La Suisse entre quatre grandes puissances

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2.2. L’ordonnance sur l’organisation de l’Etat-major de l’armée du 7 mai 1880

La mort de Siegfried, survenue le 5 décembre 1879, entraîna un changement d’acteur important parmi les protagonistes chargés de rédiger le projet d’ordonnance. Son successeur à la tête du Bureau d’état-major, le colonel Rudolf von Sinner, nommé le 12 décembre, reprit le dossier. Le 14 avril 1880, il envoya au Département militaire fédéral un document présentant son avis sur le projet de Feiss concernant l’organisation de l’Etat-major de l’armée.45

Les idées de von Sinner étaient proches de celles de son prédécesseur. Tout comme lui, il voulait une organisation provisoire de l’Etat-major de l’armée, organisation qui pourrait être modifiée par le général ou le chef de l’EMA. Le nouveau chef du Bureau d’état-major soulignait aussi la nécessité de ne pas laisser la formation des officiers EMG et le travail d’état-major entre les mains des divisions et des brigades. Il amenait toutefois un nouvel argument de poids pour soutenir sa position. Dans les faits, le choix du chef de l’Etat-major général suivrait celui du général. Dès lors, un temps précieux s’écoulerait jusqu’à ce que l’Etat-major de l’armée soit effectivement organisé et dirigé. Une telle perte de temps pouvait être fatale. C’est pourquoi von Sinner souhaitait une organisation prédéfinie qui permettrait à l’Etat-major de l’armée de commencer à travailler efficacement, même si son chef n’était pas encore désigné.

Von Sinner désirait également renforcer la structure de l’Etat-major de l’armée et mieux définir les positions et les compétences de certains de ses membres. En premier lieu, il souhaitait que l’on adjoignît un sous-chef à l’Etat-major de l’armée et que l’on définît un cadre de compétence particulier pour l’adjudant-général, qui ne devait pas être un simple remplaçant du chef de l’Etat-major de l’armée. Von Sinner voulait également préciser la place que devaient occuper les hauts officiers du génie et de l’artillerie que le projet de Feiss prévoyait d’incorporer. Il préconisait de créer un «haut commandement» pour chacune de ces armes et de les mettre à leur tête. Ces «hauts commandements» auraient pour double tâche de contrôler l’engagement tactique de leur arme et de conduire de manière centralisée et unifiée les moyens et les troupes qui ne seraient pas directement subordonnés aux grandes unités. Enfin, von Sinner pensait que la Direction des étapes ne devait pas être intégrée à l’Etat-major de l’armée, mais qu’elle devait relever du Département militaire fédéral. En revanche, il considérait que les directeurs de la poste et du télégraphe de campagne devaient être incorporés à l’Etat-major de l’armée.

La plupart des idées de von Sinner furent reprises dans l’ordonnance du Conseil fédéral sur l’organisation de l’Etat-major de l’armée du 7 mai 1880.46 Ainsi, un sous-chef d’état-major fut intégré dans l’organisation, avec la fonction de chef de la Section d’état-major général. De même, les directeurs de la poste de campagne et des télégraphes furent adjoints à ce dernier, tandis que la Direction des étapes en était exclue. Le chef de l’Etat-major général pouvait, en outre, modifier la structure prévue et l’organisation du travail de l’Etat-major de l’armée, sous réserve de l’approbation du commandant en chef de l’armée.

La structure et l’organisation étaient ainsi définies de manière très générale. Le texte de l’ordonnance, essentiellement une liste des membres de l’Etat-major de l’armée, donne plus la composition de ce dernier que son organisation véritable ou la répartition du travail entre ses différentes composantes. Le Département militaire fédéral recevait d’ailleurs la compétence de fixer provisoirement ces deux derniers éléments.

L’organisation générale définie par l’ordonnance de 1880 resta en vigueur jusqu’en 1912. Le Bureau d’état-major étudia toutefois la mise en place d’une structure plus précise et chercha à mieux définir les tâches. Après un premier projet, comprenant quatre sections, Opérations, Expédition, Transports, Entretien et rétablissement, réalisé, semble-t-il, par Victor Burnier et qui ne dépassa pas ce stade,47 ce fut l’exemple de l’état-major prussien, plus spécifiquement celui du corps d’armée, qui servit de modèle.48 La qualité de son travail et son efficacité au cours de la guerre franco-allemande de 1870–1871 n’impressionnèrent pas seulement les militaires helvétiques. A l’époque, la plupart des armées européennes calquèrent l’organisation de leur Grand Etat-major sur celui de la Prusse. Le chef de l’Etat-major de l’armée était l’aide et le conseiller direct du général pour les grandes opérations et il se trouvait à la tête de l’organe central de la direction de l’armée. Il avait, sous sa direction, deux domaines de responsabilité: le renseignement et l’espionnage, pour lesquels son Bureau disposait de deux officiers EMG en tant qu’adjudants. Le service d’état-major général n’était pas du ressort de ce Bureau, mais était attribué à l’une des subdivisions de l’EMA, l’Etat-major général. Ce dernier, dirigé par le sous-chef de l’Etat-major de l’armée, se divisait en trois sections.

La première d’entre elle était la Chancellerie, à laquelle étaient subordonnés le directeur de la Poste de campagne et le directeur des Télégraphes de campagne. La deuxième, la plus importante, en raison de ses missions et de son effectif de quatre officiers EMG, était celle des Opérations. Elle s’occupait des ordres concernant les marches, les cantonnements, le combat, l’instruction de la troupe, etc. Elle devait aussi diriger les reconnaissances nécessaires. Elle devait également tenir le journal des opérations et comprenait encore dans son domaine de compétence tout ce qui avait trait au domaine juridique. Enfin, la Section technique était chargée de collecter et d’assurer la gestion de la documentation: mémoires de reconnaissance, études sur la défense et les travaux de destruction, cartes, statistiques économiques, etc.

Tableau 2: Organisation de l’Etat-major de l’armée selon l’ordonnance du Conseil fédéral du 7 mai 1880




Parallèlement à l’Etat-major général, la structure prévoyait d’autres subdivisions. A la tête de celle des chemins de fer se trouvait le directeur en chef de l’exploitation qui avait sous ses ordres trois officiers de l’état-major des chemins de fer. Les armes et les différentes branches de l’administration étaient également représentées. L’infanterie et la cavalerie avaient leur représentant en la personne de l’adjudant-général, lui-même colonel d’infanterie. Le cercle de compétences de l’adjudance touchait avant tout à la marche du service. Selon Keller, ses activités se situaient à un niveau inférieur à celles de l’Etat-major général et comprenaient trois domaines: la conduite des rapports, la transmission des ordres et des annonces, le soutien à l’Etat-major général. Directement subordonné au général ou au chef de l’Etat-major de l’armée, l’adjudant-général dirigeait l’adjudance de l’EMA et avait la haute direction sur tout ce qui avait trait à la police et la discipline dans l’armée. Sous son autorité directe se trouvaient la Section des services et le commandement du Quartier général.

L’artillerie et le génie avaient également leur représentant auprès de l’Etat-major de l’armée. Le premier assumait la direction du train et celle du parc. Le colonel du génie était chargé de la surveillance de l’emploi et de l’instruction des troupes du génie et des pionniers de l’infanterie, ainsi que de la préparation des projets de travaux du génie devant être réalisés en dehors des divisions. Un Commissariat, divisé en quatre sections, se chargeait des questions de ravitaillement, de cantonnement, d’habillement, d’équipement et de comptabilité. Enfin, l’Etat-major de l’armée comprenait encore le médecin de l’armée, le vétérinaire de l’armée et l’auditeur de l’armée, à la tête chacun d’un service respectif.

2.3. L’instruction pour les états-majors des corps de troupes combinés du 4 juin 1888

L’organisation du début des années 1880, générale et peu détaillée, subit quelques modifications et reçut diverses précisions. Une première instruction organisant officiellement, en détail et de manière claire, l’Etat-major de l’armée fut approuvée provisoirement en décembre 1886.49 Elle ne connut une approbation définitive par le Conseil fédéral que le 4 juin 1888, après que l’on eut ajouté à l’organigramme trois nouvelles subdivisions, le Service sanitaire, le Service vétérinaire et le Service judiciaire.50 Au chef de l’Etat-major général étaient ainsi directement subordonnées les neuf sections de l’Etat-major de l’armée:

– la Section de l’Etat-major général, avec la sous-section de la Chancellerie;

– la Section des étapes et des chemins de fer;

– la Section de l’adjudant-général;

– la Section de l’artillerie;

– la Section du génie;

– la Section du service sanitaire;

– la Section du service vétérinaire;

– la Section du service judiciaire;

– la Section du commissariat.

Certaines des modifications apportées par l’instruction de 1886/1888 étaient d’ordre mineur par rapport à l’organisation en vigueur depuis le début de la décennie. Ainsi, à l’Etat-major général, la Section technique était renommée Section des mémoires et des cartes. Cependant, le nouveau texte apportait aussi des améliorations fondamentales. Tout d’abord, la procédure de nomination du chef de l’Etat-major général était enfin clairement définie. Comme cela avait été souhaité, il était nommé par le Conseil fédéral sur proposition du général. Ensuite, l’ancienne Section des chemins de fer recevait aussi la mission de s’occuper du service des étapes. Selon le vœu de von Sinner, ce dernier n’était pas intégré à l’Etat-major de l’armée, mais dépendait directement du Département militaire fédéral. Pour exécuter sa tâche, la Section des chemins de fer devait donc collaborer étroitement avec le chef du Service des étapes qui mettait à disposition l’ensemble du matériel et du personnel des compagnies de chemin de fer et de navigation à vapeur, pour couvrir les besoins des transports de guerre et ceux du trafic civil encore autorisé. La Section des chemins de fer s’occupait également des constructions, réparations et destructions des voies ferrées, des dispositions pour les évacuations, des ravitaillements sur les lignes d’étapes, etc.

 

La Section de l’artillerie voyait par ailleurs sa structure se développer. Deux subdivisions furent chargées, l’une de l’artillerie de campagne, l’autre de celle de position. Une Direction du parc continuait à remplir les missions reçues auparavant, soit le service des munitions pour toute l’armée et le remplacement du matériel et de l’armement de l’artillerie, tandis qu’une Direction du train s’occupait de l’état des attelages dans les batteries de campagne, les colonnes de parc, le train d’armée et le train de ligne, ainsi que du remplacement des chevaux dans toute l’armée.

Enfin, un poste de colonel de la cavalerie fut créé, qui s’ajoutait aux neuf sections de l’Etat-major de l’armée. Sa tâche consistait à rendre compte de l’état des chevaux de la cavalerie et à présenter les mesures jugées nécessaires pour la remonte de cette arme.

3. Les chefs de l’Etat-major général

3.1. Hermann Siegfried (1866–1879)

Né le 14 février 1819, Hermann Siegfried était avant tout un scientifique.51 Après avoir été maître d’école, il a étudié les sciences naturelles, puis les mathématiques supérieures à Genève. Incorporé dans l’arme du génie, il a suivi les cours de l’Ecole militaire de Thoune en 1844, où il fut l’élève de Dufour. La même année, il devint son collaborateur au Bureau topographique fédéral installé à Genève. Cette institution avait été créée par Dufour en 1838. Elle avait pour mission d’établir les mensurations de la Suisse et de réaliser une carte du pays, tâche qui avait été confiée en 1822 au quartier-maître fédéral par la Diète. Siegfried travailla au Bureau topographique fédéral jusqu’en 1862.

Il poursuivit sa carrière professionnelle à l’Etat-major fédéral, où il était entré en 1848. Nommé officier instructeur de la division du génie de cette institution en 1860, il conserva cette fonction jusqu’en 1865. Durant cette période, il donna de nombreux cours techniques – balistique, géodésie, cartographie, topographie, fortifications – dans les écoles centrales. En 1863, Siegfried fut chargé par le Conseil fédéral de préparer la mise sur pied d’un Etat-major général moderne.52 Les études qu’il réalisa le menèrent en France et en Allemagne. Elles débouchèrent sur la création du Bureau d’état-major en 1865. Siegfried fut nommé à la tête de la nouvelle institution et il remplaça également Dufour comme directeur du Bureau topographique, dont il transféra le siège à Berne en 1867. Durant les deux mobilisations de 1866 et de 1870 –1871, il fut intégré à l’Etat-major de l’armée, la deuxième fois en tant que chef de la Section topographique. Siegfried mourut le 5 décembre 1879, après une maladie qui l’obligea à rester chez lui durant six mois.

Siegfried partageait son temps entre la direction du Bureau d’état-major et celle du Bureau topographique. Il est avant tout connu pour les réalisations cartographiques qu’il a dirigées dans le cadre de cette institution. Après avoir participé aux travaux de la carte Dufour à l’échelle 1:100 000, effectués entre 1845 et 1864, il mit en chantier l’atlas qui porte son nom. Commencé en 1870, celui-ci comprend une carte à l’échelle 1:25 000 et une carte à l’échelle 1:50 000. Cette œuvre ne fut achevée qu’en 1926.

En tant que premier chef du Bureau d’état-major, Siegfried eut pour mission d’organiser et de mettre en place la nouvelle institution.53 Cette tâche fut ralentie par la difficulté de réviser la loi sur l’organisation militaire de 1850. Après l’échec du projet législatif de Welti en 1868 et celui du projet de Constitution fédérale de 1872, il fallut attendre l’acceptation de la Constitution de 1874 pour qu’une nouvelle organisation du Bureau d’état-major puisse voir le jour. Celle-ci fut inscrite dans la loi sur l’organisation militaire du 13 novembre 1874. Siegfried partait de rien ou presque et sa tâche était immense. Il devait en même temps organiser le Bureau d’état-major, l’Etat-major général et l’Etat-major de l’armée, former les officiers EMG et préparer les plans de mobilisation et de concentration de l’armée. Durant les premières années, il eut à lutter contre les problèmes de locaux, le manque de personnel – nombre d’officiers EMG étaient instructeurs et ne furent disponibles qu’après la mise en place des cours d’instruction des arrondissements de division – et les restrictions budgétaires. Enfin, la réforme militaire de 1874 entraînait des changements fondamentaux dans l’organisation de l’armée. Le Bureau d’état-major ne pouvait donc pas reprendre les anciens travaux et les adapter. Ces changements ne se firent que petit à petit, ce qui ne facilita pas les travaux de planification.

Siegfried réussit à donner une première organisation au Bureau d’état-major et à répartir les activités entre ses sections dès la fin du mois de février 1875 par une instruction provisoire qui est, cependant, restée en vigueur jusqu’à sa mort.54 En revanche, il ne parvint pas à régler la question de l’organisation de l’Etat-major de l’armée.55 Il rencontra l’opposition du chef d’arme de l’infanterie, Feiss, et ce fut son successeur, von Sinner, qui réussit à faire passer ses conceptions dans l’ordonnance sur l’organisation de l’Etat-major de l’armée, qui fut acceptée par le Conseil fédéral le 7 mai 1880. En matière d’instruction, la première tâche de Siegfried fut de mettre à niveau les connaissances des officiers et des candidats EMG, surtout dans les domaines de la tactique et du service d’état-major.56 Siegfried comptait sur leur formation civile ainsi que sur une importante préparation personnelle. De plus, il sut être très souple dans l’organisation et le contenu des cours dispensés dans les écoles d’état-major général.


Illustration 2: Hermann Siegfried, chef du Bureau d’état-major (1866–1879). Archives fédérales.

En ce qui concerne les travaux de mise sur pied de l’armée et de défense du pays, Siegfried fut confronté à deux grands défis. Le premier était celui de la mobilisation.57 L’article 75 de la loi sur l’organisation militaire du 13 novembre 1874 confiait la préparation de cette dernière au Bureau d’état-major. Diverses autres tâches afférentes à cette question relevaient toutefois du chef d’arme de l’infanterie. Au printemps 1877, la conférence des chefs d’arme et de division clarifia la situation et ce fut le Bureau d’état-major qui reçut la totalité des tâches de planification de la mobilisation. En 1876–1877, Siegfried avait déjà mis au point un premier projet de mobilisation qui s’inspirait des principes employés jusqu’alors. Il prévoyait un rassemblement et un équipement décentralisés des bataillons. Le travail fut approfondi par le major Arnold Keller, futur chef de l’Etat-major général, et il aboutit à la rédaction d’une instruction sur la mobilisation.

Le second défi important auquel Siegfried avait à faire face était l’évaluation de la menace militaire française et l’établissement de plans de défense correspondants.58 La réalisation du système fortifié Séré de Rivières, avec ses constructions aux abords de la frontière suisse, et le développement du réseau ferroviaire dans l’est de la France furent perçus comme une menace significative par l’Etat-major général suisse. Cette perception n’avait rien à voir avec la réalité et elle découlait d’un problème d’organisation et de fonctionnement du Service de renseignements.59 Les structures et les méthodes de travail souffraient, probablement davantage encore que les autres activités, du manque de moyens et de l’inexpérience du Bureau d’état-major. Dans ses analyses, Siegfried fut généralement plus proche de la réalité que ses collaborateurs, mais, lui aussi victime du poids de l’histoire, il avait de la peine à croire aux intentions pacifiques de la France, même s’il considérait que les nouvelles fortifications avaient un rôle purement défensif.

Quant aux plans de défense, on ne peut pas dire que Siegfried en mit réellement un au point.60 En 1874, il disposait d’un certain nombre de documents, plus ou moins travaillés, comme son mémoire de 1872 ou le plan du colonel Louis de Perrot. Toutefois, la nouvelle organisation militaire rendait ces différents documents caducs et il était difficile d’établir un plan détaillé avant qu’elle ne soit totalement mise en place. De plus, le Bureau d’état-major était surchargé de travail, ayant tout à réaliser, notamment un plan de mobilisation, préalable indispensable, si l’on voulait mettre au point des plans de concentration détaillés. Il manquait également de données pour effectuer le travail, particulièrement en ce qui concernait la géographie militaire. Il fallait donc d’abord effectuer de nombreuses reconnaissances dans le terrain et des études préalables avant de disposer des informations indispensables. Enfin, comme le souligne Hans Rapold, Siegfried n’était pas un véritable stratège, mais un technicien, davantage passionné par les questions d’organisation et de fortifications.61 Cette opinion est d’ailleurs corroborée par l’attaché militaire français à Berne, le capitaine d’Aiguy qui, dans son rapport du 20 octobre 1877, mentionnait les qualités scientifiques de Siegfried, tout en précisant qu’il ne croyait pas qu’il «aurait, en campagne, les qualités requises pour un bon chef d’Etat-major général».62

3.2. Rudolf von Sinner (1879–1881) et Victor Burnier (1881–1882)

A la mort de Siegfried, survenue le 5 décembre 1879, le Bureau d’état-major et la Section topographique se retrouvèrent sans personne à leur tête.63 Cette situation ne pouvait pas perdurer et, très rapidement, chacune des institutions reçut un nouveau chef, désigné pour une durée indéterminée. La Section topographique ayant été, en son temps, subordonnée au chef du génie, ce fut le chef d’arme du moment, Jules Dumur, qui fut nommé à sa tête. Quant à la direction du Bureau d’état-major, elle fut confiée, de manière intérimaire, au colonel EMG Rudolf von Sinner qui, «depuis la nouvelle organisation militaire, était en rapports permanents avec cette branche de service et qui a souvent fonctionné comme instructeur de l’Etat-major général sous les ordres de M. le colonel Siegfried». La nomination de von Sinner à la tête de l’Etat-major général marqua le début d’une période d’incertitude dans la direction de l’institution. Von Sinner ne fut en effet pas nommé à titre définitif et il ne resta qu’environ deux ans à son poste. Son successeur, Victor Burnier, avec ses quelques mois d’activité, ne fit que passer. La situation s’améliora ensuite lentement avec l’arrivée de Pfyffer. Ce dernier ne fut d’abord nommé qu’à titre provisoire et seulement en 1885 à titre définitif.

Von Sinner est né en 1830 à Berne.64 Il eut très rapidement des relations étroites avec l’Autriche et son armée, relations qu’il conserva longtemps par les liens qu’il continua d’entretenir avec des officiers de ce pays. Après avoir passé par la Realschule, il fréquenta la k. u. k. Ingenieurakademie de Vienne entre 1845 et 1850. Il s’engagea ensuite au service de l’armée autrichienne. En 1855, von Sinner fut nommé capitaine. Il devint adjudant de l’empereur François-Joseph au cours de la guerre de 1859 et participa à la bataille de Solferino. De retour en Suisse au début des années 1860, il mena une carrière politique dans sa ville natale. Il fut président du Conseil de la bourgeoisie de 1866 à 1888, membre du Conseil de ville de 1871 à 1887 et député au Grand Conseil en 1878. Parallèlement, il poursuivit, dans sa patrie, une carrière militaire débutée à l’étranger. En 1862, il suivit l’Ecole militaire de Thoune et entra dans le corps d’état-major général avec le grade de major. Il occupa successivement les postes d’adjudant du commandant de la 1ère Division et de chef d’état-major de la 6e Division. Il fut nommé colonel en 1871.

 

En tant que chef de l’Etat-major général, von Sinner eut deux gros dossiers à gérer. Tout d’abord, il réussit à régler la question de l’organisation de l’Etat-major de l’armée, en chantier depuis 1874.65 Il parvint à faire accepter son projet qui fut officialisé par l’ordonnance du Conseil fédéral sur l’organisation de l’Etat-major de l’armée du 7 mai 1880. Dans ce domaine, il ne fit pas que finaliser le travail de son prédécesseur. Son rôle fut actif, car il apporta des changements significatifs au projet développé par ce dernier. Le second dossier concernait le vaste problème de la menace militaire française et celui de la fortification nationale qui lui était lié.66 Ces deux questions étaient de la plus haute importance pour la Suisse. On s’étonne donc du fait que von Sinner ne joua qu’un rôle secondaire dans le travail que fournit l’Etat-major général. Il proposa des idées, donna des lignes directrices, mais ce furent ses subordonnés, notamment le colonel Victor Burnier et, dans une moindre mesure, le lieutenant-colonel Keller qui jouèrent les premiers rôles. La manière dont fut gérée la question de la fortification nationale confirme ainsi pleinement l’opinion d’Arnold Linder, selon laquelle les subordonnés de von Sinner ont joui d’une grande liberté dans leur travail.

Ce manque d’investissement de la part du chef de l’Etat-major général peut s’expliquer par le fait qu’il continua, après sa nomination, à assumer sa charge politique de président du Conseil de la bourgeoisie de Berne, ce qui n’explique cependant pas tout. Pfyffer, le successeur de von Sinner, continua à avoir une autre activité civile en dehors de sa fonction. Malgré cela, il s’investit davantage dans sa tâche. C’était plutôt la personnalité de von Sinner qui posait problème.67 Keller, dans son journal, écrit qu’il ne possédait pas les qualités requises pour occuper le poste. Il lui manquait une certaine confiance en soi, ainsi que les capacités à s’imposer vis-à-vis de l’extérieur. Soulignons toutefois, à la décharge de von Sinner, que le contexte dans lequel il a travaillé n’était pas des plus faciles. Sa position était précaire, car il n’était pas nommé à titre définitif. De plus, l’Etat-major général ne possédait pas une assise institutionnelle unanimement reconnue. Les procédures employées dans les études stratégiques de la fin des années 1870 et du début des années 1880 montrent que l’on continuait à travailler selon des principes antérieurs à 1874, qui accordaient un pouvoir important aux autres acteurs des institutions militaires.

Le sentiment de Keller à propos de l’incapacité de von Sinner semble avoir été partagé par l’ensemble des membres de l’Etat-major général. Lui-même d’ailleurs ne paraît pas avoir été très à l’aise dans ses fonctions. Il offrit, à plusieurs reprises, mais sans succès, sa démission au chef du Département militaire fédéral, la première lettre datant déjà du 30 septembre 1880.68 Von Sinner quitta finalement son poste en automne 1881, après une courte carrière de moins de deux ans. Ce départ fut la conséquence d’une affaire politique qui eut lieu lors des élections bernoises au Conseil national de cette année-là. Au cours de la campagne, un des candidats, le colonel du génie Gottlieb Ott, fut violemment attaqué dans un article de la Berner Volkszeitung. L’auteur de l’article l’accusait d’être un spéculateur appartenant au clan mafieux du Grand Conseil et se moquait de la mission militaire qu’il avait effectuée en 1878–1879 sur les théâtres d’opération de la guerre russo-turque. Blessé dans son honneur et dans sa qualité d’officier, Ott ne reçut pas le soutien qu’il attendait de son camarade von Sinner. Un tribunal d’honneur fut mis en place par le conseiller fédéral Wilhelm Friedrich Hertenstein pour résoudre le litige entre les deux officiers, une procédure que prévoyait le Code pénal militaire. La décision du tribunal déçut von Sinner, ce qui le poussa à se retirer définitivement.

La question de la succession de von Sinner ne fut pas réglée immédiatement. Le malaise ressenti par Keller à propos des possibilités de remplacement du chef de l’Etat-major général était réel, comme semble le montrer les multiples refus qui accueillirent ses lettres de démission.69 L’intérim fut assuré par le colonel EMG Victor Burnier, de Lausanne.70 Ce dernier était entré à l’Etat-major général en 1875, avec le grade de lieutenant-colonel. Enseignant l’étude du terrain dans les écoles centrales, il fut tout naturellement la cheville ouvrière du groupe de rédaction de l’Etat-major général qui publia un Manuel sur le sujet en 1876. Il joua par ailleurs un rôle déterminant dans les travaux relatifs à la fortification nationale en relation avec la menace française.

Burnier ne resta que quelques mois à la tête de l’Etat-major général.71 Son état de santé empêcha le chef du Département militaire fédéral de le proposer comme chef de l’institution. Ce fut Pfyffer qui fut nommé à cette fonction en mars 1882. Burnier approuva ce choix. Dans une lettre du 7 mars, il répondit au chef du DMF: «C’est avec la plus vive satisfaction que je verrai monsieur le Colonel Pfyffer à la tête du corps d’état-major; je ferai tout ce qui dépendra de moi pour lui faciliter sa tâche et mon nouveau chef pourra compter sur mon concours fidèle et dévoué.»