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– Et j'entends qu'on les supprime, ces visites.



– Avec joie, dit la baronne d'un ton de suprême outrage.



– Et j'entends que ce monsieur se supprime lui-même, en disparaissant du pays.



A cette dernière injonction, Léonie se dressa, et, désignant la porte:



– Robert ne me quitte pas. Et moi, je n'ai d'ordres à recevoir de personne. Assez!



Madame de Maubryan sortit, mais avec la dignité d'un dompteur descendant de sa cage à bêtes.



Dès qu'elle eut tourné les talons, la baronne se livra sur les meubles, sur les livres, sur tout ce qu'elle rencontrait, à un joli accès de fureur.



– Là! là! ma belle, disait mademoiselle de Gauleins.



– Ah! ma tante! imaginez-vous une pareille effronterie? Des hobereaux sans le sou! Qu'ils la gardent, leur fille! La leur ai-je demandée? Robert ne l'aime pas…



– Tu es sûre?



L'interrogation tranquille calma subitement Léonie. S'il l'aimait pourtant?



– Moi, vois-tu, reprit la vieille, j'estime beaucoup Robert, je lui porte un intérêt véritable et peut-être l'épouserais-je… si j'avais seulement soixante ans de moins. Parce que je le connais, parce qu'il a sa valeur personnelle. Madame de Maubryan n'est pas obligée de partager nos goûts. Tu recueilles un enfant perdu, c'est ton droit; tu me l'amènes, je le reçois, c'est mon affaire; mais qu'il entre dans une autre famille, sans pouvoir nommer la sienne, dame! je comprends qu'on y regarde à deux fois. Il y a des sentiments – des préjugés, si tu veux – que nous n'avons inventés ni l'une ni l'autre. Madame de Maubryan a été maladroite, mais elle y obéissait, avec quelque mérite, car elle sacrifie à un scrupule sérieux – élevé, somme toute, – des avantages que sa fille retrouvera malaisément. Crois-moi, Robert, né de simples pêcheurs, avait plus de chances d'épouser la petite que le futur héritier de la baronne de Randières, né de parents inconnus.



A mesure que mademoiselle de Gauleins parlait, un abattement profond s'emparait de Léonie. Elle poussa un soupir et demeura longtemps silencieuse.



– Ma tante, dit-elle enfin, cette situation est intolérable. Des humiliations, des chagrins pour Robert? Non, non, je n'en veux pas. Je lui donne la fortune de mon mari parce qu'elle est à moi, je ne puis lui donner son nom. Mais, ma tante, ma bonne tante, si quelque âme dévouée, une personne vénérée de tous… Voyons, ma tante, vous avez été jeune…



– Il y a si longtemps!



– Vous avez aimé.



– Jamais de la vie.



– Enfin, vous pourriez avoir aimé. Supposez-le un moment. Supposez que, par des circonstances extraordinaires, invraisemblables, n'étant pas libre d'épouser, n'étant pas libre non plus de commander à votre cœur… vous…



– Dieu me pardonne! tu me demandes de reconnaître Robert?



Léonie baissa la tête:



– Il porterait noblement votre nom.



– Qui est son père? interrogea mademoiselle de Gauleins. Encore faut-il, puisque tu prétends me faire endosser une de tes fautes…



– Ma tante!.. essaya de protester Léonie.



– Oh! tu le sens bien, dès le début, j'ai vu clair. Qui aurait l'impertinence de croire que, à près de soixante ans, j'ai jeté mon bonnet par-dessus les moulins, et surtout la sottise d'admettre qu'il s'est trouvé quelqu'un pour le ramasser? On dira que je te couvre, et l'on aura raison.



– Eh bien, oui, c'est une de mes fautes, la plus grande. J'ai soif de la réparer.



Mademoiselle de Gauleins s'attendait à l'aveu. Elle en fut pourtant remuée, car cette femme, suppliante et coupable, elle l'avait dressée au bien, élevée pour la vertu.



– J'aurais préféré, dit-elle, que tu ne m'en fisses pas la confidence. Je refuse d'être complice d'une mauvaise action. Le père est-il vivant?



– Oui.



– Est-il libre?



– Non.



– C'est un galant homme?



Léonie hésita, ses joues pâlirent; elle répondit, la lèvre contractée:



– Il passe pour tel.



– Alors c'est à lui de couvrir Robert de sa protection.



– Jamais!



– Il refuserait?



La baronne courut à sa tante, la saisit aux poignets et, secouant ce chétif être inerte dont elle oubliait les souffrances d'infirme:



– Vous ne comprenez donc pas? Il me le prendrait! Il me le prendrait tout entier: son corps, sa tendresse, son respect!



– J'avoue, en effet, que je ne comprends pas. Il n'est pas libre, disais-tu?



La riposte interloqua madame de Randières. Ses tortures, qu'elle croyait finies, ne faisaient-elles que commencer?



Ce fut à ce moment que Robert parut. Il portait encore au visage le rayonnement de ses dernières méditations. Il se sentait heureux. Le poids écrasant du passé, il l'avait sorti de son cœur, laissé dans la bruyère de la lande. Sans prendre garde au tohu-bohu du salon, à l'émotion de la tante et de la nièce, il enveloppa la baronne des caresses de ses yeux.



– Bonsoir, mon enfant, dit mademoiselle de Gauleins d'un ton singulièrement remué, où l'on sentait l'affection instinctive se fondre en une tendresse d'aïeule. Venez ici, près de moi.



Il obéit avec l'empressement qui, dès les premiers jours, lui conciliait les bonnes grâces de la vieille fille. Debout devant elle, il souriait.



– Vous êtes superbe, Robert, savez-vous?



Son regard alla chercher Léonie, comme pour restituer à qui de droit cet hommage inattendu.



– Vous êtes-vous amusé aujourd'hui?



– Oui et non. Nous avons failli sombrer au retour, sur les aiguilles de la Corne, où la barque de Jean-Marie Auvray a coulé à pic.



Dès les premiers mots, madame de Randières avait tressauté.



– Jean-Marie est mort? demanda-t-elle avidement.



– Grâce à Dieu, nous l'avons repêché. Mais il revenait de loin, de si loin même que le plongeon l'a mis en humeur de causer. Comme il connaissait les Maubryan et ne me connaissait pas, il m'a demandé mon histoire. Je la lui ai dite, si tant est que c'en soit une.



La baronne, immobile, s'effaçait dans un recoin de la pièce, loin de l'éclat des lampes. Mademoiselle de Gauleins fit signe à Robert de s'incliner et, le baisant au front:



– Vous avez eu raison. Les innocents n'ont pas à se cacher. Seulement, je vous préviens, mon enfant, votre franchise vous coûtera cher peut-être. Madame de Maubryan nous quitte à peine. Ses fils l'ont avertie. Vous vous êtes fermé Saint-Gaël et, si vous aimiez Constance…



– Je ne l'aimais pas, mademoiselle. Je suis donc doublement heureux d'avoir parlé. Je craignais, ce matin, d'être en passe de commettre une indélicatesse à mon insu. Désormais, j'aurai moins de réserve avec les hommes, mais j'en aurai davantage avec les jeunes filles. De la sorte, on ne me suspectera de vouloir tromper personne.



– Bravo!.. Et revenons à Jean-Marie. Comment! sa barque a coulé…



– A pic.



– Et la vôtre s'est trouvée juste à point… Contez-moi, cela me distraira. Tous ces Auvray m'agréent fort, Renotte entre autres, quoiqu'elle soit étrange avec moi.



Robert s'exécuta, n'oubliant ni la neuvaine à sainte Anne, ni le rêve du pêcheur qui le poussait aux brisants, afin d'y rencontrer le petit comte Hughes.



… Trois heures plus tard, Léonie, mystérieusement sortie du château, y rentrait, le visage hâve, les vêtements imprégnés de senteurs marines, les bottines souillées du sable où elles s'étaient enfoncées. Au lieu de gagner sa chambre, elle frappa chez Legouet.



– Je pars pour Paris au point du jour. M. Robert me suivra. Ne l'informez qu'au dernier moment. Et qu'il ne voie personne avant le départ; vous m'entendez, personne.



VII

Léonie fut stupéfaite de la docilité de Robert: il ne sourcillait pas. Dans le train qui les emportait, Karenthal, mademoiselle de Gauleins, Legouet laissé derrière semblaient à mille lieues de sa pensée. Pas un geste de surprise, pas une question. Il contemplait la fuite éperdue des paysages, s'occupait de la baronne çà et là, ou, très prosaïquement, dormait. Madame de Randières y trouvait son compte. Elle eût même souhaité qu'il dormît jusqu'au complet achèvement de ses desseins. Mais ceux-ci l'obligeaient à une halte de quelques jours dans Paris. Le surlendemain de leur arrivée, elle eut la preuve que Robert avait moins dormi en route qu'elle ne supposait.



Il entra chez elle de son air toujours gracieux, s'assit pour causer, comme si le sujet de la conversation allait être la chose la plus naturelle du monde, et lui dit à brûle-pourpoint:



– Vous m'avez fait donner l'ordre de vous accompagner à Paris, je me suis empressé de vous obéir. Maintenant que nous y sommes, voulez-vous me permettre de vous demander les motifs d'un départ si précipité de Karenthal?



La baronne arrangea quelques plis de sa robe et répondit sur le ton d'une indifférence fort bien jouée:



– Je vous expliquerai plus tard.



– Pourquoi pas tout de suite?



– Vous me prenez à un mauvais moment. J'ai la tête ailleurs.



– Il est cependant indispensable que vous m'écoutiez.



– Je vous écoute, mon ami; mais ne me forcez pas de parler.



– Soit!.. Eh bien, j'avais un grand intérêt, un intérêt… poignant à rester en Bretagne. Comme Léonie détournait les yeux, il ajouta: – Voulez-vous que je vous dise lequel? Je crois savoir de qui je suis né. Je suis le fils de M. de Kercoëth, n'est-ce pas? Son nom, surtout sur mes lèvres, vous est odieux; mais n'est-ce pas que je suis bien son fils?



Il parlait doucement, presque avec crainte. Cependant ses paroles la glaçaient de terreur. Elle avait tout prévu, hors une attaque directe, la mise en demeure où le silence serait un aveu, où l'aveu serait encore pis que le silence. Lui, croyant lire au fond de cette âme, s'inclina, plein de respect.



– Oh! je jure Dieu, dit-il, si vous m'aviez laissé là-bas quelques heures de plus, je ne vous aurais pas interrogée. Je serais arrivé seul à la vérité; du moins j'y serais arrivé sans vous, car rien de moi ne veut, ni ne doit vous atteindre. Restez où vous êtes, où je trouve juste que vous soyez: à la première place. Seulement, comprenez ceci: je n'ai pas le droit de chercher ma mère; car elle rougirait peut-être, si elle m'entendait lui dire: «Eh bien, oui, je sais… et je t'aime!» Mais mon père… ah! mon père, c'est autre chose. Or, je suivais des traces qui me paraissaient sûres, et vous m'emmenez soudain… Dites, dites, n'est-ce pas que je suis le fils de M. de Kercoëth?

 



Léonie se raidissait, prise entre l'émotion et la colère. Que répondre? Elle était prête aux sacrifices les plus rudes, pour expier d'abord, et pour garder Robert; mais ce sacrifice: confesser un crime! non, non, cela était au-dessus des forces. Et puis, quoi? que réparerait-elle? il était irrévocablement mort au monde, l'enfant sur qui s'était assouvie sa rage d'abandonnée. Revînt-il au grand jour, quel en serait le résultat pratique? L'on ne tire rien des vieilles tombes et les larmes qu'elles ont coûté creusent d'ineffaçables sillons.



– Où avez-vous l'esprit? dit-elle.



– Répondez-moi, je vous en conjure.



– Ce n'est pas ma faute si vous divaguez.



– Ainsi, je me trompe?



– Oui.



Elle mentait. Il suffisait de l'observer pour en être convaincu.



– Alors, expliquez-moi ce que nous faisons ici.



– Notre situation réciproque est étrange, répliqua-t-elle avec hauteur. Quels que soient vos titres à ma tendresse, avez-vous le contrôle de ma conduite? Nous sommes ici parce que j'ai besoin d'y être; dans quelques jours, nous serons ailleurs, parce que j'ai besoin d'y aller. Et je ne supposais guère que mes moindres actions me vaudraient un interrogatoire.



– Aussi ne vous ai-je point interrogée en quittant Karenthal.



– Par contre, depuis un quart d'heure, vous vous dédommagez amplement.



– Vous êtes le seul être auquel je puisse parler à cœur ouvert, je suis venu à vous. C'est le contraire de toutes mes habitudes, rendez-moi cette justice, et convenez que j'y dois être poussé par des circonstances exceptionnelles. Jusqu'ici, de nous deux, vous seule aviez fait allusion à mon père. Quand vous l'avez évoqué, je me suis imposé silence. Pour que j'ose, à mon tour, devant vous, aborder ce sujet, il faut bien qu'une nécessité impérieuse m'y force. Cela ne signifie point que je m'arroge une tutelle.



– Là!.. vous vous emportez.



– C'est que vous me traitez en petit garçon. Si vous saviez pourtant ce qui se passe dans mon cerveau! Il se frappa la poitrine d'un geste violent. – Et ce qui se passe là!



Elle eut un élan de compassion:



– Je vous défends de souffrir.



– Alors, empêchez-moi de voir, ou, quand je vois, de comprendre. Expliquez autrement que par de cruelles paroles l'énigme insupportable où, grâce à vous, je me débats. Vous vous plaignez de mes questions, à qui donc les adresserais-je? Qui m'a contraint d'habiter ici? Qui s'est emparé de ma vie et l'a faite sienne? J'étais résolu de marcher seul; qui m'a tendu la main avec des prières, avec des larmes? Dieu m'en est témoin – et je vous le dis, parce qu'il faut bien, enfin, que je vous le dise – si vous ne m'aviez montré la soumission presque comme un devoir, je me serais révolté. Car rien ne m'attirait, oh! je vous le jure, rien. Je suis venu en dépit de moi-même, honteux de vos bienfaits si vous ne me les deviez pas, honteux encore si vous me les deviez, tant il me semblait en être indigne, puisque j'étais indigne d'en savoir clairement les motifs.



L'afflux des lourdes pensées battait sous ses tempes. Toute la rancœur des derniers mois s'échappait de ses lèvres; les longues méditations solitaires, dans un brusque déchaînement de l'âme, éclataient.



– Je me suis tu cependant, reprit-il. Mais les faits s'accumulaient, s'entassaient sous mes yeux. Est-ce ma faute si j'ai de la mémoire? Et je me souviens… Je me souviens que, appelée en Bretagne, vous avez d'abord refusé de m'emmener avec vous. Je me souviens de l'insistance nécessaire pour obtenir de vous suivre. A Karenthal, toutes mes sorties étaient épiées, Legouet était devenu mon ombre. Le hasard d'une promenade m'a conduit devant Kercoëth, vous l'avez su, je vous ai vue frémir de l'apprendre et pâlir. Je vous ai vue en face de la Renotte… Ah! les gens de Kercoëth haïssent bien les gens de Karenthal. Cette haine s'est reportée sur moi. Pas tout entière pourtant; si la Renotte est aveugle, son fils et sa petite-fille ne le sont pas. Or, ceux-là… Tenez, quand je suis entré dans votre salon tout à l'heure, je vous assure, je n'avais pas l'intention de vous dire ces choses. Mais elles m'étouffent. Ah! je ne suis pas le fils de M. de Kercoëth? Alors pourquoi refusiez-vous de m'emmener en Bretagne, pourquoi m'y surveillait-on, pourquoi surtout, dès que vous avez été mise au courant de ma rencontre avec Jean-Marie Auvray, avons-nous disparu en une nuit comme des malfaiteurs?



Il était devant elle, les bras croisés, les traits anxieux, attendant une réponse. La réponse ne vint pas. Léonie avait pris le système que les femmes trouvent le plus commode en certaines occurrences: elle se tamponnait les yeux de son fin mouchoir de dentelle. Plus Robert se montrait logicien, plus elle s'applaudissait de s'être enfin résolue à un parti qui déblaierait la situation, celui de quitter la France. Elle ne se dissimulait guère que, sitôt prévenu, il lui alignerait encore une belle rangée de points d'interrogation; elle se résignait pourtant à les subir, se fiant au hasard du soin de l'en dépêtrer à son avantage.



– En premier lieu, dit-elle, nous n'avons pas disparu comme des malfaiteurs. En second lieu – je suis bien fâchée que vous m'obligiez à des détails de… ménage – ma présence à Paris était indispensable: j'avais à faire un gros déplacement de fonds.



L'imperceptible tressaillement qui, à cette dernière parole, courut sur le visage de Robert, fut néanmoins saisi au passage. Elle en prit texte à diversion.



– Par parenthèse, dit-elle, si vous aviez besoin d'argent…



Sa surprise fut extrême quand elle s'entendit répondre:



– Vous êtes très riche?



– Oui, très riche.



– Assez pour me donner, séance tenante, cinq cent mille francs?



– Séance tenante… c'est un peu brusque, et puis c'est un peu… beaucoup.



– Écoutez, dit-il, je n'ai jamais mendié. Pourtant, il me les faut. Il me les faut absolument. Donc, je les mendie. A vous, puisque M. de Kercoëth…



– Encore ce nom!



– Vous aurais-je parlé de lui sans raison grave?



Cinq cent mille francs! Qu'était-ce que cette aventure? Robert avait besoin d'une pareille somme? Depuis quand, bon Dieu? Pourquoi faire? Ils ne se quittaient pas, elle savait par le menu son existence, le jeu lui était en horreur, ce n'était assurément pas le séjour de Karenthal qui pouvait lui valoir des dettes. Une maîtresse?.. bah! d'ailleurs, dans de tels prix!..



– A quoi destinez-vous cet argent? demanda-t-elle.



– A sauver la Riveraine.



La gestion de la fortune laissée par M. Laffont avait été très imprudente. Madame Laffont s'était prise aux prospectus alléchants d'une banque réputée sérieuse, les Minerais de la Loire, organisée sous un haut patronage politique, et capable d'amener le Pactole dans toutes les bourses. Il ne s'agissait de rien moins que de quintupler le capital qui aurait le bon esprit de se prêter à la fécondation. Elle y porta son mince avoir et eut le tort d'y joindre celui de ses enfants. Et, comme elle déclarait ne rien entendre à la finance, ce qui aurait dû suffire à calmer ses ardeurs de néophyte, elle eut le tort plus grand de donner ses pleins pouvoirs à l'homme d'affaires dont l'entremise l'avait conduite au coupe-gorge des Minerais de la Loire. En un tour de main, elle fut dévalisée, le «haut personnage» ayant mis les mers entre ses nombreux créanciers et lui, et le courtier marron ayant couvert la Riveraine d'hypothèques, avant de prendre son vol de l'autre côté de la frontière. La fortune liquide des Laffont se trouvait donc entièrement dissipée, et la propriété en gage. La sollicitude des enfants cachait encore à leur mère le plus possible du désastre; mais c'était pis que la ruine, c'était la misère.



– Ah! dit philosophiquement Léonie.



Robert trouva ce «ah!» dépourvu d'élan.



– Comprenez, insista-t-il, la misère!



– Aussi, quelle démence de la part de cette femme!..



– Elle a cru faire pour le mieux. Nous n'avons pas à la juger.



– C'est elle qui vous écrit?



– Je vous ai dit, elle ne sait presque rien encore. C'est Gaston.



– Et comme cela, tout simplement, en camarade, à la bonne franquette, il vous demande cinq cent mille francs?



Un geste de colère coupa la raillerie.



– Il ne me demande rien du tout. Il connaît ma situation. Il a même eu la délicatesse de me taire longtemps leurs soucis, de crainte de m'affliger. Il ne m'écrivait plus, son silence m'inquiétait, je lui ai envoyé dépêche sur dépêche et, de guerre lasse, il a fini par m'avouer la vérité. Je suis venu à vous.



– Et, au lieu de dire franchement ce dont il s'agissait…



– J'ai tâché d'abord de me fixer sur le compte de M. de Kercoëth.



– Que lui voulez-vous, je vous prie, quand je suis là?



– Lui dire: «Je ne peux rien solliciter de madame de Randières, j'ignore si elle est ma mère; mais vous êtes mon père, sauvez mes bienfaiteurs.»



– Eh bien! on les sauvera, soyez tranquille.



Un silence s'établit entre ces deux êtres. Léonie avait au coin des lèvres une expression sarcastique; il s'en allait d'une aumône, elle la trouvait forte, s'y résignait pourtant, mais montrait un enthousiasme médiocre.



– Sans reproche, observa-t-elle, un autre que vous me remercierait.



– En ce cas, je refuse, par respect pour les Laffont et pour moi. Ils repousseraient une charité avec indignation, je ne suis d'humeur ni à les diminuer ni à me flétrir.



– Je ne vous comprends plus.



– C'est que nous parlons tous deux une langue différente. Autant je donnerais ma vie pour ceux de la Riveraine, autant je dois garder leur dignité et mon honneur.



– Votre honneur? En quoi est-il mêlé à ces questions? Écoutez, Robert: je vous assure, je ne tiens guère à l'argent, c'est le moindre de mes soucis; mais cinq cent mille francs sont une somme. Vous vous blessez de mes airs; que voulez-vous? je joue mal la comédie. D'ailleurs, je puis vous l'avouer: je serais disposée – ma fortune vous appartient – à n'importe quel sacrifice où je vous verrais directement intéressé; mais, pour des étrangers…



– Des étrangers, ceux dont j'ai mangé le pain, sous le toit desquels j'ai dormi pendant des années, sans qui je serais mort à la peine, sous les coups, comme un maudit? Eh! voilà bien ce qui fait que je ne me pardonne pas de vous avoir tendu la main pour eux: j'ai cru que vous aviez une dette à leur payer, je me trompais; je vous estimais leur obligée, vous ne l'êtes pas. Non, il n'y a rien de commun entre vous et les bienfaiteurs du misérable enfant abandonné aux Mérilles. Vous aviez raison de trouver ma démarche indiscrète; moi, je suis stupide de l'avoir tentée. Dans une hypothèse absurde, égaré du reste par vos paroles, vos attitudes, vos actes, j'ai accepté de vivre au milieu de votre luxe et de subir votre semblant de maternité. Les gens comme moi ne peuvent savoir, n'est-ce pas? Je ne l'accepte plus. Par cela seul que les Laffont vous sont étrangers, je vous suis étranger comme eux. Alors que fais-je chez vous? A quel titre m'y avez-vous pris? Quel droit aviez-vous sur mon existence? Aucun. Vous m'avez retrouvé sur votre route, vous avez eu pitié, jamais je ne l'oublierai; mais je rougirais de recevoir plus longtemps des bienfaits que vous ne me deviez pas. Je m'en vais, adieu.



Elle se précipita sur lui. Certes, elle ne prévoyait point que cette scène, où le spectre du père s'évoquait comme une menace, servirait à établir l'identité de la mère et qu'il jugerait, par son cœur à lui, de son cœur à elle. Les choses étaient venues d'une manière si heurtée, si soudaine! C'est vrai, comment n'y songeait-elle pas? Il devait tout aux Laffont; en sa nature impressionnable d'artiste, il n'admettait pas que les sentiments des autres restassent au-dessous de sa propre reconnaissance. Ah! ce métier difficile de la mère!.. Pourtant, c'étaient bien des entrailles de mère qu'elle avait pour lui. La seule idée de sa disparition la glaçait d'épouvante, elle ne pouvait plus se passer de cet enfant. Violemment elle l'étreignit contre sa poitrine, le gardant plus fort, lui qui voulait s'en aller, le suppliant de ne pas la briser.



– Car vous me briseriez, Robert. Je ne peux vous dire… Il y a des choses… Je vous jure que, chez moi, vous êtes chez vous… c'est plus qu'un devoir d'y rester, c'est une charité. Vous en parliez tout à l'heure, je vous la demande à mon tour.

 



Ces mots, il les connaissait, il les avait entendus déjà, par eux il était venu s'installer sous ce toit, sans que le bonheur en fût résulté.



– J'ai besoin de voir clair, dit-il.



– Dans quelques jours… oui, accordez-moi une semaine, je vous dirai tout.



– Je saurai de qui je suis né?



– Vous le saurez. Elle reprit d'un ton plus bas: Quant à cette somme d'argent…



– N'en parlons plus… puisque je dois être fixé dans quelques jours.



Madame de Randières poussa un soupir de délivrance, dès que le jeune homme eut disparu derrière les tentures. Sa cause était gagnée. Une semaine?.. Avant deux fois quarante-huit heures ils seraient loin, loin… Alors elle lui dirait toute la vérité… mitigée par des correctifs, et il ne penserait plus à M. de Kercoëth que pour le maudire. Ah! qu'il l'effrayait avec ses emportements! Et cette Guilmette, cette Renotte, ce Jean-Marie Auvray, toute la race odieuse de là-bas!..



Cependant, Robert était rentré chez lui, dans le petit pavillon enguirlandé de roses où Firmin, le valet de chambre choisi par Legouet, remplaçait très mal, à son goût, le brave intendant si facile aux causeries.



Vingt-quatre heures plus tard, les enfants de M. Laffont marchaient, enlacés, dans une des avenues de la Riveraine, tenant une lettre sous leurs yeux.



– Ce pauvre Robert a perdu la tête, dit Gaston.



– Est-ce qu'on sait! répliqua Blanche.



Lentement, à voix haute, elle relut les lignes déjà lues dix fois, comme pour leur donner de la consistance à force de s'y appesantir: «Continuez de tout cacher à

notre

 mère. Faites prendre patience aux créanciers. Avant huit jours, vous aurez de mes nouvelles.»



– As-tu remarqué, il souligne

notre

 mère?



– Parbleu! je ne doute pas de son cœur. Seulement, comme il y va! huit jours. Pas plus de temps pour un miracle?.. Ce serait trop beau.



– Puisqu'il l'écrit!



– D'abord il ne l'écrit pas. Nous aurons de ses nouvelles, mais les nouvelles peuvent être désastreuses. Et puis avec un cerveau comme le sien, plein de chimères!



– Tu es décourageant.



– De peur de reprendre trop vite courage. Car, malgré moi, ces vilaines pattes de mouche… il a une écriture affreuse.



– Mais non.



– Je trouve… Bref, elles me détendent l'esprit. Il nous a toujours porté bonheur. Jamais nous n'avons vécu plus tranquilles que pendant ses années de la Riveraine. Et, depuis son départ… il est vrai que notre père était parti, de son côté! Enfin, la lecture de cette lettre m'a produit l'effet d'une résurrection; je ne vivais plus, à présent je respire.



Blanche prit la tête de son frère entre ses deux mains et y plaqua plusieurs gros baisers.



– Dans le tas, combien pour moi? demanda-t-il d'un air ironique.



– Méchant!.. Va toujours le remercier.



Une impatience tenant de la fureur était devenue l'élément de Robert. Il ne se possédait plus, ne savait que faire de lui-même, par où tuer ses journées, comment rayer de sa vie les heures qui précéderaient celle des suprêmes révélations. L'idée surtout des angoisses de la Riveraine brochant sur les siennes lui donnait la fièvre.



– Tu es une machine sans soupape, disait Willmann. Un beau matin, tu éclateras.



Car il transformait le vieux professeur en compagnon de son désarroi. Ensemble, ils arpentaient Paris dans tous les sens, s'attardant aux quartiers déserts ou se lançant en pleine foule du boulevard et des Champs-Élysées.



– Pour des artistes, grommelait Willmann, nous sommes pas mal bourgeois. Ce qui nous distingue du reste des bipèdes, ce sont nos mains, et nous ne jouons que des pieds. Si encore tu m'expliquais… On ne traîne pas les gens à sa remorque sans dire où ils vont.



– Puisque je n'en sais rien moi-même.



– Parfait!.. Et le prix de Rome?



– Je m'occupe bien du prix de Rome.



– Toi, tu es tout mon portrait, concluait avec orgueil Willmann qui, sa vie durant, professa le plus souverain mépris à l'égard de la villa Médicis, ce «cul-de-sac de la gloire».



Parfois, la fatigue coupait les jambes du violoncelliste. Il implorait son ténébreux bourreau.



– Même le train-éclair s'arrête… accorde-moi cinq minutes.



Ils s'asseyaient alors à la porte de quelque café ou dans les fauteuils en face du palais de l'Industrie, au défilé des équipages, Willmann sabrant tout.



– Cette petite vicomtesse de Lerdre… hein? est-elle assez jolie! une vertu comme je les aime… Tu ne m'écoutes pas, Robert. La connais-tu?



– Qui?



– La vertu de la petite vicomtesse de Lerdre. Ah! la chanoinesse de Guderille. Gare! Si elle me voit, elle va se signer. Sainte femme! je lui représente le diable, et, en sa qualité d'hermine… Je lui ai dit un jour: «Vous, vous ne mourrez jamais.» Comme elle feignait de ne pas comprendre, j'ai ajouté: «Vous ne trouverez personne pour vous faire une tache.» C'est ce dont elle enrage. L'hiver dernier, elle a passé en revue toute l'artillerie de la plus harmonieuse des villes du Nord: Douai. Elle y possède un pied-à-terre. L'artillerie de Douai a refusé de lui rendre la pareille, malgré certains soupers fins aux Palmiers, chez Boussard, le Bignon des bords de la Scarpe. Des soupers à l'emporte-pièce. Mais les pièces sont demeurées imprenables.



Willmann, selon sa méthode, haussa les sourcils qui lui tenaient lieu d'épaules et, tout à coup, se découvrit:



– Tiens! je croyais la duchesse de Serples à Évian. Salue, elle vient de sourire à mon coup de chapeau; ce sourire t'est destiné, je suppose. A l'âge de la vieille duchesse, les hommes du mien… Au reste, mon petit, irréprochable sur toute la ligne, celle-là. De l'or en barre.



– Êtes-vous reposé?



– Quand tu voudras. Bon, voici madame de Lunney; gentille, gentille, par malheur on ne lui connaît pas d'amants. Symptôme grave. Napoléon disait…



– Allons, venez.



Et Robert, suivi de son singulier mentor, plongeait de nouveau dans la cohue, pour oublier, pour se fuir, pour échapper à la pensée. Ses endroits de prédilection, au grand désespoir de Willmann, c'étaient les rues plus calmes de la banlieue, les tranquillités d'Auteuil et de Passy. On eût dit que la paix du dehors détendait un moment ses nerfs, que ses curiosités, indifférentes auprès du grand public, s'éveillaient au contact des humbles, qu'il se retrouvait en sa sphère parmi de vrais arbres et de vrais hommes. Jamais il ne se dirigeait du côté de Maisons-Alfort, mais la vue de la Seine le captivait. Il s'accoudait aux rampes des quais, dans une sorte de léthargie.



– Tu n'espères pas que je te suivrai jusqu'en ce marécage? demandait Willmann, mis mal à l'aise par ces contemplations opiniâtres, le cerveau çà et là traversé d'un vague soupçon de suicide.



Un dimanche, ils passaient devant une chapelle de très humble apparence, presque une église de village. L'orgue chantait, les sons leur en arrivèrent en bouffées mélodieuses. Ils se placèrent contre un pilier, derrière la foule. L'office allait finir. Willmann poussa Robert du coude.



– A gauche, devant moi.



C'était deux rangs plus haut un homme à cheveux blancs, d'une mise fort correcte, agenouillé, le visage enfoui dans les mains; aux tressaillements saccadés et convulsifs de tout le corps, on devinait des sanglots.



– Cela fait pitié, grommela le vieillard.



Robert contemplait. La peine inconnue trouvait un écho chez lui. Il la sentait profonde, il l'aurait voulu soulager. L'homme gardait sa prostration de douleur. L'office terminé, il ne se releva point. Le flot des assistants s'écoula, l'orgue ne chantait plus et sur l'autel on éteignait les grands cierges. Alors une stupeur envahit Robert: l'homme s'était incliné devant le tabernacle et, s'en allant, l'avait frôlé. Le visage était fier, énergique, d'une pâleur d'ivoire.



– Viens-tu? dit Willmann.



Dehors, l'autre marchait vite, déjà loin. Sa rapide allure contrastait avec la blancheur de se