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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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Un autre poète kelbite, l'un de ceux qui auparavant avaient chanté la victoire de la Prairie, adressa ces vers aux Omaiyades:

Dans un temps où vous n'aviez point de trône, nous avons précipité de celui de Damas ceux qui avaient osé s'y asseoir, et nous vous l'avons donné. Dans mainte bataille nous vous avons donné des preuves de notre dévoûment, et dans celle de la Prairie vous n'avez dû la victoire qu'à notre puissant secours. Ne payez donc pas d'ingratitude nos bons et loyaux services; auparavant vous étiez bons pour nous: gardez-vous de devenir pour nous des tyrans. Même avant Merwân, lorsque les yeux d'un émir omaiyade étaient couverts de soucis comme d'un voile épais, nous avons déchiré ce voile, de sorte qu'il a vu la lumière; quand il était déjà sur le point de succomber et qu'il grinçait les dents, nous l'avons sauvé251, et tout joyeux il s'écriait alors: Dieu est grand! Quand le Caisite fait le vantard, rappelez-lui alors la bravoure qu'il a montrée dans le champ de Dhahhâc, à l'est de Djaubar252. Là aucun Caisite ne s'est comporté en homme de cœur: tous, montés sur leurs alezans, cherchaient leur salut dans la fuite253!

Plaintes, murmures, menaces, rien ne servit aux Kelbites. Le temps de leur grandeur était passé, et passé pour toujours. Il est vrai que la politique de la cour pouvait changer, que plus tard elle changea en effet, et que les Kelbites continuèrent à jouer un rôle important, surtout en Afrique et en Espagne; mais jamais ils ne redevinrent ce qu'ils avaient été sous Merwân, la plus puissante parmi les tribus yéménites. Ce rang appartint désormais aux Azd; la famille de Mohallab avait supplanté celle d'Ibn-Bahdal. En même temps la lutte, sans rien perdre de sa vivacité, prit des proportions plus vastes: dorénavant les Caisites eurent tous les Yéménites pour ennemis.

Le règne de Walîd qui, dans l'année 705, succéda à son père Abdalmélic, mit le comble à la puissance des Caisites. «Mon fils, avait dit Abdalmélic sur son lit de mort, aie toujours le plus profond respect pour Haddjâdj; c'est à lui que tu dois le trône, il est ton épée, il est ton bras droit, et tu as plus besoin de lui qu'il n'a besoin de toi254.» Walîd n'oublia jamais cette recommandation. «Mon père, disait-il, avait coutume de dire: Haddjâdj, c'est la peau de mon front; mais moi je dis: Haddjâdj, c'est la peau de mon visage255.» Cette parole résume tout son règne, d'ailleurs plus fertile qu'aucun autre en conquêtes, en gloire militaire, car ce fut alors que le Caisite Cotaiba planta les bannières musulmanes sur les murailles de Samarcand, que Mohammed ibn-Câsim, cousin de Haddjâdj, conquit l'Inde jusqu'au pied de l'Himalaya, et qu'à l'autre extrémité de l'empire, les Yéménites, après avoir achevé la conquête du nord de l'Afrique, annexèrent l'Espagne au vaste Etat qu'avait fondé le Prophète de la Mecque. Mais pour les Yéménites, ce fut un temps désastreux, et principalement pour les deux hommes les plus marquants, mais non les plus respectables, de ce parti: Yézîd, fils de Mohallab, et Mousâ, fils de Noçair. Pour son malheur, Yézîd, chef de sa maison depuis la mort de son père, avait fourni des prétextes fort plausibles à la haine de Haddjâdj. Comme tous les membres de sa famille, la plus libérale de toutes sous le règne des Omaiyades, de même que les Barmécides l'ont été sous les Abbâsides256, il semait l'argent sur ses pas, et, voulant être heureux, et que tout le monde le fût avec lui, il gaspillait la fortune dans les plaisirs, dans l'amour des arts et dans les imprudentes largesses de sa munificence tout aristocratique. Une fois, dit-on, se trouvant en route pour faire le pèlerinage de la Mecque, il donna mille pièces d'argent à un barbier qui venait de le raser. Stupéfait d'avoir reçu une récompense si considérable, le barbier s'écria dans sa joie: «Je m'en vais de ce pas racheter ma mère d'esclavage.» Touché de son amour filial, Yézîd lui donna encore mille pièces. «Je me condamne à répudier ma femme, reprit aussitôt le barbier, si de ma vie je rase une autre personne.» Et Yézîd lui donna encore deux mille pièces257. On raconte de lui une foule de traits semblables, qui montrent tous qu'entre ses doigts prodigues l'or s'écoulait comme l'onde; mais comme il n'y a point de fortune, si énorme qu'elle soit, qui tienne contre une prodigalité poussée jusqu'à la folie, Yézîd s'était vu forcé, pour échapper à la ruine, d'usurper sur la part du calife. Condamné par Haddjâdj à restituer six millions au trésor, et ne pouvant payer que la moitié de cette somme, il fut jeté dans un cachot et cruellement torturé. Au bout de quatre ans258, il réussit à s'évader avec deux de ses frères qui partageaient sa captivité, et pendant que Haddjâdj, croyant qu'ils étaient allés mettre le Khorâsân en révolution, envoyait des courriers à Cotaiba pour lui enjoindre de se tenir sur ses gardes et d'étouffer la révolte dans son germe, ils parcouraient, guidés par un Kelbite259, le désert de Samâwa, afin d'aller implorer la protection de Solaimân, frère du calife, héritier du trône en vertu des dispositions prises par Abdalmélic, et chef du parti yéménite. Solaimân jura que tant qu'il vivrait, les fils de Mohallab n'auraient rien à craindre, s'offrit pour payer au trésor les trois millions que Yézîd n'avait pu acquitter, demanda la grâce de ce dernier et ne l'obtint qu'à grand'peine et par une espèce de coup de théâtre. Depuis lors, Yézîd resta dans le palais de son protecteur, attendant le moment où son parti reviendrait au pouvoir; et quand on lui demandait pourquoi il n'achetait point de maison: «Qu'en ferais-je? répondait-il; j'en aurai bientôt une que je ne quitterai plus: un palais de gouverneur si Solaimân devient calife, une prison s'il ne le devient pas260

L'autre Yéménite, le conquérant de l'Espagne, n'était pas, comme Yézîd, d'une lignée illustre. C'était un affranchi, et s'il appartenait à la faction alors en disgrâce, c'est que son patron, le prince Abdalazîz, frère du calife Abdalmélic et gouverneur de l'Egypte, était chaudement attaché, comme on l'a vu, à la cause des Kelbites, parce que sa mère était de cette tribu. Déjà sous le règne d'Abdalmélic, lorsqu'il était encore percepteur des contributions à Baçra, Mousâ se rendit coupable de malversation. Le calife s'en aperçut et donna l'ordre à Haddjâdj de l'arrêter. Averti à temps, Mousâ se sauva en Egypte, où il implora la protection de son patron. Celui-ci le prit sous sa sauvegarde, et se rendit à la cour afin d'arranger l'affaire. Le calife ayant exigé cent mille pièces d'or pour son indemnité, Abdalazîz paya la moitié de cette somme, et, dans la suite, il nomma Mousâ au gouvernement de l'Afrique, car à cette époque le gouverneur de cette province était nommé par le gouverneur de l'Egypte261. Après avoir conquis l'Espagne, Mousâ, gorgé de richesses, au comble de la gloire et de la puissance, continua d'usurper sur la part du calife avec la même hardiesse qu'auparavant. Il est vrai que tout le monde alors dans les finances faisait des affaires; le tort de Mousâ fut d'en faire plus qu'un autre, et de ne pas appartenir au parti dominant. Depuis quelque temps Walîd avait l'œil sur ses procédés; il lui ordonna donc de venir en Syrie rendre compte de sa gestion. Aussi longtemps qu'il le put, Mousâ éluda cet ordre; mais, forcé enfin d'y obéir, il quitta l'Espagne, et, arrivé à la cour, il essaya de désarmer la colère du calife en lui offrant des présents magnifiques. Ce fut en vain. Les haines, depuis longtemps accumulées, de ses compagnons, de Târic, de Moghîth et d'autres, débordèrent; ils l'accablaient d'accusations qui ne furent que trop bien accueillies, et le gouverneur infidèle fut chassé honteusement, séance tenante, de la salle d'audience. Le calife ne songea à rien moins qu'à le condamner à la mort; mais, quelques personnes de considération, que Mousâ avait gagnées à force d'argent, ayant demandé et obtenu qu'il eût la vie sauve, il se contenta de lui imposer une amende fort considérable262.

 

Peu de temps après, Walîd rendit le dernier soupir, laissant le trône à son frère Solaimân. La chute des Caisites fut immédiate et terrible. Haddjâdj n'était plus. «Allâh, accorde-moi de mourir avant le commandeur des croyants, et ne me donne point pour souverain un prince qui sera sans pitié pour moi263;» telle avait été sa prière et Dieu l'avait exaucée; mais ses clients, ses créatures, ses amis avaient encore tous les postes: ils furent destitués sur-le-champ et remplacés par des Yéménites. Yézîd ibn-abî-Moslim, affranchi et secrétaire de Haddjâdj, perdit le gouvernement de l'Irâc et fut jeté dans un cachot, d'où il ne sortit que cinq ans plus tard, lors de l'avénement du calife caisite Yézîd II, pour devenir aussitôt gouverneur de l'Afrique264, tant les revirements de fortune étaient rapides alors. Plus malheureux que lui, l'intrépide Cotaiba fut décapité, et l'illustre conquérant de l'Inde, Mohammed ibn-Câsim, cousin de Haddjâdj, expira dans les tortures, tandis que Yézîd, fils de Mohallab, qui, sous le règne précédent, avait été sur le point de subir le même sort, jouissait, comme favori de Solaimân, d'un pouvoir illimité.

Mousâ seul ne profita point du triomphe du parti auquel il appartenait. C'est que, dans le vain espoir de se concilier la faveur de Walîd, il avait gravement offensé Solaimân. Au moment où Mousâ arriva en Syrie, Walîd était déjà si dangereusement malade qu'on pouvait croire sa mort prochaine, et Solaimân, qui convoitait lui-même les riches présents que Mousâ ne manquerait pas d'offrir à Walîd, avait fait inviter le gouverneur à ralentir sa marche de manière qu'il n'arrivât à Damas que quand son frère serait mort et qu'il serait monté lui-même sur le trône. Mousâ n'ayant pas consenti à cette demande, et les fils de Walîd ayant hérité par conséquent des cadeaux qu'il avait faits à leur père, Solaimân lui gardait rancune265; il ne lui remit donc point l'amende à laquelle il avait été condamné, et que d'ailleurs il pouvait acquitter facilement avec l'aide de ses nombreux clients d'Espagne266 et des membres de la tribu de Lakhm, à laquelle appartenait son épouse267. Solaimân ne poussa pas plus loin sa vengeance. Il y a bien, sur le sort de Mousâ, une traînée de légendes, les unes plus touchantes que les autres, mais elles ont été inventées par des romanciers à une époque où l'on avait complétement oublié quelle était la position des partis au VIIIe siècle, et où l'on ne se souvenait plus que Mousâ jouissait, comme l'atteste un auteur aussi ancien que digne de confiance268, de la protection et de l'amitié de Yézîd, fils de Mohallab, le favori tout-puissant de Solaimân. Aucun motif, même spécieux, ne peut autoriser ces indignes rumeurs, qui ne se fondent sur aucune autorité respectable et qui se trouvent en opposition directe avec le récit circonstancié d'un auteur contemporain269.

Par une exception unique dans l'histoire des Omaiyades, le successeur de Solaimân, Omar II, n'était pas un homme de parti: c'était un respectable pontife, un saint homme qui avait en horreur les cris de la discorde et de la haine, qui remerciait Dieu de ne pas l'avoir fait vivre à l'époque où les saints de l'islamisme, où Alî, Aïcha et Moâwia se combattaient, et qui ne voulait pas même entendre parler de ces luttes funestes. Uniquement préoccupé des intérêts religieux et de la propagation de la foi, il rappelle cet excellent et vénérable pontife qui disait aux Florentins: «Ne soyez ni gibelins ni guelfes, ne soyez que chrétiens et concitoyens!» Pas plus que Grégoire X, Omar II ne réussit à réaliser son rêve généreux. Yézîd II, qui lui succéda et qui avait épousé une nièce de Haddjâdj, fut Caisite. Puis Hichâm monta sur le trône. Il favorisa d'abord les Yéménites, et, ayant remplacé plusieurs gouverneurs que son prédécesseur avait nommés, par des hommes de cette faction270, il permit à ceux qui remontaient au pouvoir de persécuter cruellement ceux qui venaient de le perdre271; mais quand, pour des raisons que nous exposerons plus loin, il se fut déclaré pour l'autre parti, les Caisites prirent leur revanche, surtout en Afrique et en Espagne.

Comme la population arabe de ces deux pays était presque exclusivement yéménite, ils étaient d'ordinaire assez tranquilles quand ils étaient gouvernés par des hommes de cette faction; mais, sous des gouverneurs caisites, ils devenaient le théâtre des violences les plus atroces. C'est ce qui arriva après la mort de Bichr le Kelbite, gouverneur de l'Afrique. Avant de rendre le dernier soupir, ce Bichr avait confié le gouvernement de la province à un de ses contribules, qui se flattait, à ce qu'il semble, que le calife Hichâm le nommerait définitivement gouverneur. Son espoir fut trompé: Hichâm nomma le Caisite Obaida, de la tribu de Solaim. Le Kelbite en fut informé; mais il se croyait assez puissant pour pouvoir se soutenir les armes à la main.

C'était un vendredi matin du mois de juin ou de juillet de l'année 728. Le Kelbite venait de s'habiller et était sur le point de se rendre à la mosquée pour y présider à la prière publique, lorsque tout à coup ses amis se précipitent dans sa chambre, en criant: «L'émir Obaida vient d'entrer dans la ville!» Atterré du coup, le Kelbite, d'abord plongé dans une stupeur muette, ne recouvre la parole que pour s'écrier: «Dieu seul est puissant! L'heure du jugement dernier arrivera aussi inopinément!» Ses jambes refusent de le porter; glacé d'effroi, il tombe à terre.

Obaida avait compris que, pour faire reconnaître son autorité, il lui fallait surprendre la capitale. Heureusement pour lui, Cairawân n'avait point de murailles, et, marchant avec ses Caisites par des chemins détournés et dans le plus profond silence, il y était entré à l'improviste, tandis que les habitants de la ville le croyaient encore en Egypte ou en Syrie.

Maître de la capitale, il sévit contre les Kelbites avec une cruauté sans égale. Après les avoir fait jeter dans des cachots, il les mit à la torture, et, afin de contenter la cupidité de son souverain, il leur extorqua des sommes inouïes272.

Vint le tour de l'Espagne, pays dont le gouverneur était nommé alors par celui de l'Afrique, mais qui jusque-là n'avait obéi qu'une seule fois à un Caisite. Après avoir échoué dans ses premières tentatives, Obaida y envoya, dans le mois d'avril de l'année 729, le Caisite Haitham, de la tribu de Kilâb273, en menaçant les Arabes d'Espagne des châtiments les plus rigoureux au cas où ils oseraient s'opposer aux ordres de leur nouveau gouverneur. Les Yéménites murmuraient, peut-être même conspiraient-ils contre le Caisite; celui-ci le croyait du moins, et, agissant sur les instructions secrètes d'Obaida, il fit jeter en prison les chefs de ce parti, leur arracha par d'horribles tortures l'aveu d'un complot, et leur fit couper la tête. Parmi ses victimes se trouvait un Kelbite qui, à cause de son origine illustre, de ses richesses et de son éloquence, jouissait d'une haute considération; c'était Sad, fils de ce Djauwâs274 qui, dans ses vers, avait si énergiquement reproché au calife Abdalmélic son ingratitude envers les Kelbites, dont la bravoure dans la bataille de la Prairie avait décidé du sort de l'empire et procuré le trône à Merwân. Le supplice de Sad fit frémir les Kelbites d'indignation, et quelques-uns d'entre eux, tels qu'Abrach, le secrétaire de Hichâm275, qui n'avaient pas perdu toute influence à la cour, l'employèrent si bien que le calife consentit à envoyer en Espagne un certain Mohammed, avec l'ordre de punir Haitham et de donner le gouvernement de la province au Yéménite Abdérame al-Ghâfikî qui jouissait d'une grande popularité. Arrivé à Cordoue, Mohammed n'y trouva pas Abdérame, qui s'était caché pour se dérober aux poursuites du tyran; mais, ayant fait arrêter Haitham, il lui fit donner des coups de courroie et raser la tête, ce qui était alors l'équivalent de la peine de la flétrissure; puis, l'ayant fait charger de fers et placer sur un âne, la tête en arrière et les mains liées sur le dos, il ordonna de le promener par la capitale. Quand cet arrêt eut été exécuté, il le fit passer en Afrique, afin que le gouverneur de cette province prononçât sur son sort. Mais on ne pouvait attendre d'Obaida qu'il punirait à son tour celui qui n'avait agi que sur les ordres qu'il lui avait donnés lui-même. De son côté, le calife croyait avoir donné aux Kelbites une satisfaction suffisante, bien qu'ils poussassent plus loin leurs exigences, la mort de Sad ne pouvant être expiée, d'après les idées arabes, que par celle de son meurtrier. Hichâm envoya donc à Obaida un ordre tellement ambigu, que celui-ci put l'interpréter à l'avantage de Haitham276. Ce fut pour les Kelbites un grand désappointement; mais ils ne se laissèrent pas décourager, et un de leurs chefs les plus illustres, Abou-'l-Khattâr, qui avait été l'ami intime de Sad, et qui, dans la prison où l'avait jeté Obaida, avait amassé contre ce tyran, et contre les Caisites en général, des trésors de haine, composa ce poème destiné à être remis au calife:

 

Vous permettez aux Caisites de verser notre sang, fils de Merwân; mais si vous persistez à refuser de nous faire justice, nous en appellerons au jugement de Dieu, qui sera plus équitable pour nous. On dirait que vous avez oublié la bataille de la Prairie et que vous ignorez qui vous a procuré la victoire alors; pourtant, c'était nos poitrines qui vous servaient de boucliers contre les lances ennemies, et vous n'aviez alors que nous pour cavaliers et pour fantassins. Mais depuis que vous avez obtenu le but de vos désirs, et que, grâce à nous, vous nagez dans les délices, vous affectez de ne pas nous apercevoir; voilà comment, depuis aussi longtemps que nous vous connaissons, vous en agissez constamment avec nous. Mais aussi, gardez-vous de vous livrer à une sécurité trompeuse quand la guerre se rallumera et que vous sentirez le pied vous glisser sur votre échelle de corde; il se peut qu'alors les cordes que vous croyiez solidement tordues, se détordent… Cela s'est vu maintes fois…

Ce fut le Kelbite Abrach, secrétaire de Hichâm, qui se chargea de lui réciter ces vers; et la menace d'une guerre civile eut tant d'effet sur le calife, qu'il prononça à l'instant même la destitution d'Obaida, en s'écriant avec une colère feinte ou vraie: «Que Dieu maudisse ce fils d'une chrétienne, qui ne s'est point conformé à mes ordres277

X

La lutte des Yéménites et des Caisites ne resta pas sans influence sur le sort des peuples vaincus, car à leur égard, et principalement pour ce qui concerne les contributions, chacun des deux partis avait des principes différents, et sous ce rapport, comme sous bien d'autres, c'était Haddjâdj qui avait tracé à son parti la route à suivre. On sait qu'en vertu des dispositions de la loi, les chrétiens et les juifs qui vivent sous la domination musulmane, sont dispensés, aussitôt qu'ils ont embrassé l'islamisme, de payer au trésor la capitation imposée à ceux qui persévèrent dans la foi de leurs ancêtres. Grâce à cette amorce offerte à l'avarice, l'Eglise musulmane recevait chaque jour dans son giron une foule de convertis qui, sans être complétement convaincus de la vérité de ses doctrines, se préoccupaient avant tout d'argent et d'intérêts mondains. Les théologiens se réjouissaient de cette rapide propagation de la foi; mais le trésor en souffrait énormément. La contribution de l'Egypte, par exemple, s'élevait encore, sous le califat d'Othmân, à douze millions; mais peu d'années après, sous le califat de Moâwia, lorsque la plupart des Coptes eurent embrassé l'islamisme, elle était tombée à cinq millions278. Sous Omar II elle tomba plus bas encore; mais ce pieux calife ne s'en inquiétait pas, et quand un de ses lieutenants lui envoya ce message: «Si cet état de choses se prolonge en Egypte, tous les dhimmîs se feront musulmans, et l'on perdra ainsi les revenus qu'ils rapportent au trésor de l'Etat,» il lui répondit: «Je serais bien heureux si les dhimmîs se faisaient tous musulmans, car Dieu a envoyé son Prophète comme apôtre et non comme collecteur d'impôts279.» Haddjâdj pensait autrement. Il s'intéressait peu à la propagation de la foi et il était obligé, pour conserver les bonnes grâces du calife, de remplir le trésor. Il n'avait donc point accordé aux nouveaux musulmans de l'Irâc l'exemption de payer la capitation280. Les Caisites imitaient constamment et partout l'exemple qu'il leur avait donné, et en outre, ils traitaient les vaincus, musulmans ou non, avec une morgue insolente et une dureté extrême. Les Yéménites au contraire, s'ils ne se conduisaient pas toujours envers ces malheureux avec plus d'équité et de douceur alors qu'ils étaient au pouvoir, associaient du moins, quand ils étaient dans l'opposition, leur voix à celle des opprimés pour blâmer l'esprit de fiscalité qui animait leurs rivaux. Aussi les peuples vaincus, quand ils voyaient les Yéménites revenir au pouvoir, se promettaient des jours filés d'or et de soie; mais leur espoir fut souvent trompé, car les Yéménites ne furent ni les premiers ni les derniers libéraux qui aient éprouvé que, quand on est dans l'opposition, il est facile de crier contre les impôts, d'exiger la réforme du système financier, de la promettre pour le cas où l'on parviendra aux affaires, mais que, quand on y est parvenu, il est bien difficile de tenir ses promesses. «Je me trouve dans une situation assez embarrassante, disait le chef des Yéménites, Yézîd, fils de Mohallab, quand Solaimân l'eut nommé gouverneur de l'Irâc; toute la province a mis en moi son espoir; elle me maudira comme elle a maudit Haddjâdj, si je la force à payer les mêmes tributs que par le passé, mais, d'un autre côté, Solaimân sera mécontent de moi s'il ne reçoit pas autant de contributions qu'en recevait son frère lorsque Haddjâdj était gouverneur de la province.» Pour sortir d'embarras, il eut recours à un expédient assez original. Ayant déclaré au calife qu'il ne pouvait se charger de lever les impôts, il lui fit prendre la résolution de confier cette besogne odieuse à un homme du parti qui venait de succomber281.

On ne peut nier d'ailleurs qu'il n'y eût parmi les Yéménites des hommes extrêmement souples qui transigeaient sans peine avec leurs principes, et qui, pour conserver leurs postes, servaient leur maître, qu'il fût yéménite ou caisite, avec un dévoûment égal et une docilité à toute épreuve. Le Kelbite Bichr peut être considéré comme le type de cette classe d'hommes, qui devenaient de moins en moins rares au fur et à mesure que les mœurs se corrompaient et que l'amour de la tribu cédait le pas à l'ambition et à la soif des richesses. Nommé gouverneur de l'Afrique par le caisite Yézîd II, ce Bichr envoya en Espagne un de ses contribules, nommé Anbasa, qui fit payer aux chrétiens de ce pays un double tribut282; mais lorsque le yéménite Hichâm fut monté sur le trône, il y envoya un autre de ses contribules, nommé Yahyâ, qui restitua aux chrétiens tout ce qu'on leur avait injustement enlevé. Un auteur chrétien de ce temps-là va même jusqu'à dire que ce gouverneur terrible (telle est l'épithète qu'il lui donne) eut recours à des mesures cruelles pour forcer les musulmans à rendre ce qui ne leur appartenait pas283.

En général, cependant, les Yéménites étaient moins durs que leurs rivaux envers les vaincus, et par conséquent ils leur étaient moins odieux. Le peuple de l'Afrique surtout, ce mélange, cette agglomération de populations hétérogènes que les Arabes trouvèrent établies depuis l'Egypte jusqu'à la mer Atlantique et que l'on désigne par le nom de Berbers, avait pour eux une prédilection marquée. C'était une race fière, aguerrie et extrêmement jalouse de sa liberté. Sous plusieurs rapports, comme Strabon284 l'a déjà remarqué, les Berbers ressemblaient aux Arabes. Nomades sur un territoire limité, comme les fils d'Ismaël; faisant la guerre de la même façon qu'eux, ainsi que le disait Mousâ ibn-Noçair285 qui contribua tant à les soumettre; accoutumés, comme eux, à une indépendance immémoriale, car la domination romaine avait été ordinairement restreinte à la côte; ayant, enfin, la même organisation politique, c'est-à-dire la démocratie tempérée par l'influence des familles nobles, ils devinrent pour les Arabes, quand ceux-ci tentèrent de les assujettir, des ennemis bien autrement redoutables que ne l'avaient été les soldats mercenaires et les sujets opprimés de la Perse et de l'empire byzantin. Chaque succès, les agresseurs le payèrent d'une défaite sanglante. Au moment même où ils parcouraient le pays en triomphateurs jusqu'aux bords de l'Atlantique, ils se voyaient tout à coup enveloppés et taillés en pièces par des hordes innombrables comme le sable du Désert. «Conquérir l'Afrique est chose impossible, écrivait un gouverneur au calife Abdalmélic; à peine une tribu berbère a-t-elle été exterminée, qu'une autre vient prendre sa place.» Pourtant les Arabes, malgré la difficulté de cette entreprise, et peut-être même à cause des obstacles qu'ils rencontraient à chaque pas et que l'honneur leur commandait de surmonter, quoi qu'il en coûtât, s'obstinèrent à cette conquête avec un courage admirable et une opiniâtreté sans égale. Au prix de soixante-dix ans d'une guerre meurtrière, la soumission des Africains fut obtenue, en ce sens qu'ils consentirent à déposer les armes pourvu qu'on ne se targuât jamais avec eux des droits acquis, qu'on ménageât leur fierté chatouilleuse, et qu'on les traitât, non pas en vaincus, mais en égaux, en frères. Malheur à celui qui avait l'imprudence de les offenser! Dans son fol orgueil, le Caisite Yézîd ibn-abî-Moslim, l'ancien secrétaire de Haddjâdj, voulut les traiter en esclaves: ils l'assassinèrent; et tout caisite qu'il était, le calife Yézîd II fut assez prudent pour ne pas exiger la punition des coupables et pour envoyer un Kelbite gouverner la province. Moins prévoyant que son prédécesseur, Hichâm provoqua une insurrection terrible qui, de l'Afrique, se communiqua à l'Espagne.

Yéménite au commencement de son règne et par conséquent assez populaire286, Hichâm avait fini par se déclarer pour les Caisites, parce qu'il les savait disposés à contenter sa passion dominante, la soif de l'or. Leur ayant donc livré les provinces qu'ils savaient pressurer si bien, il en tira plus d'argent qu'aucun de ses ancêtres287; et quant à l'Afrique, il en confia le gouvernement, dans l'année 734, un an et demi après la destitution d'Obaida288, au Caisite Obaidallâh.

Ce petit-fils d'un affranchi n'était pas un homme vulgaire. Il avait reçu une éducation solide et brillante, de manière qu'il savait par cœur les poèmes classiques et les récits des guerres du vieux temps289. Dans son attachement aux Caisites, il y avait une pensée noble et généreuse. N'ayant trouvé en Egypte que deux petites tribus caisites, il y fit venir mille et trois cents pauvres familles de cette race et se donna tous les soins possibles pour faire prospérer cette colonie290. Son respect pour la famille de son patron avait quelque chose de touchant: au milieu des grandeurs et au comble de la puissance, loin de rougir de son humble origine, il proclamait hautement ses obligations envers le père d'Ocba, qui avait affranchi son aïeul; et quand il fut gouverneur d'Afrique et qu'Ocba fut venu lui rendre visite, il le fit asseoir à ses côtés et lui témoigna tant de respect que ses fils, dans leur vanité de parvenus, s'en indignèrent. «Quoi! lui dirent-ils quand ils se trouvèrent seuls avec lui; vous faites asseoir ce Bédouin à vos côtés, en présence de la noblesse et des Coraichites, qui s'en tiendront offensés sans doute, et qui vous en voudront! Comme vous êtes un vieillard, personne ne se montrera cruel envers vous, et peut-être la mort vous mettra-t-elle bientôt à l'abri de toute intention hostile; mais nous, vos fils, nous avons à craindre que la honte de ce que vous avez fait ne retombe sur nous. Et qu'arrivera-t-il si le calife apprend ce qui s'est passé? Ne se mettra-t-il pas en colère quand il saura que vous avez fait plus d'honneur à un tel homme qu'aux Coraichites? – Vous avez raison, mes fils, leur répondit Obaidallâh; je ne trouve rien pour m'excuser, et je ne ferai plus ce que vous me reprochez.» Le lendemain matin il fit venir Ocba et les nobles dans son palais. Il les traita tous avec respect, mais il donna la place d'honneur à Ocba, et, s'étant assis à ses pieds, il fit venir ses fils. Quand ceux-ci furent entrés dans la salle et qu'ils contemplèrent ce spectacle avec surprise, Obaidallâh se leva, et, après avoir glorifié Dieu et son prophète, il rapporta aux nobles les discours que ses fils avaient tenus la veille, et continua en ces termes: «Je prends Dieu et vous tous à témoin, bien que Dieu seul suffise, quand je déclare que cet homme que voici, est Ocba, fils de ce Haddjâdj qui a donné la liberté à mon grand-père. Mes fils ont été séduits par le démon, qui leur a inspiré un fol orgueil; mais j'ai voulu donner à Dieu la preuve que moi du moins, je ne suis point coupable d'ingratitude et que je sais ce que je dois à l'Eternel ainsi qu'à cet homme-là. J'ai voulu faire cette déclaration en public, parce que je craignais que mes fils n'en vinssent à nier un bienfait de Dieu, à désavouer cet homme et son père pour leurs patrons; ce qui aurait eu pour suite inévitable qu'ils auraient été maudits par Dieu et par les hommes, car j'ai appris que le Prophète a dit: «Maudit celui qui prétend appartenir à une famille à laquelle il est étranger, maudit celui qui renie son patron.» Et l'on m'a raconté aussi qu'Abou-Becr a dit: «Désavouer un parent même éloigné, ou se prétendre issu d'une famille à laquelle on n'appartient pas, c'est être ingrat envers Dieu»… Mes fils, comme je vous chéris autant que moi-même, je n'ai point voulu vous exposer à la malédiction du Ciel et des hommes. Vous m'avez dit encore que le calife se fâchera contre moi, s'il apprend ce que j'ai fait. Rassurez-vous; le calife, à qui Dieu veuille accorder une longue vie, est trop magnanime, il sait trop bien ce qu'il doit à Dieu, il connaît trop bien ses devoirs, pour que j'aie à craindre d'avoir excité son courroux en remplissant les miens; je me tiens persuadé au contraire, qu'il approuvera ma conduite.» – «Bien parlé! cria-t-on de toutes parts, vive notre gouverneur!» Et les fils d'Obaidallâh, honteux d'avoir eu à essuyer une si grande humiliation, gardèrent un morne silence. Puis Obaidallâh, s'adressant à Ocba: «Seigneur, lui dit-il, mon devoir est d'obéir à vos ordres. Le calife m'a confié un vaste pays; choisissez pour vous quelle province vous voudrez.» Ocba choisit l'Espagne. «Mon plus grand désir, c'est de prendre part à la guerre sainte, dit-il, et c'est là que je pourrai le satisfaire291

251Le commentateur Tibrîzî a mal expliqué ce vers, parce qu'il n'a pas remarqué que, par une licence poétique, naffasna s'y trouve employé au lieu de naffasnâ; comparez Ibn-Cotaiba, p. 201, l. 18, et dans le Hamâsa, p. 263, l. 6 et 7, où l'on trouve talana et naaina au lieu de talanâ et de naainâ, comme il résulte de la 11e ligne de cette page.
252C'est-à-dire, dans la bataille de la Prairie.
253Hamâsa, p. 656-659.
254Soyoutî, Tarîkh al-kholafâ, p. 221, éd. Lees.
255Historia Khalifatus al-Walîdi, éd. Anspach, p. 13.
256Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 107, éd. Wüstenfeld.
257Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 105.
258Ibn-Khaldoun, fol. 196 v.
259Le même, ibid.
260Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 112-115.
261Ibn-Adhârî, t. I, p. 24, 25.
262Isidore, c. 38, 40.
263Tabarî, apud Weil, t. I, p. 553.
264Abou-Alî Tanoukhî, Al-faradjo bada's-chiddati, man. de Leyde 61, p. 73.
265Ibn-Habîb, man. d'Oxford, p. 153.
266Isidore, c. 40. Pro multâ opulentiâ, dit cet auteur, parvum impositum onus existimat, atque mirâ velocitate impositum pondus exactat.
267Akhbâr madjmoua, fol. 62 r.
268Belâdhorî, man. de Leyde, p. 270.
269Cet auteur est Isidore de Béja.
270Dans le Khorâsân, par exemple, le Caisite Moslim al-Kilâbî fut remplacé par le Yéménite Asad al-Casrî.
271Voir Abou-'l-mahâsin, t. I, p. 288.
272Ibn-Adhârî, t. I, p. 36; Ibn-al-Abbâr, p. 47, 49.
273Moharram 111. Ibn-Bachcowâl, apud Maccarî, t. II, p. 10. Il faut lire Kilâbî comme on trouve chez Maccarî, chez Ibn-Khaldoun etc., non Kinânî, comme on lit chez d'autres écrivains. Dans l'écriture arabe il est facile de confondre ces deux noms.
274Voyez , à la fin de ce volume.
275Voyez Ibn-al-Abbâr, p. 49, et Weil, t. I, p. 654.
276Isidore, c. 57.
277Voyez mes Notices sur quelques manuscrits arabes, p. 47-49, 257, et Ibn-Adhârî, t. I, p. 36, 37.
278Ahmed ibn-abî-Yacoub, Kitâb al-boldân, fol. 69 v.
279Journ. asiat., IVe série, t. XVIII, p. 433.
280Nowairî, dans le Journ. asiat., IIIe série, t. XI, p. 580.
281Ibn-Khallicân, Fasc. X, p. 116, éd. Wüstenfeld; Ibn-Khaldoun, fol. 199 r.
282Isidore, c. 52.
283Isidore, c. 54.
284II, 18.
285Ibn-Adhârî, t. II, p. 20.
286Qui Hiscam primordio suæ potestatis satis se modestum ostendens. Isidore, c. 55.
287Isidore, c. 57.
288Chez Ibn-Adhârî (t. I, p. 37) il faut lire: un an et six mois (Chauwâl 114 – Rebî II 116).
289Ibn-Adhârî, t. I, p. 38.
290Macrîzî, Des tribus arabes venues en Egypte, p. 39, 40, éd. Wüstenfeld.
291Akhbâr madjmoua, fol. 60 r. -61 r.