Бесплатно

La religieuse

Текст
Автор:
iOSAndroidWindows Phone
Куда отправить ссылку на приложение?
Не закрывайте это окно, пока не введёте код в мобильном устройстве
ПовторитьСсылка отправлена

По требованию правообладателя эта книга недоступна для скачивания в виде файла.

Однако вы можете читать её в наших мобильных приложениях (даже без подключения к сети интернет) и онлайн на сайте ЛитРес.

Отметить прочитанной
Шрифт:Меньше АаБольше Аа

– On me l'a dit.

– Et celui qui vous le disait ne vous déplaisait pas?

– Non.

– Et vous vous êtes pris de goût pour lui?

– Point du tout.

– Quoi! votre cœur n'a jamais rien senti?

– Rien.

– Quoi! ce n'est pas une passion, ou secrète ou désapprouvée de vos parents, qui vous a donné de l'aversion pour le couvent? Confiez-moi cela; je suis indulgente.

– Je n'ai, chère mère, rien à vous confier là-dessus.

– Mais, encore une fois, d'où vient votre répugnance pour la vie religieuse?

– De la vie même. J'en hais les devoirs, les occupations, la retraite, la contrainte; il me semble que je suis appelée à autre chose.

– Mais à quoi cela vous semble-t-il?

– À l'ennui qui m'accable; je m'ennuie.

– Ici même?

– Oui, chère mère; ici même, malgré toute la bonté que vous avez pour moi.

– Mais, est-ce que vous éprouvez en vous-même des mouvements, des désirs?

– Aucun.

– Je le crois; vous me paraissez d'un caractère tranquille.

– Assez.

– Froid, même.

– Je ne sais.

– Vous ne connaissez pas le monde?

– Je le connais peu.

– Quel attrait peut-il donc avoir pour vous?

– Cela ne m'est pas bien expliqué; mais il faut pourtant qu'il en ait.

– Est-ce la liberté que vous regrettez?

– C'est cela, et peut-être beaucoup d'autres choses.

– Et ces autres choses, quelles sont-elles? Mon amie, parlez-moi à cœur ouvert; voudriez-vous être mariée?

– Je l'aimerais mieux que d'être ce que je suis; cela est certain.

– Pourquoi cette préférence?

– Je l'ignore.

– Vous l'ignorez? Mais, dites-moi, quelle impression fait sur vous la présence d'un homme?

– Aucune; s'il a de l'esprit et qu'il parle bien, je l'écoute avec plaisir; s'il est d'une belle figure, je le remarque.

– Et votre cœur est tranquille?

– Jusqu'à présent, il est resté sans émotion.

– Quoi! lorsqu'ils ont attaché leurs regards animés sur les vôtres, vous n'avez pas ressenti…

– Quelquefois de l'embarras; ils me faisaient baisser les yeux.

– Et sans aucun trouble?

– Aucun.

– Et vos sens ne vous disaient rien?

– Je ne sais ce que c'est que le langage des sens.

– Ils en ont un, cependant.

– Cela se peut.

– Et vous ne le connaissez pas?

– Point du tout.

– Quoi! vous… C'est un langage bien doux; et voudriez-vous le connaître?

– Non, chère mère; à quoi cela me servirait-il?

– À dissiper votre ennui.

– À l'augmenter, peut-être. Et puis, que signifie ce langage des sens, sans objet?

– Quand on parle, c'est toujours à quelqu'un; cela vaut mieux sans doute que de s'entretenir seule, quoique ce ne soit pas tout à fait sans plaisir.

– Je n'entends rien à cela.

– Si tu voulais, chère enfant, je te deviendrais plus claire.

– Non, chère mère, non. Je ne sais rien; et j'aime mieux ne rien savoir, que d'acquérir des connaissances qui me rendraient peut-être plus à plaindre que je ne le suis. Je n'ai point de désirs, et je n'en veux point chercher que je ne pourrais satisfaire.

– Et pourquoi ne le pourrais-tu pas?

– Et comment le pourrais-je?

– Comme moi.

– Comme vous! Mais il n'y a personne dans cette maison.

– J'y suis, chère amie; vous y êtes.

– Eh bien! que vous suis-je? que m'êtes-vous?

– Qu'elle est innocente!

– Oh! il est vrai, chère mère, que je le suis beaucoup, et que j'aimerais mieux mourir que de cesser de l'être.»

Je ne sais ce que ces derniers mots pouvaient avoir de fâcheux pour elle, mais ils la firent tout à coup changer de visage; elle devint sérieuse, embarrassée; sa main, qu'elle avait posée sur un de mes genoux, cessa d'abord de le presser, et puis se retira; elle tenait ses yeux baissés.

Je lui dis: «Ma chère mère, qu'est-ce qui m'est arrivé? Est-ce qu'il me serait échappé quelque chose qui vous aurait offensée? Pardonnez-moi. J'use de la liberté que vous m'avez accordée; je n'étudie rien de ce que j'ai à vous dire; et puis, quand je m'étudierais, je ne dirais pas autrement, peut-être plus mal. Les choses dont nous nous entretenons me sont si étrangères! Pardonnez-moi…»

En disant ces derniers mots, je jetai mes deux bras autour de son cou, et je posai ma tête sur son épaule. Elle jeta les deux siens autour de moi, et me serra fort tendrement. Nous demeurâmes ainsi quelques instants; ensuite, reprenant sa tendresse et sa sérénité, elle me dit: «Suzanne, dormez-vous bien?

– Fort bien, lui dis-je, surtout depuis quelque temps.

– Vous endormez-vous tout de suite?

– Assez communément.

– Mais quand vous ne vous endormez pas tout de suite, à quoi pensez-vous?

– À ma vie passée, à celle qui me reste; ou je prie Dieu, ou je pleure; que sais-je?

– Et le matin, quand vous vous éveillez de bonne heure?

– Je me lève.

– Tout de suite?

– Tout de suite.

– Vous n'aimez donc pas à rêver?

– Non.

– À vous reposer sur votre oreiller?

– Non.

– À jouir de la douce chaleur du lit?

– Non.

– Jamais?..»

Elle s'arrêta à ce mot, et elle eut raison; ce qu'elle avait à me demander n'était pas bien, et peut-être ferai-je beaucoup plus mal de le dire, mais j'ai résolu de ne rien celer. «… Jamais vous n'avez été tentée de regarder, avec complaisance, combien vous êtes belle?

– Non, chère mère. Je ne sais pas si je suis si belle que vous le dites; et puis, quand je le serais, c'est pour les autres qu'on est belle, et non pour soi.

– Jamais vous n'avez pensé à promener vos mains sur cette belle gorge, sur ces cuisses, sur ce ventre, sur ces chairs si fermes, si douces et si blanches?

– Oh! pour cela, non; il y a du péché à cela; et si cela m'était arrivé, je ne sais comment j'aurais fait pour l'avouer à confesse…»

Je ne sais ce que nous dîmes encore, lorsqu'on vint l'avertir qu'on la demandait au parloir. Il me parut que cette visite lui causait du dépit, et qu'elle aurait mieux aimé continuer de causer avec moi, quoique ce que nous disions ne valût guère la peine d'être regretté; cependant nous nous séparâmes.

Jamais la communauté n'avait été plus heureuse que depuis que j'y étais entrée. La supérieure paraissait avoir perdu l'inégalité de son caractère; on disait que je l'avais fixée. Elle donna même en ma faveur plusieurs jours de récréation, et ce qu'on appelle des fêtes; ces jours on est un peu mieux servi qu'à l'ordinaire; les offices sont plus courts, et tout le temps qui les sépare est accordé à la récréation. Mais ce temps heureux devait passer pour les autres et pour moi.

La scène que je viens de peindre fut suivie d'un grand nombre d'autres semblables que je néglige. Voici la suite de la précédente.

L'inquiétude commençait à s'emparer de la supérieure; elle perdait sa gaieté, son embonpoint, son repos. La nuit suivante, lorsque tout le monde dormait et que la maison était dans le silence, elle se leva; après avoir erré quelque temps dans les corridors, elle vint à ma cellule. J'ai le sommeil léger, je crus la reconnaître. Elle s'arrêta. En s'appuyant le front apparemment contre ma porte, elle fit assez de bruit pour me réveiller, si j'avais dormi. Je gardai le silence; il me sembla que j'entendais une voix qui se plaignait, quelqu'un qui soupirait: j'eus d'abord un léger frisson, ensuite je me déterminai à dire Ave. Au lieu de me répondre, on s'éloignait à pas léger. On revint quelque temps après; les plaintes et les soupirs recommencèrent; je dis encore Ave, et l'on s'éloigna pour la seconde fois. Je me rassurai, et je m'endormis. Pendant que je dormais, on entra, on s'assit à côté de mon lit; mes rideaux étaient entr'ouverts; on tenait une petite bougie dont la lumière m'éclairait le visage, et celle qui la portait me regardait dormir; ce fut du moins ce que j'en jugeai à son attitude, lorsque j'ouvris les yeux; et cette personne, c'était la supérieure.

Je me levai subitement; elle vit ma frayeur; elle me dit: «Suzanne, rassurez-vous? c'est moi…» Je me remis la tête sur mon oreiller, et je lui dis: «Chère mère, que faites-vous ici à l'heure qu'il est? Qu'est-ce qui peut vous avoir amenée? Pourquoi ne dormez-vous pas?

– Je ne saurais dormir, me répondit-elle; je ne dormirai de longtemps. Ce sont des songes fâcheux qui me tourmentent; à peine ai-je les yeux fermés, que les peines que vous avez souffertes se retracent à mon imagination; je vous vois entre les mains de ces inhumaines, je vois vos cheveux épars sur votre visage, je vous vois les pieds ensanglantés, la torche au poing, la corde au cou; je crois qu'elles vont disposer de votre vie; je frissonne, je tremble; une sueur froide se répand sur tout mon corps; je veux aller à votre secours; je pousse des cris, je m'éveille, et c'est inutilement que j'attends que le sommeil revienne. Voilà ce qui m'est arrivé cette nuit; j'ai craint que le ciel ne m'annonçât quelque malheur arrivé à mon amie; je me suis levée, je me suis approchée de votre porte, j'ai écouté; il m'a semblé que vous ne dormiez pas; vous avez parlé, je me suis retirée; je suis revenue, vous avez encore parlé, et je me suis encore éloignée; je suis revenue une troisième fois; et lorsque j'ai cru que vous dormiez, je suis entrée. Il y a déjà quelque temps que je suis à côté de vous, et que je crains de vous éveiller: j'ai balancé d'abord si je tirerais vos rideaux; je voulais m'en aller, crainte de troubler votre repos; mais je n'ai pu résister au désir de voir si ma chère Suzanne se portait bien; je vous ai regardée: que vous êtes belle à voir, même quand vous dormez!

– Ma chère mère, que vous êtes bonne!

– J'ai pris du froid; mais je sais que je n'ai rien à craindre de fâcheux pour mon enfant, et je crois que je dormirai. Donnez-moi votre main.»

Je la lui donnai.

 

«Que son pouls est tranquille! qu'il est égal! rien ne l'émeut.

– J'ai le sommeil assez paisible.

– Que vous êtes heureuse!

– Chère mère, vous continuerez de vous refroidir.

– Vous avez raison; adieu, belle amie, adieu, je m'en vais.»

Cependant elle ne s'en allait point, elle continuait à me regarder; deux larmes coulèrent de ses yeux. «Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? vous pleurez; que je suis fâchée de vous avoir entretenue de mes peines!..» À l'instant elle ferma ma porte, elle éteignit sa bougie, et elle se précipita sur moi. Elle me tenait embrassée; elle était couchée sur ma couverture à côté de moi; son visage était collé sur le mien, ses larmes mouillaient mes joues; elle soupirait, et elle me disait d'une voix plaintive et entrecoupée: «Chère amie, ayez pitié de moi!

– Chère mère, lui dis-je, qu'avez-vous? Est-ce que vous vous trouvez mal? Que faut-il que je fasse?

– Je tremble, me dit-elle, je frissonne; un froid mortel s'est répandu sur moi.

– Voulez-vous que je me lève et que je vous cède mon lit?

– Non, me dit-elle, il ne serait pas nécessaire que vous vous levassiez; écartez seulement un peu la couverture, que je m'approche de vous; que je me réchauffe, et que je guérisse.

– Chère mère, lui dis-je, mais cela est défendu. Que dirait-on si on le savait? J'ai vu mettre en pénitence des religieuses, pour des choses beaucoup moins graves. Il arriva dans le couvent de Sainte-Marie à une religieuse d'aller la nuit dans la cellule d'une autre, c'était sa bonne amie, et je ne saurais vous dire tout le mal qu'on en pensait. Le directeur m'a demandé quelquefois si l'on ne m'avait jamais proposé de venir dormir à côté de moi, et il m'a sérieusement recommandé de ne le pas souffrir. Je lui ai même parlé des caresses que vous me faisiez; je les trouve très-innocentes, mais lui, il ne pense point ainsi; je ne sais comment j'ai oublié ses conseils; je m'étais bien proposé de vous en parler.

– Chère amie, me dit-elle, tout dort autour de nous, personne n'en saura rien. C'est moi qui récompense ou qui punis; et quoi qu'en dise le directeur, je ne vois pas quel mal il y a à une amie, à recevoir à côté d'elle une amie que l'inquiétude a saisie, qui s'est éveillée, et qui est venue, pendant la nuit et malgré la rigueur de la saison, voir si sa bien-aimée n'était dans aucun péril. Suzanne, n'avez-vous jamais partagé le même lit chez vos parents avec une de vos sœurs?

– Non, jamais.

– Si l'occasion s'en était présentée, ne l'auriez-vous pas fait sans scrupule? Si votre sœur, alarmée et transie de froid, était venue vous demander place à côté de vous, l'auriez-vous refusée?

– Je crois que non.

– Et ne suis-je pas votre chère mère?

– Oui, vous l'êtes; mais cela est défendu.

– Chère amie, c'est moi qui le défends aux autres, et qui vous le permets et vous le demande. Que je me réchauffe un moment, et je m'en irai. Donnez-moi votre main…» Je la lui donnai. «Tenez, me dit-elle, tâtez, voyez; je tremble, je frissonne, je suis comme un marbre…» et cela était vrai. «Oh! la chère mère, lui dis-je, elle en sera malade. Mais attendez, je vais m'éloigner sur le bord, et vous vous mettrez dans l'endroit chaud.» Je me rangeai de côté, je levai la couverture, et elle se mit à ma place. Oh! qu'elle était mal! Elle avait un tremblement général dans tous les membres; elle voulait me parler, elle voulait s'approcher de moi; elle ne pouvait articuler, elle ne pouvait se remuer. Elle me disait à voix basse: «Suzanne, mon amie, approchez-vous un peu…» Elle étendait ses bras; je lui tournais le dos; elle me prit doucement, elle me tira vers elle; elle passa son bras droit sous mon corps et l'autre dessus, et elle me dit: «Je suis glacée; j'ai si froid que je crains de vous toucher, de peur de vous faire mal.

– Chère mère, ne craignez rien.»

Aussitôt elle mit une de ses mains sur ma poitrine et l'autre autour de ma ceinture; ses pieds étaient posés sous les miens, et je les pressais pour les réchauffer; et la chère mère me disait: «Ah! chère amie, voyez comme mes pieds se sont promptement réchauffés, parce qu'il n'y a rien qui les sépare des vôtres.

– Mais, lui dis-je, qui empêche que vous ne vous réchauffiez partout de la même manière?

– Rien, si vous voulez.»

Je m'étais retournée, elle avait écarté son linge, et j'allais écarter le mien, lorsque tout à coup on frappa deux coups violents à la porte. Effrayée, je me jette sur-le-champ hors du lit d'un côté, et la supérieure de l'autre; nous écoutons, et nous entendons quelqu'un qui regagnait, sur la pointe du pied, la cellule voisine, «Ah! lui dis-je, c'est ma sœur Sainte-Thérèse; elle vous aura vue passer dans le corridor, et entrer chez moi; elle nous aura écoutées, elle aura surpris nos discours; que dira-t-elle?..» J'étais plus morte que vive. «Oui, c'est elle, me dit la supérieure d'un ton irrité; c'est elle, je n'en doute pas; mais j'espère qu'elle se ressouviendra longtemps de sa témérité.

– Ah! chère mère, lui dis-je, ne lui faites point de mal.

– Suzanne, me dit-elle, adieu, bonsoir: recouchez-vous, dormez bien, je vous dispense de l'oraison. Je vais chez cette étourdie. Donnez-moi votre main…»

Je la lui tendis d'un bord du lit à l'autre; elle releva la manche qui me couvrait le bras, elle le baisa en soupirant sur toute la longueur, depuis l'extrémité des doigts jusqu'à l'épaule; et elle sortit en protestant que la téméraire qui avait osé la troubler s'en ressouviendrait. Aussitôt je m'avançai promptement à l'autre bord de ma couche vers la porte, et j'écoutai: elle entra chez sœur Thérèse. Je fus tentée de me lever et d'aller m'interposer entre elle et la supérieure, s'il arrivait que la scène devînt violente; mais j'étais si troublée, si mal à mon aise, que j'aimai mieux rester dans mon lit; mais je n'y dormis pas. Je pensai que j'allais devenir l'entretien de la maison; que cette aventure, qui n'avait rien en soi que de bien simple, serait racontée avec les circonstances les plus défavorables; qu'il en serait ici pis encore qu'à Longchamp, où je fus accusée de je ne sais quoi; que notre faute parviendrait à la connaissance des supérieurs, que notre mère serait déposée; et que nous serions l'une et l'autre sévèrement punies. Cependant j'avais l'oreille au guet, j'attendais avec impatience que notre mère sortît de chez sœur Thérèse; cette affaire fut difficile à accommoder apparemment, car elle y passa presque la nuit. Que je la plaignais! elle était en chemise, toute nue, et transie de colère et de froid.

Le matin, j'avais bien envie de profiter de la permission qu'elle m'avait donnée, et de demeurer couchée; cependant il me vint en esprit qu'il n'en fallait rien faire. Je m'habillai bien vite, et me trouvai la première au chœur, où la supérieure et Sainte-Thérèse ne parurent point, ce qui me fit grand plaisir; premièrement, parce que j'aurais eu de la peine à soutenir la présence de cette sœur sans embarras; secondement, c'est que, puisqu'on lui avait permis de s'absenter de l'office, elle avait apparemment obtenu de la supérieure un pardon qu'elle ne lui aurait accordé qu'à des conditions qui devaient me tranquilliser. J'avais deviné.

À peine l'office fut-il achevé, que la supérieure m'envoya chercher. J'allai la voir: elle était encore au lit, elle avait l'air abattu; elle me dit: «J'ai souffert; je n'ai point dormi; Sainte-Thérèse est folle; si cela lui arrive encore, je l'enfermerai.

– Ah! chère mère, lui dis-je, ne l'enfermez jamais.

– Cela dépendra de sa conduite: elle m'a promis qu'elle serait meilleure; et j'y compte. Et vous, chère Suzanne, comment vous portez-vous?

– Bien, chère mère.

– Avez-vous un peu reposé?

– Fort peu.

– On m'a dit que vous aviez été au chœur; pourquoi n'êtes-vous pas restée sur votre traversin?

– J'y aurais été mal; et puis j'ai pensé qu'il valait mieux…

– Non, il n'y avait point d'inconvénient. Mais je me sens quelque envie de sommeiller; je vous conseille d'en aller faire autant chez vous, à moins que vous n'aimiez mieux accepter une place à côté de moi.

– Chère mère, je vous suis infiniment obligée; j'ai l'habitude de coucher seule, et je ne saurais dormir avec une autre.

– Allez donc. Je ne descendrai point au réfectoire à dîner; on me servira ici: peut-être ne me lèverai-je pas du reste de la journée. Vous viendrez avec quelques autres que j'ai fait avertir.

– Et sœur Sainte-Thérèse en sera-t-elle? lui demandai-je.

– Non, me répondit-elle.

– Je n'en suis pas fâchée.

– Et pourquoi?

– Je ne sais, il me semble que je crains de la rencontrer.

– Rassurez-vous, mon enfant; je te réponds qu'elle a plus de frayeur de toi que tu n'en dois avoir d'elle.»

Je la quittai, j'allai me reposer. L'après-midi, je me rendis chez la supérieure, où je trouvai une assemblée assez nombreuse des religieuses les plus jeunes et les plus jolies de la maison; les autres avaient fait leur visite et s'étaient retirées. Vous qui vous connaissez en peinture, je vous assure, monsieur le marquis, que c'était un assez agréable tableau à voir. Imaginez un atelier de dix à douze personnes, dont la plus jeune pouvait avoir quinze ans, et la plus âgée n'en avait pas vingt-trois; une supérieure qui touchait à la quarantaine, blanche, fraîche, pleine d'embonpoint, à moitié levée sur son lit, avec deux mentons qu'elle portait d'assez bonne grâce, des bras ronds comme s'ils avaient été tournés, des doigts en fuseau, et tout parsemés de fossettes; des yeux noirs, grands, vifs et tendres, presque jamais entièrement ouverts, à demi fermés, comme si celle qui les possédait eût éprouvé quelque fatigue à les ouvrir; des lèvres vermeilles comme la rose, des dents blanches comme le lait, les plus belles joues, une tête fort agréable, enfoncée dans un oreiller profond et mollet; les bras étendus mollement à ses côtés, avec de petits coussins sous les coudes pour les soutenir. J'étais assise sur le bord de son lit, et je ne faisais rien; une autre dans un fauteuil, avec un petit métier à broder sur ses genoux; d'autres, vers les fenêtres, faisaient de la dentelle; il y en avait à terre assises sur les coussins qu'on avait ôtés des chaises, qui cousaient, qui brodaient, qui parfilaient ou qui filaient au petit rouet. Les unes étaient blondes, d'autres brunes; aucune ne se ressemblait, quoiqu'elles fussent toutes belles. Leurs caractères étaient aussi variés que leurs physionomies; celles-ci étaient sereines, celles-là gaies, d'autres sérieuses, mélancoliques ou tristes. Toutes travaillaient, excepté moi, comme je vous l'ai dit. Il n'était pas difficile de discerner les amies des indifférentes et des ennemies; les amies s'étaient placées, ou l'une à côté de l'autre, ou en face; et tout en faisant leur ouvrage, elles causaient, elles se conseillaient, elles se regardaient furtivement, elles se pressaient les doigts, sous prétexte de se donner une épingle, une aiguille, des ciseaux. La supérieure les parcourait des yeux; elle reprochait à l'une son application, à l'autre son oisiveté, à celle-ci son indifférence, à celle-là sa tristesse; elle se faisait apporter l'ouvrage, elle louait ou blâmait; elle raccommodait à l'une son ajustement de tête… «Ce voile est trop avancé… Ce linge prend trop du visage, on ne vous voit pas assez les joues… Voilà des plis qui font mal…» Elle distribuait à chacune, ou de petits reproches, ou de petites caresses.

Tandis qu'on était ainsi occupé, j'entendis frapper doucement à la porte, j'y allai. La supérieure me dit: «Sainte-Suzanne, vous reviendrez.

– Oui, chère mère.

– N'y manquez pas, car j'ai quelque chose d'important à vous communiquer.

– Je vais rentrer…»

C'était cette pauvre Sainte-Thérèse. Elle demeura un petit moment sans parler, et moi aussi; ensuite je lui dis: «Chère sœur, est-ce à moi que vous en voulez?

– Oui.

– À quoi puis-je vous servir?

– Je vais vous le dire. J'ai encouru la disgrâce de notre chère mère; je croyais qu'elle m'avait pardonné, et j'avais quelque raison de le penser; cependant vous êtes toutes assemblées chez elle, je n'y suis pas, et j'ai ordre de demeurer chez moi.

– Est-ce que vous voudriez entrer?

– Oui.

– Est-ce que vous souhaiteriez que j'en sollicitasse la permission?

– Oui.

– Attendez, chère amie, j'y vais.

– Sincèrement, vous lui parlerez pour moi?

– Sans doute; et pourquoi ne vous le promettrais-je pas, et pourquoi ne le ferais-je pas après vous l'avoir promis?

– Ah! me dit-elle, en me regardant tendrement, je lui pardonne, je lui pardonne le goût qu'elle a pour vous; c'est que vous possédez tous les charmes, la plus belle âme et le plus beau corps.»

J'étais enchantée d'avoir ce petit service à lui rendre. Je rentrai. Une autre avait pris ma place en mon absence sur le bord du lit de la supérieure, était penchée vers elle, le coude appuyé entre ses deux cuisses, et lui montrait son ouvrage; la supérieure, les yeux presque fermés, lui disait oui et non, sans presque la regarder; et j'étais debout à côté d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Cependant elle ne tarda pas à revenir de sa légère distraction. Celle qui s'était emparée de ma place, me la rendit; je me rassis; ensuite me penchant doucement vers la supérieure, qui s'était un peu relevée sur ses oreillers, je me tus, mais je la regardai comme si j'avais une grâce à lui demander. «Eh bien, me dit-elle, qu'est-ce qu'il y a? parlez, que voulez-vous? est-ce qu'il est en moi de vous refuser quelque chose?

 

– La sœur Sainte-Thérèse…

– J'entends. Je suis très-mécontente d'elle; mais Sainte-Suzanne intercède pour elle, et je lui pardonne; allez lui dire qu'elle peut entrer.»

J'y courus. La pauvre petite sœur attendait à la porte; je lui dis d'avancer: elle le fit en tremblant, elle avait les yeux baissés; elle tenait un long morceau de mousseline attaché sur un patron qui lui échappa des mains au premier pas; je le ramassai; je la pris par un bras et la conduisis à la supérieure. Elle se jeta à genoux; elle saisit une de ses mains, qu'elle baisa en poussant quelques soupirs, et en versant une larme; puis elle s'empara d'une des miennes, qu'elle joignit à celle de la supérieure, et les baisa l'une et l'autre. La supérieure lui fit signe de se lever et de se placer où elle voudrait; elle obéit. On servit une collation. La supérieure se leva; elle ne s'assit point avec nous, mais elle se promenait autour de la table, posant sa main sur la tête de l'une, la renversant doucement en arrière et lui baisant le front, levant le linge de cou à une autre, plaçant sa main dessus, et demeurant appuyée sur le dos de son fauteuil; passant à une troisième, et laissant aller sur elle une de ses mains, ou la plaçant sur sa bouche; goûtant du bout des lèvres aux choses qu'on avait servies, et les distribuant à celle-ci, à celle-là. Après avoir circulé ainsi un moment, elle s'arrêta en face de moi, me regardant avec des yeux très-affectueux et très-tendres; cependant les autres les avaient baissés, comme si elles eussent craint de la contraindre ou de la distraire, mais surtout la sœur Sainte-Thérèse. La collation faite, je me mis au clavecin; et j'accompagnai deux sœurs qui chantèrent sans méthode, avec du goût, de la justesse et de la voix. Je chantai aussi, et je m'accompagnai. La supérieure était assise au pied du clavecin, et paraissait goûter le plus grand plaisir à m'entendre et à me voir; les autres écoutaient debout sans rien faire, ou s'étaient remises à l'ouvrage. Cette soirée fut délicieuse. Cela fait, toutes se retirèrent.

Je m'en allais avec les autres; mais la supérieure m'arrêta: «Quelle heure est-il? me dit-elle.

– Tout à l'heure six heures.

– Quelques-unes de nos discrètes vont entrer. J'ai réfléchi sur ce que vous m'avez dit de votre sortie de Longchamp; je leur ai communiqué mes idées; elles les ont approuvées, et nous avons une proposition à vous faire. Il est impossible que nous ne réussissions pas; et si nous réussissons, cela fera un petit bien à la maison et quelque douceur pour vous…»

À six heures, les discrètes entrèrent; la discrétion des maisons religieuses est toujours bien décrépite et bien vieille. Je me levai, elles s'assirent; et la supérieure me dit: «Sœur Sainte-Suzanne, ne m'avez-vous pas appris que vous deviez à la bienfaisance de M. Manouri la dot qu'on vous a faite ici?

– Oui, chère mère.

– Je ne me suis donc pas trompée, et les sœurs de Longchamp sont restées en possession de la dot que vous leur avez payée en entrant chez elles?

– Oui, chère mère.

– Elles ne vous en ont rien rendu?

– Non, chère mère.

– Elles ne vous en font point de pension?

– Non, chère mère.

– Cela n'est pas juste; c'est ce que j'ai communiqué à nos discrètes; et elles pensent, comme moi, que vous êtes en droit de demander contre elles, ou que cette dot vous soit restituée au profit de notre maison, ou qu'elles vous en fassent la rente. Ce que vous tenez de l'intérêt que M. Manouri a pris à votre sort, n'a rien de commun avec ce que les sœurs de Longchamp vous doivent; ce n'est point à leur acquit qu'il a fourni votre dot.

– Je ne le crois pas; mais pour s'en assurer, le plus court c'est de lui écrire.

– Sans doute; mais au cas que sa réponse soit telle que nous la désirons, voici les propositions que nous avons à vous faire: nous entreprendrons le procès en votre nom contre la maison de Longchamp; la nôtre fera les frais, qui ne seront pas considérables, parce qu'il y a bien de l'apparence que M. Manouri ne refusera pas de se charger de cette affaire; et si nous gagnons, la maison partagera avec vous moitié par moitié le fonds ou la rente. Qu'en pensez-vous, chère sœur? vous ne répondez pas, vous rêvez.

– Je rêve que ces sœurs de Longchamp m'ont fait beaucoup de mal, et que je serais au désespoir qu'elles imaginassent que je me venge.

– Il ne s'agit pas de se venger; il s'agit de redemander ce qui vous est dû.

– Se donner encore une fois en spectacle!

– C'est le plus petit inconvénient; il ne sera presque pas question de vous. Et puis notre communauté est pauvre, et celle de Longchamp est riche. Vous serez notre bienfaitrice, du moins tant que vous vivrez; nous n'avons pas besoin de ce motif pour nous intéresser à votre conservation; nous vous aimons toutes…» Et toutes les discrètes à la fois: «Et qui est-ce qui ne l'aimerait pas? elle est parfaite.

– Je puis cesser d'être d'un moment à l'autre, une autre supérieure n'aurait pas peut-être pour vous les mêmes sentiments que moi: ah! non, sûrement, elle ne les aurait pas. Vous pouvez avoir de petites indispositions, de petits besoins; il est fort doux de posséder un petit argent dont on puisse disposer pour se soulager soi-même ou pour obliger les autres.

– Chères mères, leur dis-je, ces considérations ne sont pas à négliger, puisque vous avez la bonté de les faire; il y en a d'autres qui me touchent davantage; mais il n'y a point de répugnance que je ne sois prête à vous sacrifier. La seule grâce que j'aie à vous demander, chère mère, c'est de ne rien commencer sans en avoir conféré en ma présence avec M. Manouri.

– Rien n'est plus convenable. Voulez-vous lui écrire vous-même?

– Chère mère, comme il vous plaira.

– Écrivez-lui; et pour ne pas revenir deux fois là-dessus, car je n'aime pas ces sortes d'affaires, elles m'ennuient à périr, écrivez à l'instant.»

On me donna une plume, de l'encre et du papier, et sur-le-champ je priai M. Manouri de vouloir bien se transporter à Arpajon aussitôt que ses occupations le lui permettraient; que j'avais besoin encore de ses secours et de son conseil dans une affaire de quelque importance, etc. Le concile assemblé lut cette lettre, l'approuva, et elle fut envoyée.

M. Manouri vint quelques jours après. La supérieure lui exposa ce dont il s'agissait; il ne balança pas un moment à être de son avis; on traita mes scrupules de ridiculités; il fut conclu que les religieuses de Longchamp seraient assignées dès le lendemain. Elles le furent; et voilà que, malgré que j'en aie, mon nom reparaît dans des mémoires, des factum, à l'audience, et cela avec des détails, des suppositions, des mensonges et toutes les noirceurs qui peuvent rendre une créature défavorable à ses juges et odieuse aux yeux du public. Mais, monsieur le marquis, est-ce qu'il est permis aux avocats de calomnier tant qu'il leur plaît? Est-ce qu'il n'y a point de justice contre eux? Si j'avais pu prévoir toutes les amertumes que cette affaire entraînerait, je vous proteste que je n'aurais jamais consenti à ce qu'elle s'entamât. On eut l'attention d'envoyer à plusieurs religieuses de notre maison les pièces qu'on publia contre moi. À tout moment, elles venaient me demander les détails d'événements horribles qui n'avaient pas l'ombre de la vérité. Plus je montrais d'ignorance, plus on me croyait coupable; parce que je n'expliquais rien, que je n'avouais rien, que je niais tout, on croyait que tout était vrai; on souriait, on me disait des mots entortillés, mais très-offensants; on haussait les épaules à mon innocence. Je pleurais, j'étais désolée.