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Les bijoux indiscrets

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CHAPITRE II.
ÉDUCATION DE MANGOGUL

Je passerai légèrement sur les premières années de Mangogul. L'enfance des princes est la même que celle des autres hommes, à cela près qu'il est donné aux princes de dire une infinité de jolies choses avant que de savoir parler. Aussi le fils d'Erguebzed avait à peine quatre ans, qu'il avait fourni la matière d'un Mangogulana. Erguebzed qui était homme de sens, et qui ne voulait pas que l'éducation de son fils fût aussi négligée que la sienne l'avait été, appela de bonne heure auprès de lui, et retint à sa cour, par des pensions considérables, ce qu'il y avait de grands hommes en tout genre dans le Congo; peintres, philosophes, poëtes, musiciens, architectes, maîtres de danse, de mathématiques, d'histoire, maîtres en fait d'armes, etc. Grâce aux heureuses dispositions de Mangogul, et aux leçons continuelles de ses maîtres, il n'ignora rien de ce qu'un jeune prince a coutume d'apprendre dans les quinze premières années de sa vie, et sut, à l'âge de vingt ans, boire, manger et dormir aussi parfaitement qu'aucun potentat de son âge.

Erguebzed, à qui le poids des années commençait à faire sentir celui de la couronne, las de tenir les rênes de l'empire, effrayé des troubles qui le menaçaient, plein de confiance dans les qualités supérieures de Mangogul, et pressé par des sentiments de religion, pronostics certains de la mort prochaine, ou de l'imbécillité des grands, descendit du trône pour y placer son fils; et ce bon prince crut devoir expier dans la retraite les crimes de l'administration la plus juste dont il fût mémoire dans les annales du Congo.

Ce fut donc l'an du monde 1,500,000,003,200,001, de l'empire du Congo le 3,900,000,700,03, que commença le règne de Mangogul, le 1,234,500 de sa race en ligne directe. Des conférences fréquentes avec ses ministres, des guerres à soutenir, et le maniement des affaires, l'instruisirent en fort peu de temps de ce qui lui restait à savoir au sortir des mains de ses pédagogues; et c'était quelque chose.

Cependant Mangogul acquit en moins de dix années la réputation de grand homme. Il gagna des batailles, força des villes, agrandit son empire, pacifia ses provinces, répara le désordre de ses finances, fit refleurir les sciences et les arts, éleva des édifices, s'immortalisa par d'utiles établissements, raffermit et corrigea la législation, institua même des académies; et, ce que son université ne put jamais comprendre, il acheva tout cela sans savoir un seul mot de latin.

Mangogul ne fut pas moins aimable dans son sérail que grand sur le trône. Il ne s'avisa point de régler sa conduite sur les usages ridicules de son pays. Il brisa les portes du palais habité par ses femmes; il en chassa ces gardes injurieux de leur vertu; il s'en fia prudemment à elles-mêmes de leur fidélité: on entrait aussi librement dans leurs appartements que dans aucun couvent de chanoinesses de Flandres; et on y était sans doute aussi sage. Le bon sultan que ce fut! il n'eut jamais de pareil que dans quelques romans français. Il était doux, affable, enjoué, galant, d'une figure charmante, aimant les plaisirs, fait pour eux, et renfermait dans sa tête plus d'esprit qu'il n'y en avait eu dans celle de tous ses prédécesseurs ensemble.

On juge bien qu'avec un si rare mérite, beaucoup de femmes aspirèrent à sa conquête: quelques-unes réussirent. Celles qui manquèrent son cœur, tâchèrent de s'en consoler avec les grands de sa cour. La jeune Mirzoza fut du nombre des premières12. Je ne m'amuserai point à détailler les qualités et les charmes de Mirzoza; l'ouvrage serait sans fin, et je veux que cette histoire en ait une.

CHAPITRE III.
QU'ON PEUT REGARDER COMME LE PREMIER DE CETTE HISTOIRE

Mirzoza fixait Mangogul depuis plusieurs années. Ces amants s'étaient dit et répété mille fois tout ce qu'une passion violente suggère aux personnes qui ont le plus d'esprit. Ils en étaient venus aux confidences; et ils se seraient fait un crime de se dérober la circonstance de leur vie la plus minutieuse. Ces suppositions singulières: «Si le ciel qui m'a placé sur le trône m'eût fait naître dans un état obscur, eussiez-vous daigné descendre jusqu'à moi, Mirzoza m'eût-elle couronné?.. Si Mirzoza venait à perdre le peu de charmes qu'on lui trouve, Mangogul l'aimerait-il toujours?» ces suppositions, dis-je, qui exercent les amants ingénieux, brouillent quelquefois les amants délicats, et font mentir si souvent les amants les plus sincères, étaient usées pour eux.

La favorite, qui possédait au souverain degré le talent si nécessaire et si rare de bien narrer, avait épuisé l'histoire scandaleuse de Banza. Comme elle avait peu de tempérament13, elle n'était pas toujours disposée à recevoir les caresses du sultan, ni le sultan toujours d'humeur à lui en proposer. Enfin il y avait des jours où Mangogul et Mirzoza avaient peu de choses à dire, presque rien à faire, et où, sans s'aimer moins, ils ne s'amusaient guère. Ces jours étaient rares; mais il y en avait, et il en vint un.

Le sultan était étendu nonchalamment sur une duchesse, vis-à-vis de la favorite qui faisait des nœuds sans dire mot. Le temps ne permettait pas de se promener. Mangogul n'osait proposer un piquet; il y avait près d'un quart d'heure que cette situation maussade durait, lorsque le sultan dit en bâillant à plusieurs reprises:

«Il faut avouer que Géliote14 a chanté comme un ange…

– Et que Votre Hautesse s'ennuie à périr, ajouta la favorite.

– Non, madame, reprit Mangogul en bâillant à demi; le moment où l'on vous voit n'est jamais celui de l'ennui.

– Il ne tenait qu'à vous que cela fût galant, répliqua Mirzoza; mais vous rêvez, vous êtes distrait, vous bâillez. Prince, qu'avez-vous?

– Je ne sais, dit le sultan.

– Et moi je devine, continua la favorite. J'avais dix-huit ans lorsque j'eus le bonheur de vous plaire. Il y a quatre ans que vous m'aimez. Dix-huit et quatre font vingt-deux. Me voilà bien vieille.»

Mangogul sourit de ce calcul.

«Mais si je ne vaux plus rien pour le plaisir, ajouta Mirzoza, je veux vous faire voir du moins que je suis très-bonne pour le conseil. La variété des amusements qui vous suivent n'a pu vous garantir du dégoût. Vous êtes dégoûté. Voilà, prince, votre maladie.

– Je ne conviens pas que vous ayez rencontré, dit Mangogul; mais en cas que cela fût, y sauriez-vous quelque remède?»

Mirzoza répondit au sultan, après avoir rêvé un moment, que Sa Hautesse lui avait paru prendre tant de plaisir au récit qu'elle lui faisait des aventures galantes de la ville, qu'elle regrettait de n'en plus avoir à lui raconter, ou de n'être pas mieux instruite de celles de sa cour; qu'elle aurait essayé cet expédient, en attendant qu'elle imaginât mieux.

«Je le crois bon, dit Mangogul; mais qui sait les histoires de toutes ces folles? et quand on les saurait, qui me les réciterait comme vous?

– Sachons-les toujours, reprit Mirzoza. Qui que ce soit qui vous les raconte, je suis sûre que Votre Hautesse gagnera plus par le fond qu'elle ne perdra par la forme.

– J'imaginerai avec vous, si vous voulez, les aventures des femmes de ma cour, fort plaisantes, dit Mangogul; mais le fussent-elles cent fois davantage, qu'importe, s'il est impossible de les apprendre?

– Il pourrait y avoir de la difficulté, répondit Mirzoza: mais je pense que c'est tout. Le génie Cucufa, votre parent et votre ami, a fait des choses plus fortes. Que ne le consultez-vous?

– Ah! joie de mon cœur, s'écria le sultan, vous êtes admirable! Je ne doute point que le génie n'emploie tout son pouvoir en ma faveur. Je vais de ce pas m'enfermer dans mon cabinet, et l'évoquer.»

Alors Mangogul se leva, baisa la favorite sur l'œil gauche, selon la coutume du Congo, et partit.

CHAPITRE IV.
ÉVOCATION DU GÉNIE

Le génie Cucufa est un vieil hypocondriaque, qui craignant que les embarras du monde et le commerce des autres génies ne fissent obstacle à son salut, s'est réfugié dans le vide, pour s'occuper tout à son aise des perfections infinies de la grande Pagode, se pincer, s'égratigner, se faire des niches, s'ennuyer, enrager et crever de faim. Là, il est couché sur une natte, le corps cousu dans un sac, les flancs serrés d'une corde, les bras croisés sur la poitrine, et la tête enfoncée dans un capuchon, qui ne laisse sortir que l'extrémité de sa barbe. Il dort; mais on croirait qu'il contemple. Il n'a pour toute compagnie qu'un hibou qui sommeille à ses pieds, quelques rats qui rongent sa natte, et des chauves-souris qui voltigent autour de sa tête: on l'évoque en récitant au son d'une cloche le premier verset de l'office nocturne des bramines; alors il relève son capuce, frotte ses yeux, chausse ses sandales, et part. Figurez-vous un vieux camaldule15 porté dans les airs par deux gros chats-huants qu'il tiendrait par les pattes: ce fut dans cet équipage que Cucufa apparut au sultan!

 

«Que la bénédiction de Brama soit céans, dit-il en s'abattant.

– Amen, répondit le prince.

– Que voulez-vous, mon fils?

– Une chose fort simple, dit Mangogul; me procurer quelques plaisirs aux dépens des femmes de ma cour.

– Eh! mon fils, répliqua Cucufa, vous avez à vous seul plus d'appétit que tout un couvent de bramines. Que prétendez-vous faire de ce troupeau de folles?

– Savoir d'elles les aventures qu'elles ont et qu'elles ont eues; et puis c'est tout.

– Mais cela est impossible, dit le génie; vouloir que des femmes confessent leurs aventures, cela n'a jamais été et ne sera jamais.

– Il faut pourtant que cela soit,» ajouta le sultan.

A ces mots, le génie se grattant l'oreille et peignant par distraction sa longue barbe avec ses doigts, se mit à rêver: sa méditation fut courte.

«Mon fils, dit-il à Mangogul, je vous aime; vous serez satisfait.»

A l'instant il plongea sa main droite dans une poche profonde, pratiquée sous son aisselle, au côté gauche de sa robe, et en tira avec des images, des grains bénits, de petites pagodes de plomb, des bonbons moisis, un anneau d'argent, que Mangogul prit d'abord pour une bague de saint Hubert16.

«Vous voyez bien cet anneau, dit-il au sultan; mettez-le à votre doigt, mon fils. Toutes les femmes sur lesquelles vous en tournerez le chaton, raconteront leurs intrigues à voix haute, claire et intelligible: mais n'allez pas croire au moins que c'est par la bouche qu'elles parleront.

– Et par où donc, ventre-saint-gris! s'écria Mangogul, parleront-elles donc?

– Par la partie la plus franche qui soit en elles, et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir, dit Cucufa; par leurs bijoux.

– Par leurs bijoux, reprit le sultan, en s'éclatant de rire: en voilà bien d'une autre. Des bijoux parlants! cela est d'une extravagance inouïe.

– Mon fils, dit le génie, j'ai bien fait d'autres prodiges en faveur de votre grand-père; comptez donc sur ma parole. Allez, et que Brama vous bénisse. Faites un bon usage de votre secret, et songez qu'il est des curiosités mal placées.»

Cela dit, le cafard hochant de la tête, se raffubla de son capuchon, reprit ses chats-huants par les pattes, et disparut dans les airs.

CHAPITRE V.
DANGEREUSE TENTATION DE MANGOGUL

A peine Mangogul fut-il en possession de l'anneau mystérieux de Cucufa, qu'il fut tenté d'en faire le premier essai sur la favorite. J'ai oublié de dire qu'outre la vertu de faire parler les bijoux des femmes sur lesquelles on en tournait le chaton, il avait encore celle de rendre invisible la personne qui le portait au petit doigt. Ainsi Mangogul pouvait se transporter en un clin d'œil en cent endroits où il n'était point attendu, et voir de ses yeux bien des choses qui se passent ordinairement sans témoin; il n'avait qu'à mettre sa bague, et dire: «Je veux être là;» à l'instant il y était. Le voilà donc chez Mirzoza.

Mirzoza qui n'attendait plus le sultan, s'était fait mettre au lit. Mangogul s'approcha doucement de son oreiller, et s'aperçut à la lueur d'une bougie de nuit, qu'elle était assoupie. «Bon, dit-il, elle dort: changeons vite l'anneau de doigt, reprenons notre forme, tournons le chaton sur cette belle dormeuse, et réveillons un peu son bijou… Mais qu'est-ce qui m'arrête?.. je tremble… se pourrait-il que Mirzoza… non, cela n'est pas possible; Mirzoza m'est fidèle. Éloignez-vous, soupçons injurieux, je ne veux point, je ne dois point vous écouter.» Il dit et porta ses doigts sur l'anneau; mais les en écartant aussi promptement que s'il eût été de feu, il s'écria en lui-même: «Que fais-je, malheureux! je brave les conseils de Cucufa. Pour satisfaire une sotte curiosité, je vais m'exposer à perdre ma maîtresse et la vie… Si son bijou s'avisait d'extravaguer, je ne la verrais plus, et j'en mourrais de douleur. Et qui sait ce qu'un bijou peut avoir dans l'âme?» L'agitation de Mangogul ne lui permettait guère de s'observer: il prononça ces dernières paroles un peu haut, et la favorite s'éveilla…

«Ah! prince, lui dit-elle, moins surprise que charmée de sa présence, vous voilà! pourquoi ne vous a-t-on point annoncé? Est-ce à vous d'attendre mon réveil?»

Mangogul répondit à la favorite, en lui communiquant le succès de l'entrevue de Cucufa, lui montra l'anneau qu'il en avait reçu, et ne lui cacha rien de ses propriétés.

«Ah! quel secret diabolique vous a-t-il donné là? s'écria Mirzoza. Mais, prince, comptez-vous en faire quelque usage?

– Comment, ventrebleu! dit le sultan, si j'en veux faire usage? Je commence par vous, si vous me raisonnez.»

La favorite, à ces terribles mots, pâlit, trembla, se remit, et conjura le sultan par Brama et par toutes les Pagodes des Indes et du Congo, de ne point éprouver sur elle un secret qui marquait peu de confiance en sa fidélité.

«Si j'ai toujours été sage, continua-t-elle, mon bijou ne dira mot, et vous m'aurez fait une injure que je ne vous pardonnerai jamais: s'il vient à parler, je perdrai votre estime et votre cœur, et vous en serez au désespoir. Jusqu'à présent vous vous êtes, ce me semble, assez bien trouvé de notre liaison; pourquoi s'exposer à la rompre? Prince, croyez-moi, profitez des avis du génie; il a de l'expérience, et les avis de génies sont toujours bons à suivre.

– C'est ce que je me disais à moi-même, lui répondit Mangogul, quand vous vous êtes éveillée: cependant si vous eussiez dormi deux minutes de plus, je ne sais ce qui en serait arrivé.

– Ce qui en serait arrivé, dit Mirzoza, c'est que mon bijou ne vous aurait rien appris, et que vous m'auriez perdue pour toujours.

– Cela peut être, reprit Mangogul; mais à présent que je vois tout le danger que j'ai couru, je vous jure par la Pagode éternelle, que vous serez exceptée du nombre de celles sur lesquelles je tournerai ma bague.»

Mirzoza prit alors un air assuré, et se mit à plaisanter d'avance aux dépens des bijoux que le prince allait mettre à la question.

«Le bijou de Cydalise, disait-elle, a bien des choses à raconter; et s'il est aussi indiscret que sa maîtresse, il ne s'en fera guère prier. Celui d'Haria n'est plus de ce monde; et Votre Hautesse n'en apprendra que des contes de ma grand'mère. Pour celui de Glaucé, je le crois bon à consulter: elle est coquette et jolie.

– Et c'est justement par cette raison, répliqua le sultan, que son bijou sera muet.

– Adressez-vous donc, repartit la sultane, à celui de Phédime; elle est galante et laide.

– Oui, continua le sultan; et si laide, qu'il faut être aussi méchante que vous pour l'accuser d'être galante. Phédime est sage; c'est moi qui vous le dis, et qui en sais quelque chose.

– Sage tant qu'il vous plaira, reprit la favorite; mais elle a de certains yeux gris qui disent le contraire.

– Ses yeux en ont menti, répondit brusquement le sultan; vous m'impatientez avec votre Phédime: ne dirait-on pas qu'il n'y ait que ce bijou à questionner?

– Mais peut-on, sans offenser Votre Hautesse, ajouta Mirzoza, lui demander quel est celui qu'elle honorera de son choix?

– Nous verrons tantôt, dit Mangogul, au cercle de la Manimonbanda (c'est ainsi qu'on appelle dans le Congo la grande sultane). Nous n'en manquerons pas si tôt, et lorsque nous serons ennuyés des bijoux de ma cour, nous pourrons faire un tour à Banza: peut-être trouverons-nous ceux des bourgeoises plus raisonnables que ceux des duchesses.

– Prince, dit Mirzoza, je connais un peu les premières, et je peux vous assurer qu'elles ne sont que plus circonspectes.

– Bientôt nous en saurons des nouvelles: mais je ne peux m'empêcher de rire, continua Mangogul, quand je me figure l'embarras et la surprise de ces femmes aux premiers mots de leurs bijoux; ah! ah! ah! Songez, délices de mon cœur, que je vous attendrai chez la grande sultane, et que je ne ferai point usage de mon anneau que vous n'y soyez.

– Prince, au moins, dit Mirzoza, je compte sur la parole que vous m'avez donnée.»

Mangogul sourit de ses alarmes, lui réitéra ses promesses, y joignit quelques caresses, et se retira.

CHAPITRE VI.
PREMIER ESSAI DE L'ANNEAU. ALCINE

Mangogul se rendit le premier chez la grande sultane; il y trouva toutes les femmes occupées d'un cavagnole17: il parcourut des yeux celles dont la réputation était faite, résolu d'essayer son anneau sur une d'elles, et il ne fut embarrassé que du choix. Il était incertain par qui commencer, lorsqu'il aperçut dans une croisée une jeune dame du palais de la Manimonbanda: elle badinait avec son époux; ce qui parut singulier au sultan, car il y avait plus de huit jours qu'ils étaient mariés: ils s'étaient montrés dans la même loge à l'Opéra, et dans la même calèche au petit cours ou au bois de Boulogne; ils avaient achevé leurs visites, et l'usage les dispensait de s'aimer, et même de se rencontrer. «Si ce bijou, disait Mangogul en lui-même, est aussi fou que sa maîtresse, nous allons avoir un monologue réjouissant.» Il en était là du sien, quand la favorite parut.

«Soyez la bienvenue, lui dit le sultan à l'oreille. J'ai jeté mon plomb en vous attendant.

– Et sur qui? lui demanda Mirzoza.

– Sur ces gens que vous voyez folâtrer dans cette croisée, lui répondit Mangogul du coin de l'œil.

– Bien débuté,» reprit la favorite.

Alcine (c'est le nom de la jeune dame) était vive et jolie. La cour du sultan n'avait guère de femmes plus aimables, et n'en avait aucune de plus galante. Un émir du sultan s'en était entêté. On ne lui laissa point ignorer ce que la chronique avait publié d'Alcine; il en fut alarmé, mais il suivit l'usage: il consulta sa maîtresse sur ce qu'il en devait penser. Alcine lui jura que ces calomnies étaient les discours de quelques fats qui se seraient tus, s'ils avaient eu des raisons de parler: qu'au reste il n'y avait rien de fait, et qu'il était le maître d'en croire tout ce qu'il jugerait à propos. Cette réponse assurée convainquit l'émir amoureux de l'innocence de sa maîtresse. Il conclut, et prit le titre d'époux d'Alcine avec toutes ses prérogatives.

Le sultan tourna sa bague sur elle. Un grand éclat de rire, qui était échappé à Alcine à propos de quelques discours saugrenus que lui tenait son époux, fut brusquement syncopé par l'opération de l'anneau; et l'on entendit aussitôt murmurer sous ses jupes: «Me voilà donc titré; vraiment j'en suis fort aise; il n'est rien tel que d'avoir un rang. Si l'on eût écouté mes premiers avis, on m'eût trouvé mieux qu'un émir; mais un émir vaut encore mieux que rien.»

A ces mots, toutes les femmes quittèrent le jeu, pour chercher d'où partait la voix. Ce mouvement fit un grand bruit.

«Silence, dit Mangogul; ceci mérite attention.»

On se tut, et le bijou continua: «Il faut qu'un époux soit un hôte bien important, à en juger par les précautions que l'on prend pour le recevoir. Que de préparatifs! quelle profusion d'eau de myrte18! Encore une quinzaine de ce régime, et c'était fait de moi; je disparaissais, et monsieur l'émir n'avait qu'à chercher gîte ailleurs, ou qu'à m'embarquer pour l'île Jonquille19.» Ici mon auteur dit que toutes les femmes pâlirent, se regardèrent sans mot dire, et tinrent un sérieux qu'il attribue à la crainte que la conversation ne s'engageât et ne devînt générale. «Cependant, continua le bijou d'Alcine, il m'a semblé que l'émir n'avait pas besoin qu'on y fît tant de façons; mais je reconnais ici la prudence de ma maîtresse; elle mit les choses au pis-aller; et je fus traité pour monsieur comme pour son petit écuyer.»

 

Le bijou allait continuer ses extravagances, lorsque le sultan, s'apercevant que cette scène étrange scandalisait la pudique Manimonbanda, interrompit l'orateur en retournant sa bague. L'émir avait disparu aux premiers mots du bijou de sa femme. Alcine, sans se déconcerter, simula quelque temps un assoupissement; cependant les femmes chuchetaient20 qu'elle avait des vapeurs. «Eh oui, dit un petit-maître, des vapeurs! Cicogne21 les nomme hystériques; c'est comme qui dirait des choses qui viennent de la région inférieure. Il a pour cela un élixir divin; c'est un principe, principiant, principié, qui ravive… qui… je le proposerai à madame.» On sourit de ce persiflage, et notre cynique reprit:

«Rien n'est plus vrai, mesdames; j'en ai usé, moi qui vous parle, pour une déperdition de substance.

– Une déperdition de substance! Monsieur le marquis, reprit une jeune personne, qu'est-ce que cela?

– Madame, répondit le marquis, c'est un de ces petits accidents fortuits qui arrivent… Eh! mais tout le monde connaît cela.»

Cependant l'assoupissement simulé finit. Alcine se mit au jeu aussi intrépidement que si son bijou n'eût rien dit, ou que s'il eût dit les plus belles choses du monde. Elle fut même la seule qui joua sans distraction. Cette séance lui valut des sommes considérables. Les autres ne savaient ce qu'elles faisaient, ne reconnaissaient plus leurs figures, oubliaient leurs numéros, négligeaient leurs avantages, arrosaient22 à contretemps et commettaient cent autres bévues, dont Alcine profitait. Enfin, le jeu finit, et chacun se retira.

Cette aventure fit grand bruit à la cour, à la ville et dans tout le Congo. Il en courut des épigrammes: le discours du bijou d'Alcine fut publié, revu, corrigé, augmenté et commenté par les agréables de la cour. On chansonna l'émir; sa femme fut immortalisée. On se la montrait aux spectacles; elle était courue dans les promenades; on s'attroupait autour d'elle, et elle entendait bourdonner à ses côtés: «Oui, la voilà; c'est elle-même; son bijou a parlé pendant plus de deux heures de suite.»

Alcine soutint sa réputation nouvelle avec un sang-froid admirable. Elle écouta tous ces propos, et beaucoup d'autres, avec une tranquillité que les autres femmes n'avaient point. Elles s'attendaient à tout moment à quelque indiscrétion de la part de leurs bijoux; mais l'aventure du chapitre suivant acheva de les troubler.

Lorsque le cercle s'était séparé, Mangogul avait donné la main à la favorite, et l'avait remise dans son appartement. Il s'en manquait beaucoup qu'elle eût cet air vif et enjoué, qui ne l'abandonnait guère. Elle avait perdu considérablement au jeu, et l'effet du terrible anneau l'avait jetée dans une rêverie dont elle n'était pas encore bien revenue. Elle connaissait la curiosité du sultan, et elle ne comptait pas assez sur les promesses d'un homme moins amoureux que despotique, pour être libre de toute inquiétude.

«Qu'avez-vous, délices de mon âme? lui dit Mangogul; je vous trouve rêveuse.

– J'ai joué, lui répondit Mirzoza, d'un guignon qui n'a point d'exemple; j'ai perdu la possibilité: j'avais douze tableaux; je ne crois pas qu'ils aient marqué trois fois.

– Cela est désolant, répondit Mangogul: mais que pensez-vous de mon secret?

– Prince, lui dit la favorite, je persiste à le tenir pour diabolique; il vous amusera sans doute; mais cet amusement aura des suites funestes. Vous allez jeter le trouble dans toutes les maisons, détromper des maris, désespérer des amants, perdre des femmes, déshonorer des filles, et faire cent autres vacarmes. Ah! prince, je vous conjure…

– Eh! jour de Dieu, dit Mangogul, vous moralisez comme Nicole! je voudrais bien savoir à propos de quoi l'intérêt de votre prochain vous touche aujourd'hui si vivement. Non, madame, non; je conserverai mon anneau. Et que m'importent à moi ces maris détrompés, ces amants désespérés, ces femmes perdues, ces filles déshonorées, pourvu que je m'amuse? Suis-je donc sultan pour rien23? A demain, madame; il faut espérer que les scènes qui suivront seront plus comiques que la première, et qu'insensiblement vous y prendrez goût.

– Je n'en crois rien, seigneur, reprit Mirzoza.

– Et moi je vous réponds que vous trouverez des bijoux plaisants, et si plaisants, que vous ne pourrez vous défendre de leur donner audience. Et où en seriez-vous donc, si je vous les députais en qualité d'ambassadeurs? Je vous sauverai, si vous voulez, l'ennui de leurs harangues; mais pour le récit de leurs aventures, vous l'entendrez de leur bouche ou de la mienne. C'est une chose décidée; je n'en peux rien rabattre; prenez sur vous de vous familiariser avec ces nouveaux discoureurs.»

A ces mots, il l'embrassa, et passa dans son cabinet, réfléchissant sur l'épreuve qu'il venait de faire, et remerciant dévotieusement le génie Cucufa.

12Mme de Pompadour (Mme Lenormand d'Étioles) avait mis une certaine persistance à courir après le mouchoir. Suivant les chasses, se faisant remarquer par son assiduité à toutes les fêtes et par sa coquetterie, sa faveur était plutôt le résultat de son habileté que celui d'un penchant irrésistible de la part du roi.
13On sait que Mme de Pompadour n'hésita pas, pour conserver son influence, à se faire représenter, auprès de son royal amant, par des remplaçantes choisies par elle.
14Chanteur de l'Opéra très-recherché des dames. Son nom s'écrit régulièrement Jeliotte.
15Religieux qui suivent la règle de saint Benoît. (Br.)
16On sait que la bague et la clef de saint Hubert ont la vertu de guérir de la rage. (Br.) – Les bagues qui avaient touché les reliques du saint, son tombeau ou son étole, avaient une vertu préservatrice. On les faisait généralement en argent. Peut-être en fait-on encore.
17Jeu de hasard fort à la mode, un peu dans le genre du biribi et de notre loto. Voyez Promenade du Sceptique, t. I.
18Astringent.
19Dans Tanzaï, l'île Jonquille est la résidence du génie Mange-Taupes. C'est là que Néadarné est envoyée par l'oracle pour vaincre l'obstacle, d'un genre analogue à celui dont parle Alcine, qui s'opposait à son mariage effectif.
20Chuchetaient et non chuchotaient. (Br.) – Cette forme est en effet dans les auteurs du XVIe siècle et dans Furetière et Richelet; mais «chuchoter» a prévalu.
21Ou Sigogne, garçon tanneur, soldat aux gardes, aide-apothicaire, enfin médecin et un peu charlatan, grâce à la protection de Chirac.
22Payaient.
23Ce n'est certainement pas ce passage que La Harpe pouvait traiter de «basse adulation.»