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Yvonne

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De fait, le jeune homme fut arrêté au passage.

– Vous désirez?

– Parler à la personne qui vient d'entrer ici.

– Monsieur ne reçoit pas.

– Il me recevra, moi.

– Qui doit-on annoncer?

– M. Robert.

On l'introduisit dans un cabinet de travail, au rez-de-chaussée. Les persiennes mi-closes laissaient par leurs interstices tomber dans la pénombre l'or joyeux du soleil. Un pas viril sonna sur le marbre de l'antichambre. Il se retourna et reconnut, debout dans la lumière projetée du dehors, en face de lui, le marquis de Kercoëth.

– Vous avez souhaité de me voir, monsieur?

Il avait peine à ne pas se précipiter. Vaincu par l'émotion, un peu tremblant:

– Oui, je vous ai aperçu tout à l'heure, dans l'église, et vous paraissiez si malheureux… Le hasard nous a déjà mis en présence, un jour où madame de Kercoëth… au bord de la Seine…

– Vous, c'est vous! Kercoëth lui avait saisi les mains et les étreignait: Oh! la bonne inspiration! Que de fois j'ai voulu vous dire combien me touchait votre sollicitude! Car, je l'ai su, chaque matin vous veniez à Maisons-Alfort prendre des nouvelles de ma chère malade. Juste à l'heure de vos visites, un accès terrible s'emparait d'elle. En ces moments, je ne laisse à personne le soin de la veiller; il m'était impossible d'aller à vous. Je ne savais ni votre adresse, ni même votre nom. J'avais donné ordre qu'on vous les demandât, mais ma pauvre maison est si mal organisée, avec nos alertes continuelles…

– Madame de Kercoëth est toujours dans le même état?

– Hélas! depuis son accident, des hallucinations épouvantables l'ont prise. Chaque matin, elle affirmait entendre son fils. Un jour, elle s'est à moitié jetée par la fenêtre, sous prétexte de répondre à ses appels. Devant la persistance du mal, les médecins ont conseillé de la changer de milieu. Peut-être cet horizon de la Seine, l'inconscient souvenir de la rude secousse enfantaient-ils les visions. Une fois déjà, le déplacement nous avait réussi. Je l'ai transportée en ce quartier désert, mais elle n'y a pas retrouvé le calme qui suivit son départ de Bretagne. La science se déclare impuissante. Voici trois mois que l'agitation a fait place à une insensibilité plus dangereuse; si rien ne survient qui l'en arrache, ses jours sont comptés. Elle refuse toute nourriture; elle se meurt d'inanition. Nous en sommes là. Et c'est atroce. Et je ne puis plus que crier vers Dieu.

– Monsieur, demanda brusquement Robert, madame de Kercoëth est-elle musicienne?

– Elle adorait la musique jadis. J'ai essayé: un artiste de grand talent a usé près d'elle son répertoire; elle ne semblait même pas l'entendre.

– Un indifférent! Monsieur, permettez-moi de tenter l'épreuve, je suis sûr que je la réveillerai.

– Suivez-moi, dit le marquis.

Ils traversèrent l'antichambre et pénétrèrent dans une pièce très haute de plafond, aux murs capitonnés, aux tapis épais, où les angles et le bois des meubles disparaissaient sous les étoffes moelleuses destinées à amortir les coups. La folle, étendue comme un blanc spectre sur une chaise-longue, n'était plus que l'ombre de la belle et gracieuse créature qui chantait naguère et ramassait, là-bas, des fleurs dans les prés. Aux joues creuses, les couleurs s'étaient fondues. Les yeux, toujours magnifiques, s'enfonçaient dans l'orbite estompé d'un cercle bleu, et se fixaient droit devant eux en quelque contemplation terrifiante. Les lèvres, serrées à peine, laissaient passer un souffle. Les mains amaigries, où l'azur des veines saillait sous la peau, pendaient de chaque côté du corps, dans un affaissement des muscles pareil à un évanouissement. Le marquis donna l'ordre d'apporter un piano et s'approcha de sa femme:

– Yvonne! appela-t-il.

Le silence était lugubre entre ces trois êtres, pâles comme la mort.

– Yvonne, reprit Kercoëth en désignant Robert, Yvonne, reconnaissez-vous monsieur?

Elle demeura immobile, ainsi qu'un marbre, sans baisser les paupières ni remuer les prunelles.

– Et moi, Yvonne, insista-t-il, me reconnaissez-vous? je suis Alain. Yvonne, pourquoi ne me répondez-vous plus?

Mais toutes les caresses étaient impuissantes. Le courage de Robert s'ébranla, des larmes lui montaient aux yeux. Cependant il fallait tenter l'expérience; il vint au piano. Ah! si Dieu daignait l'inspirer! Il préluda lentement, avec des sons voilés, observant le blanc spectre insensible couché à quelques pas de lui. Et, peu à peu, la sonorité croissait, le rythme devenait plus pressant; il joua les airs bretons notés pour Constance durant son séjour à Karenthal, les complaintes éplorées, les tendres chansons d'amour… La folle ramena les mains sur sa poitrine et ferma les yeux.

– Elle entend, songea Robert.

Il joua un cantique à la Vierge que, dans la baie de Kercoëth, les pécheurs fredonnaient devant lui, il pensa à Jean-Marie Auvray qui peut-être le disait aussi dans les tempêtes, et, dominé par l'émotion, par l'étrangeté du lieu, par la vision de la folle, il laissa son inspiration déployer les ailes, ses doigts courir; le clavier pleura et gronda tour à tour, comme une voix humaine racontant des détresses d'âme.

La marquise se souleva, prêta l'oreille, étendit les mains et vint près du piano. Elle était là, derrière, l'effleurant de son souffle… Il s'arrêta, dompté par l'angoisse. Elle se pencha sur sa tête, qu'un rayon de soleil éclairait; ses doigts menus caressaient l'or des cheveux. Sa voix pure monta, répéta la dernière phrase musicale.

Robert lança au marquis un regard triomphant.

Maintenant il suivait le chant de la folle, le soutenant par de sourds accords brisés, et, quand elle eut fini, il recommença tout le morceau, tandis que, joyeuse, elle donnait sa pleine voix, comme une fauvette en liberté.

M. de Kercoëth observait cette scène avec stupeur: un nuage rosé courait sous la pâleur d'Yvonne, elle souriait à quelque invisible chœur céleste; quant à Robert, à peine l'avait-il regardé le jour de l'accident. Tout à l'heure, dans son cabinet, l'ombre lui voilait le visage. Mais, à mesure qu'il l'examinait, des frissons le secouaient jusqu'aux moelles. La longue cohabitation avec une folle ne l'atteignait-elle pas dans sa raison? Car son trouble était absurde. Parce que ce jeune homme était blond et remarquablement beau, ce n'était pas un motif pour y retrouver le type distinctif de ceux de sa race. L'eût-il du reste, que prouverait ce hasard? Toutes les ressemblances de la terre n'empêchaient pas le pauvre petit Hughes de dormir sous son tombeau mouvant. Mais cette ressemblance était pourtant bien réelle. Il en éprouvait du bonheur, sans savoir pourquoi; mirage, illusion, rêve d'insensé, qu'importe? Ah! le doux étranger qui s'implantait en vainqueur dans sa solitude, par les services inoubliables, par la sympathie réciproque les poussant les uns vers les autres! Au péril de ses jours il arrachait la marquise à la mort; il la sauvait de nouveau en la rattachant, par l'harmonie, à une existence misérable sans doute, vide de pensées et de joies, mais qu'Alain eût voulu prolonger de toutes les minutes de la sienne propre. Quoi d'étrange si, de lui à Robert, un lien se formait, presque aussi fort que ceux du sang? Quand Robert, tout à l'heure, lui envoyait son regard de triomphe, ils avaient échangé un monde de sentiments, s'étaient compris sans se parler, fondus en un dévouement unique, heureux tous deux, guettant l'éveil de l'âme et la fuite des torpeurs mortelles.

Yvonne s'était animée enfin, perdait la raideur de ses mouvements automatiques; l'intelligence sommeillait toujours, mais une étincelle de l'ancienne lumière intérieure jaillissait, comme ces points d'or aperçus la nuit qui révèlent au voyageur égaré les prochaines demeures des hommes.

Robert resta longtemps au piano. Tantôt la folle écoutait, tantôt elle chantait. De peur de rompre le charme, il n'osait lui adresser la parole. Quand il la vit épuisée, il se risqua:

– Madame, vous devriez prendre quelque nourriture. Nous recommencerons après.

– Ensemble alors? dit-elle gracieusement.

– Si vous le voulez.

En un instant, le maître d'hôtel, averti, eut apporté ce qu'il fallait. Yvonne se mit à manger de bon appétit. Robert consultait le marquis du regard et la servait; elle recevait ses soins avec une évidente satisfaction, ne paraissant pas prendre garde que d'autres personnes fussent près d'eux. Elle s'inclina vers le jeune homme:

– J'avais faim, j'avais soif.

Elle eut un rire d'enfant, fredonna quelques notes, puis, s'adressant au marquis:

– Monsieur de Kercoëth, demanda-t-elle sur un ton de cérémonie, comment ne vous asseyez-vous pas à ma table?

– J'attendais votre permission, Yvonne.

Elle lui tendit le front:

– Embrassez-moi, monsieur. Il y a si longtemps que je ne vous ai vu!

Il obéit, radieux d'être reconnu. L'un près de l'autre, Robert trouvait qu'ils faisaient un couple exquis. Tout à coup, elle repoussa les plats et, d'une voix caressante:

– Alain, dit-elle, rejouez-moi l'andante, je vous prie.

M. de Kercoëth n'était pas musicien. Il fit signe à Robert, qui courut au piano. Elle approuvait de la tête, l'air satisfait, se reprenant aux friandises du dessert, suivant le rythme de la mélodie. Puis elle s'étendit sur sa chaise longue et, dès que Robert approchait de la fin: «Encore, suppliait-elle, jouez toujours, Alain, toujours…» On aurait dit un enfant que l'on berçait. Son corps souple ondulait en mesure, tout l'être vibrait avec les harmonies plaintives et s'alanguissait peu à peu sous les notes alanguies, bientôt mourantes, comme les derniers échos d'une harpe éolienne. Elle s'était endormie.

Les deux hommes sortirent de la chambre, sur la pointe des pieds, en retenant leur souffle. Dehors, Alain se jeta dans les bras de Robert.

– Ah! mon ami, mon enfant… D'où venez-vous? Oui, c'est Dieu qui vous envoie, car il y a là un miracle.

 

– Me permettez-vous de revenir?

– Vous permettre!.. Je vous en conjure.

– Merci, monsieur… Depuis que j'ai eu le bonheur de voir madame de Kercoëth, mon rêve était de la servir comme le dernier de ses serviteurs.

Le marquis le dévorait des yeux, toujours obsédé par cette ressemblance, par le souvenir plus lancinant que jamais du fils mort qui promettait d'être si beau. Il aurait le même âge. Robert comprit que la pensée du petit Hughes passait entre eux.

M. de Kercoëth dit:

– Vous avez forcé mon cœur, il est pour vous celui d'un père.

– D'un père! balbutia Robert en se détournant pour cacher son trouble.

Avec un geste fou, il saisit les mains du marquis, y colla ses lèvres et s'enfuit, tant il avait peur de crier:

– Mais regardez-moi donc: je suis bien votre image et bien votre fils!

VIII

En rentrant au pavillon, Robert trouva un mot de la duchesse de Serples: elle traversait Paris, venant d'Évian et sur le point d'aller en Sologne pour la saison des chasses; la baronne dînait chez elle avec des amis communs; elle le priait d'accompagner madame de Randières. Jusqu'ici Robert s'était refusé à suivre Léonie dans le monde. La volte-face des Maubryan devant l'irrégularité de sa position n'était pas pour lui donner grande envie de se départir d'une réserve prudente. Mais un attrait le gagnait à la vieille duchesse, la peine qu'elle prenait de lui écrire leva tous ses scrupules. Ils le ressaisirent en bloc dès qu'il eut, avec Léonie, franchi le seuil des salons. A de certains sourires, un frisson lui courut sur l'épiderme. Une douzaine de personnes étaient disséminées autour de la duchesse. Celle-ci le présenta d'un air de bienveillant intérêt, les visages se composèrent par enchantement. Elle l'entretint quelques minutes, puis le confia aux soins de son petit-fils, Urbain de Martigue, gentil garçon de l'âge de Robert, qui s'occupa cordialement de l'artiste. Mais, derrière les éventails, des mots se chuchotaient, mal entendus par Robert, qui l'inquiétaient pourtant, car il les devinait à l'adresse de madame de Randières. Aussi l'amabilité d'Urbain s'épuisait-elle en pure perte, quand un grand tapage de jupes marqua l'apparition de la vicomtesse de Lerdre, la vertu court-vêtue dont avait glosé l'irrespectueux Willmann. C'était un astre de fraîche date, escorté de satellites d'honneur, comme tout astre de conséquence. Urbain, un des plus fidèles, alla tournoyer dans son orbite, et Robert fut happé par un mélomane enthousiaste du talent qui… du talent que… Les mélomanes sont une espèce dangereuse, ils ne lâchent plus. Robert dut subir toutes les formules de l'admiration, doublées d'un étalage de science passablement fastidieux. Son interlocuteur se trouvait flatté d'obtenir une attention scrupuleuse. Il pouvait en rabattre, les oreilles ouvertes devant lui étaient uniquement prises à la causerie de deux femmes placées tout près, l'une, la sèche et maigre chanoinesse de Guderille, avec ses yeux perçants et ses lèvres amères, l'autre, madame de Lunney, avec sa beauté discutable et son indiscutable bonté; la chanoinesse, dragon des mœurs, confiait à sa voisine ses indignations.

– Des horreurs, ma chère, des horreurs! Elle-même serait incapable d'étiqueter ses amants. Un imbroglio, toute une escadre.

– Par allusion au dernier, le contre-amiral? dit en souriant madame de Lunney.

– Au dernier? Chi lo sa! c'est comme si vous vous figuriez que Kercoëth a été le premier. Quand je pense que la duchesse la reçoit! Elle n'ignore rien pourtant.

– Madame de Randières ne s'est jamais affichée.

– Vraiment? Et la jalousie de la marquise de Kercoëth?

– Rivalité de jolies femmes. Léonie a été remarquablement belle, elle l'est même encore. Qu'elle ait eu des tentations, c'est dans l'ordre; qu'elle y ait succombé, c'est dans sa nature. Mais elle a sauvé les apparences. Mettons qu'elle est habile.

Le dragon leva au ciel son regard puritain. Voilà comme les mœurs se perdent! une tolérance scandaleuse, la résolution de ne voir clair que si l'on vous crève les yeux. Ayez donc de la vertu!

– Ma chère, vous dites des choses épouvantables. De pareilles théories, c'est la fin des fins. Aussi la contagion gagne-t-elle. Témoin cette petite de Lerdre que s'arrachent tous ces imbéciles, Urbain de Martigue en tête. Une mariée de ce printemps, qui déjà ne sait plus où ramasser son bonnet… Une autre baronne de Randières, avec le même avenir et la certitude de trouver un jour chez une autre duchesse de Serples autant d'égards.

– A la condition d'avoir autant de prudence.

– Cela vous suffit? Tenez! vous parlez comme une pécheresse.

– Vous me faites trop d'honneur, répliqua tranquillement madame de Lunney.

Pas une phrase ne s'était perdue pour Robert. Le passé honteux de Léonie ne lui laissait plus un doute. Madame de Lunney, malveillante de parti pris, comme la chanoinesse, il aurait pu croire à de la méchanceté; mais elle ne témoignait aucun sentiment hostile, elle acquiesçait simplement à de sanglantes accusations. Il s'étonna de les raisonner avec ce sang-froid qui repoussait l'excuse; il souffrait, son dégoût était plus fort que la révolte de son affection; il se demandait avec terreur si la boue de son origine submergeait toute indignation généreuse. Lui qui s'efforçait de vénérer cette femme à l'égal d'une mère, dans l'écroulement du respect ne devait-il pas être en proie à la douleur, au lieu d'analyser les faits brutaux qu'il venait d'apprendre?.. Au bout des salons en enfilade, les portes s'ouvrirent sur l'immense salle à manger. Le mélomane courut à la chanoinesse. Robert, derrière un groupe d'habits noirs, assista au défilé des couples, assez près de la duchesse, qui, au bras d'un grand vieillard, laissait passer ses invités. Alors le frappa ce soufflet:

– Le jeune homme que madame de Randières traîne après elle est-il son fils ou son amant?

La duchesse tressauta.

– Y pensez-vous, mon cousin?

Le cousin était abominablement sourd. Il continua en brave, sur un ton qu'il supposait discret, sonore comme une fanfare:

– Ne me foudroyez pas ainsi, je vous demande… Elle a toujours eu la rage des blonds, à commencer par Kercoëth.

Urbain, sur un signe de sa grand'mère, s'approcha vivement avec la comtesse de Lerdre et présenta l'artiste que l'évaporée entraîna, mit près d'elle à table, parlant, riant, cherchant à l'étourdir, tandis que le sourd, à droite de la duchesse, soupçonnant enfin une lourde bévue, se retranchait dans sa dignité d'homme susceptible. La duchesse lui avait labouré les côtes, seule voie par où l'on eût accès en son entendement. Ce fut d'abord pour sa vieille amie que madame de Lerdre s'essaya au rôle du Léthé; la charmeresse poursuivit son manège pour Robert lui-même. Celui-ci, quoiqu'il essayât de réagir, ne parvenait pas à reprendre ses esprits; coup sur coup, on l'atteignait trop profondément. La vicomtesse, se piquant à la tâche, recueillit çà et là de simples monosyllabes. Cependant il fut bientôt plus prolixe.

– Seriez-vous assez bonne pour me dire le nom de ce monsieur, là-bas?

– Celui de gauche?

– Non, l'autre.

Le son de voix, en dépit d'une apparente indifférence, avait comme un brisement. Pauvre garçon! Si ce n'était pas une pitié!.. Et joli, avec cela, un vrai cœur.

– Vous vous occupez des vieillards? Soit dit sans reproche, je trouverais plus spirituel de me donner la préférence. On m'a gâtée sous ce rapport, mais vous ne me gâtez guère. Je ne vous inspire pas. Vous êtes difficile. Vous aimeriez peut-être mieux la vieille Guderille? Savez-vous comment l'appelle cette peste de Willmann? l'hermine.

– A-t-il des fils?

– Willmann?

– Ce monsieur.

– Nous y revenons. C'est tout à fait une passion. En quoi cela vous intéresse-t-il?

– En rien. Curiosité pure. Je demande…

– J'ai entendu et je réponds, ce que, par parenthèse, vous négligez de faire depuis le commencement du dîner. Il n'a qu'un petit-fils, lequel est à Londres pour le quart d'heure, à moins qu'il ne soit autre part. On ne sait jamais.

– Il s'appelle, ce petit-fils?

– Le vicomte de Lerdre.

– Votre…

– Oui, mon mari… dit-on.

Robert fronça les sourcils. L'accaparement charitable dont il s'était vu l'objet, à sa grande surprise, avait pour cause l'insulte entendue; cette jeune femme cherchait à l'en distraire. Et c'était à elle qu'étourdiment il posait des questions. L'insulteur était le grand-père du mari; évidemment, elle allait prendre ombrage de son insistance. Il s'efforça de donner le change et devint, à partir de ce moment, un voisin acceptable; il riait enfin, causait, parlait théâtre et musique, ce qui n'empêcha pas la vicomtesse, en sortant de table, de courir tout conter à madame de Serples.

– Me voyez-vous déjà veuve? Si encore j'étais sûre… mais il est capable de se faire tuer. Ce serait bien dommage, car il est gentil.

La duchesse sut gré à Robert de n'avoir fait aucun esclandre chez elle. Mais plus il se contenait, plus elle le sentait résolu à obtenir une réparation. Aussi avait-on idée de ce vieux comte de Lerdre criant une pareille chose à tue-tête! Elle appela Robert, le garda longtemps près d'elle, autant par sympathie que pour marquer à tous l'estime particulière où elle le tenait. Quoique la douceur de ses paroles, ses délicates attentions ne pussent cicatriser la blessure, Robert la portait en vaillant; elle lisait en lui la révolte contenue de sa fierté aux abois, le défi d'une âme sans reproche, impatiente de la honte; cependant, son pur regard, quand il rencontrait madame de Randières, se troublait, des rougeurs ombraient alors ce front de marbre; le malheureux enfant, comme il devait souffrir!

Cruellement, en effet. Il se demandait s'il était possible que, hanté ainsi que d'un instinct par le culte de l'honneur et celui de la mère idéale, la mère chaste et sublime, une Yvonne de Kercoëth, il fût le fils de la baronne de Randières. «Son fils… ou son amant,» disait M. de Lerdre. Un insupportable malaise l'avertissait des curiosités en éveil, le chuchotement des voix lui semblait un bourdonnement d'outrages, l'amplification sourde de la phrase brutale; il souriait à la duchesse, une tempête grondait en lui. Non, elle ne pouvait être sa mère, celle qui l'abandonnait d'abord, puis le recueillait comme un étranger, celle qui l'exposait à de pareils soupçons. Être l'amant… l'amant payé! Certes, elle devait bien prévoir cette monstruosité-là, et, tranquille, sans un remords, elle le condamnait au mépris public. Avec une grâce infinie, la duchesse l'entretint de son plaisir à le recevoir, de ses craintes que sa maison un peu morose de vieille femme ne l'effarouchât, de son désir qu'il y revînt pourtant, surtout qu'il ne se repentît pas d'être venu ce soir. Ils se comprenaient l'un l'autre, sans une seule allusion plus directe aux choses où peinait leur esprit. Il devinait ses réticences, elle entendait sa réponse intime: il ne regrettait pas d'être venu, il lui garderait avec le souvenir ému de ses bontés une reconnaissance profonde, car chez elle on lui avait rendu un triste mais grand service, on lui ouvrait les yeux.

– Monsieur, dit-elle, je ne pars que dans trois jours et voudrais causer avec vous; je vous attends après-demain, à quatre heures.

Léonie s'étonna, quand Robert la mit en voiture, de son refus de l'accompagner.

– Où allez-vous donc?

– Chez Willmann.

– Il m'en veut toujours à cause des Laffont, pensa-t-elle.

Robert marchait de l'allure rapide des gens qu'obsède une idée. Il eut le désappointement de trouver porte close chez Willmann, le bohème s'offrait une villégiature sur les hauteurs de Meudon. Il se remit à marcher, au hasard, sans but, tout aux événements de la soirée. Ses incertitudes lui devenaient intolérables, le délai réclamé par madame de Randières n'était plus admissible, il fallait en finir; dès le lendemain, il demanderait une explication catégorique, quels liens les unissaient, quels droits elle avait sur lui; une fois fixé, il s'inspirerait de sa conscience pour arrêter un plan de conduite. L'air froid de la nuit et la fatigue d'une longue course ayant calmé ses nerfs, il rentra et s'endormit du sommeil lourd des cerveaux trop surmenés.

Quand il s'éveilla, le soleil filtrait à travers les persiennes. Ses pâles rayons lui rappelèrent ceux de la veille, à peu près à la même heure, dans le cabinet du marquis de Kercoëth. Tandis qu'il évoquait ce souvenir et la haute stature d'Alain et le prodige de la folle calmée, l'angoisse récente lui revint avec toute l'acuité de souffrance de son orgueil blessé, de sa détresse solitaire. Alors, poussé par un de ces instincts qui dominent sans qu'on cherche à les raisonner ou à les comprendre, il se leva rapidement et, quelques instants plus tard, il sonnait à la porte de M. de Kercoëth.

 

La poignée de main qui l'accueillit, la voix grave et douce qui souhaitait la bienvenue ramenèrent en lui une paix profonde. Il oublia ses propres impressions pour ne songer qu'à Yvonne et à la joie de la revoir. M. de Kercoëth le considérait avec une émotion contenue, un trouble de plus en plus grand, comme si, depuis vingt-quatre heures, toutes ses pensées eussent, en dépit de la raison, bâti quelque chimérique espérance. Robert ne se rassasiait pas de sa vue. Et ces deux hommes faisaient des efforts pour ne se pas jeter dans les bras l'un de l'autre. Ils ne parlaient que de la marquise. Robert racontait son admiration pour l'amour maternel de madame de Kercoëth, il répétait son rêve de la servir comme le dernier de ses serviteurs, afin – non de consoler, tâche impossible – mais de bercer son mal. Il disait que ce rêve, maintenant, touchait à la réalité, puisque le marquis y donnait son consentement. Et, la gorge serrée, la respiration courte, Alain écoutait, n'osant dire un mot, de peur que la cruelle et chère illusion ne s'évanouît tout à coup.

Annick l'envoya prévenir que la malade se trouvait en proie à une agitation extraordinaire, déchirait les tentures, renversait les meubles, poussait des cris.

– Mon Dieu! mon Dieu! dit Kercoëth. Moi qui commençais d'espérer!

– Monsieur, supplia Robert, permettez-moi de vous suivre.

Le marquis sans répondre prit son bras. A mesure qu'ils approchaient, la clameur se faisait plus distincte, tantôt plaintive, tantôt furieuse.

– Vous allez assister à un triste spectacle, soupira-t-il.

Devant la porte de la folle, deux domestiques se tenaient prêts à porter secours. Kercoëth fit entrer Robert. Près de la croisée, dans une confusion de meubles épars, de coussins lacérés, Yvonne debout, les mains tendues au ciel, criait d'une voix déchirante: «Il est là… tout près… je l'entends… je le veux.» Elle saisit à poignée les boucles en désordre sur ses épaules, y crispant ses doigts, reculant jusqu'au milieu de la pièce, ondoyant avec une grâce féline et se ramassant enfin sur elle-même pour bondir vers la fenêtre. Kercoëth devina son intention et l'enlaça. Un instant, elle resta immobile, les yeux fermés. Elle écoutait le silence. Un brusque mouvement la dégagea: les paupières relevées, elle venait d'apercevoir Robert. Elle repoussa son mari.

– C'est Alain, dit-elle. Laissez-moi, monsieur. Il faut que je lui parle.

Le véritable Alain défaillait. La ressemblance qui le harcelait depuis la veille était donc bien frappante, puisqu'elle apparaissait même au pauvre être privé de raison. Yvonne contemplait Robert; coquettement, elle rejeta derrière ses épaules le voile des lourds cheveux.

– Vous lui avez échappé, Alain? conjura-t-elle d'un ton indéfinissable.

– Oui, chuchota Robert aussi ému que le marquis.

– Elle vous poursuivra encore.

– N'ayez pas cette frayeur.

– Cette frayeur?

Les mots, en arrivant, semblaient mourir, ainsi qu'un écho, dans on ne savait quel vide béant sous les tempes charmantes. Elle saisit la main du jeune homme et l'appuyant à son front:

– Je suis brisée, Alain.

Robert la sentit chanceler. Il l'enveloppa d'un bras protecteur.

– Vous usez vos forces. Soyez calme.

Avec mille précautions, plein d'un respect attendri, chancelant d'ailleurs lui-même, il la posa sur la chaise longue. Elle se laissait faire, obéissante, soumise, tenant toujours cette main qui détendait tout son être. Le marquis suivait la scène éperdument.

– Alain, dit tout à coup Yvonne, entendez-vous Hughes? Où est-il?

– Reposez-vous, balbutia Robert. Il dort.

– Il dort! répéta la mère.

Elle souriait. Des mots inintelligibles entr'ouvraient ses lèvres, doux comme la caresse faite aux berceaux.

Le valet de chambre du marquis vint lui parler à l'oreille. Kercoëth eut un geste de surprise et sortit aussitôt.

Yvonne, à présent, n'avait plus besoin de Robert. Le sommeil réparateur était descendu sur elle. Il la contempla longuement, mit un pieux baiser furtif au bout des doigts de neige et quitta la pièce à son tour. On le prévint que le marquis était occupé. Il chargea de l'avertir qu'il reviendrait dans la journée.

Lorsque Alain franchit le seuil de son cabinet de travail, il ne se possédait plus. Quoi! Jean Marie Auvray à Paris! Jean-Marie qui jamais ne voulait quitter la mer, quoiqu'on l'en suppliât, qui refusait obstinément de se faire relever du vœu. Ébranlé par les émotions subies depuis la veille, Alain se jeta au cou de son frère de lait.

– Toi!.. Vite, vite, qu'y a-t-il?

– Sainte Anne d'Auray nous a exaucés.

Le marquis devint pâle comme un suaire. Cette nouvelle, n'était-ce pas le corps du petit Hughes rendu par les flots? Alors, tout ce qui lui affluait au cœur d'espoirs, d'imaginations, chimères que la vue d'un être vivant permettait de retenir, tout était l'œuvre d'une réalité menteuse. Il dit, avec des tremblements dans la voix:

– Tu as retrouvé?..

– Oui. Aux aiguilles de la Corne, parmi les brisants, où ma barque a coulé à pic.

– Aux aiguilles de la Corne! C'est là que ton père découvrit le chapeau et le tablier.

– Parfaitement, approuva Jean-Marie. Donc, je me noyais. Les roches me labouraient la tête et le corps. En m'enfonçant sous les vagues, je me disais: «Tu es f… tu es perdu.» Mais je gardais malgré tout ma confiance en sainte Anne. Je refaisais le vœu, parce que, vous savez, la dernière prière d'un mourant…

– Mon brave Jean-Marie, dit Kercoëth en posant sa main blanche sur la rude épaule du marin, comme tu m'aimes!

Le pêcheur planta sur son maître un regard de chien fidèle.

– Tout de même, déclara-t-il. Mais il faut vous rendre cette justice: vous le méritez bien. Pour lors, je barbottais ferme quand deux bras m'empoignent. Dame! je ne les ai guère sentis, un poids m'étouffait, et j'avais dans les oreilles tout le tintamarre de l'Océan. Joli quart d'heure, je vous en réponds. Peu à peu voilà que je respire, j'aperçois la bonne lumière du bon Dieu et, en face de moi, vous.

– Moi?

– Vous, à vingt ans. Sainte Anne d'Auray est une fameuse sainte. «Va là,» on y va, et ça y est. Car je n'ai pas besoin de l'ajouter, c'est votre fils.

– Vivant?.. Voyons, Jean-Marie…

– Puisque c'est votre portrait, puisqu'il ne sait pas où il est né, puisqu'il se rappelle seulement qu'il est né aux bords de la mer, d'où on l'a emmené pour être pâtre chez des paysans.

– Un enfant trouvé?

– Sans père ni mère, élevé par la baronne de Randières.

Alain eut un soubresaut:

– Hein? par la baronne de…

– Ah! vous pensez comme je pense, à présent. Est-ce naturel, cette ressemblance chez cette femme? Il était à Karenthal avec elle. Legouet le traite comme son maître, la baronne comme son fils. Ce n'est pas tout. Le soir même de mon naufrage, devinez qui Guilmette a rencontré près des barques: madame de Randières. Elle l'a reconnue, malgré son capuchon et deux ou trois voiles, mais l'autre n'a pas reconnu Guilmette. J'avais dit à la petite: «Va-t'en prendre les avirons de la seconde barque; nous les donnerons à la chapelle en cadeau, car nous n'avons plus à tenir la mer.» Guilmette exécutait la consigne, quand madame de Randières l'accosta: «Mon enfant, vous savez, les Auvray? – Oui, madame. – Ils ont eu un malheur aujourd'hui. Leur barque s'est perdue. – Oui, madame. – Je désire leur venir en aide, s'ils ont besoin d'en acheter une autre, à cause d'un vœu dont j'ai entendu parler. – Vous êtes bien bonne, madame; mais le vœu est exaucé, ils n'auront pas besoin d'acheter une autre barque.» Le lendemain, avant le lever du jour, il ne restait plus à Karenthal que mademoiselle de Gauleins et Legouet. Madame de Randières avait disparu, avec le petit comte Hughes.

Ces détails multiples offraient une précision, en tout cas une concordance étrange. Kercoëth était ébranlé. D'autre part, comment admettre que son fils fût resté quinze ans, à son insu, entre les mains de madame de Randières? surtout, si elle avait commis le crime de le lui prendre, qu'elle l'eût pris pour l'adopter? Non, elle le haïssait trop, elle haïssait trop Yvonne et jusqu'à l'innocent… elle n'aurait pas eu de pitié, elle était à un de ces moments où l'on accepte même une monstruosité; mais, le moment passé, le temps écoulé, sa colère se fût évanouie, elle aurait frémi de briser froidement deux existences, jour par jour, en assistant de loin à leur brisement; elle était vindicative et violente, mais non sans cœur.