Za darmo

Lettres à Mademoiselle de Volland

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

LXXIV

Paris, ce 22 août 1762.

J'attends votre dix-neuvième avec bien de l'impatience; car qui peut deviner les suites de cet incendie? Il ne faut qu'une étincelle assoupie sous la cendre, un peu d'air pour renouveler le danger. Je vous vois au milieu des travailleurs, dans l'eau, dans la boue, etc. Quelles alarmes vous avez eues! quelle fatigue! Vous vous portez bien, dites-vous? Je ne saurais me le persuader. Si vous n'étiez qu'à vingt lieues d'ici, et qu'on pût aller et revenir dans un jour de poste, je saurais tout cela par moi-même. Vous avez raison, la nuit, tout était perdu; dans la soirée, les habitants de la campagne étant dispersés, le désastre eût été bien plus grand.

Il y a dans votre récit des circonstances qui me font frémir. Comment vont les bras, les pieds, les jambes? Et la chère sœur? Je la crois dans un état presque aussi pitoyable que vous. Trois femmes, l'une avancée en âge, l'autre faible et délicate, celle-ci n'ayant qu'un souffle de vie, portant des fardeaux, se livrant à des travaux fort au-dessus des forces des hommes les plus robustes! C'est à présent que vous devez sentir votre lassitude. Dans le premier jour le corps se soutient par la violence de l'activité que le péril lui a donnée; mais cette activité tombe à mesure que la sécurité revient, et l'on est accablé. C'est là du moins l'effet des transports de la colère, quand j'en prends trop. Je vous suppose à présent étendues dans vos lits, sans pouvoir remuer ni pieds, ni pattes. Je suis bien aise que vous ayez vu dans cette triste circonstance tous vos domestiques tels que vous le souhaitiez. J'envie à l'abbé du Moucets les secours que vous en avez reçus. Après vous avoir montré tout son dévouement dans le moment périlleux, il se croira obligé de politesse à vous faire compagnie les jours qui suivront. Il sera bien fier d'avoir pu vous être bon à quelque chose: j'aurais un autre sentiment à sa place.

Jusqu'à présent je ne vous ai pas chargé d'un seul mot pour votre mère. Je vous prie de lui marquer toute la part que je prends à son accident. Ah! ma pauvre amie, comme vous voilà, avec vos jambes plus gonflées que jamais, vous traînant avec votre bâton. Et la perte des foins, des grains, des bâtiments? Cela doit monter haut!

Je n'ai pas le courage de reprendre la suite de mon journal; j'attendrai que vous me l'ordonniez. Vous me demandez dans votre dernière l'Éloge de Crébillon, vous l'avez à présent. On a fait un petit volume de mon Éloge de Richardson, du Testament et de la Pompe de Clarisse167. J'en ai pris deux exemplaires, un pour vous, un pour moi. J'espérais joindre à cette lettre la suite de l'affaire tragique des Calas: mais l'impression n'en est pas achevée, ce sera pour jeudi prochain. Adieu, mes bonnes, mes vraies amies. Je voudrais bien être à côté de vous, pour peu que vous me crussiez utile, vous ne doutez point de ce que je ferais. Dites un mot.

C'est après-demain votre fête. Si Uranie pensait à vous présenter deux fleurs, une pour elle et l'autre pour moi! C'est précisément comme je ferais à sa place. Voilà qui est arrangé pour longtemps: le jour de la Saint-Louis, il y aura toujours soixante lieues de distance entre vous et moi. Écoutez bien tout ce que notre chère sœur vous dira; ce sont mes souhaits. Elle sait combien ma tendresse fait à votre bonheur; elle vous promettra la durée de son amitié; elle vous désirera la durée de mon amour. Je vous réponds de ce point-ci; c'est mon affaire. Toujours, mon amie, toujours vous me serez chère; faites seulement que ce toujours dure longtemps. Je l'ai enfin, ce portrait, enfermé dans l'auteur de l'antiquité le plus sensé et le plus délicat: mercredi je le baiserai, le matin en me levant, et le soir en me couchant je le baiserai encore.

Il n'y a plus de Jésuites ici. On a encore publié quelques arrêts que je ne vous envoie point. Ils ne signifient pas grand'chose.

LXXV

À Paris, le 20 août 1762.

Votre dernière lettre, par laquelle vous m'apprenez qu'enfin l'incendie est entièrement éteint, ne me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l'avez l'une et l'autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l'eau. Tout ce que vous avez fait, vous l'avez dû faire; mais a-t-on dû souffrir que vous le fissiez? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appartements du château et vous y enfermer, avec l'attention seulement de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instruisant d'heure en heure de ce qui se passait? Si j'avais été là, je vous avoue que c'est par où j'aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu'après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s'il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l'emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château? On refait ou l'on ne refait pas des châteaux et des basses-cours; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu'elles sont, ne peuvent cependant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié: Eh! laissez brûler, et éloignez d'ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d'eau, des chevrons brûlés; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m'occuper du désastre qui s'est tait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu'où? Mais il n'est pas encore temps de plaisanter. Il faut auparavant savoir quelle perte vous avez faite, et que vous m'ayez juré toutes deux et chacune sur votre honneur que vous vous portez bien.

Je n'ai pas le temps de causer davantage avec vous. J'ai employé mes trois fêtes à travailler comme un forçat pour d'honnêtes gens que je connais un peu, qui ont fait une découverte importante et à qui je n'ai pu refuser le service de l'exposer. Mais pendant que je m'occupais de leur affaire, la mienne restait là. Je vous écris de chez Le Breton vis-à-vis d'un tas d'épreuves à corriger et après lesquelles on attend. Il faut pourtant que Grimm ait raison; que le temps ne soit pas une chose dont nous puissions disposer à notre gré; que nous le devons d'abord à nos amis, à nos parents, à nos devoirs, et qu'il y a dans la dissipation qu'on en fait, en le prodiguant à des indifférents, quelque principe vicieux. Si j'avais été vraiment bienfaisant, pourquoi en aurais-je du regret? Il faut que mon action ou ma conscience pèche, et j'aime mieux croire que c'est mon action.

Adieu, mes tendres amies, femmes que j'aime de tout mon cœur. À présent que vous voilà tranquilles, reposez-vous, nettoyez-vous, décrassez-vous. Je suis sûr que vous êtes noires comme du charbon, que vous puez la crotte, le fumier et la fumée, qu'on ne saurait par où vous prendre sans se gâter. Je ne sais ce que je dis; qu'on la jette entre mes bras comme elle est, et dans un état pire encore. Adieu, adieu; trouvez, tout à travers vos travaux et vos assiduités, un moment pour me dire que vous vous portez bien. Mille baisers à toutes deux, sur vos mains noires, sales, enfumées, chère sœur; partout où vous le permettrez, chère et tendre amie.

LXXVI

Paris, le 29 août 1762.

J'ai fait part à Damilaville de votre accident, et nous avons pensé l'un et l'autre que si vous envoyiez un état de votre perte, un peu exagéré, s'il en est besoin, nous dresserions d'après cela un mémoire que quelqu'un présenterait à M. de Courteille, afin d'obtenir une réduction de votre vingtième pour une, deux, trois, quatre ou cinq années. Le ministre, qui fait tout par ses commis, nous renverrait ce mémoire pour en décider; et nous arrangerions la chose comme il vous plairait. Ainsi donc, si cela vous convient, que nous sachions tout le dégât que le feu vous a fait et par delà, et ce que vous payez de vingtième; le reste est notre affaire.

Je viens d'achever ce mémoire dont je m'étais chargé pour ces pauvres diables qui ont inventé une chose utile. Il est minuit passé, et je ne saurais me résoudre, tout fatigué que je suis, à m'endormir sans avoir préparé ma lettre pour demain. Je vais reprendre ma réponse à votre dix-huitième à l'endroit où j'en étais resté.

La décision d'Uranie me paraît bien sévère. Quoi donc! ne met-elle aucune différence entre une action illicite et une mauvaise action? Ne sera-t-il pas permis de faire par raison ce qu'on a déjà fait par passion? Après avoir tout osé pour soi, n'osera-t-on rien pour son époux et pour ses enfants? Si l'on a quelque reproche à craindre ne serait-ce pas plutôt celui qu'on se ferait à peu près sur ce ton, s'il arrivait que l'on tombât dans la misère, qu'avec un peu moins de pusillanimité on aurait sûrement évitée? Si nous avions notre innocence, peut-être y faudrait-il regarder de fort près avant que de l'échanger contre de l'or? Mais, hélas! nous ne l'avons plus; il ne s'agit que d'une petite tache de plus ou de moins; d'une infraction de la loi civile, la moins importante et la plus bizarre de toutes; d'une action si commune, si forte dans les mœurs générales de la nation, que l'attrait seul du plaisir, sans aucune autre considération plus importante, suffit pour la justifier; d'une action dont on loue notre sexe, et dont en vérité on ne s'avise plus guère de blâmer le vôtre; du frottement passager de deux intestins, mis en comparaison avec les aisances de la vie; d'une faute moins répréhensible que le mensonge le plus léger; il est bien singulier, chère sœur, que vous permettiez à un homme engagé par le serment libre de la tendresse avec une femme qu'il aime de faire un enfant à une autre qu'il n'aime pas, et que vous défendiez un moment de complaisance à une de vos semblables, qui y est entraînée par un motif des plus importants. S'il était question de goûter un plaisir exquis, une volupté délicieuse, un transport ravissant, un moment de félicité au-dessus de toute idée, peut-être rabattriez-vous un peu de votre jansénisme! Et vous ne pensez pas que c'est un dégoût insupportable qui nous attend! et que, à tout bien prendre, ce devoir est la véritable expiation du plaisir défendu qu'on a pris. J'ai quelquefois entendu parler des femmes sur ce point; toutes étaient d'accord que c'était un horrible supplice. Eh bien! nous y voilà résolus. L'héroïsme est d'autant plus grand, que le sacrifice de soi-même répugne davantage. Combien nous allons mériter, si votre préjugé ne s'y oppose plus! Songez donc que celui qu'on va recevoir dans ses bras est un homme qu'on méprise, et qu'on haït; songez qu'il se chargera de tous les frais du péché; songez que nous n'y mettrons pas un atome du nôtre; songez que nous serons plus passive et plus immobile qu'une statue de marbre; songez que, s'il nous échappe quelques mouvements insensibles, quelque signe de vie, ce sera d'impatience et non de plaisir; songez que ceci est l'ouvrage tout pur de la raison, que le cœur et les sens n'y seront pour rien; c'est un acte de pénitence, s'il en fut jamais. S'il nous survenait une maladie là, n'y aurait-il pas de la folie à se refuser à l'application d'un instrument, s'il était nécessaire; et quelle plus fâcheuse maladie que de mourir pendant trente ans de soif et de faim? Quelle différence mettez-vous en pareil cas entre un homme de cette trempe et un instrument de chirurgie? Et puis, ne dirait-on pas qu'il en soit de cette affaire comme du vol, de la calomnie, du meurtre et d'une infinité d'autres actions qui sont mauvaises en tout temps et partout? Rentrez pour un moment dans l'état de nature; pour Dieu, dites-moi ce que c'est.

 

À présent, venons à vous, mademoiselle. Eh bien! vous ne voulez donc pas qu'on ait la complaisance pour cette honnête créature, qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vouloir être mère, de lui faire un enfant? Vous l'appelez tête bizarre? Vous craignez qu'elle ne prenne du goût pour le plaisir, qu'on ne prenne du goût pour elle? Vous la trouvez présomptueuse de se croire capable de bien élever. Halte là, s'il vous plaît. Elle a l'expérience par-devers elle. Après avoir fait supérieurement l'éducation de trois ou quatre bambins qui n'étaient pas les siens, elle peut, je crois, se promettre, sans trop présumer d'elle, d'en bien éduquer un qui lui appartiendra. Je vous l'ai déjà dit; ce n'est point ici une affaire de cœur, moins encore une affaire de tempérament. Pour ce blâme public qu'elle encourrait, peut-être elle l'a mis sous ses pieds. «Jamais, dit-elle, je ne me persuaderai que de se proposer, avant de sortir de ce monde, de remplir la place qu'on quitte, d'un honnête homme ou d'une honnête femme, que de s'exposer à perdre la vie pour la donner à un autre; obligation que la différence des sexes imposait avant tout sacrement institué, toute législation publiée; que de se sacrifier à inculquer dans une jeune femme des principes d'honneur et de justice, pendant un grand nombre d'années; que de préparer à la société un bon citoyen, un bon père, une bonne mère, un bon mari, ce soit une cause d'opprobre; parce qu'on ne s'assujettit pas à quelques formalités de convention qui ne signifient rien, et qui varient d'un peuple à un autre; parce qu'on connaît la légèreté du cœur humain, et qu'on craint, en taisant un vœu indiscret, de devenir parjure; parce qu'on ne veut pas accepter un tyran; parce que, n'étant pas en état ni d'instruire ni de nourrir plusieurs entants, on a recours au seul moyen possible de n'en avoir qu'un; parce que, n'étant pas mariable par cent raisons plus solides les unes que les autres, on ne se marie pas, et parce que, forcée de se soustraire à la loi du prince, qui veut qu'on ne soit féconde qu'à telles ou telles conditions, j'obéis à la loi dénature qui veut que je sois féconde dès qu'elle ne m'a pas faite stérile. Ce ne sont pas de viles petites vues qui me mènent; ce sont des vues grandes et nobles; je veux être mère, parce que je suis digne de l'être. Si vous, monsieur, que j'ai choisi pour me donner cet auguste caractère, ne pouvez disposer de vous-même sans le consentement d'une autre, consultez-la; mais si elle s'oppose à mon désir, je ne vous dissimulerai point que je m'estime plus qu'elle et qu'elle ne vous estime pas assez. Je ne crains point de perdre mon honneur, ce que j'appelle mon véritable honneur, en couchant avec son amant; elle craint, elle, de perdre son amant en le laissant coucher avec moi. Dites-lui, une bonne fois pour toutes, que je ne vous aime point, et que je ne veux de vous que jusqu'au moment où vous cesserez de m'être nécessaire. C'est avec toute la sincérité d'une honnête fille que je vous proteste que, si l'effet pouvait m'être connu après le premier essai, je n'en permettrais pas un second pour ma vie; il m'avilirait trop. Ce n'est plus le titre de mère que j'aurais voulu, c'est celui de maîtresse; ce n'est plus un entant que j'aurais ambitionné d'avoir de bonne race et d'élever, c'est du plaisir; ce n'est plus un devoir de nature que j'aurais cherché à satisfaire, c'est un commerce illicite que j'aurais formé…» Voilà ce qu'elle dit à… Je ne sais qu'ajouter! car ce n'est ni à son époux, ni à son ami. J'ai cru devoir vous faire mieux connaître cette femme, avant que de m'en tenir à votre décision. Encore un mot de réponse là-dessus.

Grâce à l'interruption que le malheur qui vous est arrivé a fait mon journal, j'ai une ample provision de matières; mais j'espère que j'en oublierai les trois quarts et demi, et que je serai contraint de prendre les choses au moment où je vous écrirai, et de me mettre ainsi tout de suite au courant. Adieu, mes bonnes amies. Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement.

LXXVII

À Paris, le 2 septembre 1762.

Avant que de reprendre mon journal, je voudrais bien pouvoir vous rendre compte d'une conversation qui fut amenée par le mot instinct, qu'on prononce sans cesse, qu'on applique au goût et à la morale, et qu'on ne définit jamais. Je prétendis que ce n'était en nous que le résultat d'une infinité de petites expériences, qui avaient commencé au moment où nous ouvrîmes les yeux à la lumière jusqu'à celui où, dirigés secrètement par ces essais dont nous n'avions pas la mémoire, nous prononcions que telle chose était bien ou mal, belle ou laide, bonne ou mauvaise, sans avoir aucune raison présente à l'esprit de notre jugement favorable ou défavorable.

Michel-Ange cherche la forme qu'il donnera au dôme de l'église de Saint-Pierre de Rome; c'est une des plus belles formes qu'il fût possible de choisir. Son élégance frappe et enchante tout le monde. La largeur était donnée; il s'agissait d'abord de déterminer la hauteur. Je vois l'architecte tâtonnant, ajoutant, diminuant de cette hauteur jusqu'à ce qu'enfin il rencontrât celle qu'il cherchait et qu'il s'écriât: La voilà. Lorsqu'il eut trouvé la hauteur, il fallut après cela tracer l'ovale sur cette hauteur et cette largeur. Combien de nouveaux tâtonnements! combien de fois il effaça son trait pour en faire un autre plus arrondi, plus aplati, plus renflé, jusqu'à ce qu'il eût rencontré celui sur lequel il a achevé son édifice! Qui est-ce qui lui a appris à s'arrêter juste? Quelle raison avait-il de donner la préférence, entre tant de figures successives qu'il dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu'à celle-là? Pour résoudre ces difficultés, je me rappelai que M. de La Hire, grand géomètre de l'Académie des sciences, arrivé à Rome dans un voyage d'Italie qu'il fit, fait touché comme tout le monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son admiration ne fut pas stérile; il voulut avoir la courbe qui formait ce dôme; il la fit prendre, et il en chercha les propriétés par la géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu'il vit que c'était celle de la plus grande résistance! Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné était tombé sur celle qu'il aurait fallu lui donner, s'il eût cherché à lui donner le plus de résistance et de solidité. À ce propos, deux questions: Comment se fait-il que la courbe de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, soit aussi la courbe d'élégance et de beauté? Comment se fait-il que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de plus grande résistance? Cela ne se conçoit pas, disait-on; c'est une affaire d'instinct. Et qu'est-ce que l'instinct? Oh! cela s'entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson au collège, avait joué avec ses camarades; qu'en luttant, en poussant de l'épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison il fallait qu'il donnât à son corps pour résister le plus fortement à son antagoniste; qu'il était impossible que cent fois dans sa vie il n'eût pas été dans le cas d'étayer des choses qui chancelaient, et de chercher l'inclinaison de l'étai la plus avantageuse; qu'il avait quelquefois posé des livres les uns sur les autres, que tous se débordaient, et qu'il avait fallu en contre-balancer les efforts, sans quoi la pile se serait renversée; et qu'il avait appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de Rome sur la courbe de plus grande résistance. Un mur est sur le point de se renverser, envoyez chercher un charpentier; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez chercher d'Alembert ou Clairaut; et, l'inclinaison du mur étant donnée, proposez à l'un ou à l'autre de ces géomètres de trouver l'inclinaison selon laquelle l'étai appuiera le plus fortement, vous verrez que l'angle du charpentier et du géomètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec l'axe qui les soutient; sans cela elles ne tourneraient pas; cet angle a une quantité telle que l'aile tournera le plus aisément sous un angle de cette quantité. Comment se fait-il que quand les géomètres ont examiné celui que l'habitude, l'usage avaient déterminé, ils ont vu que c'était précisément celui que la plus haute géométrie aurait préféré? Affaire de calcul d'un côté, affaire d'expérience de l'autre. Or, il est impossible que si l'un est bien fait, il ne s'accorde pas avec l'autre.

Actuellement, comment se fait-il que ce qui est solide en nature soit aussi ce que nous jugeons beau dans l'art, ou l'imitation? C'est que la solidité ou plus généralement la bonté est la raison continuelle de notre approbation; cette bonté peut être dans un ouvrage et ne pas paraître, alors l'ouvrage est bon, mais il n'est pas beau. Elle peut y paraître et n'y pas être, alors l'ouvrage n'a qu'une beauté apparente. Mais si la bonté y est en effet, et qu'elle y paraisse, alors l'ouvrage est vraiment beau et bon. Il faudrait se supposer dans un autre monde, où toutes les lois de nature fussent changées, pour qu'il arrivât que ce qui est bon et le paraît dans celui-ci ne fut pas beau dans celui-là. Mais pour vous dédommager un peu de tout ce que peut avoir de sec et d'abstrait ce qui précède, je vais vous achever en quatre mots le reste de la conversation. Je dis: Cependant, quoi de plus caché, quoi de plus inexplicable que la beauté de l'ovale d'un dôme? La voilà cependant autorisée par une loi de nature. – Quelqu'un ajouta: Mais où trouver en nature de quoi justifier ou accuser les jugements divers que nous portons des visages des femmes surtout? Ceci paraît bien arbitraire. – Aucunement, répondis-je; quelque grande que soit la variété de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l'orbe de son œil; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l'orgueil; et l'orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffes, qu'ils ombragent son œil, et cet œil sera dur; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l'humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses paupière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n'est pas un bel homme; un beau danseur n'est pas un bel homme; un beau vieillard n'est pas un bel homme; un beau forgeron n'est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu'il est possible les deux grandes fonctions: la conservation de l'individu, qui s'étend à beaucoup de choses, et la propagation de l'espèce qui s'étend à une. Si par l'usage, par l'habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n'avons plus la beauté de l'homme de nature, mais la beauté de quelque état de la société. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L'homme de nature n'a rien fait que vivre et propager; si la nature l'a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture; l'Apollon antique est l'homme oisif, l'Hercule Farnèse est l'homme laborieux; tout est outré de ce côté-ci, rien n'excède de l'autre, rien ne montre un essai particulier; il n'a rien fait encore, mais il paraît propre à tout: voulez-vous qu'il lutte, il luttera; qu'il coure, il courra; qu'il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d'abord il faut connaître l'homme de nature; il faut connaître ensuite l'homme de chaque profession. Mais laissons les êtres vivants; passons aux ouvrages de l'art, par exemple, à l'architecture.

 

Un morceau d'architecture est beau, lorsqu'il y a la solidité et qu'on la voit: qu'il y a la convenance requise avec sa destination, et qu'elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu'est la santé dans le règne animal; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l'influence des mœurs, il semble qu'elles deviennent la base de tout: vous allez à Constantinople; et là vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle; c'est qu'en effet ce sont des prisons que les maisons où une moitié de l'espèce humaine renferme l'autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert; c'est qu'il n'y a point d'esclaves: et les climats n'y font-ils rien? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs; s'il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer; s'il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l'homme s'accommodent mieux d'une zone tempérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal, il voit là un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s'écrie: Oh! qu'elle est charmante! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j'arrête mes regards sur un visage où je lis de l'innocence, de la candeur, de l'ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence; croyez-vous qu'il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi? Son goût se réduit à ceci: j'aime le vice; et le mien à ceci: j'aime la vertu. Il en est ainsi de presque tous les jugements; ils se résolvent en dernier à l'un ou à l'autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un excellent ouvrage sur le goût, et l'apologie de celui que j'ai pour vous, chères sœurs…

167Lyon, 1762, in-12.