le siége de la Mecque, les non-conformistes firent des prodiges de valeur; mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'entre eux et le chef de la haute Eglise il n'y avait pas d'union possible. Ils retournèrent donc à Baçra; puis, profitant du désordre universel, ils s'établirent dans la province d'Ahwâz, après en avoir expulsé les employés du gouvernement.

 

A partir de cette époque, les non-conformistes, ceux de l'Ahwâz du moins, que les Arabes appellent les Azrakites, du nom du père du Nâfi, ne se contentèrent pas de rompre tout commerce avec les Arabes étrangers à leur secte, de déclarer que c'était un péché que de vivre dans leur société, de manger des animaux tués par eux, de contracter des mariages dans leurs familles: exaspérés par plusieurs années de persécution et altérés de vengeance, ils prirent un caractère cruel et féroce, tirèrent de leurs principes les conséquences les plus rigoureuses, et puisèrent dans le Coran, qu'ils interprétaient comme certaines sectes de l'Angleterre et de l'Ecosse ont interprété la Bible au XVIIe siècle, des arguments pour justifier leur haine implacable et la sanctifier. Les autres Arabes étant tous ou des incrédules ou des pécheurs, ce qui revenait au même, il fallait les extirper s'ils refusaient d'accepter les croyances du peuple de Dieu, attendu que Mahomet n'avait laissé aux Arabes païens d'autre choix que l'islamisme ou la mort. Nul ne devait être épargné, pas même les femmes, pas même les enfants à la mamelle, car Noé disait dans le Coran: «Seigneur, ne laisse subsister sur la terre aucune famille infidèle; car, si tu en laissais, ils séduiraient tes serviteurs et n'enfanteraient que des impies et des incrédules188.» On avait voulu les exterminer: à leur tour ils voulaient exterminer leurs persécuteurs. De martyrs, ils devinrent bourreaux.

Bientôt, marquant leur passage par des torrents de sang, ils s'avancèrent jusqu'à deux jours de marche de Baçra. Une consternation indicible régnait dans cette ville. Les habitants qui, comme l'on sait, avouaient d'ordinaire leur poltronnerie avec un cynisme révoltant, ne pouvaient compter que sur leurs propres forces et leur propre courage; car c'était justement l'époque où ils s'étaient affranchis de la domination des Omaiyades et où ils refusaient encore de reconnaître Ibn-Zobair. Pour comble de malheur, ils avaient été assez étourdis pour mettre à la tête du gouvernement le Coraichite Babba189, homme d'une corpulence excessive et d'une parfaite nullité. Toutefois, comme ils avaient à sauver leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et leur propre vie, la gravité du péril leur rendit un peu d'énergie, et ils allèrent à la rencontre de l'ennemi avec plus d'empressement et de courage qu'ils n'en montraient d'ordinaire quand il fallait combattre. On en vint aux prises près de Doulâb et l'on se battit pendant tout un mois. Nâfi fut tué dans un de ces combats; de leur côté, les Arabes de Baçra perdirent les trois généraux qui se succédèrent dans le commandement190, et à la fin, fatigués par une si longue campagne, découragés de ce que tant de combats restaient sans résultat décisif, épuisés par des efforts auxquels ils étaient si peu accoutumés, ils sentirent qu'ils avaient pris la volonté pour la force et rentrèrent dans leurs foyers. L'Irâc eût été inondé alors par les farouches sectaires, si Hâritha ne leur eût barré le passage à la tête de ses contribules, les Ghoddân. «Honte éternelle sur nous, dit-il à ses compagnons d'armes, si nous abandonnons nos frères de Baçra à la rage brutale des non-conformistes;» et combattant en volontaire, sans qu'il fût revêtu d'un caractère officiel, il préserva l'Irâc du terrible fléau qui le menaçait.

Mais comme le danger était toujours imminent, comme Hâritha pouvait être battu à toute heure et qu'alors rien n'empêchait l'ennemi de pénétrer jusqu'à Baçra, les habitants de cette ville ne virent d'autre moyen de salut que de se coaliser avec Ibn-Zobair et de le reconnaître pour calife. C'est ce qu'ils firent. Ibn-Zobair leur envoya un gouverneur. Ce gouverneur confia le commandement des troupes à son frère, nommé Othmân. Arrivé en face des ennemis et voyant qu'il avait sur eux l'avantage du nombre, Othmân dit à Hâritha qui s'était réuni à lui:

– Eh quoi! c'est là toute leur armée?

– Ah! c'est que vous ne les connaissez pas, lui répondit Hâritha; ils vous donneront assez à faire, je vous en réponds.

– Par Dieu! reprit Othmân d'un air de dédain, avant de me mettre à table, je veux voir s'ils savent se battre.

– Sachez, général, qu'une fois rangés en bataille, ces hommes ne reculent jamais.

– Je sais que les Irâcains sont des lâches. Et vous, Hâritha, que savez-vous de la guerre?.. Vous vous entendez à faire autre chose…

Othmân avait accompagné ces paroles d'un geste significatif, et Hâritha, furieux d'avoir eu à essuyer de cet étranger, de ce piétiste, le double reproche de lâcheté et d'ivrognerie, demeura à l'écart avec ses hommes, sans prendre part au combat.

Victime de son outrecuidance, Othmân, après avoir vu ses troupes prendre la fuite, périt sur le champ de bataille. Les non-conformistes allaient recueillir les fruits de leur victoire, lorsque Hâritha, ramassant l'étendard tombé à terre et rangeant ses contribules en bataille, arrêta l'élan de l'armée ennemie. «Si Hâritha n'eût pas été là, disait avec raison un poète, aucun Irâcain n'eût survécu à cette journée fatale. Quand on demande: «Quel est celui qui a sauvé la province?» Maäddites et Yéménites disent d'un commun accord: – C'est lui!»

Malheureusement les piétistes qu'Ibn-Zobair envoya successivement pour gouverner l'Irâc, ne surent pas apprécier cet homme, le seul pourtant qui, au milieu de la lâcheté générale, eût fait preuve de courage et d'énergie. C'était, leur disait-on, un ivrogne, un incrédule, et ils s'obstinaient à lui refuser la position officielle qu'il sollicitait, à ne pas lui envoyer les renforts dont il avait absolument besoin pour soutenir les efforts de l'ennemi. Pressé de plus en plus, le brave guerrier ne put sauver son armée épuisée que par une retraite qui ressemblait à une fuite. Poursuivi par l'ennemi, l'on arriva au Petit-Tigre et l'on se jeta précipitamment dans des bateaux pour le passer. Les barques étant déjà au milieu du fleuve, Hâritha entendit les cris de détresse que poussait un brave Témîmite qui, arrivé trop tard pour s'embarquer, allait être atteint par les ennemis. Il ordonna aussitôt au batelier de regagner la rive. Le batelier obéit; mais la rive où l'on aborda étant fort escarpée, le Témîmite, pesamment armé, se laissa choir dans la barque. La pesanteur de sa chute la fit chavirer. Tous périrent engloutis par les vagues191.

L'Irâc avait perdu son dernier défenseur. Et l'ennemi avançait; déjà il s'occupait à jeter un pont sur l'Euphrate. Une foule d'habitants avaient quitté Baçra pour aller chercher un asile ailleurs; d'autres se préparaient à les suivre, et la peur qu'inspiraient les terribles têtes rasées était si grande, si universelle, que le gouverneur ne trouva plus personne qui voulût se charger du commandement de l'armée. Mais alors, comme par une inspiration du ciel, une seule pensée remplit tous les cœurs, un seul cri sortit de toutes les bouches: «Il n'y a que Mohallab qui puisse nous sauver192

Et Mohallab les sauva. C'était sans contredit un homme supérieur, digne en tout point de l'admiration enthousiaste que témoignait pour lui un héros chrétien, le Cid, quand, dans son palais de Valence, il se faisait lire les hauts faits des anciens preux de l'islamisme193. Comme rien n'échappait à sa clairvoyance, il comprit dès le début qu'une guerre de ce genre demandait dans un général quelque chose de plus que des talents militaires; que pour réduire ces fanatiques toujours prêts à vaincre ou à périr et qui, bien que percés d'outre en outre par les lances ennemies, se ruaient sur leurs adversaires en criant: «Nous venons à toi, Seigneur194,» il fallait leur opposer des soldats non-seulement aguerris et bien disciplinés, mais animés, à un égal degré, de l'enthousiasme religieux. Et il opéra un miracle: il sut transformer les sceptiques Irâcains en croyants zélés, leur persuader que les non-conformistes étaient les ennemis les plus acharnés de l'Eternel, leur inspirer le désir d'obtenir la couronne du martyre. Quand les courages chancelaient, il attribuait hardiment à Mahomet des paroles prophétiques qui promettaient la victoire à ses soldats195, car, par un singulier contraste, le talent de l'imposture lui était aussi naturel qu'un magnanime courage. Alors les soldats n'hésitaient plus et remportaient la victoire, parce qu'ils étaient convaincus que le ciel la leur avait promise. Il y eut donc dans cette guerre qui dura dix-neuf ans196, une émulation de violence et de haine fanatique, et l'on ne saurait dire lequel des deux partis se montra le plus ardent, le plus acharné, le plus passionnément implacable. «Si je voyais venir d'un côté les Dailemites païens, et les non-conformistes de l'autre, disait-on dans l'armée de Mohallab, je m'élancerais sur ces derniers; car celui qui meurt tué par eux jouira là-haut d'une auréole dix fois resplendissante comme celle dont seront revêtus les autres martyrs197

Pendant que Baçra avait besoin de toutes ses forces, de toute son énergie, pour repousser les non-conformistes, une autre secte, celle des Chiites, inspirait les plus vives alarmes tant aux Omaiyades qu'à Ibn-Zobair.

Si les principes des non-conformistes devaient aboutir de toute nécessité à la démocratie, ceux des Chiites menaient droit au plus terrible despotisme. Ne pouvant admettre que le Prophète eût eu l'imprudence d'abandonner le choix de son successeur à la multitude, ils se fondaient sur certaines expressions assez équivoques de Mahomet pour enseigner que celui-ci avait expressément désigné Alî pour lui succéder, et que le califat était héréditaire dans la famille de l'époux de Fatime. Ils considéraient donc comme des usurpateurs, non-seulement les Omaiyades, mais encore Abou-Becr, Omar et Othmân, et ils élevaient en même temps leur calife au rang d'un Dieu, car ils croyaient qu'il ne péchait jamais, qu'il ne participait à aucune des faiblesses et des imperfections de l'humanité. De cette déification du calife, la secte qui dominait à cette époque et qui avait été fondée par Caisân198, affranchi d'Alî, arriva, par une conséquence logique, à la triste doctrine que la foi, la religion et la vertu consistent uniquement dans la soumission passive et l'obéissance illimitée aux ordres de l'homme-Dieu199; bizarre et monstrueuse pensée, antipathique au caractère arabe, mais éclose dans le cerveau des anciens sectateurs de Zoroastre qui, accoutumés à voir, dans leurs rois et leurs prêtres, les descendants des dieux, des génies célestes, des divinités, transportaient aux chefs de la nouvelle religion la vénération qu'ils accordaient précédemment à leurs souverains200. Car les Chiites étaient une secte essentiellement persane; ils se recrutaient de préférence parmi les affranchis201, c'est-à-dire parmi les Persans. De là vient aussi que cette secte donnait à ses croyances l'aspect formidable d'une guerre aveugle et furieuse contre la société: haïssant la nation dominante et lui enviant ses richesses, ces Persans demandaient leur part des biens d'ici-bas202. Leurs chefs, toutefois, étaient ordinairement des Arabes, qui exploitaient à leur profit la crédulité et le fanatisme de ces sectaires. A cette époque ils se laissaient guider par Mokhtâr, esprit à la fois audacieux et souple, violent et fourbe, héros et scélérat, tigre dans la colère et renard dans la réflexion. Tour à tour non-conformiste, orthodoxe – Zobairite, comme on disait alors – et Chiite, il avait passé par tous les partis, depuis celui qui représentait la démocratie jusqu'à celui qui prêchait l'absolutisme; et pour justifier ces variations continuelles, bien propres à inspirer des doutes sur sa sincérité et sa bonne foi, il s'était créé un Dieu à son image; un Dieu essentiellement variable, qui sait, qui veut, qui ordonne le lendemain le contraire de ce qu'il avait su, voulu et ordonné la veille. Cette bizarre doctrine avait pour lui encore un autre avantage: comme il se piquait de pouvoir prédire l'avenir, elle mettait ses pressentiments et ses visions à l'abri de la critique; car si l'événement ne les justifiait pas: «Dieu a changé d'avis,» disait-il203. Et pourtant, malgré les apparences contraires, nul n'était moins inconséquent, moins variable que lui. S'il changeait, il ne changeait que de moyens. Toutes ses actions avaient un seul mobile: une ambition effrénée; tous ses efforts tendaient vers un seul but: le pouvoir et la domination. Il méprisait tout ce que les autres craignaient ou vénéraient. Son esprit orgueilleux planait avec une dédaigneuse indifférence sur tous les systèmes politiques et toutes les croyances religieuses, qu'il considérait comme autant de leurres faits pour tromper la multitude, comme autant de préjugés dont un homme habile doit savoir se servir pour arriver à ses fins. Mais, quoi qu'il jouât tous les rôles avec une incomparable adresse, celui de chef des Chiites convenait le plus à son génie. Nulle autre secte n'était aussi simple et crédule, nulle autre n'avait ce caractère d'obéissance passive, qui plaisait à son humeur impérieuse.

164Raihân, fol. 187 v.
165Hamâsa, p. 317, où il faut lire Kelbî au lieu de Kilâbî; cf. p. 656.
166Raihân, fol. 187 v. Cf. Nouveau Journ. asiat., t. XIII, p. 301.
167Ibn-Khallicân, t. I, p. 323 et suiv., éd. de Slane; Ibn-No-bâta, apud Rasmussen, Additamenta ad historiam Arabum, p. 16 et suiv. du texte.
168Mobarrad, p. 699. «Plus incrédule qu'un âne,» dit le texte.
169Ibn-Khallicân, t. I, p. 325, éd. de Slane.
170Mobarrad, p. 651.
171Mobarrad, p. 588.
172Mobarrad, p. 704.
173Chahrastânî et Mobarrad, passim.
174Nouveau Journ. asiat., t. XIII, p. 543.
175Chahrastânî, p. 91.
176Chahrastânî, p. 87, 90.
177Mobarrad, p. 575.
178Mobarrad, p. 647.
179Mobarrad, p. 659.
180Mobarrad, p. 647, 648.
181Mobarrad, p. 647.
182Chahrastânî, p. 89; Mobarrad, p. 590.
183Mobarrad, p. 670.
184Mobarrad, p. 648 et ailleurs.
185Mobarrad, p. 577.
186Mobarrad, p. 661.
187Mobarrad, p. 678.
188Mobarrad, p. 680, 683.
189Comparez Ibn-Kbaldoun, t. II, fol. 171 v., avec Mobarrad, p. 688.
190Mobarrad, p. 688-690.
191Mobarrad, p. 698-700.
192Mobarrad, p. 701; cf. p. 593 et Ibn-Cotaiba, p. 203.
193Voyez mes Recherches, t. II, p. 25.
194Mobarrad, p. 623.
195Ibn-Khallicân, Fasc. IX, p. 48, éd. Wüstenfeld.
196Chahrastânî, p. 89.
197Mobarrad, p. 704.
198Quelques auteurs arabes identifient à tort Caisân avec Mokhtâr. Ce Caisân devint plus tard chef de la garde de Mokhtâr; voyez Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 176 v.
199Chahrastânî, p. 108, 109.
200De Sacy, Exposé de la religion des Druzes, t. I, Introduction, p. XXVII.
201Tabarî apud Weil, t. I, p. 378, dans la note.
202Ibn-Khaldoun, passim.
203Chahrastânî, p. 110.