La Suisse entre quatre grandes puissances

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3.3. Alphons Pfyffer von Altishofen (1882–1890)72

Le problème de la direction de l’Etat-major général ne fut pas immédiatement résolu avec la nomination de Pfyffer le 10 mars 1882. En effet, cette désignation n’était que provisoire. Elle ne devint définitive que trois ans plus tard. Pfyffer n’occupa donc cette fonction avec une sécurité institutionnelle que durant cinq ans, entre 1885 et le 12 janvier 1890, date de sa mort. Par ailleurs, il exerça durant toute sa carrière à la tête de l’institution d’autres activités, et non des moindres. D’une part, il continua à assurer le commandement de la 8e Division qu’il dirigeait depuis 1877. La question fut cependant posée de savoir s’il pouvait cumuler les deux fonctions. Il ne semble pas que l’opposition à cette pratique ait été très grande, de tels cumuls n’étant pas rares à cette époque. Pfyffer continua aussi à s’occuper de la direction de l’hôtel de luxe familial, le Schweizerhof de Lucerne, où il avait sa résidence. L’ensemble de ces activités représentait une charge de travail considérable. Arnold Linder souligne que cela explique le manque de qualité du travail de Pfyffer, qui était en effet entaché de problèmes administratifs et souffrait de retards. Dans un tel contexte, on comprend également mieux les fautes de détail des travaux de Pfyffer.

Pfyffer est né en 1834 au château d’Altishofen. Après des études à l’Ecole polytechnique de Munich, il entra, en 1852, à l’âge de 18 ans, au service de Naples dans le régiment lucernois Moor. Lieutenant en 1860, capitaine l’année suivante, il participa à la campagne du Volturne et de Gaëte où il servit sous les ordres du capitaine Heinrich Wieland, qui devint commandant de la 8e Division (1890–1891), puis du IVe Corps d’armée (1891–1894). Après la dissolution des régiments suisses de Naples, Pfyffer revint en Suisse en 1861. Il devint entrepreneur, puis gérant de l’hôtel familial. Il poursuivit également sa carrière militaire. Il fut nommé major en 1865 et lieutenant-colonel en 1870. Dès 1861, il intégra le corps d’état-major et, l’année suivante, il suivit l’Ecole d’état-major de Thoune. Durant la guerre francoallemande, il fut l’adjudant du chef de l’Etat-major de l’armée, le colonel Paravicini. Pfyffer fut nommé colonel en 1875 et il commanda durant deux ans la 8e Brigade d’infanterie. En 1887, il devint commandant de la 8e Division, fonction qu’il occupa jusqu’à sa mort en 1890.

Durant la période où Pfyffer fut à sa tête, l’Etat-major général connut un important renforcement de sa position au sein des institutions militaires suisses. Ce renforcement est dû à divers facteurs qui tiennent en grande partie à la personnalité de Pfyffer. Tout d’abord, ce dernier possédait une capacité éminente à nouer des contacts, dans les milieux politiques autant que militaires. Pfyffer fut particulièrement apprécié par les collaborateurs du Département politique, notamment par son chef, le conseiller fédéral Numa Droz, au cours des graves crises qui ponctuèrent la seconde moitié des années 1880: le ministère Boulanger et l’affaire Wohlgemuth.73 Son entregent fut tel au cours des conversations et des échanges diplomatiques avec la France qu’il fut également estimé au ministère des Affaires étrangères et à l’Etat-major français. Même l’empereur Guillaume II fit part de sa sympathie envers Pfyffer au lendemain de son décès.74 Pfyffer sut également employer ses capacités relationnelles pour créer un véritable cercle de collaborateurs au sein de l’Etat-major général, ce qui le fit estimer par ses subordonnés. Keller, par exemple, appréciait les compétences et les qualités de son supérieur. Il voyait en lui un véritable maître. Par ailleurs, Pfyffer sélectionnait ses officiers en fonction de leurs qualités et luttait contre tout esprit de caste. Il réussit ainsi à rapprocher l’Etat-major général et la troupe. Ce faisant, il sut également se faire apprécier des autres milieux militaires, même si l’opposition à l’Etat-major général continuait à être particulièrement forte chez certains officiers généraux.75

Au cours de l’ère Pfyffer, l’organisation de l’Etat-major général et l’instruction de ses membres furent également améliorées. Le changement le plus important fut la suppression de la Section géographique et son remplacement par une Section technique, s’occupant de tout ce qui concernait les fortifications, les infrastructures, les équipements et les armements, et par une section chargée du renseignement et des études sur les armées étrangères.76 Un autre renforcement de l’Etat-major général et de son chef découla de l’approbation par le Conseil fédéral en juin 1888 de l’instruction sur les états-majors des corps de troupes combinés.77 Ce renforcement concernait, il est vrai, avant tout la position et l’organisation de l’institution en cas de mobilisation, mais, ce faisant, il contribuait également à améliorer l’organisation du temps de paix. La nomination du chef de l’Etat-major général par le Conseil fédéral lui donnait une certaine indépendance par rapport au général, même si c’était ce dernier qui le proposait. De plus, le chef de l’Etat-major général devenait le véritable chef de l’Etat-major de l’armée, les neuf sections de ce dernier lui étant directement subordonnées.

Pfyffer eut également une autre idée en matière de développement de l’Etat-major général. Ayant fait la cruelle expérience de l’absence d’un Service de renseignements à l’étranger au cours de l’affaire Boulanger, il voulut constituer un réseau d’agents de renseignement dans les pays voisins.78 Ses ambitions étaient cependant modestes et ses réflexions ne dépassèrent pas le stade de la définition de quelques principes d’organisation de base. Si, à la fin de l’année 1886, il présenta ses idées au Département militaire fédéral en insistant sur la nécessité de disposer d’un tel réseau, il ne revint pas à la charge et confia le dossier à son subordonné Keller. On ne saurait toutefois condamner Pfyffer dans son absence de réussite. Le temps lui manqua peut-être, et, son successeur, en dépit d’efforts de longue durée, ne parvint à obtenir que des résultats mitigés.

Comme l’écrit Arnold Linder, ce fut toutefois dans le domaine de l’instruction et de la formation du personnel de l’Etat-major général que Pfyffer eut une influence décisive. Il ne fit cependant que poser les premières pierres, souvent irrégulières d’ailleurs, d’un édifice qui continua à se construire sous le règne de son successeur. Pfyffer chercha tout d’abord à remédier à l’absence de formation supérieure des officiers EMG.79 Dès 1884, il mit sur pied des cours (Ecole EMG III) qui, comme nous le verrons, ne purent malheureusement pas être organisés régulièrement. Trois ans plus tard, ce furent les officiers du service territorial et des étapes qui durent suivre des cours spéciaux sur la mobilisation et la concentration de l’armée. Les secrétaires d’état-major reçurent également une formation spécifique à leur domaine. Les méthodes d’instruction, les buts d’enseignement et les contenus des cours furent par ailleurs également changés. La formation des officiers EMG devint plus pratique. Le nombre des heures de théorie fut limité, tandis que se développèrent les activités pratiques. C’est ainsi que les exercices à double action dans le terrain perdirent le caractère de simples reconnaissances qu’ils avaient eu jusqu’alors.

Concernant la formation des officiers EMG, Pfyffer connut cependant également des échecs ou des demi-victoires. Il ne réussit en effet pas à imposer toutes ses innovations de manière définitive. Plusieurs cours, surtout l’Ecole EMG III, ne devinrent réguliers que quelques années plus tard, après les importants efforts de Keller. De plus – échec le plus important – Pfyffer ne parvint pas à imposer ses conceptions relatives à la carrière des officiers EMG.80 Il rédigea un projet d’arrêté fédéral qui avait pour but d’éviter une dissociation entre les fonctions de commandement et d’état-major par un passage, en alternance, de l’une à l’autre. Ce texte rencontra le scepticisme des chefs d’arme de l’infanterie et de l’artillerie et il finit par être mis de côté par le chef du Département militaire fédéral.


Illustration 3: Alphons Pfyffer von Altishofen, chef du Bureau d’état-major (1882–1890). Bibliothèque nationale.

Pfyffer chercha également à améliorer les capacités opérationnelles de l’armée. Il s’attaqua tout d’abord aux questions de formation supérieure. Constatant les lacunes dans la conduite des unités d’armée, il voulut mettre sur pied des cours destinés à améliorer la formation des officiers des états-majors des divisions et des brigades.81 Cette carence rejoignait par ailleurs celle de l’absence d’une formation supérieure des officiers EMG et Pfyffer voulut remédier à ce double problème par l’organisation de cours opératifs. Un seul d’entre eux eut effectivement lieu en 1888 et, dans ce domaine également, ce fut son successeur qui parvint à imposer ce genre de formation, au prix de nombreux et constants efforts.

L’amélioration des capacités opérationnelles passait par celle de l’organisation et des structures de l’armée. Comme le rapporte Keller, Pfyffer se fit le champion de la constitution des corps d’armée. Il déclara, alors qu’il préparait un engagement improvisé des corps d’armée: «Der General, der unsere 8 Divisionen unmittelbar führen muss, geht in drei Tagen kaputt.»82 Dès 1884, il organisa des exercices sur carte dans lesquels des corps d’armée ad hoc étaient engagés et fit réaliser des études à propos de ces grandes unités opératives. Cette année-là, le capitaine Strohl rédigea un mémoire sur la division territoriale et l’organisation des corps d’armée des quatre pays voisins de la Suisse.83 L’année suivante, un travail personnel du lieutenant-colonel Edmond de la Rive arriva aux mêmes conclusions que Pfyffer quant à la nécessité de créer des corps d’armée permanents en Suisse.84 Il soulignait toutefois que cette création ne pouvait se faire par un simple changement des règlements. L’importance des modifications en matière de subordinations et la création d’états-majors de corps d’armée impliquaient une révision de la loi sur l’organisation militaire. Pfyffer réalisa lui-même une étude sur les corps d’armée.85 Le document, qui comprend divers brouillons, est d’une écriture particulièrement difficile à lire. Il est fréquemment annoté et raturé, ce qui rend la compréhension des idées de l’auteur extrêmement difficile. En dépit de tous ses efforts, Pfyffer ne vit pas la création tant désirée des corps d’armée. Celle-ci n’eut lieu qu’en 1891, près de deux ans après sa mort.

 

Le chef de l’Etat-major général ne s’intéressa toutefois pas qu’aux capacités de combat de l’armée. Il se préoccupa aussi beaucoup du renforcement des moyens de soutien et de logistique, de tout ce qui avait trait aux services de l’arrière. Ce fut sous le règne de Pfyffer que l’instruction de la landwehr fut mise en place et que le landsturm fut créé. Ce dernier n’apportait toutefois pas un renfort significatif dans l’immédiat, car les hommes qui y étaient incorporés ne furent soumis à des périodes d’instruction qu’à partir de 1894.

Comme nous le verrons, ce fut également sous l’ère Pfyffer que l’Etat-major général parvint, pour la première fois, à organiser et à planifier de manière détaillée les opérations de mobilisation et de concentration de l’armée.86 Soulignons toutefois que Pfyffer a joué un rôle mineur dans ce cadre. Le plan de mobilisation réalisé en 1876–1877, simple instruction signée par Siegfried, fut abandonné, car il était contraire aux idées du chef du Département militaire fédéral. Hertenstein exigea de nouvelles études, basées sur le principe de la centralisation de la mobilisation, qui commencèrent dès 1882. Exécutées par le chef de la Section tactique, Arnold Keller, elles aboutirent à un plan plus détaillé qui reçut une meilleure assise juridique par l’ordonnance du Conseil fédéral du 18 novembre 1884. Une autre amélioration de l’ère Pfyffer en matière de mobilisation et de concentration, outre la réalisation de plans de concentration, fut l’organisation du service des étapes, du service territorial et de l’exploitation des chemins de fer qui fut, elle aussi, codifiée dans une ordonnance en mars 1887.

3.4. Arnold Keller (1890–1905)87

Arnold Keller est né en octobre 1841 à Lenzbourg dans le canton d’Argovie. Il étudia le droit à Heidelberg, Zurich et Berlin et obtint son brevet d’avocat en 1866. Il exerça cette profession une année environ, avant de devenir greffier, au Tribunal criminel, puis au Tribunal cantonal. Keller effectua la majeure partie de sa carrière militaire en tant qu’officier d’état-major. Lieutenant d’artillerie en 1865, il entra à l’état-major de cette arme dès 1871, au moment où il fut promu capitaine. Après la suppression de cette institution en 1874, il fut nommé à l’Etat-major général qu’il ne quittera plus jusqu’en 1905.

L’arrivée de Keller à la tête de l’Etat-major général représenta à la fois une continuité et une rupture par rapport à l’ère Pfyffer. Une continuité dans le sens où Keller appartenait à l’institution depuis une quinzaine d’année, qu’il y avait occupé le très important poste de chef de la Section tactique du Bureau d’état-major depuis son entrée en 1876 et qu’il avait été le remplaçant de Pfyffer. Dès lors, il était au courant du fonctionnement de l’Etat-major général et d’une partie des activités et des intentions de son chef. Par ailleurs, Keller, par ses activités, avait déjà réussi à marquer de son empreinte l’institution, ses méthodes de travail et ses réalisations. Il avait en effet été chargé de dispenser, à de nombreuses reprises, des cours portant sur la tactique ou le service d’état-major dans les différentes écoles EMG et il avait pris une part importante dans l’organisation des voyages d’état-major. Ce faisant, il avait formé beaucoup d’officiers qui le connaissaient. Enfin, Keller fut également, en tant que chef de la Section tactique, le principal artisan de la mise au point des travaux relatifs à la mobilisation et à la concentration de l’armée, et ce tant sous le commandement de Siegfried que sous celui de Pfyffer. Pour toutes ces raisons, nous pouvons dire qu’il y eut une continuité dans nombre de domaines entre l’ère Pfyffer et l’ère Keller. Comme nous l’avons vu, certaines innovations de la première période ne furent pérennisées que pendant la seconde.

La nomination de Keller marqua toutefois aussi une rupture, qui est sans aucun doute un aspect plus important que la continuité. Le nouveau chef de l’Etat-major général avait une personnalité complètement différente de celle de Pfyffer. Comme l’écrit Arnold Linder, tout opposait les deux hommes, le caractère, l’origine, la religion, la formation civile et le parcours militaire, le tempérament, les méthodes de travail. Si Keller était un militaire compétent88 et un homme de culture, aimant les arts, l’histoire et la littérature, il ne possédait ni le charisme, ni l’entregent de Pfyffer. En raison de l’intensité de ses activités et de sa personnalité, Keller était un solitaire et il n’entretenait pas un important réseau relationnel. Peu ouvert aux autres, il n’obtint pas la confiance qu’avait eue son prédécesseur, ni auprès du chef du Département politique et de ses collaborateurs, ni auprès des politiciens, des diplomates et des militaires français.89 Ainsi, Numa Droz considérait, une fois Pfyffer disparu, qu’il n’y avait plus personne de «discret et de compétent» à l’Etat-major général.90 Par ailleurs, Keller avait une haute idée de lui-même et de ses capacités, et son attitude envers les autres avait fréquemment une teinte méprisante, ce qui ne contribuait pas à le faire apprécier.91

Arnold Linder pense aussi que Keller n’était, en fin de compte, pas totalement préparé à une prise de commandement aussi rapide et soudaine. Le nouveau chef de l’Etat-major général n’avait, en effet, que peu d’expérience en matière de conduite des troupes. Issu de l’artillerie, il était entré à l’état-major de cette arme en 1871 à l’âge de trente ans et avec le grade de capitaine et, cinq ans plus tard, il passa directement à l’Etat-major général pour ne le quitter qu’en 1905. Au moment de sa nomination, Keller n’avait ainsi jamais commandé de corps de troupes important ou de grande unité. Sa carrière militaire l’avait donc tenu à l’écart des troupes et il était peu connu en dehors de l’Etat-major général. Il avait certes eu divers contacts avec ces dernières, en tant que chef du parti ennemi, membre de la direction d’exercice, arbitre ou chef de la Section historique lors des manœuvres de divisions, mais ces expériences ne remplaçaient pas un commandement effectif.92 Ce ne fut donc que plusieurs années après sa nomination à la tête de l’Etat-major général qu’il acquit une certaine expérience du commandement. Il commanda ad interim la 5e Division entre 1895 et 1898 et dirigea les manœuvres du IIe Corps d’armée en 1897 en tant que remplaçant de son chef, le commandant de corps Berlinger.93 De plus, Pfyffer n’avait pas informé Keller de certaines de ses activités. Celui-ci n’était pas au courant des discussions en cours avec la France à propos d’une éventuelle coordination de la concentration des troupes des deux pays, destinée à faire plus efficacement face à un adversaire commun.94

Les doutes que l’on peut avoir sur les capacités et la préparation de Keller ne sont pas de simples doutes développés rétrospectivement par l’historien. A l’époque, la nomination de Keller ne se passa pas sans problème. Le chef du Département militaire fédéral, Walter Hauser, ne pensa à Keller qu’en second lieu, après le refus du divisionnaire Bleuler. Il contacta, en effet, tout d’abord ce dernier qui était l’ancien instructeur en chef de l’artillerie, le commandant de la 6e Division depuis 1883 et qui allait devenir celui du IIIe Corps d’armée en 1891. Si le choix de Keller reçut un accueil positif de la part de certains, notamment le brigadier Ulrich Meister, commandant de la 11e Brigade d’infanterie, et la Neue Zürcher Zeitung, il rencontra une forte opposition, non seulement dans les milieux diplomatiques français et suisses, mais aussi chez les militaires. Comme le souligne Arnold Linder, le manque de prestige de Keller fut clairement démontré par le fait que, sur les 46 officiers inscrits pour suivre les écoles EMG en 1890, seuls 14 entrèrent effectivement en service.

Keller devint chef de l’Etat-major général à un moment particulièrement délicat, en ce qui concernait tant la défense du pays que la situation politique internationale. L’armée suisse souffrait en effet encore de grosses lacunes matérielles du fait des restrictions financières, d’insuffisances en matière d’organisation et d’instruction des troupes. De plus, le début des années 1890 était marqué par une rupture profonde, non seulement en Europe, mais aussi en Suisse. En Allemagne, la mise à l’écart du chancelier Bismarck entraîna le pays vers une politique extérieure nouvelle, axée sur l’alliance étroite avec l’Autriche-Hongrie, une prise de distance de plus en plus grande par rapport à la Russie et une ambition d’expansion au niveau mondial. A ce changement vint s’ajouter la désignation d’un nouveau chef à la tête du Grand Etat-major. En 1891, Alfred von Waldersee fut remplacé par Alfred von Schlieffen. La période fut également marquée par la fin de l’isolement stratégique de la France et la signature de l’alliance avec la Russie. Par ailleurs, la guerre commerciale franco-suisse à propos des tarifs douaniers brisa le rapprochement qui s’était opéré entre les deux pays au cours des crises internationales de la seconde moitié des années 1880.

En Suisse également, d’importants changements eurent lieu. A la fin de 1892, Numa Droz quitta le Conseil fédéral après avoir été à la tête du Département des affaires étrangères durant six années.95 Son départ ne fut pas simplement celui d’un grand homme habile en politique extérieure. Une fois Droz parti, son «système» fut remis en cause et l’ancienne pratique, selon laquelle le président de la Confédération prenait le Département des affaires étrangères, fut à nouveau adoptée quelques années plus tard. En politique extérieure suisse, la période fut également marquée par la remise en cause de la conception traditionnelle de la neutralité.96 Suite à l’affaire Wohlgemuth, diverses personnes des milieux politiques et militaires défendirent l’idée d’une neutralité dite «active» caractérisée par la possibilité de contracter des alliances militaires. Enfin, le Département militaire fédéral vit l’arrivée d’un nouveau chef, le conseiller fédéral Emil Frey. En raison de tous ces changements, le début des années 1890 fut une période particulièrement incertaine. Il n’était ainsi pas facile pour le nouveau chef d’Etat-major général de faire une analyse précise et sûre de la situation internationale.


Illustration 4: Arnold Keller, chef du Bureau d’état-major (1890–1905). Bibliothèque nationale.

L’ère Keller s’avéra donc une période particulièrement importante pour l’Etat-major général et son développement. Cette période se caractérise à la fois par une très grande stabilité en matière de direction et par la compétence particulière de son chef et son expérience en matière de méthode et de travail d’état-major, acquises au cours des quinze années passées en tant que chef de section.97 Même si sa nomination suscita des oppositions et qu’il fut victime de détracteurs qui finirent par causer son départ en 1905, Keller resta à la tête de l’institution durant une quinzaine d’années. Cette durée, beaucoup plus longue que celles de ses prédécesseurs, évita toute rupture et lui permit de travailler dans la continuité, de développer et d’améliorer le travail déjà réalisé. De plus, Keller fut le premier chef de l’Etat-major général depuis Siegfried à ne pas avoir d’autres activités professionnelles importantes. La seule obligation qu’il eut en dehors de ses fonctions fut le commandement intérimaire de la 5e Division entre 1895 et 1898, ce qui est bien peu par rapport aux lourdes activités politique ou économique exercées par von Sinner et Pfyffer.

 

Dès son entrée en fonction, Keller s’attela au développement et à la modernisation du Bureau d’état-major en tant qu’institution. Le début des années 1890 fut marqué par une série de réorganisations dont celle du 14 octobre 1890 fut, comme nous l’avons vu, fondamentale. Pour la première fois, un texte législatif émanant du Conseil fédéral officialisait l’organisation du Bureau d’état-major.98 Ce dernier comprenait désormais cinq sections et une Chancellerie, structure qui ne varia plus au cours de l’ère Keller. Celui-ci a également voulu poursuivre le développement d’un véritable service de renseignements, œuvre entamée dans les années précédentes.99 Dans ce domaine, Keller n’obtint qu’un succès très partiel, les obstacles culturels, financiers et institutionnels étant trop importants. Enfin, il a amélioré le statut du chef du Bureau d’état-major, de ses chefs de section et de son personnel.100

Ses compétences et sa durée d’activité permirent à Keller de porter le développement des travaux de l’Etat-major général jusqu’à un degré de qualité encore jamais atteint jusqu’alors. Les préparatifs de mobilisation et de concentration de l’armée devinrent de plus en plus détaillés et réalistes.101 Ils furent également adaptés au fur et à mesure des modifications de l’organisation des troupes et des changements que l’on percevait dans la menace. Quant aux mémoires concernant les plans d’opération, Keller les réalisa avec beaucoup plus de méthode et de soin que ses prédécesseurs.102 De nombreuses hypothèses ont été envisagées, avec des variantes. Les documents étaient soigneusement conservés, ce qui n’était pas toujours le cas antérieurement.103 Toutefois, les études de Keller manquent d’esprit de synthèse. Par ailleurs, elles sont souvent réparties entre plusieurs mémoires différents. Avec Arnold Linder, il faut admettre qu’une telle documentation aurait, malgré les qualités qu’elle pouvait avoir, posé de sérieux problèmes à un commandant en chef qui aurait eu à l’utiliser au moment de la mobilisation. Ce dernier aurait sans aucun doute préféré des documents plus synthétiques et agencés avec plus de clarté.

L’opposition de certains officiers à l’Administration militaire et à la personne de Keller, à l’Etat-major général et à l’emprise grandissante qu’ils avaient sur l’ensemble de l’armée, qui se faisait au détriment de l’indépendance et des pouvoirs d’autres organes de l’institution militaire, se développa à partir du milieu des années 1890, au lendemain du rejet du projet de nouvelle organisation militaire par le peuple.104 Le colonel Ulrich Wille peut être considéré comme le leader idéologique de ce groupe, même s’il ne joua pas toujours un rôle important dans les attaques menées contre l’Administration militaire. Il resta notamment à l’écart de la campagne de presse particulièrement agressive menée en 1903 par les lieutenants-colonels Fritz Gertsch et Emil Richard, connue sous le nom d’«affaire de l’hydre». Keller se trouva sous le feu des critiques, bien qu’il ne fût pas la cible première de ces polémistes. La violence des attaques dont il fut l’objet poussa le chef de l’Etat-major général à démissionner en novembre 1904. Il quitta ses fonctions à la fin mars 1905, officiellement pour raison de santé.105 Keller continua toutefois à travailler pour le compte du Département militaire fédéral en réalisant jusqu’en 1922 les trente-quatre volumes de sa Militärgeographie der Schweiz und ihrer Grenzgebiete. Ce fut le colonel Theophil Sprecher von Bernegg, entré à l’Etat-major général en 1880, qui le remplaça à la tête de l’institution.