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Yvonne

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Alain pensait tout haut, ce qui avait le mérite de tenir Jean-Marie au courant d'impressions que d'ailleurs il ne partageait pas. Le marin ne cherchait guère sa route dans le dédale des observations psychologiques; il avait coutume d'aller droit devant lui.

– Monsieur le marquis, dit-il, rappelez-vous le pâtre des dunes. Il a d'abord parlé d'un enlèvement par deux femmes, du côté de la falaise rompue, pendant que les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante.

– Il s'est rétracté.

– Ce qui prouve qu'il a menti au moins une fois.

– En tout cas, je saurai quel est ce jeune homme qui habite avec madame de Randières.

– Et qui se nomme Robert.

Robert! D'un bond Alain gagna la porte, laissant Jean-Marie stupéfait. C'est de Robert qu'il était question? Il ne doutait plus, ah! non certes, il ne doutait plus. C'était son fils, la créature qui le frappait comme le type idéal de sa race. Il s'expliquait son trouble en le contemplant, l'empire exercé sur Yvonne et cette tendresse où s'avivaient les regrets paternels, quand il posait les yeux sur lui. C'était son fils, l'être si beau, vaillant et tendre, qu'Yvonne appelait Alain! On le perdait gracieux petit ange, l'esprit encore enveloppé des nimbes du paradis; il le retrouvait radieux d'intelligence, de grâce et de force, tel qu'il le pouvait rêver, chair de sa chair, ce fils dont depuis si longtemps il était affamé, que maintenant il voulait manger de caresses. Mais Robert était parti. Il lui sembla qu'il le perdait une seconde fois, qu'il éprouvait de nouveau l'affreux déchirement, sur la falaise de Kercoëth, le matin où le père Auvray rapportait, des récifs de la Corne, les épaves disant la fin tragique.

Léonie, dans son boudoir, parcourait un roman dont elle ne lisait pas une ligne, ennuyée de n'avoir pas encore vu Robert. Il n'avait pas déjeuné avec elle, n'était même pas venu s'informer de sa santé; que se passait-il? La rancune à propos des Laffont? Puisqu'elle avait promis… ou à peu près. Elle entendit marcher et se crut enfin au terme de ses impatiences. C'était un valet de chambre porteur d'une carte.

– Ce monsieur assure que madame la baronne l'attend.

Au simple examen de la carte, Léonie était demeurée sans voix.

– Faut-il introduire?

Avant qu'elle pût protester, fuir, échapper à la résurrection, le marquis de Kercoëth s'avançait vers elle. Il était pâle. Ses cheveux blancs donnaient au visage toujours jeune une majesté dont elle fut frappée. Il y avait quinze ans qu'ils ne s'étaient rencontrés, et cet homme, transformé par la douleur, elle sentait une épouvante à le voir surgir tout à coup. C'était sa victime, c'était surtout son ennemi. La crainte d'une défaite, plus que le remords, l'assiégeait.

– Vous, monsieur? J'étais loin de prévoir… Cependant il était inutile de forcer les portes, elles se seraient ouvertes devant vous.

– Aussi n'ai-je pas attendu l'ordre d'être introduit. Vous deviez bien penser, en effet, que tôt ou tard il me faudrait une explication.

– A quel sujet?

– Au sujet de mon fils Hughes.

– Vos gens de Kercoëth vous ont renseigné dès le premier jour. Ils disent que je l'ai assassiné, répondit-elle avec insolence, les bras croisés, debout, la taille bien cambrée, défiant le marquis du regard.

– Vous ne l'avez pas assassiné.

– C'est heureux.

– Mais vous l'avez volé. Il habite sous votre toit.

Léonie eut un éclat de rire qui sonnait horriblement faux. Elle se recula pour se soutenir à la cheminée, le sol se dérobait sous elle.

– Vous parlez de Robert, je présume.

– Nierez-vous qu'il soit mon fils?

– Non, monsieur.

– Vous avouez!.. Ah! je devrais… Non, je resterai calme. Seulement, vous comprenez à présent ce qui m'amène.

– Si peu que je vous serai obligée d'être plus clair.

– Je viens chercher mon fils.

– De quel droit?

– Parce que je suis son père.

– Que suis-je donc, moi?

– Vous!..

– La mère, monsieur, cela compte-t-il, ou non? Elle le vit chanceler; sa voix monta, stridente: Par un concours de circonstances qui m'échappe, vous apprenez l'existence de cet enfant, votre premier mouvement est de me croire criminelle. Savez-vous qui l'est, de nous deux? C'est le fils de votre chair, vous en concluez que ce n'est pas celui de mes entrailles. Et il vous le faut, comme s'il ne me le fallait pas! Vous venez chercher Robert? Qui s'est occupé de lui, depuis qu'il est au monde? Vous ou moi? Pas plus que je ne peux lui donner mon nom, vous ne pouvez lui donner le vôtre; mais il y a entre nous cette différence que, de longues années, j'ai vécu avec sa pensée, tandis que vous ignoriez jusqu'à son existence. Il serait étrange qu'à la dernière heure ce scrupule vous prît d'être un père, surtout qu'il vous autorisât à me donner des ordres, comme s'il restait rien de commun entre la baronne de Randières le marquis de Kercoëth.

– Ce qui serait encore plus étrange, repartit Alain, ce serait d'admettre votre silence avec moi, lorsqu'un mot…

– Étais-je libre?

– Je l'étais, moi. Vous m'avez contraint à me marier.

– Nous étions perdus autrement. Rassemblez vos souvenirs, monsieur. A cette époque, je ne jouais pas seulement ma vie, je jouais celle de mon enfant. Vous dire la vérité, c'était lier votre honneur. Je m'y suis refusée, non pour vous ni pour moi, mais à cause de l'être innocent qui venait de nous et qui serait mort avec nous. Voilà pourquoi je me suis tue et vous ai poussé au mariage.

Alain ne protestait plus, ces révélations l'écrasaient.

– Depuis, continua la baronne, vous m'avez fui. Vous vous êtes enfermé dans vos joies de fiancé heureux, d'époux, que sais-je! Vous avez voyagé, vous n'êtes rentré à Kercoëth que pour la naissance de votre fils légitime. L'héritier du nom, vos nouvelles ivresses vous rendaient si fier que votre mémoire même s'était débarrassée de moi. J'étais impitoyablement et toujours rebutée. Quel accueil eussent reçu mes confidences?

– Je ne me suis jamais dérobé à un devoir, si lourd qu'il fût, dit gravement le marquis. Douter de moi, c'était me faire injure.

– Non, répondit madame de Randières avec un accent moins âpre, vaincue peut-être par le mirage de l'autrefois; non, je n'ai point douté de vous, mais votre sollicitude d'homme d'honneur, à défaut d'autres sentiments, m'eût été un supplice. Je ne voulais pas avoir de la pitié par l'enfant; je voulais reconquérir par l'amour un amour semblable au mien. J'ai tenté de lutter avec mes seules armes, j'ai été vaincue, alors je vous ai haï; j'ai même haï Robert, parce qu'il venait de vous. A la mort de Hughes, le désespoir d'Yvonne et le vôtre m'ont causé une atroce joie. Je l'ai crié à votre femme, c'était ma vengeance, je lui devais assez de larmes pour me réjouir des vôtres, et je me promis que jamais mon fils ne vous consolerait du fils d'Yvonne.

Le marquis inclinait la tête, non plus en adversaire terrassé, mais en juge qui pèse les raisons. Il lui semblait que, si les raisons alléguées avaient quelque poids, le ton en enlevait toute la valeur; qu'elles sonnaient faux, ces paroles tombant une à une, lentement, avec des airs de recherche; qu'au demeurant, c'était là une mère peu naturelle, après avoir été une femme peu charitable, celle qui confessait sa haine pour l'enfant, afin de souligner sa haine pour le père. Au bout d'un moment, il demanda:

– Vous avez les preuves?

– Quelles preuves?

– Il ne suffit pas de déclarer une chose. Les lois ont de sages prévisions, il faut justifier pour elles la chose que l'on déclare. Supposez que je dise à un tribunal: «J'avais un fils. Il a disparu. Malgré toutes les recherches, ses traces n'ont jamais été retrouvées. Les uns croient à un assassinat, les autres à un enlèvement, un petit nombre – un très petit nombre – à une mort accidentelle. Or, voici ce jeune homme. Regardez-le et regardez-moi. J'affirme que c'est mon fils. Seulement madame, qui ne le conteste pas, affirme en outre que c'est le sien. Je suis incrédule. Veuillez inviter madame à prouver son dire.» Savez-vous ce que fera le tribunal? Il ordonnera une enquête où les moindres faits de votre vie passeront au laminoir, où l'on vous suivra jour par jour, heure par heure. Et, à moins qu'on n'établisse la filiation de l'enfant…

– Puisque j'étais mariée, monsieur, objecta Léonie, sans prendre garde à l'imprudence de son interruption.

– Voilà justement ce qu'on vous opposera. Pour la loi, dans un cas pareil, le mari n'est pas un empêchement, c'est un auxiliaire. Il y a même un adage latin…

– Mais enfin, monsieur…

– Madame, moi, je ne suis pas le tribunal. D'ailleurs, laissons ce point sur l'importance duquel j'insisterai avant peu. Il ne s'agit pas de tribunaux en ce moment, il s'agit de Robert. Voulez-vous que nous nous en rapportions à lui?

– Je tiens à son estime, je l'aime d'une affection sans bornes, sa tendresse est ma vie. Monsieur, vos soupçons, outrageants pour moi, me seraient funestes dans son esprit, quelque absurdes qu'ils soient. Et Dieu sait s'ils le sont! Car, enfin, dans quel but aurais-je choisi le fils de ma rivale pour me consacrer à son bonheur?

– Dans le but de vous venger: vous avez réussi, puisque Yvonne est folle.

Léonie se leva. Elle venait de percevoir dans une galerie latérale le son d'un pas connu. Impossible qu'Alain et Robert se trouvassent en présence devant elle.

– Vous exigez des preuves, monsieur, je les fournirai. Je ne vous retiens plus.

– Au revoir donc, madame.

Comme le marquis sortait par une porte, Robert entrait par l'autre. Celui-ci crut reconnaître la silhouette élégante derrière les tentures. La surprise le cloua sur place.

– Le marquis de Kercoëth, ici!

Déjà il faisait mine de le rejoindre, Léonie l'arrêta au passage:

– D'où le connaissez-vous?

 

Les tentures étaient retombées. Ils s'examinaient, face à face, elle nerveuse, irritée, lui résolu de rompre les dernières entraves. Elle reprit avec violence:

– Il y a trop de secrets entre nous.

– Et ils me lassent, prononça Robert. Je n'ai plus la patience d'attendre.

– Encore un interrogatoire!

– Quels liens nous unissent?

Elle frémissait de colère. «Alain le pousse, songeait-elle; où se sont-ils rencontrés?» Elle sut mettre à son visage un masque doux et triste.

– Ces liens mêmes devraient me défendre. Car, pour répondre, voyez, je baisse le front. C'est à quoi l'on tient, sans doute: en me diminuant, on s'exhausse. Une volonté vous mène, je la devine, une volonté qui n'est pas la vôtre et me martyrise… Cruel enfant, vous fouillez mon âme. Nos liens… hélas! hélas! votre cœur ne vous les a-t-il pas révélés?

Un flot de sang colora les joues de Robert. Ses yeux, détournés de ceux de la baronne, se fixaient au sol. Léonie eut la cuisson d'une brûlure.

– Voilà tout, voilà tout? Vous ne trouvez rien à dire!

De vraies larmes montaient à ses paupières. Il fit un pas vers elle pour donner le premier baiser filial. Malgré lui, une sorte de répulsion le paralysait. Entre eux se dressait ce que la chanoinesse nommait «une escadre».

– Allons, assez de mystères! commanda Léonie. Vous avez changé, pourquoi? Vous avez souhaité d'être instruit, pourquoi? Il y a un motif, lequel?

– Dispensez-moi…

Ah! ce marquis de Kercoëth, paraître lui avait suffi; voilà ce qui restait de l'édifice.

– On m'a calomniée, hein? Le misérable qui sort d'ici, l'être hypocrite, audacieux, méprisable…

Emportée par la colère, elle ne se surveillait plus. Elle entassait contre Alain d'odieuses accusations, le dépeignait sous un jour abominable et ne prenait pas garde au ravage de ses mots. Lui se labourait la poitrine pour s'obliger au silence. N'y tenant plus enfin:

– Dans aucune circonstance, dit-il, M. de Kercoëth ne m'a parlé de vous. Ce n'est pas lui qui vous a outragée; c'est, hier, la chanoinesse de Guderille; c'est, hier encore, le comte de Lerdre. Celui-ci mêle mon nom à ses infamies. Mais cela est mon affaire, non la vôtre. La vôtre est d'être défendue par moi. J'entends qu'on vous respecte. Le bruit public me donnait pour père le marquis de Kercoëth, et je m'en réjouissais: le bruit public est faux, puisque vous le déclarez un misérable. Je le vénère plus que tout homme au monde, je le trouve, par son martyre, grand parmi les grands; mais je dois vous croire, puisque vous êtes ma mère, et le tuer, puisqu'il vous a flétrie. Je le tuerai.

– Robert!

– Vous ne pouvez m'en dissuader.

– Il a les cheveux blancs.

– Tant pis! s'écria le jeune homme en la foudroyant des yeux. Ce n'est pas un vieillard comme le comte de Lerdre. Je m'imagine que vous hésiteriez à faire de moi un parricide. Vous le désignez à ma fureur, c'est bien pour que j'en tire vengeance. Soyez heureuse, j'y vais.

– Robert!.. Robert!..

– Laissez-moi.

– Je te le défends!

– Sur ce chapitre, je ne consulte personne.

– La colère m'a entraînée trop loin.

– Une juste colère, après tout. Laissez-moi passer.

– Non, non… Mais tu ne comprends donc pas…

Elle s'attachait à lui, tremblante de l'état où elle le voyait, du crime monstrueux auquel son mensonge le poussait. Oh! cette idée qu'il provoquât l'homme dont le sang coulait dans ses veines!..

Robert s'arrêta, et, lui relevant brusquement le front, plantant son regard droit dans le sien:

– C'est mon père?

– Oui, balbutia-t-elle.

– Un homme d'honneur?

– Oui.

– Auquel vous n'avez rien à reprocher?

– …Rien.

– Pardieu! J'en étais si sûr!.. Mais alors pourquoi, pourquoi donc me mentez-vous?

Elle s'était écroulée sur un fauteuil, perdue en ses sanglots, le sein soulevé par des spasmes. Il sortit, sans avoir le courage de lui adresser un mot de compassion. N'avait-il pas été souffleté par elle dans son père et ne portait-il pas au front la souillure que toute mère coupable imprime à l'enfant?

Chez lui, quelqu'un l'attendait, qui le saisit avec transport, le broyant contre lui, disant à travers ses pleurs:

– Mon fils!.. mon fils bien-aimé!..

Ah! les chaudes caresses! ah! cette douce joie, les premières larmes de bonheur quand on s'appuie à l'épaule d'un père!

IX

Jean-Marie, mis au courant de l'entretien de Kercoëth avec madame de Randières, poussa des cris d'indignation. Sainte Anne le tromper? Sainte Anne envoyer un fils de louve à la place du fils de la marquise Yvonne? Pareille supposition était un sacrilège.

– Vous n'avez plus la foi.

– Mais, mon pauvre Jean-Marie…

– Vous ne l'avez plus; vous êtes un égoïste, simplement. Vous vous faites votre lot, ayant tout de même votre petit, tandis que l'autre reste déshéritée. Prenez-le comme il vous plaira, moi j'y trouve à redire.

Et Jean-Marie, qui portait à Kercoëth une tendresse pourtant robuste, s'aperçut que, dans ses dévotions, le malheur d'Yvonne passait avant celui d'Alain. Peu à peu il plaçait au-dessus de toute créature celle que le corps seulement rattachait à la terre, dont l'esprit s'était effondré sous le désastre de sa maternité. Celle-là était l'emblème vivant de la douleur, une sainte, ainsi que la glorieuse patronne d'Auray, l'étoile fixe de ses longues courses aventureuses. Ne la nommait-il pas, soir et matin, en ses prières? La douce image ne soutenait-elle pas son énergie, quand l'accablante immensité se faisait morne, noire, assombrissait sa rude nature avec d'invincibles mélancolies, quand les brouillards cachaient les écueils et voilaient le perfide abîme? Pour Alain, il eût affronté toutes les morts; mais à Yvonne se consacrait sa vie, sa vie d'humble sacrifié luttant toujours contre les fureurs de l'Océan. Il le comprenait bien, en ce moment: c'était à cette femme recevant sans une larme dans ses grands yeux navrés les épaves présentées à genoux par le vieux père Auvray qu'il s'était voué, pour elle qu'il tenait coûte que coûte un serment, pour elle qu'il cherchait le corps de Hughes. Aussi ne se gênait-il plus. Robert revendiqué, volé par la baronne, il se sentait de taille à soulever des montagnes. Et il n'attendait pas même un merci de la bouche d'Yvonne. Son dévouement était fait d'abnégation absolue et de mystique adoration. Si Renotte aimait Yvonne pour Alain, lui, maintenant qu'il ne voyait plus la commune catastrophe confondre ces deux êtres en une seule victime, abandonnait l'heureux afin de rester fidèle à la malheureuse.

– Nous avons beau être frères de lait, déclamait-il, vous ne pouvez pas m'en vouloir…

Alain laissait s'épandre ce généreux emportement; le front soucieux, la poitrine pleine de soupirs, il ne songeait guère à l'interrompre. Sa joie, en pressant Robert dans une étreinte délicieuse, un instant lui engourdissait sa peine, mais il continuait de la porter au flanc. Avec l'apparition de Robert, tout changeait, sauf la douleur, puisque la folie demeurerait l'hôtesse sinistre de sa maison. Les félicités inattendues versaient du baume sur la plaie, mais elles étaient incapables de la cicatriser. Robert fût-il né d'Yvonne, Yvonne n'en pouvait plus rien savoir. Près de la tombe vide de l'enfant restait la tombe où dormait la raison de la mère.

– Tu vois bien, dit-il en poursuivant tout haut ses pensées, qu'il y a là une chose irrémédiable. Ne t'imagine pas que j'accepte en aveugle les déclarations de madame de Randières. Cependant elles ont des apparences trop vraisemblables pour que j'ose jeter un soupçon dans l'esprit de Robert. Je ne saurais lui enseigner le mépris, car son mépris risque d'être un crime; je ne saurais même lui laisser un doute, car il n'hésiterait pas entre ces deux créatures si peu comparables, et madame de Randières a dit la vérité peut-être. Quelle serait ensuite sa déception! Aussi te prié-je de ne le troubler en aucun cas de tes suppositions, quoique je les partage, en dépit de moi, au fond du cœur.

– Je vous obéirai, grommela Jean-Marie.

Celui-ci ne savait plus au juste ce qu'il éprouvait pour Robert. En tant que fils d'Yvonne et d'Alain, ah! sainte Vierge! mais de madame de Randières… eh bien! même en cette qualité, il lui inspirait une espèce de sentiment confus où la pitié l'emportait de beaucoup sur la répulsion. Au surplus, l'incertitude était une chose intolérable, il en fallait sortir à tout prix.

– Monsieur le marquis, ce jeune homme peut nous donner des indications. L'avez-vous interrogé?

Alain eut un sourire radieux, où se reflétaient toutes les joies retrouvées.

– Je n'ai fait, je crois bien, que l'embrasser. J'étais resté longtemps chez madame de Randières. Puis, je l'avais attendu chez lui. A cause d'Yvonne, j'ai craint de m'attarder. Mais il va venir, il me l'a promis. Et, tiens, le voilà.

Le timbre de l'hôtel retentissait, en effet. Alain courut à la porte. Et Jean-Marie songeait: «Elle n'aurait donc rien dans ce bonheur, elle!»

Kercoëth saisit Robert, comme les grands aigles enserrent la proie à cacher au fond de leurs rocs. Magie de l'être où l'on se voit palpiter et revivre! Il oubliait tout devant l'apparition, et les étreintes se mêlaient passionnées des deux parts.

– Je te rendrai, mon Robert, tout notre arriéré de tendresse. Des circonstances cruelles nous ont réparés, nous voici réunis pour toujours.

Lui ne trouvait rien à dire, pris à la douceur de ce mot, répété sans cesse:

– Mon père… mon père!..

Ils se tenaient enlacés, se dévisageant, se reconnaissant mieux, même chair et même âme. Et le béret de Jean-Marie tournait entre ses doigts calleux, ses lèvres étaient mordues jusqu'au sang, car pour un rien il eût pleuré, le rude marin, ce qui ne tire d'aucune perplexité. Non, mais plus il observait, plus il était convaincu des mensonges de madame de Randières et des mérites de sainte Anne. Kercoëth dit à son fils:

– Tu connais Jean-Marie.

– Si je le connais.

– Dame! marmotta l'autre, avec mon fourbi du dimanche…

– Il ne change pas le cœur, répliqua le jeune homme.

Jean-Marie, gêné mais flatté, se déroba sous un air bourru et mâcha une phrase inintelligible où, tout en obéissant à son maître, il se donnait la satisfaction d'obéir à son propre élan; il répondit, de façon à n'être pas entendu:

– Toi, tu es le petit comte Hughes.

Cependant Kercoëth reprenait Robert, l'entraînait au divan, le dévorait des yeux. Il était si beau, son fils, tant de noblesse lui rayonnait au front, tant d'intelligence et de fierté dans le regard!

– Parle-moi. Que je t'entende, que je sois sûr de ne pas rêver. Conte-moi ta vie. Je n'en sais rien, vois-tu, rien absolument. Il me faut les plus petits détails, les moindres choses, tout, tout, tout..

Jean-Marie s'apprêtait à sortir, déjà au seuil de la porte; il se ravisa et, sans souffler mot, se laissa glisser imperceptiblement dans un fauteuil. Kercoëth et Robert ne s'occupaient plus de lui. L'un écoutait, l'autre parlait. Des larmes gonflaient les paupières d'Alain, à mesure que se déroulait la première enfance aux Mérilles, son cortège de misères quotidiennes, d'ordres barbares, de coups. C'était lui que, dans Robert, Léonie poursuivait; Robert subissait tant de tortures parce qu'il était son fils. Mais alors cette femme, une voleuse? Car enfin, des entrailles maternelles… Eh! ne vit-on jamais de marâtre! La nature, plus tard, ne recouvrait-elle point ses droits? Non, les Mérilles ne prouvaient rien, sinon la haine de Léonie, implacable à cette époque, désarmée par la suite.

Robert entendait les battements du cœur angoissé de ses angoisses anciennes. Cette chaude tendresse l'imprégnait. Il la comparait au glacial accueil de madame de Randières, le jour où madame Laffont le conduisait chez elle. Entre ces deux affections, quelle différence! Comme M. de Kercoëth frémissait, se récriait, ne faisait qu'un avec lui! Au premier mot de la ruine des Laffont, un seul instinctif élan:

– Tant mieux! tant mieux! une occasion de leur montrer ma gratitude.

– Vous leur viendrez en aide?

– Ma fortune est à eux et je serai encore leur débiteur.

Robert mit à nu les moindres replis du dedans. Il ne cacha ni ses révoltes d'orgueil à la première entrevue avec la baronne, ni ses hésitations quand il s'agit de vivre auprès d'elle, ni son trouble en rencontrant Yvonne. Là, depuis, venaient ses pensées, vers la mère folle, vers le père malheureux. Leur souvenir l'aidait dans sa tâche de soumission. Il conta son séjour en Bretagne, les confidences de Legouet, les espérances nées de tant de faits bizarres, bientôt changées en conviction… Il allait toujours, ne sachant plus rien taire, pas même ses humiliations de la veille chez la duchesse de Serples et son cruel entretien de tout à l'heure avec Léonie. Pas une de ses paroles n'était perdue. Cette confiance, cette tendresse débordante, jusqu'à ce son de voix, grisaient Kercoëth d'une ivresse presque douloureuse, tant elle était profonde. Ce fils supérieur à la misère et à l'opulence, qui gardait intactes ses qualités natives, l'avait aimé même étranger; que lui importait la récente déloyauté de Léonie? il ne lui en voulait pas, il adorait son enfant. Mais, s'il s'occupait peu de se défendre lui-même, en revanche, il le défendrait, celui-là; il le ferait respecter par le monde, puisque le monde se mêlait de juger.

 

– Je n'entends plus que tu souffres, dit-il. Tu vas venir chez moi. Mon intention n'est pas de t'enlever à madame de Randières, quoique ce fussent peut-être des représailles méritées. Tu l'iras voir tous les jours, tu resteras bon pour elle, il faut néanmoins sortir de la situation fausse où l'on t'a mis. Nous chercherons un moyen de ménager les intérêts de madame de Randières, mais les tiens passent d'abord. Mon devoir est d'ôter les obstacles de ta route. Ne crains rien, j'y arriverai. Chaque fois que la santé d'Yvonne me le permettra, je te conduirai dans le monde. A mon côté, tu n'entendras, je te le garantis, aucune parole blessante. Les Kercoëth ont toujours marché tête haute. Tu es Kercoëth, marche comme eux. Demain, je t'accompagnerai chez ma cousine de Serples, que je me reproche d'avoir négligée depuis quinze ans. Tous ceux qui te témoignent de la sollicitude peuvent compter sur moi; les autres compteront avec moi.

Un sourire de gratitude illumina le visage de Robert.

– Que vous êtes bon, mon père! Oui, je serai fier d'avoir la garantie de votre honneur. Mais je tiens si peu au monde! N'y retournez pas pour m'imposer. Restons ici, laissez-moi me consacrer avec vous à la tâche qui vous absorbe, permettez à votre fils d'être aussi le fils de… de… je cherche un nom et n'en trouve pas d'assez doux. Je vous l'ai déjà dit: toute mon ambition, du jour où je l'ai connue, était de la servir. Aujourd'hui, quand rien ne paralyse plus mes épanchements, je puis bien ajouter que j'y étais porté par le sang et que, né de vous, je voudrais lui rendre celui qui est né d'elle…

Il hésita et reprit à voix basse:

– Pour réparer le mal que lui a fait… ma mère.

– Dieu te bénisse, Robert! Dieu te bénisse, mon enfant!

– Ma mère!.. continua le jeune homme. Jamais elle ne m'aima comme Hughes fut aimé de la sienne. Il n'y a que les immaculées pour de telles tendresses. Bienheureux ceux qui sortent d'entrailles saintes!.. Moi, je sens toujours une marque de feu à mon visage. Ah! je pardonne les Mérilles, l'abandon, tout ce que j'ai enduré jusqu'à hier… mais ce que j'ai appris hier soir…

– Mon enfant!

– Et vous insulter encore!

– N'y pense plus.

– Je ne le puis. Je ne peux davantage oublier le reste. Il y a au fond de moi un inexplicable ferment de révolte. Je l'ai toujours eu, toujours. Cela s'était calmé, endormi, cela n'avait pas disparu. Vous me blâmez, n'est-ce pas? Vous me trouvez mauvais? Sans doute la part de sang qui ne me vient pas de vous. Je souhaiterais de me rendre meilleur, je comprends bien que c'est là un sentiment contre nature; mais tout seul il me serait impossible de réagir. Si vous ne me donnez de votre vertu, mon père, je serai mauvais fils.

Un bruit de chaises renversées les tira de leur causerie. C'était Jean-Marie, dont la satisfaction se traduisait involontairement de la sorte et qui tamponnait ses yeux à coups de poing, attestant sainte Anne que jamais Breton n'avait eu plus de foi en elle ni plus de sujet d'éternelle reconnaissance.

Le soir, tandis que Robert faisait de la musique à Yvonne, le marquis avait un long entretien avec son frère de lait. Ils continuaient à différer d'avis et s'animaient par moments d'une façon extraordinaire.

– Il la déteste, quoi! cette femme.

– Mais non.

– Mais si. Je l'ai bien entendu, peut-être! Je l'aurais embrassé pour la peine. Et vous voulez me faire croire maintenant… Allons donc!

– Dans tous les cas, sois sage.

– On sera sage, on se taira, on fera l'imbécile devant le petit. Tout de même, c'est enrageant, parce qu'enfin, voyons, monsieur le marquis, du moment qu'il la déteste…

– Robert a un cœur à ne détester personne.

Jean-Marie ne pouvait comprendre certaines délicatesses gênantes de M. de Kercoëth. Il avait de furieux accès de colère, mais il était habitué à vaincre les grosses difficultés, ou à les tourner quand elles étaient inabordables de front. Aussi, à la suite de la conférence, embrassa-t-il Alain sans rancune. Il quittait l'hôtel, lesté de nombreux chèques signés du marquis. Après avoir exploré quinze ans les tourbillons de l'Océan, Jean-Marie Auvray partait à la découverte de secrets plus malaisés à surprendre au milieu des tourbillons humains que la trace d'un petit enfant dans la mer immense.

Alain entra chez Yvonne.

Elle écoutait Robert. Le merveilleux talent de l'artiste opérait des prodiges. Un sourire de sphinx relevait le coin des lèvres, les yeux de la folle suivaient en l'air une vision. Kercoëth, en passant devant elle, la fit tressaillir. Elle porta son regard du jeune homme qui finissait de jouer à son mari, et le visage prit une expression de terreur. C'était le prélude ordinaire des grandes crises. Elle se leva d'un bond, souple et sauvage. Une main à l'épaule de Robert, elle le contemplait. Sa voix sans inflexions dit:

– Alain… Alain…

– C'est moi, Yvonne, qui suis Alain, fit M. de Kercoëth.

– Oui, murmura-t-elle, en tournant la tête vers lui, c'est vous. Et vous aussi! reprit-elle, revenue à Robert. Là et là… jeune et vieux.

Elle resta quelques secondes absorbée, envahie peut-être par le mystère du phénomène. Kercoëth baisa tendrement les boucles blondes éparses sur le front mat, et ses mots tremblaient un peu quand il désigna son fils:

– Là, c'est Robert qui vous fait de la musique. Robert. Moi, je n'ai aucun talent. Il en a beaucoup, lui. Et il est heureux de le mettre à votre service. Remerciez-le, Yvonne. Cela lui fera plaisir.

Un pli s'était creusé entre les deux sourcils, les prunelles brillaient d'une lueur étrange, la figure fine avait revêtu une expression d'une incroyable dureté. Elle fascinait Robert haletant. Kercoëth supplia:

– Yvonne, ne le regardez pas ainsi!

Il tâchait de se glisser entre eux, car Yvonne l'effrayait et il voyait le profond émoi de son fils. Elle le repoussa violemment.

– Pourquoi le cacher?.. pourquoi?

Elle se pencha de plus en plus sur Robert, le couvrant toujours de ce regard magnétique qui, jadis, épouvantait Gaston au bord de la Seine. Robert songeait qu'elle devinait en lui madame de Randières et qu'elle l'allait haïr! Cette pensée le bouleversa au point de faire jaillir ses larmes. Que n'était-il Hughes? Ah! Dieu! qu'il aurait voulu l'être! Mais les sourcils d'Yvonne se détendirent. A la dureté des traits succéda de la stupeur. D'un geste caressant, elle passa les mains sur les joues ruisselantes de Robert, puis examina, au bout de ses doigts, les perles liquides qu'elle venait de cueillir. Un étonnement la tenait immobile. Elle cherchait un mot, un mot qui se dérobait. Enfin, elle balbutia:

– Des larmes!

Et, se couvrant le visage, elle ajouta d'un accent navré, où ne sonnait plus la folie, où le cri devenait humain, naturel, comme s'il sortait des entrailles meurtries:

– J'avais oublié ce que c'était que des larmes.

– Elles lui ont noyé le cœur, dit Robert.

– Yvonne, s'écria M. de Kercoëth, je vous demande d'aimer Robert.

Elle répéta plusieurs fois ce nom inconnu:

– Robert… Robert… Robert…

Sa charmante figure s'était apaisée. Une inexprimable douceur y rayonnait.

– Oui, Alain, dit-elle, de toutes mes forces, autant que vous.

Madame de Randières avait bientôt regretté ses emportements contre le marquis. L'excitation tombée, elle s'était rendue compte de sa maladresse. Tenter de noircir un père qu'on admirait par avance – sans qu'elle sût ni pourquoi ni comment – c'était de bien mauvaise politique. Elle s'enlevait le beau rôle et faisait le jeu de l'adversaire. Elle espéra qu'un grand luxe de démonstrations rétablirait l'équilibre. Coûte que coûte, il fallait non seulement garder, mais augmenter son empire.