Za darmo

Les bijoux indiscrets

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

CHAPITRE XXXIV.
MANGOGUL AVAIT-IL RAISON?

Depuis que Mangogul avait reçu le présent fatal de Cucufa, les ridicules et les vices du sexe étaient devenus la matière éternelle de ses plaisanteries: il ne finissait pas; et la favorite en fut souvent ennuyée. Mais deux effets cruels de l'ennui sur Mirzoza, ainsi que sur bien d'autres qu'elle, c'était de la mettre en mauvaise humeur, et de jeter de l'aigreur dans ses propos. Alors malheur à ceux qui l'approchaient! elle ne distinguait personne; et le sultan même n'était pas épargné.

«Prince, lui disait-elle un jour dans un de ces moments fâcheux, vous qui savez tant de choses, vous ignorez peut-être la nouvelle du jour…

– Et quelle est-elle? demanda Mangogul…

– C'est que vous apprenez par cœur, tous les matins, trois pages de Brantôme ou d'Ouville56: on n'assure pas de ces deux profonds écrivains quel est le préféré…

– On se trompe, madame, répondit Mangogul, c'est le Crébillon qui…

– Oh! ne vous défendez pas de cette lecture, interrompit la favorite. Les nouvelles médisances qu'on fait de nous sont si maussades, qu'il vaut encore mieux réchauffer les vieilles. Il y a vraiment de fort bonnes choses dans ce Brantôme; si vous joigniez à ses historiettes trois ou quatre chapitres de Bayle, vous auriez incessamment à vous seul autant d'esprit que le marquis D'…57 et le chevalier de Mouhi. Cela répandrait dans vos entretiens une variété surprenante. Lorsque vous auriez équipé les femmes de toutes pièces, vous tomberiez sur les Pagodes; des Pagodes, vous reviendriez sur les femmes. En vérité, il ne vous manque qu'un petit recueil d'impiétés pour être tout à fait amusant.

– Vous avez raison, madame, lui répondit Mangogul, et je m'en ferai pourvoir. Celui qui craint d'être dupe dans ce monde et dans l'autre ne peut trop se méfier de la puissance des Pagodes, de la probité des hommes, et de la sagesse des femmes.

– C'est donc, à votre avis, quelque chose de bien équivoque que cette sagesse?.. reprit Mirzoza.

– Au delà de tout ce que vous imaginez, répondit Mangogul.

– Prince, repartit Mirzoza, vous m'avez donné cent fois vos ministres pour les plus honnêtes gens du Congo. J'ai tant essuyé les éloges de votre sénéchal, des gouverneurs de vos provinces, de vos secrétaires, de votre trésorier, en un mot de tous vos officiers, que je suis en état de vous les répéter mot pour mot. Il est étrange que l'objet de votre tendresse soit seul excepté de la bonne opinion que vous avez conçue de ceux qui ont l'honneur de vous approcher.

– Et qui vous a dit que cela soit? lui répliqua le sultan. Songez donc, madame, que vous n'entrez pour rien dans les discours, vrais ou faux, que je tiens des femmes, à moins qu'il ne vous plaise de représenter le sexe en général…

– Je ne le conseillerais pas à madame, ajouta Sélim, qui était présent à cette conversation. Elle n'y pourrait gagner que des défauts.

– Je ne reçois point, répondit Mirzoza, les compliments que l'on m'adresse aux dépens de mes semblables. Quand on s'avise de me louer, je voudrais qu'il n'en coûtât rien à personne. La plupart des galanteries qu'on nous débite ressemblent aux fêtes somptueuses que Votre Hautesse reçoit de ses pachas: ce n'est jamais qu'à la charge du public.

– Laissons cela, dit Mangogul. Mais en bonne foi, n'êtes-vous pas convaincue que la vertu des femmes du Congo n'est qu'une chimère? Voyez donc, délices de mon âme, quelle est aujourd'hui l'éducation à la mode, quels exemples les jeunes personnes reçoivent de leurs mères, et comment on vous coiffe une jolie femme du préjugé que de se renfermer dans son domestique, régler sa maison et s'en tenir à son époux, c'est mener une vie lugubre, périr d'ennui et s'enterrer toute vive. Et puis, nous sommes si entreprenants, nous autres hommes, et une jeune enfant sans expérience est si comblée de se voir entreprise. J'ai prétendu que les femmes sages étaient rares, excessivement rares; et loin de m'en dédire, j'ajouterais volontiers qu'il est surprenant qu'elles ne le soient pas davantage. Demandez à Sélim ce qu'il en pense.

– Prince, répondit Mirzoza, Sélim doit trop à notre sexe pour le déchirer impitoyablement.

– Madame, dit Sélim, Sa Hautesse, à qui il n'a pas été possible de rencontrer des cruelles, doit naturellement penser des femmes comme elle fait; et vous, qui avez la bonté de juger des autres par vous-même, n'en pouvez guère avoir d'autres idées que celles que vous défendez. J'avouerai cependant que je ne suis pas éloigné de croire qu'il y a des femmes de jugement à qui les avantages de la vertu sont connus par expérience, et que la réflexion a éclairées sur les suites fâcheuses du désordre; des femmes heureusement nées, bien élevées, qui ont appris à sentir leur devoir, qui l'aiment, et qui ne s'en écarteront jamais.

– Et sans se perdre en raisonnements, ajouta la favorite, Églé, vive, aimable, charmante, n'est-elle pas en même temps un modèle de sagesse? Prince, vous n'en pouvez douter, et tout Banza le sait de votre bouche: or, s'il y a une femme sage, il peut y en avoir mille.

– Oh! pour la possibilité, dit Mangogul, je ne la dispute point.

– Mais si vous convenez qu'elles sont possibles, reprit Mirzoza, qui vous a révélé qu'elles n'existaient pas?

– Rien que leurs bijoux, répondit le sultan. Je conviens toutefois que ce témoignage n'est pas de la force de votre argument. Que je devienne taupe si vous ne l'avez pris à quelque bramine. Faites appeler le chapelain de la Manimonbanda, et il vous dira que vous m'avez prouvé l'existence des femmes sages, à peu près comme on démontre celle de Brama en Braminologie. Par hasard, n'auriez-vous point fait un cours dans cette sublime école avant que d'entrer au sérail?

– Point de mauvaises plaisanteries, reprit Mirzoza. Je ne conclus pas seulement de la possibilité; je pars d'un fait, d'une expérience.

– Oui, continua Mangogul, d'un fait mutilé, d'une expérience isolée, tandis que j'ai pour moi une foule d'essais que vous connaissez bien; mais je ne veux point ajouter à votre humeur par une plus longue contradiction.

– Il est heureux, dit Mirzoza d'un ton chagrin, qu'au bout de deux heures vous vous lassiez de me persécuter.

– Si j'ai commis cette faute, répondit Mangogul, je vais tâcher de la réparer. Madame, je vous abandonne tous mes avantages passés; et si je rencontre dans la suite des épreuves qui me restent à tenter, une seule femme vraiment et constamment sage…

– Que ferez-vous? interrompit vivement Mirzoza…

– Je publierai, si vous voulez, que je suis enchanté de votre raisonnement sur la possibilité des femmes sages; j'accréditerai votre logique de tout mon pouvoir, et je vous donnerai mon château d'Amara, avec toutes les porcelaines de Saxe dont il est orné, sans en excepter le petit sapajou en émail et les autres colifichets précieux qui me viennent du cabinet de Mme de Vérue58.

– Prince, dit Mirzoza, je me contenterai des porcelaines, du château et du petit sapajou.

– Soit, répondit Mangogul; Sélim nous jugera. Je ne demande que quelque délai avant que d'interroger le bijou d'Églé. Il faut bien laisser à l'air de la cour et à la jalousie de son époux le temps d'opérer.»

Mirzoza accorda le mois à Mangogul; c'était la moitié plus qu'il ne demandait; et ils se séparèrent également remplis d'espérance. Tout Banza l'eût été de paris pour et contre, si la promesse du sultan se fût divulguée. Mais Sélim se tut, et Mangogul se mit clandestinement en devoir de gagner ou de perdre. Il sortait de l'appartement de la favorite, lorsqu'il l'entendit qui lui criait du fond de son cabinet:

«Prince, et le petit sapajou?

– Et le petit sapajou,» lui répondit Mangogul en s'éloignant.

Il allait de ce pas dans la petite maison d'un sénateur, où nous le suivrons.

CHAPITRE XXXV.
QUINZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. ALPHANE

Le sultan n'ignorait pas que les jeunes seigneurs de la cour avaient tous des petites maisons; mais il apprit que ces réduits étaient aussi à l'usage de quelques sénateurs. Il en fut étonné. «Que fait-on là? se dit-il à lui-même (car il conservera dans ce volume59 l'habitude de parler seul, qu'il a contractée dans le premier). Il semble qu'un homme, à qui je confie la tranquillité, la fortune, la liberté et la vie de mon peuple, ne doit point avoir de petite maison. Mais la petite maison d'un sénateur est peut-être autre chose que celle d'un petit-maître… Un magistrat devant qui l'on discute les intérêts les plus grands de mes sujets, et qui tient en ses mains l'urne fatale d'où il tirera le sort de la veuve, oublierait la dignité de son état, l'importance de son ministère; et tandis que Cochin fatigue vainement ses poumons à porter jusqu'à ses oreilles les cris de l'orphelin, il méditerait dans sa tête les sujets galants qui doivent orner les dessus de porte d'un lieu de débauches secrètes!.. Cela ne peut être… Voyons pourtant.»

 

Il dit et part pour Alcanto. C'est là qu'est située la petite maison du sénateur Hippomanès. Il entre; il parcourt les appartements, il en examine l'ameublement. Tout lui paraît galant. La petite maison d'Agésile, le plus délicat et le plus voluptueux de ses courtisans, n'est pas mieux. Il se déterminait à sortir, ne sachant que penser; car après tous les lits de repos, les alcôves à glaces, les sofas mollets, le cabinet de liqueurs ambrées, le reste n'était que des témoins muets de ce qu'il avait envie d'apprendre, lorsqu'il aperçut une grosse figure étendue sur une duchesse, et plongée dans un sommeil profond. Il tourna son anneau sur elle, et tira de son bijou les anecdotes suivantes:

«Alphane est fille d'un robin. Si sa mère eût moins vécu, je ne serais pas ici. Les biens immenses de la famille se sont éclipsés entre les mains de la vieille folle; et elle n'a presque rien laissé à quatre enfants qu'elle avait, trois garçons et une fille dont je suis le bijou. Hélas! c'est bien pour mes péchés! Que d'affronts j'ai soufferts! qu'il m'en reste encore à souffrir! On disait dans le monde que le cloître convenait assez à la fortune et à la figure de ma maîtresse; mais je sentais qu'il ne me convenait point à moi: je préférai l'art militaire à l'état monastique, et je fis mes premières campagnes sous l'émir Azalaph. Je me perfectionnai sous le grand Nangazaki; mais l'ingratitude du service m'en a détaché, et j'ai quitté l'épée pour la robe. Je vais donc appartenir à un petit faquin de sénateur tout bouffi de ses talents, de son esprit, de sa figure, de son équipage et de ses aïeux. Depuis deux heures je l'attends. Il viendra apparemment; car son intendant m'a prévenu que, quand il vient, c'est sa manie que de se faire attendre longtemps.»

Le bijou d'Alphane en était là, lorsque Hippomanès arriva. Au fracas de son équipage, et aux caresses de sa familière levrette, Alphane s'éveilla. «Enfin vous voilà donc, ma reine, lui dit le petit président. On a bien de la peine à vous avoir. Parlez; comment trouvez-vous ma petite maison? elle en vaut bien une autre, n'est-ce pas?»

Alphane jouant la niaise, la timide, la désolée, comme si nous n'eussions jamais vu de petites maisons, disait son bijou, et que je ne fusse jamais entré pour rien dans ses aventures, s'écria douloureusement: «Monsieur le président, je fais pour vous une démarche étrange. Il faut que je sois entraînée par une terrible passion, pour en être aveuglée sur les dangers que je cours; car enfin, que ne dirait-on pas, si l'on me soupçonnait ici?

– Vous avez raison, lui dit Hippomanès; votre démarche est équivoque; mais vous pouvez compter sur ma discrétion.

– Mais, reprit Alphane, je compte aussi sur votre sagesse.

– Oh! pour cela, lui dit Hippomanès en ricanant, je serai fort sage; et le moyen de n'être pas dévot comme un ange dans une petite maison? Sans mentir, vous avez là une gorge charmante…

– Finissez donc, lui répondit Alphane; déjà vous manquez à votre parole.

– Point du tout, lui répliqua le président; mais vous ne m'avez pas répondu. Que vous semble de cet ameublement? Puis s'adressant à sa levrette: Viens ici, Favorite, donne la patte, ma fille. C'est une bonne fille que Favorite… Mademoiselle voudrait-elle faire un tour de jardin? Allons sur ma terrasse; elle est charmante. Je suis dominé par quelques voisins; mais peut-être qu'ils ne vous connaîtront pas…

– Monsieur le président, je ne suis pas curieuse, lui répondit Alphane d'un ton piqué. Il me semble qu'on est mieux ici.

– Comme il vous plaira, reprit Hippomanès. Si vous êtes fatiguée, voilà un lit. Pour peu que le cœur vous en dise, je vous conseille de l'essayer. La jeune Astérie, la petite Phénice, qui s'y connaissent, m'ont assuré qu'il était bon.»

Tout en tenant ces impertinents propos à Alphane, Hippomanès tirait sa robe par les manches, délaçait son corset, détachait ses jupes, et dégageait ses deux gros pieds de deux petites mules.

Lorsque Alphane fut presque nue, elle s'aperçut qu'Hippomanès la déshabillait…

«Que faites-vous là? s'écria-t-elle toute surprise. Président, vous n'y pensez pas. Je me fâcherai tout de bon.

– Ah, ma reine! lui répondit Hippomanès, vous fâcher contre un homme qui vous aime comme moi, cela serait d'une bizarrerie dont vous n'êtes pas capable. Oserais-je vous prier de passer dans ce lit?

– Dans ce lit? reprit Alphane. Ah! monsieur le président, vous abusez de ma tendresse. Que j'aille dans un lit, moi, dans un lit!

– Eh! non, ma reine, lui répondit Hippomanès. Ce n'est pas cela: qui vous dit d'y aller? Mais il faut, s'il vous plaît, que vous vous y laissiez conduire; car vous comprenez bien que de la taille dont vous êtes, je ne puis être d'humeur à vous y porter…» Cependant il la prit à bras-le-corps, et faisant quelque effort… «Oh, qu'elle pèse! disait-il. Mais, mon enfant, si tu ne t'aides pas, nous n'arriverons jamais.»

Alphane sentit qu'il disait vrai, s'aida, parvint à se faire lever, et s'avança vers ce lit qui l'avait tant effrayée, moitié à pied, moitié sur les bras d'Hippomanès, à qui elle balbutiait en minaudant: «En vérité, il faut que je sois folle pour être venue. Je comptais sur votre sagesse, et vous êtes d'une extravagance inouïe…

– Point du tout, lui répondait le président, point du tout. Vous voyez bien que je ne fais rien qui ne soit décent, très-décent.»

Je pense qu'ils se dirent encore beaucoup d'autres gentillesses; mais le sultan n'ayant pas jugé à propos de suivre leur conversation plus longtemps, elles seront perdues pour la postérité: c'est dommage!

CHAPITRE XXXVI.
SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU. LES PETITS-MAITRES

Deux fois la semaine il y avait cercle chez la favorite. Elle nommait la veille les femmes qu'elle y désirait, et le sultan donnait la liste des hommes. On y venait fort paré. La conversation était générale, ou se partageait. Lorsque l'histoire galante de la cour ne fournissait pas des aventures amusantes, on en imaginait, ou l'on s'embarquait dans quelques mauvais contes, ce qui s'appelait continuer les Mille et une Nuits. Les hommes avaient le privilége de dire toutes les extravagances qui leur venaient, et les femmes celui de faire des nœuds en les écoutant. Le sultan et la favorite étaient là confondus parmi leurs sujets; leur présence n'interdisait rien de ce qui pouvait amuser, et il était rare qu'on s'ennuyât. Mangogul avait compris de bonne heure que ce n'était qu'au pied du trône qu'on trouve le plaisir, et personne n'en descendait de meilleure grâce, et ne savait déposer plus à propos la majesté.

Tandis qu'il parcourait la petite maison du sénateur Hippomanès, Mirzoza l'attendait dans le salon couleur de rose, avec la jeune Zaïde, l'enjouée Léocris, la vive Sérica, Amine et Benzaïre, femmes de deux émirs, la prude Orphise et la grande sénéchale Vétula, mère temporelle de tous les bramines. Il ne tarda pas à paraître. Il entra accompagné du comte Hannetillon et du chevalier Fadaès. Alciphenor, vieux libertin, et le jeune Marmolin son disciple, le suivaient, et deux minutes après, arrivèrent le pacha Grisgrif, l'aga Fortimbek et le sélictar Patte-de-velours. C'était bien les petits-maîtres les plus déterminés de la cour. Mangogul les avait rassemblés à dessein. Rebattu du récit de leurs galants exploits, il s'était proposé de s'en instruire à n'en pouvoir douter plus longtemps. «Eh bien! messieurs, leur dit-il, vous qui n'ignorez rien de ce qui se passe dans l'empire galant, qu'y fait-on de nouveau? ou en sont les bijoux parlants?..

– Seigneur, répondit Alciphenor, c'est un charivari qui va toujours en augmentant: si cela continue, bientôt on ne s'entendra plus. Mais rien n'est si réjouissant que l'indiscrétion du bijou de Zobeïde. Il a fait à son mari un dénombrement d'aventures.

– Cela est prodigieux, continua Marmolin: on compte cinq agas, vingt capitaines, une compagnie de janissaires presque entière, douze bramines; on ajoute qu'il m'a nommé; mais c'est une mauvaise plaisanterie.

– Le bon de l'affaire, reprit Grisgrif, c'est que l'époux effrayé s'est enfui en se bouchant les oreilles.

– Voilà qui est bien horrible! dit Mirzoza.

– Oui, madame, interrompit Fortimbek, horrible, affreux, exécrable!

– Plus que tout cela, si vous voulez, reprit la favorite, de déshonorer une femme sur un ouï-dire.

– Madame, cela est à la lettre; Marmolin n'a pas ajouté un mot à la vérité, dit Patte-de-velours.

– Cela est positif, dit Grisgrif.

– Bon, ajouta Hannetillon, il en court déjà une épigramme; et l'on ne fait pas une épigramme sur rien. Mais pourquoi Marmolin serait-il à l'abri du caquet des bijoux? Celui de Cynare s'est bien avisé de parler à son tour, et de me mêler avec des gens qui ne me vont point du tout. Mais comment obvier à cela?

– C'est plus tôt fait de s'en consoler, dit Patte-de-velours.

– Vous avez raison, répondit Hannetillon; et tout de suite il se mit à chanter:

 
Mon bonheur fut si grand que j'ai peine à le croire.
 

– Comte, dit Mangogul, en s'adressant à Hannetillon, vous avez donc connu particulièrement Cynare?

– Seigneur, répondit Patte-de-velours, qui en doute? Il l'a promenée pendant plus d'une lune; ils ont été chansonnés; et cela durerait encore, s'il ne s'était enfin aperçu qu'elle n'était point jolie, et qu'elle avait la bouche grande.

– D'accord, reprit Hannetillon; mais ce défaut était réparé par un agrément qui n'est pas ordinaire.

– Y a-t-il longtemps de cette aventure? demanda la prude Orphise.

– Madame, lui répondit Hannetillon, je n'en ai pas l'époque présente. Il faudrait recourir aux tables chronologiques de mes bonnes fortunes. On y verrait le jour et le moment; mais c'est un gros volume dont mes gens s'amusent dans mon antichambre.

– Attendez, dit Alciphenor; je me rappelle que c'est précisément un an après que Grisgrif s'est brouillé avec Mme la sénéchale. Elle a une mémoire d'ange, et elle va nous apprendre au juste…

– Que rien n'est plus faux que votre date, répondit gravement la sénéchale. On sait assez que les étourdis n'ont jamais été de mon goût.

– Cependant, madame, reprit Alciphenor, vous ne nous persuaderez jamais que Marmolin fût excessivement sage, lorsqu'on l'introduisait dans votre appartement par un escalier dérobé, toutes les fois que Sa Hautesse appelait M. le sénéchal au conseil.

– Je ne vois pas de plus grande extravagance, ajouta Patte-de-velours, que d'entrer furtivement chez une femme, à propos de rien: car on ne pensait de ces visites que ce qui en était; et madame jouissait déjà de cette réputation de vertu qu'elle a si bien soutenue depuis.

– Mais il y a un siècle de cela, dit Fadaès. Ce fut à peu près dans ce temps que Zulica fit faux bond à M. le sélictar qui était bien son serviteur, pour occuper Grisgrif qu'elle a planté là six mois après; elle en est maintenant à Fortimbek. Je ne suis pas fâché de la petite fortune de mon ami; je la vois, je l'admire, et le tout sans prétention.

– Zulica, dit la favorite, est pourtant fort aimable; elle a de l'esprit, du goût, et je ne sais quoi d'intéressant dans la physionomie, que je préférerais à des charmes.

– J'en conviens, répondit Fadaès; mais elle est maigre, elle n'a point de gorge, et la cuisse si décharnée, que cela fait pitié.

– Vous en savez apparemment des nouvelles, ajouta la sultane.

– Bon! madame, reprit Hannetillon, cela se devine. J'ai peu fréquenté chez Zulica, et si60, j'en sais là-dessus autant que Fadaès.

– Je le croirais volontiers, dit la favorite.

– Mais, à propos, pourrait-on demander à Grisgrif, dit le sélictar, si c'est pour longtemps qu'il s'est emparé de Zyrphile? Voilà ce qui s'appelle une jolie femme; elle a le corps admirable.

 

– Eh! qui en doute? ajouta Marmolin.

– Que le sélictar est heureux! continua Fadaès.

– Je vous donne Fadaès, interrompit le sélictar, pour le galant le mieux pourvu de la cour. Je lui connais la femme du vizir, les deux plus jolies actrices de l'Opéra, et une grisette adorable qu'il a placée dans une petite maison.

– Et je donnerais, reprit Fadaès, et la femme du vizir, et les deux actrices, et la grisette, pour un regard d'une certaine femme avec laquelle le sélictar est assez bien, et qui ne se doute seulement pas que tout le monde en est instruit;» et s'avançant ensuite vers Léocris: «En vérité, madame, lui dit-il, les couleurs vous vont à ravir…

– Il y avait je ne sais combien, dit Marmolin, qu'Hannetillon balançait entre Mélisse et Fatime; ce sont deux femmes charmantes. Il était aujourd'hui pour la blonde Mélisse, demain pour la brune Fatime.

– Voilà, continua Fadaès, un homme bien embarrassé; que ne les prenait-il l'une et l'autre?

– C'est ce qu'il a fait,» dit Alciphenor.

Nos petits-maîtres étaient, comme on voit, en assez bon train pour n'en pas rester là, lorsque Zobeïde, Cynare, Zulica, Mélisse, Fatmé et Zyrphile se firent annoncer. Ce contre-temps les déconcerta pour un moment; mais ils ne tardèrent pas à se remettre, et à tomber sur d'autres femmes qu'ils n'avaient épargnées dans leurs médisances que parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de les déchirer.

Mirzoza, impatientée de leurs discours, leur dit: «Messieurs, avec le mérite et la probité surtout qu'on est forcé de vous accorder, il n'y a pas à douter que vous n'ayez eu toutes les bonnes fortunes dont vous vous vantez. Je vous avouerai toutefois que je serais bien aise d'entendre là-dessus les bijoux de ces dames; et que je remercierais Brama de grand cœur, s'il lui plaisait de rendre justice à la vérité par leur bouche.

– C'est-à-dire, reprit Hannetillon, que madame désirerait entendre deux fois les mêmes choses: eh bien! nous allons les lui répéter.»

Cependant Mangogul tournait son anneau suivant le rang d'ancienneté; il débuta par la sénéchale, dont le bijou toussa trois fois, et dit d'une voix tremblante et cassée: «Je dois au grand sénéchal les prémices de mes plaisirs; mais il y avait à peine six mois que je lui appartenais, qu'un jeune bramine fit entendre à ma maîtresse qu'on ne manquait point à son époux tant qu'on pensait à lui. Je goûtai sa morale, et je crus pouvoir admettre, dans la suite, en sûreté de conscience, un sénateur, puis un conseiller d'État, puis un pontife, puis un ou deux maîtres de requêtes, puis un musicien…

– Et Marmolin? dit Fadaès.

– Marmolin, répondit le bijou, je ne le connais pas; à moins que ce ne soit ce jeune fat que ma maîtresse fit chasser de son hôtel pour quelques insolences dont je n'ai pas mémoire…»

Le bijou de Cynare prit la parole, et dit: «Alciphenor, Fadaès, Grisgrif, demandez-vous? j'étais assez bien faufilé; mais voilà la première fois de ma vie que j'entends nommer ces gens-là: au reste, j'en saurai des nouvelles par l'émir Amalek, le financier Ténélor ou le vizir Abdiram, qui voient toute la terre, et qui sont mes amis.

– Le bijou de Cynare est discret, dit Hannetillon; il passe sous silence Zarafis, Ahiram, et le vieux Trébister, et le jeune Mahmoud, qui n'est pas fait pour être oublié, et n'accuse pas le moindre petit bramine, quoiqu'il y ait dix à douze ans qu'il court les monastères.

– J'ai reçu quelques visites en ma vie, dit le bijou de Mélisse, mais jamais aucune de Grisgrif et de Fortimbek, et moins encore d'Hannetillon.

– Bijou, mon cœur, lui répondit Grisgrif, vous vous trompez. Vous pouvez renier Fortimbek et moi tant qu'il vous plaira, mais pour Hannetillon, il est un peu mieux avec vous que vous n'en convenez. Il m'en a dit un mot; et c'est le garçon du Congo le plus vrai, qui vaut mieux qu'aucun de ceux que vous avez connus, et qui peut encore faire la réputation d'un bijou.

– Celle d'imposteur ne peut lui manquer, non plus qu'à son ami Fadaès, dit en sanglotant le bijou de Fatime. Qu'ai-je fait à ces monstres pour me déshonorer? Le fils de l'empereur des Abyssins vint à la cour d'Erguebzed; je lui plus, il me rendit des soins; mais il eût échoué, et j'aurais continué d'être fidèle à mon époux, qui m'était cher, si le traître de Patte-de-velours et son lâche complice Fadaès n'eussent corrompu mes femmes et introduit le jeune prince dans mes bains.»

Les bijoux de Zyrphile et de Zulica, qui avaient la même cause à défendre, parlèrent tous deux en même temps; mais avec tant de rapidité, qu'on eut toutes les peines du monde à rendre à chacun ce qui lui appartenait… Des faveurs! s'écriait l'un… A Patte-de-velours, disait l'autre… passe pour Zinzim… Cerbélon… Bénengel… Agarias… l'esclave français Riqueli… le jeune Éthiopien Thézaca… mais pour le fade Patte-de-velours… l'insolent Fadaès… j'en jure par Brama… j'en atteste la grande pagode et le génie Cucufa… je ne les connais point… je n'ai jamais rien eu à démêler avec eux…

Zyrphile et Zulica parleraient encore, si Mangogul n'eût retourné son anneau; mais sa bague mystérieuse cessant d'agir sur elles, leurs bijoux se turent subitement; et un silence profond succéda au bruit qu'ils faisaient. Alors le sultan se leva, et lançant sur nos jeunes étourdis des regards furieux:

«Vous êtes bien osés, leur dit-il, de déchirer des femmes dont vous n'avez jamais eu l'honneur d'approcher, et qui vous connaissent à peine de nom. Qui vous a faits assez hardis pour mentir en ma présence? Tremblez, malheureux!»

A ces mots, il porta la main sur son cimeterre; mais les femmes, effrayées, poussèrent un cri qui l'arrêta.

«J'allais, reprit Mangogul, vous donner la mort que vous avez méritée; mais c'est aux dames à qui vous avez fait injure à décider de votre sort. Vils insectes, il va dépendre d'elles de vous écraser ou de vous laisser vivre. Parlez, mesdames, qu'ordonnez-vous?

– Qu'ils vivent, dit Mirzoza; et qu'ils se taisent, s'il est possible.

– Vivez, reprit le sultan; ces dames vous le permettent; mais si vous oubliez jamais à quelle condition, je jure par l'âme de mon père…»

Mangogul n'acheva pas61 son serment; il fut interrompu par un des gentilshommes de sa chambre, qui l'avertit que les comédiens étaient prêts. Ce prince s'était imposé la loi de ne jamais retarder les spectacles. «Qu'on commence,» dit-il; et à l'instant il donna la main à la favorite, qu'il accompagna jusqu'à sa loge.

56Allusion aux rapports de Berrier, lieutenant de police.
57D'Argens?
58Le cabinet et la bibliothèque de Mme de Verrue furent célèbres. La bibliothèque était surtout très-nombreuse et les livres aux armes de la comtesse sont encore assez recherchés.
59Ce chapitre commençait le second volume de l'édition originale.
60Pourtant. Voir le Bourgeois gentilhomme, acte III, scène V.
61Voyez Virgile et Scarron.