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Chronique de 1831 à 1862. T. 1

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M. de Talleyrand a ajouté, au sujet de la quittance de Mirabeau, que, la regardant comme un papier de famille et ne se sentant pas en droit de la garder, il l'avait remise à Louis XVIII lui-même et qu'il ignorait ce qu'elle était devenue.

Londres, 21 juin 1834.– M. de Talleyrand avait plus de cinquante-cinq ans lorsqu'il a commencé à écrire ses Mémoires ou plutôt un petit volume sur M. le duc de Choiseul. Partant en 1809 pour les eaux de Bourbon-l'Archambault, il demanda à Mme de Rémusat de lui prêter un livre à lire en route: elle lui donna l'Histoire du dix-huitième siècle, par Lacretelle, ouvrage inexact et incomplet. M. de Talleyrand, impatienté des erreurs et de l'ignorance qu'il y trouvait, mit les loisirs des eaux à profit pour tracer un tableau rapide, vrai et parfaitement vif et animé d'une des époques particulièrement dénaturées par Lacretelle. L'extrême plaisir que ce petit morceau fit aux personnes qui en eurent connaissance et l'intérêt que M. de Talleyrand trouva à l'écrire, lui donnèrent l'idée de grouper les événements subséquents autour d'un autre personnage qu'il avait beaucoup connu; il fit alors son morceau sur M. le duc d'Orléans, non moins curieux que le premier, mais qu'il a, depuis, refondu aux trois quarts dans ses propres Mémoires. Ceux-ci vinrent, tout naturellement, compléter, par des souvenirs plus personnels encore, les récits des deux époques, dont l'une avait vu préparer, et l'autre s'accomplir, la crise dans laquelle M. de Talleyrand a pris sa place historique. C'est pendant les quatre années de sa disgrâce près de l'Empereur Napoléon qu'il a le plus, et j'ajouterais, le plus brillamment écrit. De 1814 à 1816, il n'a presque rien fait pour ses Mémoires; plus tard, et jusqu'en 1830, il a revu, corrigé, ajouté, complété; il a lié son morceau sur Erfurth et un autre sur la catastrophe d'Espagne, qui a conduit Ferdinand VII à Valençay, au corps principal de ses Mémoires; il les a poussés jusqu'après la Restauration, mais toute sa correspondance durant le Congrès de Vienne, dont les originaux sont aux Affaires étrangères, et qui forme un curieux document, lui ayant été soustraite (c'est-à-dire les copies), il s'est trouvé sans matériaux et sans notes pour cette époque intéressante, et cela se sent parfois dans les Mémoires.

En général, il est fâcheux que M. de Talleyrand n'ayant jamais fait de journal ou pris des notes, et ayant la plus monstrueuse incurie et négligence pour ses papiers, se soit trouvé, le jour où il a voulu rassembler ses souvenirs, sans aucun autre moyen de les retrouver et d'en suivre exactement les détails, que sa mémoire, fort bonne assurément, mais nécessairement trop surchargée pour ne pas laisser quelquefois des lacunes regrettables23.

J'ai souvent entendu M. de Talleyrand raconter des anecdotes très piquantes, qui sont omises dans ses Mémoires, parce que, dans le moment où il écrivait, il n'y songeait plus. J'ai eu, moi-même, le tort de ne pas les écrire à mesure, et de m'en fier aussi à ma seule mémoire et la mémoire est souvent bien trompeuse pour soi-même et insuffisante pour les autres.

M. de Talleyrand a fait, malheureusement, trop souvent, et à toute sorte de monde, la lecture de ses Mémoires ou plutôt de telle ou telle partie de ses Mémoires; il les a dictés et fait recopier, tantôt à l'un, tantôt à l'autre: cela en a publié l'existence et a éveillé l'inquiétude politique des uns, la jalousie littéraire des autres; l'infidélité, la cupidité ont spéculé sur leur importance. On assure, et je suis portée à le croire, que plusieurs copies tronquées et envenimées par l'esprit libellique et haineux de ceux qui les possèdent, existent et doivent être publiées un jour; ce serait un malheur, non seulement à propos des mauvaises passions que cela mettrait en jeu, mais aussi parce que ces copies infidèles ôteraient du mérite, de la nouveauté et de la curiosité aux Mémoires authentiques, lorsqu'un jour ils paraîtront. Ils seront comme déflorés d'avance.

Je n'en connais pas de moins libelliques que ceux-ci. Je ne dis pas qu'il ne s'y retrouve parfois de cette malice fine et gaie, qui est si naturelle à l'esprit de M. de Talleyrand, mais il n'y a rien de méchant, rien d'insultant; moins de scandale que dans aucun écrit de ce genre. Les femmes, qui ont tenu cependant tant de place dans les habitudes sociales de M. de Talleyrand, sont traitées par lui avec respect, ou au moins avec grâce, mesure et indulgence. On voit qu'il est resté reconnaissant du charme qu'elles ont répandu sur son existence; et si, un jour, les hommes graves trouvent ces Mémoires incomplets pour l'histoire, si les hommes curieux n'y trouvent pas toutes les révélations qu'ils y cherchaient, ils pourront peut-être en accuser l'insouciante paresse de M. de Talleyrand; mais les femmes devront toujours lui savoir gré de cette retenue de bon ton qui a refusé à l'insolence, à la grossièreté, au cynisme des publicistes libelliques du temps actuel, de nouvelles armes pour calomnier ou médire.

Londres, 22 juin 1834.– Sir Robert Peel, chez lequel j'ai dîné hier, me faisait observer que M. Dupin, qui y dînait aussi, ressemblait bien plus à un Américain qu'à un Français. C'est à peu près le plus mauvais compliment qui puisse sortir de la bouche d'un Anglais bien élevé! Sir Robert Peel m'a paru être tout particulièrement in good spirits. Le soin qu'il a mis à me questionner sur les membres du ministère français, et à insister sur son goût et son admiration pour M. de Talleyrand, m'a fait penser qu'il pouvait bien y avoir là quelque idée d'être bientôt en position d'avoir des affaires à traiter directement avec eux. J'ai demandé à sir Robert Peel s'il trouvait les allures et le ton de discussion changés, depuis le Parlement réformé. Il m'a répondu que oui, jusqu'à un certain point; mais que ce qui le frappait surtout, c'était le manque absolu de talents nouveaux, dans cette nouvelle émission de membres, dans la Chambre des Communes. Il m'a semblé en être au moins aussi satisfait que surpris; il a, en effet, de fort bonnes raisons pour désirer que les anciennes célébrités parlementaires ne soient pas effacées.

Sa maison est une des plus jolies, des mieux arrangées, des plus heureusement situées de Londres; pleine de beaux tableaux, de meubles précieux, sans faste, sans ostentation; le meilleur goût a présidé à tout et ne laisse percevoir aucune trace de l'obscure origine de sir Robert. La modeste et noble figure de lady Peel, le calme et la douceur de ses manières, les intelligentes figures de ses enfants, le luxe des fleurs dont la maison est parfumée, le grand balcon d'où on domine la Tamise, d'où on aperçoit Saint-Paul et Westminster, tout ajoute à l'ensemble et le rend aussi agréable que complet. Hier, par une belle soirée, vraiment chaude, avec la double lumière d'un beau clair de lune, et du gaz éclairant tant d'édifices et de ponts, dont les arches se reflétaient dans la rivière, on pouvait se croire partout ailleurs que dans la brumeuse Angleterre.

Londres, 23 juin 1834.– Lord Clanricarde, gendre de M. Canning, qui avait une place dans la maison du Roi, a donné sa démission, par humeur de n'avoir pas les Postes, qu'on a donné à lord Conyngham.

Le grand dîner conservatif de la Cité, d'avant-hier, a été remarquable surtout par la présence du duc de Richmond et sa réponse au Lord-maire, lorsque celui-ci a porté la santé du duc de Wellington et des nobles Pairs présents; le duc de Richmond a répondu par une sorte de profession de foi de son attachement to Church and State, et, lorsque le Lord-maire a porté la santé du comte de Surrey, fils aîné du duc de Norfolk, membre de la Chambre des communes, mais qui n'est pas conservatif et qui est catholique, le Comte a répondu qu'il avait la conviction que la Chambre des communes ne se montrerait pas moins zélée que la Chambre Haute, pour le maintien de l'Église; oui, de l'Église et de l'ancienne constitution du pays. Les applaudissements ont été immenses.

Il paraît que tout tend, de plus en plus, à rapprocher M. Stanley de sir Robert Peel, et qu'on espère que cette réunion, qui est déjà fort avancée, amènera une dissolution du Cabinet actuel; mais on ne veut pas de trop brusques transitions, pour ne pas effaroucher John Bull, qui n'aime pas les Cabinets de coalition.

Londres, 25 juin 1834.– Il y a, chaque année, dans les grandes villes des Comtés d'Angleterre, ce qu'on appelle ici des musical festivals: on y exécute, en général, de grands oratorios; les artistes célèbres, de tous les pays, y sont appelés et payés très chèrement. Ces fêtes durent plusieurs jours; tout le beau monde se rend des différents points du Comté au chef-lieu; cela se passe dans les églises, où on se rassemble le matin, et les soirées sont consacrées à des divertissements plus mondains. Ces fêtes sont, après les courses de chevaux, ce qui attire le plus de monde.

A Londres, ce festival n'a lieu que tous les cinquante ans: c'était hier cet anniversaire. Toute la Cour y a été, solennellement, et doit y retourner les trois autres jours. Westminster était rempli, et quoique moins imposant qu'au couronnement du Roi, le coup d'œil était cependant fort brillant encore; les arrangements bien pris, point de foule, ni d'embarras; c'était très bien. Le nombre des musiciens était énorme: tant chanteurs qu'instrumentistes, il y en avait sept cents. Mais, malheureusement, l'église de Westminster est si haute, et construite si en opposition avec tout effet musical, que ce nombre prodigieux de voix et d'instruments qui, disait-on, ferait crouler l'édifice, ne le remplissait même pas assez. C'est surtout pendant la première partie de la Création, de Haydn, que c'était extrêmement sensible. Le Samson, de Haendel, d'une création plus large et plus puissante, convenait mieux à la circonstance. La Marche funèbre m'a fait beaucoup d'impression, et l'air de la fin, chanté par miss Stevens, avec accompagnement obligé de trompettes admirablement exécuté, a été une belle chose. Mais le grand tort, pour l'effet général, a été d'avoir placé les chanteurs si bas, que leurs voix étaient perdues, avant d'avoir pu s'élever vers la voûte, et d'y avoir trouvé leur point de répulsion. Je crois, aussi, que l'orgue peut, seul, suffisamment remplir les vastes cathédrales; tous les orchestres du monde restent maigres, et hors du style voulu, et j'ai regretté qu'on ne l'eût pas employé hier, pour l'effet de l'ensemble, qui aurait été plus riche et plus frappant. J'ai été jusqu'à trouver quelque chose de choquant à cette musique de concert dans une église; cela m'a produit l'effet que pourrait faire un éloge académique, quelque noble et beau qu'il pût être, en chaire, à la place d'une oraison funèbre.

 

Londres, 24 juin 1834.– M. de Talleyrand disait hier, à propos de quelques Français: «C'est prodigieux, ce que la vanité dévore d'esprit.» Il me semble que rien n'est plus vrai, surtout dans l'application qu'il en faisait.

On annonce à M. de Talleyrand l'ordre du Sauveur, de Grèce, et celui du Christ, de Portugal. A l'occasion de ce dernier, il m'a raconté que, du temps de l'Empire, lorsque les ordres pleuvaient sur lui de toutes parts, le comte de Ségur, grand maître des cérémonies, se montrant un peu triste de n'en recevoir aucun, M. de Talleyrand pria l'Empereur de lui permettre de donner à M. de Ségur celui du Christ, qu'il venait de recevoir; ce qui fut fait, et à la grande satisfaction de M. de Ségur, qui, depuis, ne manquait jamais de se parer de son grand cordon.

Londres, 2 juin 1834.– Feu lord Castlereagh parlait un français très original: il disait à Mme de Lieven que ce qui lui faisait trouver le plus de plaisir dans sa conversation, c'est que son esprit devenait liquide près d'elle; et lui parlant, un jour, de l'union qui régnait entre les grandes puissances, il lui dit qu'il était charmé qu'elles fussent toutes dans le même potage, traduction un peu trop littérale de l'anglais, in the same mess!

J'ai causé longtemps, hier, avec mon cousin Paul Medem; il comprend fort bien les difficultés de sa position, qui commencent par les regrets si vifs qu'éprouvent M. et Mme de Lieven à lui céder la place. Ce qui les aplanira en partie, c'est la recommandation fort sage de l'Empereur de Russie, de rester parfaitement étranger à la politique intérieure de l'Angleterre, de ne se faire ni whig, ni tory; et, à cette occasion, il m'a dit aussi que le vrai motif qui l'avait fait préférer à Matuczewicz, pour succéder à M. de Lieven, c'était la couleur marquée et tranchante que celui-là avait pris en Angleterre, où il avait fait de la politique anglaise comme John Bull lui-même.

Londres, 28 juin 1834.– Le Roi d'Angleterre est souffrant, et la hâte qu'il avait de voir partir la Reine s'est, tout à coup, changée en un vif regret de son éloignement. Elle a fait alors l'impossible pour qu'il lui permît de rester, mais le Roi a répondu qu'il était trop tard pour changer d'avis, que tout était prêt, il fallait partir; que de rester maintenant prêterait à mille conjectures fâcheuses qu'il fallait éviter; «d'ailleurs», a-t-il ajouté, «s'il y a bientôt quelque changement ministériel, il vaut mieux que vous soyez absente, pour qu'on ne puisse pas dire, comme on l'a fait il y a quelques années, que vous m'aviez influencé.» Le Roi a dit, le même jour, en parlant de ses ministres: «I am tired to death by those people,» et, sur l'observation qu'il était alors bien singulier qu'il les gardât, il a répliqué, avec assez de bon sens: «Mais lorsque, il y a deux ans, j'ai appelé les tories, ils m'ont planté là au bout de vingt-quatre heures et m'ont rejeté aux whigs; c'est ce qui ne doit pas arriver une seconde fois; aussi ne ferai-je plus rien, ni pour ni contre, et je les laisse se débattre comme ils l'entendent.» Et cela n'arriverait plus comme la dernière fois, car c'est le refus de sir Robert Peel d'entrer alors au ministère, qui a fait échouer la combinaison; aujourd'hui, il est prêt à accepter l'héritage, et le public assez bien préparé à le lui voir saisir.

Il est fort question de la guerre intestine du Cabinet. Il paraît que lord Lansdowne ne veut pas rester avec M. Ellice, surtout après la déclaration faite par celui-ci, qu'il partageait les principes de M. O'Connell. On dit aussi que lord Grey ne s'arrange pas de M. Abercromby. Enfin, le manque d'ensemble dans le Cabinet est sensible pour le public, et je crois qu'il est assez habilement exploité par le parti conservateur. Le prince de Lieven a présenté hier Paul Medem à lord Grey, qui s'est montré très embarrassé, et qui, après un assez long silence, n'a trouvé à lui parler que de la France, de M. de Broglie, de M. de Rigny, des élections, etc., enfin, comme il aurait pu faire avec un chargé d'affaires de France; mais pour celui de Russie, arrivant de Pétersbourg, c'était vraiment étrange. Lord Grey a fait des éloges excessifs de Broglie, et des questions froides et défiantes sur Rigny.

Londres, 29 juin 1834.– Il est assez singulier que, dans les circonstances actuelles, lady Holland, qui a, du reste, toujours fait profession d'amitié pour lord Aberdeen, malgré la différence de leur politique, ait demandé à M. de Talleyrand de le rencontrer, à dîner, chez elle!

J'ai pris, hier, congé de la Reine: tout m'a semblé irrévocablement fixé pour son départ.

Don Carlos et sa suite sont établis à Gloucester-Lodge, jolie maison située dans un des faubourgs de Londres, qu'on appelle Old Brompton. Cette maison, qui appartient maintenant à je ne sais qui, a été bâtie par la mère du duc de Gloucester actuel, d'où lui vient le nom qu'elle porte. Cette grande proximité de Londres, dans laquelle don Carlos s'est placé, gêne et embarrasse tous les membres du Corps diplomatique, dont les Cours ont laissé dans le vague les relations avec l'Espagne. Les signataires de la Quadruple Alliance sont, nécessairement, hors de cause.

Londres, 30 juin 1834.– Le marquis de Miraflorès ne fait pas de grands progrès dans le démené du monde. L'autre jour encore, il en a singulièrement manqué: c'était chez le Chancelier, lord Brougham; il venait de causer avec M. de Talleyrand qui, en se retournant pour s'en aller, se trouva en face de Lucien Bonaparte. On se salue et on se demande réciproquement, poliment, mais froidement, des nouvelles l'un de l'autre. M. de Talleyrand allait avancer pour se retirer, quand il se sent arrêté par le ministre d'Espagne qui, très haut, demande à l'ambassadeur de France de le présenter à Lucien Bonaparte! Rien n'y manque!

Le duc de Wellington, que j'ai vu hier à un concert en l'honneur de Mme Malibran, m'a dit qu'il avait été le matin chez don Carlos, avec lequel il avait eu une très étrange conversation. Il n'a pas pu me la raconter, à cause de tout ce qui nous entourait et nous écoutait, mais il m'a dit cependant que rien n'égalait la saleté, la pauvreté et le désordre de ce Roi et de cette Reine d'Espagne et des Indes! Cela étonnait d'autant plus le Duc, qu'ayant trouvé de l'argent ici, ils auraient bien pu acheter quelque peu de linge et de savon. Le Duc ne m'a dit, de leur conversation, que ceci: c'est que, d'abord, il leur avait dit la vérité, ce que le Duc fait toujours, et qu'ayant rencontré là un prêtre, il lui avait dit: «Voyez-vous, le bon Dieu fait sûrement beaucoup pour ceux qui l'invoquent, mais il fait encore plus pour ceux qui font quelque chose eux-mêmes pour leur propre service.» Le prêtre n'a rien répondu, si ce n'est qu'ils avaient un proverbe espagnol qui disait la même chose.

Londres, 1er juillet 1834.– Nous avons reçu hier la nouvelle de la mort de Mme Sosthène de La Rochefoucauld, événement qui prouve que j'ai raison de soutenir qu'il n'y pas de malades imaginaires. En effet, rien n'est si ennuyeux et si fatigant pour soi-même que de s'observer, de se priver et de se plaindre; comment, à la longue, jouer un pareil rôle, sans y être condamné par quelque avertissement intérieur et douloureux? Mais il y a deux choses que le monde conteste toujours: ce sont les chagrins et les souffrances d'autrui, tant on craint d'être obligé de plaindre et de soigner; il est plus commode de nier un fait que de lui porter un sacrifice. J'ai passé ma vie à entendre grogner contre Mme Sosthène; on l'appelait une langoureuse, une plaignante, qui, au fond, était forte comme un Turc. Lorsqu'on n'a pas les apparences délicates, et même souvent lorsqu'on les a, il faut mourir pour qu'on consente à croire que vous étiez réellement malade. Le monde ne vous gratifie que trop de sa curiosité, de son indiscrétion, de ses jugements téméraires et calomnieux, mais sa compassion, comme son indulgence, n'arrive qu'après coup et lorsque vous n'en avez plus que faire.

M. de Montrond parle de retourner à Louèche pour mettre sa pauvre machine dans une piscine, dans laquelle il ne serait pas mal de plonger aussi son âme, si faire se pouvait. Il a fait fiasco ici à ce voyage, bien plus encore que l'année dernière. Quand on se survit à soi-même, comme fortune, santé, esprit et agrément, et qu'il ne reste pas même un peu de considération, comme reflet du passé qui vous échappe, on offre le plus déplorable spectacle. Je disais un jour à M. de Talleyrand, qu'il me semblait qu'il ne restait plus à M. de Montrond qu'à se brûler la cervelle: il me répondit qu'il n'en ferait rien, parce qu'il n'avait jamais pu s'imposer la moindre privation, et qu'il ne s'imposerait pas plus la privation de la vie que toute autre.

Mme de Montrond, qui avait divorcé d'avec son premier mari24 pour épouser M. de Montrond, me racontait un jour, après son second divorce, et lorsqu'elle avait repris son nom d'Aimée de Coigny, que, se promenant, une fois, en phaéton avec M. de Montrond qui conduisait lui-même, elle admirait ses deux jolis chevaux anglais, louait la promenade, la voiture, le conducteur: «Quel triste plaisir», reprit-il, «c'est par deux jeunes tigres qu'il faudrait se faire traîner; les exciter, les dompter et les tuer ensuite.» C'est bien là le langage d'une nature insatiable.

Londres, 2 juillet 1834.– La Reine part décidément le 5; elle s'embarque sur le yacht Royal-George, que l'on va voir, par curiosité, ainsi que deux superbes bateaux à vapeur destinés à remorquer au besoin le yacht de la Reine. Tout le Yacht-Club doit l'escorter, ce qui couvrira la mer du Nord d'une charmante petite flottille. La Reine doit débarquer à Rotterdam, dans la journée du 6, et aller incognito le même soir chez sa sœur, la duchesse de Weimar, qui habite dans les faubourgs de la Haye. Je sais que le prince d'Orange doit s'y trouver, comme par hasard; la princesse d'Orange est en Allemagne chez sa sœur.

Londres, 3 juillet 1834.– Lord Grey est devenu extrêmement irritable et nerveux: hier, à dîner, chez lord Sefton, il était, comme on dit ici, tout à fait cross, parce qu'on dînait plus tard que de coutume, parce que lady Cowley, personne spirituelle et causante, mais grande tory, était là, et parce qu'enfin tout le monde était très paré pour aller au bal du duc de Wellington. Il est vraiment singulier qu'un homme de la position élevée et du très noble caractère de lord Grey, soit aussi sensible à des petitesses, et d'une susceptibilité nerveuse aussi puérile.

Le duc de Wellington a donné un fort beau bal, magnifique, brillant et très bien ordonné. Chacun avait fait de son mieux pour ne pas le déparer, et il m'a paru qu'on y avait réussi.

M. Royer-Collard m'écrit ceci: «L'aspect des élections est trompeur; elles sont en réalité beaucoup moins ministérielles qu'elles ne le paraissent; la prochaine session sera laborieuse; le Ministère s'y attend. Le grand nombre des coalitions est un symptôme très grave. Quelle doit être la violence des haines qui ont formé cette alliance!» Plus bas, il dit ceci: «On sait à peu près ce que dira ou fera une personne connue, dans des circonstances données: M. Dupin échappe à cette divination. La témérité de ses paroles ne se peut prévoir; elle est ici la même qu'à Londres, et elle rend impossible qu'il arrive jamais aux affaires.»

 

Londres, 4 juillet 1834.– La Reine a dit l'autre jour quelque chose qui a paru assez ridicule à la personne à laquelle elle l'a dit et que je comprends, moi, à merveille, probablement de par l'allemanderie, comme dirait M. de Talleyrand. Elle disait donc que, pendant les seize heures qu'elle a passées la semaine dernière à l'abbaye de Westminster, durant les grands oratorios qu'on y a exécutés, elle avait eu plus de temps et de recueillement pour réfléchir sur sa position et faire des retours sur elle-même qu'elle n'en avait dans l'habitude de sa vie, et qu'elle en avait retire et fait des découvertes: qu'elle avait trouvé, par exemple, qu'elle était plus attachée au Roi qu'elle ne le savait peut-être elle-même, qu'elle se croyait aussi plus nécessaire à son mari qu'elle ne l'avait supposé, et qu'elle avait compris, enfin, que sa vraie et seule patrie était désormais l'Angleterre; que tout cela lui rendait son départ particulièrement pénible, mais qu'elle avait cependant une consolation: c'était de penser que le Roi serait d'autant plus disposé à seconder un changement de ministère, qu'on ne pourrait pas supposer qu'il cédât à son influence à elle. Il y a beaucoup, et peut-être un peu trop de sincérité dans de pareilles ouvertures de cœur, mais en elles-mêmes, je trouve toutes ces pensées très naturelles, et je comprends parfaitement qu'elles aient été inspirées par les lieux et les circonstances indiqués plus haut.

Du reste, le Roi, de son côté, donne aussi d'assez étranges explications de ses regrets du départ de la Reine, qui deviennent, de moment en moment, plus vifs. C'est ainsi qu'il disait hier à Mme de Lieven: «Je ne pourrais jamais vous faire comprendre, Madame, tous les genres d'utilité dont la Reine est pour moi.» La rédaction est bizarre et pas mal ridicule. Le Roi a une goutte molle dans les mains, qui lui en rend l'usage difficile, l'empêche de monter à cheval, souvent d'écrire, le fait beaucoup souffrir quand il est obligé de donner un grand nombre de signatures, et le rend, pour les détails les plus intimes, dépendant de son valet de chambre. Tous ses beaux projets de reprendre la vie de garçon et de se divertir à tort et à travers, il n'en est plus question, et si peu, que le Roi a fini ses épanchements à Mme de Lieven en lui disant qu'aussitôt la Reine partie, il allait s'établir à Windsor, pour n'en pas sortir, et y vivre en ermite, jusqu'au retour de la Reine.

Le départ de cette Princesse, qui a lieu demain matin à Wolwich, sera vraiment magnifique, puisque, outre son vaisseau, les deux grands bateaux à vapeur et tout le Yacht Club, le Lord-maire, avec toutes les corporations de la Cité, dans leurs barges de gala, accompagneront la Reine, pour lui faire honneur, jusqu'à l'endroit de la rivière où la juridiction finit. On dit aussi qu'une flottille hollandaise doit venir à sa rencontre.

Almacks, le célèbre Almacks25, qui depuis vingt ans fait le désespoir du petit monde, l'objet de l'émulation et des désirs de tant de jeunes personnes de la province; Almacks, qui donne ou refuse le brevet de la mode; Almacks, gouvernement absolu par excellence, modèle du despotisme et du bon plaisir de six dames les plus exclusives de Londres; Almacks, comme toutes les institutions modernes, porte en lui le germe de sa destruction. Après le relâchement dans sa police intérieure, est venue une violation de ses privilèges, puisque le duc de Wellington a osé donner un bal le mercredi, jour sacré, voué exclusivement à Almacks; et enfin la désunion et les conflits de juridiction s'étant élevés dans le Conseil des six, nous sommes menacés de voir crouler, avec la Constitution de l'État et celle de l'Église, si ébranlées en ce moment, cet Almacks où les jeunes personnes trouvaient des maris, les femmes un théâtre pour leurs prétentions, les romanciers les scènes les plus piquantes de leurs récits, les étrangers leurs données sur la société, et tout le monde enfin un intérêt plus ou moins avouable pendant la saison par excellence.

C'est lady Jersey qu'on accuse d'avoir été l'esprit subversif. Les chefs d'accusation contre elle sont nombreux: s'être refusée à l'admission de nouvelles patronnesses, qui, plus jeunes et plus gaies que les anciennes, auraient ranimé la mode qui pâlit; avoir donné avec une facilité très coupable des billets à des gens peu élégants; avoir soustrait ses listes à l'investigation de ses collègues, et, après avoir elle-même introduit du pauvre monde à ces bals, les avoir décriés; ne s'y être plus rendue elle-même, malgré sa qualité de patronnesse; avoir décidé le duc de Wellington à donner une fête un mercredi; avoir voulu forcer les autres patronnesses à remettre Almacks à un autre jour; et enfin, non contente d'avoir bouleversé ainsi toutes les traditions les plus sacrées de l'institution, d'avoir écrit un billet, ou plutôt un manifeste arrogant et ridicule, à la spirituelle lady Cowper, pour se plaindre qu'au mépris de ses intentions, Almacks eût eu lieu concurremment avec le bal du duc de Wellington, et pour menacer le Comité de son indignation et de sa retraite! On s'attend qu'à la première réunion de ces dames, il y aura un beau tapage féminin. J'avoue que s'il y avait là une tribune pour le public, j'y porterais ma curiosité.

Il faut convenir que lady Jersey porte l'aveuglement de sa vanité au delà de toutes les bornes: un manque complet d'esprit, une origine bourgeoise26, des richesses mal gouvernées, un mari trop doux, une beauté plus conservée que parfaite, une santé inaltérable, une activité fatigante, lui ont persuadé qu'elle avait assez d'argent pour se passer toutes ses fantaisies, assez de beauté pour désespérer ou combler les désirs de tous les hommes qui l'environnent, assez d'esprit pour gouverner le monde, et assez d'autorité pour être toujours, partout et sans concurrence, la première, dans la faveur des Princes, dans la confiance des hommes d'État, dans le cœur des jeunes gens, dans l'opinion même de ses rivales. Elle se croit une existence incontestable en supériorité, qui rendrait la modestie oiseuse et la ferait paraître de l'hypocrisie; aussi elle s'en dispense parfaitement. Elle parle de sa beauté, qu'elle détaille avec complaisance, comme de celle de la fameuse Hélène des Troyens; son esprit, sa vertu, sa sensibilité, tout a son tour; sa piété même arrive correctement le dimanche et finit le lundi; sans mesure, sans esprit, sans générosité, sans bienveillance, sans grâce, sans droiture, sans dignité, elle est moquée ou détestée, évitée ou redoutée; à mon gré, une mauvaise personne pour le cœur, une sotte personne pour l'esprit, une dangereuse personne pour le caractère, une fatigante personne pour la société, mais au demeurant, comme on dit, la meilleure fille du monde.

Londres, 6 juillet 1834.– Les démentis un peu rudes qui ont été échangés à la Chambre des Communes entre M. Littleton, secrétaire pour l'Irlande, et M. O'Connell, n'ont pas eu bien bonne grâce et ont mis l'indiscrétion du premier et le manque de délicatesse du second fort au jour! On s'attendait qu'après de pareilles scènes, il y aurait une petite explication armée entre les deux champions, et que M. Littleton donnerait sa démission ou serait congédié. Mais l'épiderme politique n'est ni bien fin ni bien sensible; le calus se forme trop vite dans les habitudes parlementaires; l'ambition et l'intrigue détrônent promptement toute délicatesse, parfois tout honneur.

M. Stanley, dans l'éternelle question du clergé d'Irlande, a fait encore un grand discours avant-hier, et pour le coup en cassant les vitres, et en jetant le gant au ministère, dont il faisait naguère partie. C'était si naturel à prévoir que je me suis émerveillée de la niaiserie des ministres et de leurs amis, qui soutenaient, à perdre haleine, que M. Stanley resterait leur ami et leur défenseur, après sa retraite comme avant. Comme s'il n'y avait d'autres liens parmi les hommes politiques que celui d'une ambition commune!

Le ministre de Naples a cru devoir se rendre chez don Carlos près duquel il a été appelé, mais bien décidé à ne pas préjuger les intentions de sa Cour et à ne donner à don Carlos que le titre de «Monseigneur»; mais, arrivé à Gloucester-Lodge, il a été solennellement introduit auprès du Prince, qui se tenait debout, au milieu de toute sa Cour, les Princesses à ses côtés, si noires, si laides, avec des yeux si africains, que le pauvre vieux Ludolf s'est troublé et qu'entendant tout le monde crier «le Roi» et voyant ces quatre terribles yeux noirs de bêtes féroces féminines se fixer sur lui avec fureur, il a cru que, s'il se bornait au «Monseigneur», il verrait son heure dernière, ce qui lui a fait donner du Roi et de la Majesté à tour de bras, heureux d'être échappé sain et sauf de cette tanière!

23Explication rationnelle de ce qui fit l'étonnement du public, quand, en 1891, les Mémoires du prince de Talleyrand parurent, par les soins du duc de Broglie. La polémique qui s'éleva alors, sur le point de savoir si M. de Bacourt n'avait pas tronqué le texte de ces Mémoires, ne peut recevoir une plus précise réponse que celle donnée par cette Chronique.
24Le duc de Fleury, petit-neveu du Cardinal.
25Almacks était une académie mondaine, qui rassemblait le haut monde de Londres et était patronnée par six dames de la haute société. Le début à l'Almacks sacrait l'homme du monde.
26Lady Jersey était, par sa mère, petite-fille du banquier Robert Child.