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La religieuse

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«Mais, chère sœur, ajoutait-il, que faire à cela? Il n'y a plus qu'une ressource, c'est de rendre notre condition la moins fâcheuse qu'il sera possible.» Et puis il me donnait les mêmes conseils qu'il suivait; ils étaient sages. «Avec cela, ajoutait-il, on n'évite pas les chagrins, on se résout seulement à les supporter. Les personnes religieuses ne sont heureuses qu'autant qu'elles se font un mérite devant Dieu de leurs croix; alors elles s'en réjouissent, elles vont au-devant des mortifications; plus elles sont amères et fréquentes, plus elles s'en félicitent; c'est un échange qu'elles ont fait de leur bonheur présent contre un bonheur à venir; elles s'assurent celui-ci par le sacrifice volontaire de celui-là. Quand elles ont bien souffert, elles disent à Dieu: Ampliùs, Domine; Seigneur, encore davantage… et c'est une prière que Dieu ne manque guère d'exaucer. Mais si ces peines sont faites pour vous et pour moi comme pour elles, nous ne pouvons pas nous en promettre la même récompense, nous n'avons pas la seule chose qui leur donnerait de la valeur, la résignation: cela est triste. Hélas! comment vous inspirerai-je la vertu qui vous manque et que je n'ai pas? Cependant sans cela nous nous exposons à être perdus dans l'autre vie, après avoir été bien malheureux dans celle-ci. Au sein des pénitences, nous nous damnons presque aussi sûrement que les gens du monde au milieu des plaisirs; nous nous privons, ils jouissent; et après cette vie les mêmes supplices nous attendent. Que la condition d'un religieux, d'une religieuse qui n'est point appelée, est fâcheuse! c'est la nôtre, pourtant; et nous ne pouvons la changer. On nous a chargés de chaînes pesantes, que nous sommes condamnés à secouer sans cesse, sans aucun espoir de les rompre; tâchons, chère sœur, de les traîner. Allez, je reviendrai vous voir.»

Il revint quelques jours après; je le vis au parloir, je l'examinai de plus près. Il acheva de me confier de sa vie, moi de la mienne, une infinité de circonstances qui formaient entre lui et moi autant de points de contact et de ressemblance; il avait presque subi les mêmes persécutions domestiques et religieuses. Je ne m'apercevais pas que la peinture de ses dégoûts était peu propre à dissiper les miens; cependant cet effet se produisait en moi, et je crois que la peinture de mes dégoûts produisait le même effet en lui. C'est ainsi que la ressemblance des caractères se joignant à celle des événements, plus nous nous revoyions, plus nous nous plaisions l'un à l'autre; l'histoire de ses moments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de ses sentiments, c'était l'histoire des miens; l'histoire de son âme, c'était l'histoire de la mienne.

Lorsque nous nous étions bien entretenus de nous, nous parlions aussi des autres, et surtout de la supérieure. Sa qualité de directeur le rendait très-réservé; cependant j'aperçus à travers ses discours que la disposition actuelle de cette femme ne durerait pas; qu'elle luttait contre elle-même, mais en vain; et qu'il arriverait de deux choses l'une, ou qu'elle reviendrait incessamment à ses premiers penchants, ou qu'elle perdrait la tête. J'avais la plus forte curiosité d'en savoir davantage; il aurait bien pu m'éclairer sur des questions que je m'étais faites et auxquelles je n'avais jamais pu me répondre; mais je n'osais l'interroger; je me hasardai seulement à lui demander s'il connaissait le P. Lemoine.

«Oui, me dit-il, je le connais; c'est un homme de mérite, il en a beaucoup.

– Nous avons cessé de l'avoir d'un moment à l'autre.

– Il est vrai.

– Ne pourriez-vous point me dire comment cela s'est fait?

– Je serais fâché que cela transpirât.

– Vous pouvez compter sur ma discrétion.

– On a, je crois, écrit contre lui à l'archevêché.

– Et qu'a-t-on pu dire?

– Qu'il demeurait trop loin de la maison; qu'on ne l'avait pas quand on voulait; qu'il était d'une morale trop austère; qu'on avait quelque raison de le soupçonner des sentiments des novateurs; qu'il semait la division dans la maison, et qu'il éloignait l'esprit des religieuses de leur supérieure.

– Et d'où savez-vous cela?

– De lui-même.

– Vous le voyez donc?

– Oui, je le vois; il m'a parlé de vous quelquefois.

– Qu'est-ce qu'il vous en a dit?

– Que vous étiez bien à plaindre; qu'il ne concevait pas comment vous aviez pu résister à toutes les peines que vous aviez souffertes; que, quoiqu'il n'ait eu l'occasion de vous entretenir qu'une ou deux fois, il ne croyait pas que vous pussiez jamais vous accommoder de la vie religieuse; qu'il avait dans l'esprit…»

Là, il s'arrêta tout court; et moi j'ajoutai: «Qu'avait-il dans l'esprit?»

Dom Morel me répondit: «Ceci est une affaire de confiance trop particulière pour qu'il me soit libre d'achever…»

Je n'insistai pas, j'ajoutai seulement: «Il est vrai que c'est le P. Lemoine qui m'a inspiré de l'éloignement pour ma supérieure.

– Il a bien fait.

– Et pourquoi?

– Ma sœur, me répondit-il en prenant un air grave, tenez-vous-en à ses conseils, et tâchez d'en ignorer la raison tant que vous vivrez.

– Mais il me semble que si je connaissais le péril, je serais d'autant plus attentive à l'éviter.

– Peut-être aussi serait-ce le contraire.

– Il faut que vous ayez bien mauvaise opinion de moi.

– J'ai de vos mœurs et de votre innocence l'opinion que j'en dois avoir; mais croyez qu'il y a des lumières funestes que vous ne pourriez acquérir sans y perdre. C'est votre innocence même qui en a imposé à votre supérieure; plus instruite, elle vous aurait moins respectée.

– Je ne vous entends pas.

– Tant mieux.

– Mais que la familiarité et les caresses d'une femme peuvent-elles avoir de dangereux pour une autre femme?»

Point de réponse de la part de dom Morel.

«Ne suis-je pas la même que j'étais en entrant ici?»

Point de réponse de la part de dom Morel.

«N'aurais-je pas continué d'être la même? Où est donc le mal de s'aimer, de se le dire, de se le témoigner? cela est si doux!

– Il est vrai, dit dom Morel en levant les yeux sur moi, qu'il avait toujours tenus baissés tandis que je parlais.

– Et cela est-il donc si commun dans les maisons religieuses? Ma pauvre supérieure! dans quel état elle est tombée!

– Il est fâcheux, et je crains bien qu'il n'empire. Elle n'était pas faite pour son état; et voilà ce qui en arrive tôt ou tard, quand on s'oppose au penchant général de la nature: cette contrainte la détourne à des affections déréglées, qui sont d'autant plus violentes, qu'elles sont mal fondées; c'est une espèce de folie.

– Elle est folle?

– Oui, elle l'est, et le deviendra davantage.

– Et vous croyez que c'est là le sort qui attend ceux qui sont engagés dans un état auquel ils n'étaient point appelés?

– Non, pas tous: il y en a qui meurent auparavant; il y en a dont le caractère flexible se prête à la longue; il y en a que des espérances vagues soutiennent quelque temps.

– Et quelles espérances pour une religieuse?

– Quelles? d'abord celle de faire résilier ses vœux.

– Et quand on n'a plus celle-là?

– Celles qu'on trouvera les portes ouvertes, un jour; que les hommes reviendront de l'extravagance d'enfermer dans des sépulcres de jeunes créatures toutes vivantes, et que les couvents seront abolis; que le feu prendra à la maison; que les murs de la clôture tomberont; que quelqu'un les secourra. Toutes ces suppositions roulent par la tête; on s'en entretient; on regarde, en se promenant dans le jardin, sans y penser, si les murs sont bien hauts; si l'on est dans sa cellule, on saisit les barreaux de sa grille, et on les ébranle doucement, de distraction; si l'on a la rue sous ses fenêtres, on y regarde; si l'on entend passer quelqu'un, le cœur palpite, on soupire sourdement après un libérateur; s'il s'élève quelque tumulte dont le bruit pénètre jusque dans la maison, on espère; on compte sur une maladie, qui nous approchera d'un homme, ou qui nous enverra aux eaux.

– Il est vrai, il est vrai, m'écriai-je; vous lisez au fond de mon cœur; je me suis fait, je me fais encore ces illusions.

– Et lorsqu'on vient à les perdre en y réfléchissant, car ces vapeurs salutaires, que le cœur envoie vers la raison, sont par intervalles dissipées, alors on voit toute la profondeur de sa misère; on se déteste soi-même; on déteste les autres; on pleure, on gémit, on crie, on sent les approches du désespoir. Alors les unes courent se jeter aux genoux de leur supérieure, et vont y chercher de la consolation; d'autres se prosternent ou dans leur cellule ou au pied des autels, et appellent le ciel à leur secours; d'autres déchirent leurs vêtements et s'arrachent les cheveux; d'autres cherchent un puits profond, des fenêtres bien hautes, un lacet, et le trouvent quelquefois; d'autres, après s'être tourmentées longtemps, tombent dans une espèce d'abrutissement et restent imbéciles; d'autres, qui ont des organes faibles et délicats, se consument de langueur; il y en a en qui l'organisation se trouble et qui deviennent furieuses. Les plus heureuses sont celles en qui les mêmes illusions consolantes renaissent et les bercent presque jusqu'au tombeau; leur vie se passe dans les alternatives de l'erreur et du désespoir.

– Et les plus malheureuses, ajoutai-je, apparemment, en poussant un profond soupir, sont celles qui éprouvent successivement tous ces états… Ah! mon père, que je suis fâchée de vous avoir entendu!

– Et pourquoi?

– Je ne me connaissais pas; je me connais; mes illusions dureront moins. Dans les moments…»

J'allais continuer, lorsqu'une autre religieuse entra, et puis une autre, et puis une troisième, et puis quatre, cinq, six, je ne sais combien. La conversation devint générale; les unes regardaient le directeur; d'autres l'écoutaient en silence et les yeux baissés; plusieurs l'interrogeaient à la fois; toutes se récriaient sur la sagesse de ses réponses; cependant je m'étais retirée dans un angle où je m'abandonnais à une rêverie profonde. Au milieu de ces entretiens où chacune cherchait à se faire valoir et à fixer la préférence de l'homme saint par son côté avantageux, on entendit arriver quelqu'un à pas lents, s'arrêter par intervalles et pousser des soupirs; on écouta; l'on dit à voix basse: «C'est elle, c'est notre supérieure;» ensuite l'on se tut et l'on s'assit en rond. Ce l'était en effet: elle entra; son voile lui tombait jusqu'à la ceinture; ses bras étaient croisés sur sa poitrine et sa tête penchée. Je fus la première qu'elle aperçut; à l'instant elle dégagea de dessous son voile une de ses mains dont elle se couvrit les yeux, et se détournant un peu de côté, de l'autre main elle nous fit signe à toutes de sortir; nous sortîmes en silence, et elle demeura seule avec dom Morel.

 

Je prévois, monsieur le marquis, que vous allez prendre mauvaise opinion de moi; mais puisque je n'ai point eu honte de ce que j'ai fait, pourquoi rougirais-je de l'avouer? Et puis comment supprimer dans ce récit un événement qui n'a pas laissé que d'avoir des suites? Disons donc que j'ai un tour d'esprit bien singulier; lorsque les choses peuvent exciter votre estime ou accroître votre commisération, j'écris bien ou mal, mais avec une vitesse et une facilité incroyables; mon âme est gaie, l'expression me vient sans peine, mes larmes coulent avec douceur, il me semble que vous êtes présent, que je vous vois et que vous m'écoutez. Si je suis forcée au contraire de me montrer à vos yeux sous un aspect défavorable, je pense avec difficulté, l'expression se refuse, la plume va mal, le caractère même de mon écriture s'en ressent, et je ne continue que parce que je me flatte secrètement que vous ne lirez pas ces endroits. En voici un:

Lorsque toutes nos sœurs furent retirées… – «Eh bien! que fîtes-vous?» – Vous ne devinez pas? Non, vous êtes trop honnête pour cela. Je descendis sur la pointe du pied, et je vins me placer doucement à la porte du parloir, et écouter ce qui se disait là. Cela est fort mal, direz-vous… Oh! pour cela oui, cela est fort mal: je me le dis à moi-même; et mon trouble, les précautions que je pris pour n'être pas aperçue, les fois que je m'arrêtai, la voix de ma conscience qui me pressait à chaque pas de m'en retourner, ne me permettaient pas d'en douter; cependant la curiosité fut la plus forte, et j'allai. Mais s'il est mal d'avoir été surprendre les discours de deux personnes qui se croyaient seules, n'est-il pas plus mal encore de vous les rendre? Voilà encore un de ces endroits que j'écris, parce que je me flatte que vous ne me lirez pas; cependant cela n'est pas vrai, mais il faut que je me le persuade.

Le premier mot que j'entendis après un assez long silence me fit frémir; ce fut:

«Mon père, je suis damnée18…»

Je me rassurai. J'écoutais; le voile qui jusqu'alors m'avait dérobé le péril que j'avais couru se déchirait lorsqu'on m'appela; il fallut aller, j'allai donc; mais, hélas! je n'en avais que trop entendu. Quelle femme, monsieur le marquis, quelle abominable femme!..

Ici les Mémoires de la sœur Suzanne sont interrompus; ce qui suit ne sont plus que les réclames de ce qu'elle se promettait apparemment d'employer dans le reste de son récit. Il paraît que sa supérieure devint folle, et que c'est à son état malheureux qu'il faut rapporter les fragments que je vais transcrire.

Après cette confession, nous eûmes quelques jours de sérénité. La joie rentre dans la communauté, et l'on m'en fait des compliments que je rejette avec indignation.

Elle ne me fuyait plus; elle me regardait; mais ma présence ne paraissait plus la troubler. Je m'occupais à lui dérober l'horreur qu'elle m'inspirait, depuis que par une heureuse ou fatale curiosité j'avais appris à la mieux connaître.

Bientôt elle devint silencieuse; elle ne dit plus que oui ou non; elle se promène seule; elle se refuse les aliments; son sang s'allume, la fièvre la prend et le délire succède à la fièvre.

Seule dans son lit, elle me voit, elle me parle, elle m'invite à m'approcher, elle m'adresse les propos les plus tendres. Si elle entend marcher autour de sa chambre, elle s'écrie: «C'est elle qui passe; c'est son pas, je le reconnais. Qu'on l'appelle… Non, non, qu'on la laisse.»

Une chose singulière, c'est qu'il ne lui arrivait jamais de se tromper, et de prendre une autre pour moi.

Elle riait aux éclats; le moment d'après elle fondait en larmes. Nos sœurs l'entouraient en silence, et quelques-unes pleuraient avec elle.

Elle disait tout à coup: «Je n'ai point été à l'église, je n'ai point prié Dieu… Je veux sortir de ce lit, je veux m'habiller; qu'on m'habille…» Si l'on s'y opposait, elle ajoutait: «Donnez-moi du moins mon bréviaire…» On le lui donnait; elle l'ouvrait, elle en tournait les feuillets avec le doigt, et elle continuait de les tourner lors même qu'il n'y en avait plus; cependant elle avait les yeux égarés.

Une nuit, elle descendit seule à l'église; quelques-unes de nos sœurs la suivirent; elle se prosterna sur les marches de l'autel, elle se mit à gémir, à soupirer, à prier tout haut; elle sortit, elle rentra; elle dit: «Qu'on l'aille chercher, c'est une âme si pure! c'est une créature si innocente! si elle joignait ses prières aux miennes…» Puis s'adressant à toute la communauté et se tournant vers des stalles qui étaient vides, elle s'écriait: «Sortez, sortez toutes, qu'elle reste seule avec moi. Vous n'êtes pas dignes d'en approcher; si vos voix se mêlaient à la sienne, votre encens profane corromprait devant Dieu la douceur du sien. Qu'on s'éloigne, qu'on s'éloigne…» Puis elle m'exhortait à demander au ciel assistance et pardon. Elle voyait Dieu; le ciel lui paraissait se sillonner d'éclairs, s'entr'ouvrir et gronder sur sa tête; des anges en descendaient en courroux; les regards de la Divinité la faisaient trembler; elle courait de tous côtés elle se renfonçait dans les angles obscurs de l'église, elle demandait miséricorde, elle se collait la face contre terre, elle s'y assoupissait, la fraîcheur humide du lieu l'avait saisie, on la transportait dans sa cellule comme morte.

Cette terrible scène de la nuit, elle l'ignorait le lendemain. Elle disait: «Où sont nos sœurs? je ne vois plus personne, je suis restée seule dans cette maison; elles m'ont toutes abandonnée, et Sainte-Thérèse aussi; elles ont bien fait. Puisque Sainte-Suzanne n'y est plus, je puis sortir, je ne la rencontrerai pas… Ah! si je la rencontrais! mais elle n'y est plus, n'est-ce pas? n'est-ce pas qu'elle n'y est plus?.. Heureuse la maison qui la possède! Elle dira tout à sa nouvelle supérieure; que pensera-t-elle de moi?.. Est-ce que Sainte-Thérèse est morte? j'ai entendu sonner en mort toute la nuit… La pauvre fille! elle est perdue à jamais; et c'est moi! c'est moi! Un jour, je lui serai confrontée; que lui dirai-je? que lui répondrai-je?.. Malheur à elle! Malheur à moi!»

Dans un autre moment, elle disait: «Nos sœurs sont-elles revenues? Dites-leur que je suis bien malade… Soulevez mon oreiller… Délacez-moi… Je sens là quelque chose qui m'oppresse… La tête me brûle, ôtez-moi mes coiffes… Je veux me laver… Apportez-moi de l'eau; versez, versez encore… Elles sont blanches; mais la souillure de l'âme est restée… Je voudrais être morte; je voudrais n'être point née, je ne l'aurais point vue.»

Un matin, on la trouva pieds nus, en chemise, échevelée, hurlant, écumant et courant autour de sa cellule, les mains posées sur ses oreilles, les yeux fermés et le corps pressé contre la muraille… «Éloignez-vous de ce gouffre; entendez-vous ces cris? Ce sont les enfers; il s'élève de cet abîme profond des feux que je vois; du milieu des feux j'entends des voix confuses qui m'appellent… Mon Dieu, ayez pitié de moi!.. Allez vite; sonnez, assemblez la communauté; dites qu'on prie pour moi, je prierai aussi… Mais à peine fait-il jour, nos sœurs dorment… Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit; je voudrais dormir, et je ne saurais.»

Une de nos sœurs lui disait: «Madame, vous avez quelque peine; confiez-la-moi, cela vous soulagera peut-être.

– Sœur Agathe, écoutez, approchez-vous de moi… plus près… plus près encore… il ne faut pas qu'on nous entende. Je vais tout révéler, tout; mais gardez-moi le secret… Vous l'avez vue?

– Qui, madame?

– N'est-il pas vrai que personne n'a la même douceur? Comme elle marche! Quelle décence! quelle noblesse! quelle modestie!.. Allez à elle; dites-lui… Eh! non, ne dites rien; n'allez pas… Vous n'en pourriez approcher; les anges du ciel la gardent, ils veillent autour d'elle; je les ai vus, vous les verriez, vous en seriez effrayée comme moi. Restez… Si vous alliez, que lui diriez-vous? Inventez quelque chose dont elle ne rougisse pas…

– Mais, madame, si vous consultiez votre directeur.

– Oui, mais oui… Non, non, je sais ce qu'il me dira; je l'ai tant entendu… De quoi l'entretiendrais-je?.. Si je pouvais perdre la mémoire!.. Si je pouvais rentrer dans le néant, ou renaître!.. N'appelez point le directeur. J'aimerais mieux qu'on me lût la passion de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. Lisez… Je commence à respirer… Il ne faut qu'une goutte de ce sang pour me purifier… Voyez, il s'élance en bouillonnant de son côté… Inclinez cette plaie sacrée sur ma tête… Son sang coule sur moi, et ne s'y attache pas… Je suis perdue!.. Éloignez ce christ… Rapportez-le-moi…»

On le lui rapportait; elle le serrait entre ses bras, elle le baisait partout, et puis elle ajoutait: «Ce sont ses yeux, c'est sa bouche; quand la reverrai-je? Sœur Agathe, dites-lui que je l'aime; peignez-lui bien mon état; dites-lui que je meurs.»

Elle fut saignée: on lui donna les bains; mais son mal semblait s'accroître par les remèdes. Je n'ose vous décrire toutes les actions indécentes qu'elle fit, vous répéter tous les discours malhonnêtes qui lui échappèrent dans son délire. À tout moment elle portait la main à son front, comme pour en écarter des idées importunes, des images, que sais-je quelles images! Elle se renfonçait la tête dans son lit, elle se couvrait le visage de ses draps. «C'est le tentateur, disait-elle, c'est lui! Quelle forme bizarre il a prise! Prenez de l'eau bénite; jetez de l'eau bénite sur moi… Cessez, cessez; il n'y est plus.»

On ne tarda pas à la séquestrer; mais sa prison ne fut pas si bien gardée, qu'elle ne réussît un jour à s'en échapper. Elle avait déchiré ses vêtements, elle parcourait les corridors toute nue, seulement deux bouts de corde rompue descendaient de ses deux bras; elle criait: «Je suis votre supérieure, vous en avez toutes fait le serment; qu'on m'obéisse. Vous m'avez emprisonnée, malheureuses! voilà donc la récompense de mes bontés! vous m'offensez, parce que je suis trop bonne; je ne le serai plus… Au feu!.. au meurtre!.. au voleur!.. à mon secours!.. À moi, sœur Thérèse… À moi, sœur Suzanne…» Cependant on l'avait saisie, et on la reconduisait dans sa prison; et elle disait: «Vous avez raison, vous avez raison, hélas! je suis devenue folle, je le sens.»

 

Quelquefois elle paraissait obsédée du spectacle de différents supplices; elle voyait des femmes la corde au cou ou les mains liées sur le dos; elle en voyait avec des torches à la main; elle se joignait à celles qui faisaient amende honorable; elle se croyait conduite à la mort; elle disait au bourreau: «J'ai mérité mon sort, je l'ai mérité; encore si ce tourment était le dernier; mais une éternité! une éternité de feux!..»

Je ne dis rien ici qui ne soit vrai; et tout ce que j'aurais encore à dire de vrai ne me revient pas, ou je rougirais d'en souiller ces papiers.

Après avoir vécu plusieurs mois dans cet état déplorable, elle mourut. Quelle mort, monsieur le marquis! je l'ai vue, je l'ai vue la terrible image du désespoir et du crime à sa dernière heure; elle se croyait entourée d'esprits infernaux; ils attendaient son âme pour s'en saisir; elle disait d'une voix étouffée: «Les voilà! les voilà!..» et leur opposant de droite et de gauche un christ qu'elle tenait à la main; elle hurlait, elle criait: «Mon Dieu!.. mon Dieu!..» La sœur Thérèse la suivit de près; et nous eûmes une autre supérieure, âgée et pleine d'humeur et de superstition.

On m'accuse d'avoir ensorcelé sa devancière; elle le croit, et mes chagrins se renouvellent. Le nouveau directeur est également persécuté par ses supérieurs, et me persuade de me sauver de la maison.

Ma fuite est projetée. Je me rends dans le jardin entre onze heures et minuit. On me jette des cordes, je les attache autour de moi; elles se cassent, et je tombe; j'ai les jambes dépouillées, et une violente contusion aux reins. Une seconde, une troisième tentative m'élèvent au haut du mur; je descends. Quelle est ma surprise! au lieu d'une chaise de poste dans laquelle j'espérais d'être reçue, je trouve un mauvais carrosse public. Me voilà sur le chemin de Paris avec un jeune bénédictin. Je ne tardai pas à m'apercevoir, au ton indécent qu'il prenait et aux libertés qu'il se permettait, qu'on ne tenait avec moi aucune des conditions qu'on avait stipulées; alors je regrettai ma cellule, et je sentis toute l'horreur de ma situation.

C'est ici que je peindrai ma scène dans le fiacre. Quelle scène! Quel homme! Je crie; le cocher vient à mon secours. Rixe violente entre le fiacre et le moine.

J'arrive à Paris. La voiture arrête dans une petite rue, à une porte étroite qui s'ouvrait dans une allée obscure et malpropre. La maîtresse du logis vient au-devant de moi, et m'installe à l'étage le plus élevé, dans une petite chambre où je trouve à peu près les meubles nécessaires. Je reçois des visites de la femme qui occupait le premier. «Vous êtes jeune, vous devez vous ennuyer, mademoiselle. Descendez chez moi, vous y trouverez bonne compagnie en hommes et en femmes, pas toutes aussi aimables, mais presque aussi jeunes que vous. On cause, on joue, on chante, on danse; nous réunissons toutes les sortes d'amusements. Si vous tournez la tête à tous nos cavaliers, je vous jure que nos dames n'en seront ni jalouses ni fâchées. Venez, mademoiselle…» Celle qui me parlait ainsi était d'un certain âge, elle avait le regard tendre, la voix douce, et le propos très-insinuant.

Je passe une quinzaine dans cette maison, exposée à toutes les instances de mon perfide ravisseur, et à toutes les scènes tumultueuses d'un lieu suspect, épiant à chaque instant l'occasion de m'échapper.

Un jour enfin je la trouvai; la nuit était avancée: si j'eusse été voisine de mon couvent, j'y retournais. Je cours sans savoir où je vais. Je suis arrêtée par des hommes; la frayeur me saisit. Je tombe évanouie de fatigue sur le seuil de la boutique d'un chandelier; on me secourt; en revenant à moi, je me trouve étendue sur un grabat, environnée de plusieurs personnes. On me demande qui j'étais; je ne sais ce que je répondis. On me donna la servante de la maison pour me conduire; je prends son bras; nous marchons. Nous avions déjà fait beaucoup de chemin, lorsque cette fille me dit: «Mademoiselle, vous savez apparemment où nous allons?

– Non, mon enfant; à l'hôpital, je crois.

– À l'hôpital? est-ce que vous seriez hors de maison?

– Hélas! oui.

– Qu'avez-vous donc fait pour avoir été chassée à l'heure qu'il est! Mais nous voilà à la porte de Sainte-Catherine; voyons si nous pourrions nous faire ouvrir; en tout cas, ne craignez rien, vous ne resterez pas dans la rue, vous coucherez avec moi.»

Je reviens chez le chandelier. Effroi de la servante, lorsqu'elle voit mes jambes dépouillées de leur peau par la chute que j'avais faite en sortant du couvent. J'y passe la nuit. Le lendemain au soir je retourne à Sainte-Catherine; j'y demeure trois jours, au bout desquels on m'annonce qu'il faut, ou me rendre à l'hôpital général, ou prendre la première condition qui s'offrira.

Danger que je courus à Sainte-Catherine, de la part des hommes et des femmes; car c'est là, à ce qu'on m'a dit depuis, que les libertins et les matrones de la ville vont se pourvoir. L'attente de la misère ne donna aucune force aux séductions grossières auxquelles j'y fus exposée. Je vends mes hardes, et j'en choisis de plus conformes à mon état.

J'entre au service d'une blanchisseuse, chez laquelle je suis actuellement. Je reçois le linge et je le repasse; ma journée est pénible; je suis mal nourrie, mal logée, mal couchée, mais en revanche traitée avec humanité. Le mari est cocher de place; sa femme est un peu brusque, mais bonne du reste. Je serais assez contente de mon sort, si je pouvais espérer d'en jouir paisiblement.

J'ai appris que la police s'était saisie de mon ravisseur, et l'avait remis entre les mains de ses supérieurs. Le pauvre homme! il est plus à plaindre que moi; son attentat a fait bruit; et vous ne savez pas la cruauté avec laquelle les religieux punissent les fautes d'éclat: un cachot sera sa demeure pour le reste de sa vie; et c'est aussi le sort qui m'attend si je suis reprise; mais il y vivra plus longtemps que moi.

La douleur de ma chute se fait sentir; mes jambes sont enflées, et je ne saurais faire un pas: je travaille assise, car j'aurais peine à me tenir debout. Cependant j'appréhende le moment de ma guérison: alors quel prétexte aurai-je pour ne point sortir? et à quel péril ne m'exposerai-je pas en me montrant? Mais heureusement j'ai encore du temps devant moi. Mes parents, qui ne peuvent douter que je ne sois à Paris, font sûrement toutes les perquisitions imaginables. J'avais résolu d'appeler M. Manouri dans mon grenier, de prendre et de suivre ses conseils, mais il n'était plus.

Je vis dans des alarmes continuelles, au moindre bruit que j'entends dans la maison, sur l'escalier, dans la rue, la frayeur me saisit, je tremble comme la feuille, mes genoux me refusent le soutien, et l'ouvrage me tombe des mains. Je passe presque toutes les nuits sans fermer l'œil; si je dors, c'est d'un sommeil interrompu; je parle, j'appelle, je crie; je ne conçois pas comment ceux qui m'entourent ne m'ont pas encore devinée.

Il paraît que mon évasion est publique; je m'y attendais. Une de mes camarades m'en parlait hier, y ajoutant des circonstances odieuses, et les réflexions les plus propres à désoler. Par bonheur elle étendait sur des cordes le linge mouillé, le dos tourné à la lampe; et mon trouble n'en pouvait être aperçu: cependant ma maîtresse ayant remarqué que je pleurais, m'a dit: «Marie, qu'avez-vous? – Rien, lui ai-je répondu. – Quoi donc, a-t-elle ajouté, est-ce que vous seriez assez bête pour vous apitoyer sur une mauvaise religieuse sans mœurs, sans religion, et qui s'amourache d'un vilain moine avec lequel elle se sauve de son couvent? Il faudrait que vous eussiez bien de la compassion de reste. Elle n'avait qu'à boire, manger, prier Dieu et dormir; elle était bien où elle était, que ne s'y tenait-elle? Si elle avait été seulement trois ou quatre fois à la rivière par le temps qu'il fait, cela l'aurait raccommodée avec son état…» À cela j'ai répondu qu'on ne connaissait bien que ses peines; j'aurais mieux fait de me taire, car elle n'aurait pas ajouté: «Allez, c'est une coquine que Dieu punira…» À ce propos, je me suis penchée sur ma table; et j'y suis restée jusqu'à ce que ma maîtresse m'ait dit: «Mais, Marie, à quoi rêvez-vous donc? Tandis que vous dormez là, l'ouvrage n'avance pas.»

Je n'ai jamais eu l'esprit du cloître, et il y paraît assez à ma démarche; mais je me suis accoutumée en religion à certaines pratiques que je répète machinalement; par exemple, une cloche vient-elle à sonner? ou je fais le signe de la croix, ou je m'agenouille. Frappe-t-on à la porte? je dis Ave. M'interroge-t-on? C'est toujours une réponse qui finit par oui ou non, chère mère, ou ma sœur. S'il survient un étranger, mes bras vont se croiser sur ma poitrine, et au lieu de faire la révérence, je m'incline. Mes compagnes se mettent à rire, et croient que je m'amuse à contrefaire la religieuse; mais il est impossible que leur erreur dure; mes étourderies me décèleront, et je serai perdue.

Monsieur, hâtez-vous de me secourir. Vous me direz, sans doute: Enseignez-moi ce que je puis faire pour vous. Le voici; mon ambition n'est pas grande. Il me faudrait une place de femme de chambre ou de femme de charge, ou même de simple domestique, pourvu que je vécusse ignorée dans une campagne, au fond d'une province, chez d'honnêtes gens qui ne reçussent pas un grand monde. Les gages n'y feront rien; de la sécurité, du repos, du pain et de l'eau. Soyez très-assuré qu'on sera satisfait de mon service. J'ai appris dans la maison de mon père à travailler; et au couvent, à obéir; je suis jeune, j'ai le caractère très-doux; quand mes jambes seront guéries, j'aurai plus de force qu'il n'en faut pour suffire à l'occupation. Je sais coudre, filer, broder et blanchir; quand j'étais dans le monde, je raccommodais moi-même mes dentelles, et j'y serai bientôt remise; je ne suis maladroite à rien, et je saurai m'abaisser à tout. J'ai de la voix, je sais la musique, et je touche assez bien du clavecin pour amuser quelque mère qui en aurait le goût; et j'en pourrais même donner leçon à ses enfants; mais je craindrais d'être trahie par ces marques d'une éducation recherchée. S'il fallait apprendre à coiffer, j'ai du goût, je prendrais un maître, et je ne tarderais pas à me procurer ce petit talent. Monsieur, une condition supportable, s'il se peut, ou une condition telle quelle, c'est tout ce qu'il me faut; et je ne souhaite rien au delà. Vous pouvez répondre de mes mœurs; malgré les apparences, j'en ai; j'ai même de la piété. Ah! monsieur, tous mes maux seraient finis, et je n'aurais plus rien à craindre des hommes, si Dieu ne m'avait arrêtée; ce puits profond, situé au bout du jardin de la maison, combien je l'ai visité de fois! Si je ne m'y suis pas précipitée, c'est qu'on m'en laissait l'entière liberté. J'ignore quel est le destin qui m'est réservé; mais s'il faut que je rentre un jour dans un couvent, quel qu'il soit, je ne réponds de rien; il y a des puits partout. Monsieur, ayez pitié de moi, et ne vous préparez pas à vous-même de longs regrets.

18Ce mot si heureux, dont l'effet est si dramatique, et qu'on peut même appeler un de ces mots trouvés, que l'homme de génie regarde avec raison comme une bonne fortune, et pour ainsi dire comme une espèce d'inspiration, toutes les fois qu'il le rencontre, n'est pas de l'invention de Diderot. Il lui a été donné par Mme d'Holbach, qu'il consultait sur la manière dont il commencerait la confession de la supérieure, et qui, surprise de son embarras et de le voir ainsi arrêté depuis plus d'un mois dans une route où elle n'apercevait pas le plus léger obstacle, lui dit, sur le simple exposé des faits précédents: «Il n'y a pas ici à choisir entre plusieurs débuts, également heureux. Il n'y a qu'une seule manière d'être vrai. Votre supérieure n'a qu'un mot à dire, et ce mot, le voici: Mon père, je suis damnée.» Ce mot, qui, dans la circonstance donnée, paraît être, en effet, le véritable accent de la passion, le mot de la nature, devait plaire à Diderot par sa justesse et sa simplicité. Il en fut fortement frappé, et il se plaisait à citer cet exemple de l'extrême finesse de tact et d'instinct de certaines femmes: il croyait même, et avec raison, ce me semble, que ce mot, dont il n'oubliait jamais de faire honneur à son auteur, était un de ceux que l'homme qui connaîtrait le mieux la nature humaine chercherait peut-être inutilement, et qui ne pouvaient être trouvés que par une femme. Cette anecdote, peu connue, m'a paru curieuse sous plusieurs rapports, et j'ai cru devoir la consigner ici. (Note de Naigeon.)