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Yvonne

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– Yvonne!.. mon Yvonne!..

Le rire continuait, avec des déchirements convulsifs, sans qu'une larme vînt humecter les paupières brûlantes.

– Elle est folle, je suis vengée! dit l'implacable créature. Vous n'avez, monsieur, qu'une chance de la guérir: c'est de lui retrouver son fils. N'y comptez pas, cela ressemblerait trop à un miracle, et les miracles!..

Une main brutale s'abattit sur son poignet. Renotte était plantée devant elle.

– On le lui rendra, son fils; tu m'entends, toi! Mort, c'est possible; mais on le lui rendra. Je jure que le corps de notre cher petit comte dormira près de ses pères. Et je fais vœu à sainte Anne: dès ce jour, tous les jours, à toute heure du jour, quelque temps qu'il fasse, y eût-il des tempêtes du diable, quand les plus hardis n'oseraient sortir, un de mes Auvray sortira, le cherchera. Tu t'es vengée aujourd'hui, Dieu nous vengera plus tard. Tu te réjouis trop de notre malheur pour n'en être pas la cause. Va-t'en, mauvaise chrétienne, va-t'en, ou je ne réponds plus de moi.

Auvray étendit le bras:

– Dieu a tout vu, dit-il, et fera justice. Femme, j'accepte ton vœu; je le remplirai pour ma part.

Les huit fils, le bras étendu, répétèrent:

– Moi aussi, mère, moi aussi.

Et ces êtres à demi sauvages, surexcités par la catastrophe, leur nuit d'angoisses, la folie d'Yvonne, commencèrent à gronder autour de la «mauvaise chrétienne». Le serviteur de celle-ci s'était précipité au secours de sa maîtresse, Kercoëth l'aida à la sauver. Ils l'allaient jeter à la mer.

… L'excellent Legouet s'était animé au cours de ce récit. Robert, avide, écoutait. Tout à coup, il l'interrompit:

– La jeter à la mer? Comme ils auraient bien fait! Un monstre, un monstre…

– Oh! monsieur, s'écria l'intendant, songez à ses souffrances. Elle était moins coupable que vous ne le supposez. Elle avait ses raisons pour haïr. On l'avait abandonnée; or, elle était… mère, elle aussi.

– Triste mère, celle qui ne respecte pas la mort d'un enfant!

Legouet voulut protester; mais, devant la mine indignée de Robert, le rouge lui montait au front. Des terreurs le prenaient d'avoir trop parlé. Cependant, ne valait-il pas mieux qu'il contât lui-même l'histoire? Dite par Renotte, elle eût fatalement amené le nom de la rivale. Et cette rivale s'appelait la baronne de Randières! Il tenta une diversion dans la gamme variée des choses banales.

– Allons, monsieur, remettez-vous. Nous arrivons. Si madame la baronne…

– Connaissez-vous la marquise de Kercoëth?

Pas moyen de quitter la piste!

– Oui, monsieur, soupira l'intendant.

– Comme elle est belle!

Legouet tressauta:

– Vous la connaissez donc, vous?

– Je l'ai vue.

– A Paris?

– A Maisons-Alfort. Depuis, sa pensée ne m'a plus quitté. Dans mes veilles, dans mon sommeil, elle me hante. Legouet, je donnerais tout au monde pour passer ma vie auprès d'elle, pour avoir le droit de la garder toujours et de toujours la regarder.

Legouet demeurait stupide. Une passion, maintenant? Ah! certes, il savait la marquise capable de l'inspirer; mais une passion chez le fils de la baronne de Randières pour la femme du marquis de Kercoëth! C'était abominable. Par quel prodige la folle, invisible à tous, lui était-elle apparue?

– Quand je songe, reprit Robert avec véhémence, qu'une misérable…

– Monsieur! supplia tout haut Legouet, tandis que tout bas il se disait: «Parlez donc de la voix du sang!»

– Oui, qu'une misérable lui a tué son enfant.

– Ah! non, par exemple. On ne le lui a pas tué. L'Océan est seul coupable. La preuve, c'est que Renotte a remué ciel et terre pour démontrer le crime et n'y a pas réussi. Tenez, un pâtre prétendait que deux femmes avaient entraîné le petit Hugues vers la falaise rompue, en étouffant ses cris, au moment où les bohémiennes disaient la bonne aventure à la gouvernante. Eh bien, M. de Kercoëth l'a fait venir, et le pâtre a reconnu qu'il tenait cette histoire de Renotte. Il avait, à la vérité, vu deux femmes, mais elles causaient avec la gouvernante, pendant que le petit comte Hugues pêchait les crabes seul.

– Où est cet individu?

– Il a quitté le Morbihan.

– On l'aura payé pour mentir et renvoyé ensuite.

– C'est ce que raconte Renotte, dit étourdiment Legouet.

– Et je la crois, et je comprends sa soif de vengeance, puisque je la partage.

L'intendant demeura bouche bée. Dans quelle galère s'étaient-ils tous embarqués! Et comme la baronne était sage de ne pas vouloir de cette excursion en Bretagne!

Léonie, à l'entrée de Robert, l'examina de loin, anxieusement. Il s'approcha de son air habituel, le visage était impassible; évidemment, l'incident de leur promenade n'avait pas eu de suite. Elle se mit à en plaisanter, railla sa frayeur devant Renotte. S'imaginait-on! Aussi ces allures de sorcière, et puis, sans doute, l'énervement de l'orage… Robert acquiesçait. Il prit le même ton léger pour parler du vœu. Léonie ne parut attacher aucune importance à l'affaire.

– Ah! ah! on vous l'a dit…

– Oui… Guilmette, la petite-fille de votre… sorcière.

– Je me rappelle, en effet, certain vœu. Une vendetta chez les Corses. Des bruits qui ont couru… vous vous souvenez, ma tante?

– Hugues de Kercoëth assassiné, prononça mademoiselle de Gauleins.

– Noyé, ma tante, noyé. Renotte crie partout à l'assassin, malgré la défense de… du marquis… enfin, du père de l'enfant. Mais les interdictions n'empêchent pas les légendes. La Bretagne en est peuplée. Seulement, celle-là est lugubre. Par contre, j'en sais de charmantes.

Débordée par le flux de ses paroles, un peu affolée par la situation, voulant arracher Robert à l'histoire maudite, elle débita les rêveries exquises où gronde l'âpre poésie de l'Océan. Robert n'écoutait pas. Il se représentait, là-bas, sur la terrasse du château, près du petit comte Hugues, le blanc tournoiement des mouettes.

Le lendemain, Edmond et Albin de Maubryan, avec leurs fusils et leurs chiens, vinrent le prendre. Ils chassèrent toute la matinée et rentrèrent à Saint-Gaël par la route de Kercoëth. L'itinéraire permit à Robert de quitter quelques minutes ses compagnons. Il frappa chez les Auvray. Guilmette ouvrit, et, tout de suite:

– Grand'mère va bien, monsieur, très bien.

– Et ce n'était pas la peine de vous déranger, dit Renotte.

– Pourquoi? je tenais à prendre de vos nouvelles…

– Et à me poser des questions. Guilmette m'a prévenue.

– Une seule.

– Oui, l'adresse. Je ne sais pas.

– Vous ne savez pas? Voyons, à quel propos me traiter si brusquement? Je ne vous ai jamais fait de mal. Je vous en prie, dites-moi où demeure le marquis de Kercoëth.

– Non. Vous êtes de Karenthal.

– Vous haïssez donc bien les gens de Karenthal?

– De toutes mes forces.

– Alors, adieu, madame.

Un déjeuner solide attendait les chasseurs à Saint-Gaël. Constance y avait appliqué tous ses talents de bonne ménagère, elle y apporta toutes ses rougeurs de vierge troublée. Elle soignait leur hôte, avec des hésitations charmantes, l'écoutait à plein cœur et lui souriait si doucement que Robert s'en trouvait heureux. Ils eurent, dans la journée, des entretiens pareils aux causeries d'autrefois avec Blanche. Un sentier à travers champs menait en une demi-heure de Saint-Gaël à la plage; le soir, madame de Maubryan y conduisit sa bande. Chemin faisant, Constance moissonnait des fleurs sauvages. Robert se souvint encore des gerbes cueillies pour Blanche aux flancs des monts du Vivarais et demanda à la mère la permission d'en ramasser pour sa fille. La mère consentit, la fille devint pourpre. Lorsque Constance fut seule dans sa chambre, en face de ce bouquet où se mariaient toutes les couleurs de la flore locale, elle rêva, ce qui ne lui était jamais arrivé, et, depuis, elle continua de rêver.

Robert venait presque chaque jour, tantôt seul, tantôt accompagné de Léonie. Constance et lui faisaient de la musique. Il notait les ballades du pays, improvisait en son honneur, s'oubliait parfois dans une envolée brusque de l'âme, traduite par le clavier en sanglots profonds, et, se reprenant soudain, redescendait aux mièvreries délicates, comme les grondements tragiques de l'Océan s'apaisent peu à peu et se changent en murmures. Il enveloppait ainsi la jeune fille d'effluves extatiques. L'amitié, qu'on dit supérieure à l'amour, lui ressemble souvent et peut, sans savoir, donner le change. Robert portait à Constance une affection véritable. Il se sentait mieux compris d'elle que de ses frères. Ceux-ci, braves cœurs, esprits honnêtes, laissaient trop percer la rudesse d'une éducation campagnarde et certains préjugés de caste, surtout de province, dont s'étonnait Robert, élevé dans les hautes et larges idées de M. Laffont. Aussi, bien que leur compagnie lui plût, n'opposait-il aucune résistance aux accaparements quelque peu tyranniques de la sœur. Elle s'ingéniait à le retenir près d'elle sous mille prétextes, qu'il déclarait toujours excellents. Sur un mot, il lui sacrifiait chasses et pêches. Les frères s'ébahissaient, M. de Maubryan souriait, madame de Maubryan approuvait. Elle approuvait d'autant mieux, que d'habiles questions faites à la baronne l'avaient édifiée sur le compte de Robert. Lorsque le couple s'éloignait, les fils partis, le mari occupé ailleurs, madame de Maubryan suivait d'un œil satisfait ses allées et venues à travers les ombrages du jardin. Il lui semblait qu'elle assistait au triomphe de sa fille. Cependant Constance y perdait le repos, car Robert ne se déclarait pas. Allusions, réticences, airs de mélancolie subite, il ne voyait et ne comprenait rien. Ce qu'il aimait en mademoiselle de Maubryan, c'était le souvenir de Blanche et aussi ce charme d'une société féminine, indispensable à de certaines natures. Pour lui, Constance était jolie, il avait plaisir à la contempler, il contemplait. Elle disait de gentilles paroles, fort agréables à écouter, il écoutait. Voilà tout. Peut-être, en plus, ceci: quelque chose comme une attirance fraternelle, lorsque les petits yeux noirs se fixaient sur lui, tour à tour rieurs et graves.

 

Un matin, les quatre jeunes gens ayant projeté de pêcher en pleine mer, Constance ne fit pas mine de le retenir. Elle lui prit le bras, les accompagnant jusqu'au rivage. Gaspard, Edmond et Albin se hâtaient, elle ralentit sa marche. Elle voulait parler, elle n'osait pas. Sur le visage, dans l'allure, l'oppressement du souffle, on devinait une agitation extraordinaire, un combat intérieur, des à-coup de résolution et d'incertitude.

– Qu'y a-t-il, mademoiselle? demanda Robert.

Elle poussa un soupir. Fallait-il oser? que penserait-il d'elle ensuite? Elle répondit:

– Rien.

– Je me figurais…

– Eh bien, si! reprit-elle très bas. Il y a que je suis malheureuse.

– Malheureuse? gâtée comme vous l'êtes? avec les tendresses qui vous entourent?

– Suis-je sûre d'en être entourée? Êtes-vous sûr qu'aucune ne me manque? Supposez que ce soit celle-là surtout à laquelle je tienne.

– En ce cas, il vous suffirait de vouloir pour l'avoir.

– Bien vrai?

– Bien vrai.

Leurs yeux se rencontrèrent. Tout l'amour de Constance illuminait les siens. Robert comprit. Ah! l'aveugle, l'imprudent qu'il était!

– Ohé! le retardataire, cria Gaspard.

Lui, navré, n'entendait pas, ne savait plus. Pauvre Constance! elle lui inspirait tant de pitié! Gaspard vociférait: «Robert! Robert!.. Vous êtes insupportable. Nous sommes prêts à parer.» La douceur triste des grandes pupilles bleues continuait à se poser sur elle. Constance n'y vit que la caresse d'un aveu. Ses joues se teintèrent de rose, l'éclat des dents menues brilla dans un sourire radieux.

– Allez, allez, mon ami, mes frères perdraient patience.

La barque loin du rivage, quand il devint impossible d'y démêler les silhouettes confondues, elle lança un baiser dans l'espace et, courant presque le long du chemin de Saint-Gaël, fit irruption chez sa mère.

– Maman!.. si tu savais, maman!

Jamais elle n'avait parlé de sa passion croissante, maintenant elle ne tarissait plus: il ne s'était pas expliqué, les mots n'expliquent rien; mais il l'avait regardée, oh! de quel regard! mais il l'aimait comme elle l'aimait! Pas de bonheur plus grand… Quel rêve longtemps caressé! Du premier jour, maman!.. Robert à elle! Robert, son mari! Que de fois elle avait pleuré! Comme, à cette heure, elle bénissait la vie!

– Constance, Constance, calme-toi.

– Eh! le puis-je, maman!

Madame de Maubryan s'effraya d'une telle explosion. Avec la superbe injustice des mères, elle trouvait tout simple que Robert s'éprît de Constance, moins simple que Constance s'éprît de Robert… avant d'en avoir demandé la permission. Elle s'avouait sa propre imprudence, se querellait, s'accusait en son for intérieur. Du mieux qu'elle put, elle calma l'effervescence de sa fille; puis, croyant le feu aux poudres, sans prévenir personne, elle courut à Karenthal. La baronne devait être, la première, instruite de l'événement. Elle la pria de sonder le cœur de Robert: il importait de couper court à une intimité compromettante pour le repos de sa fille, si Robert ne songeait pas à l'épouser. Moins affolée, ou mieux fixée à l'endroit de Léonie, elle eût différé une démarche où, quoi qu'il advienne, la dignité de Constance se trouvait engagée. La baronne sourit, au fond, de la naïveté de madame de Maubryan. Cette amourette l'amusait. Et que Robert était sournois! Ne lui rien confier d'une idylle dont ils se fussent divertis ensemble! Car il était parfaitement naturel que Robert fît la cour à Constance. Par exemple, il serait fort absurde qu'il l'épousât. Le rôle des jeunes hommes de son âge consistait à traverser toutes les flammes en salamandres. Léonie garda pour elle ses réflexions philosophiques et se tira d'affaire à l'aide des roueries de la femme du monde. Robert s'ennuyait avant l'invention de Saint-Gaël; puisque Saint-Gaël le distrayait, les portes lui en resteraient ouvertes. Tant pis pour la garnison.

– Vous ne m'étonnez qu'à moitié, chère madame, dit-elle. Il m'avait semblé remarquer… Ainsi, mademoiselle votre fille?..

– A perdu la tête, chère madame, littéralement perdu.

– A ce point! Voyez-vous ce Robert!.. Oui, oui, ce serait un joli couple. Seulement Robert est bien jeune.

– Beaucoup trop jeune. Constance aussi.

– N'est-ce pas?

– Il faudrait attendre.

– Voilà, nous attendrons, chère amie. D'autant que sa volonté fixe est de se créer un nom dans les arts. Cela prendra du temps. Moi, je l'en aurais dissuadé: a-t-il besoin de travail, étant mon unique héritier? Maintenant, je dois vous avertir en toute franchise: hors son ambition, ses autres projets me sont lettre close. Personnellement, je vous remercie de votre communication et ne m'opposerai jamais à une alliance où les qualités et la gentillesse d'une des parties compensent certains avantages auxquels l'autre est en droit de prétendre.

Madame de Maubryan se sentit blessée de l'allusion à la médiocrité de leur fortune; mais, en l'honneur de sa fille et par prudence maternelle, son salut d'adieu fut d'une cordialité charmante. Elle regagna Saint-Gaël, l'esprit calmé, pleine d'espoir, convaincue que tout marchait à merveille.

Ce qui marchait bien mieux, c'était la barque où filaient Robert et les Maubryan. L'entrain, la gaieté de ceux-ci dissipèrent vite la mélancolie de celui-là. Les aveux de Constance ne lui apparaissaient plus que dans une brume confuse. Il se demandait même s'il ne s'était pas mépris au sens de ses regards. La mer était belle, la journée fut délicieuse. La pêche finie, on hissa la voile, et les vagues chantèrent de nouveau contre les flancs de la barque poussée par la brise. Edmond dormait à l'avant, Albin fumait, accroupi sur les paniers grouillants. Gaspard, accoté au mât, jetait par instants un ordre bref à Robert, qui tenait le gouvernail. Gaspard était le capitaine du canot. A bord, ses frères lui devaient l'obéissance passive, car nul ne connaissait mieux ce coin de l'Océan. De fait, les plus rudes pécheurs le traitaient presque en confrère. A deux cents mètres du récif de la Corne, Albin montra une barque s'engageant dans les aiguilles de granit qui font des parages de ce récif un endroit redouté.

– C'est Jean-Marie Auvray, dit-il.

– L'imbécile! grommela Gaspard.

– Pourquoi? interrogea Robert.

– Parce que, à gauche de la Corne, on passe; à droite, on casse.

Robert tourna la tête: la barque de Jean-Marie sautait au remous des brisants. Il mit le cap sur la Corne. Gaspard poussa un cri:

– Robert!.. mais, sacredieu! que faites-vous? Nous allons droit aux brisants.

– Puisqu'il y a un homme en danger de mort.

– Vous pouvez dire un homme perdu.

– Il remplit un vœu.

– Moi, je réponds de la vie de mes frères et de la vôtre. Albin, bas la voile! Edmond, aux rames!

La manœuvre s'exécuta en un clin d'œil. Robert ne sourcillait pas. Il pointait toujours sur Jean-Marie. Gaspard s'empara du gouvernail et changea la direction. Encore une minute, ils entraient dans le gouffre.

Il y était, Jean-Marie, tout près d'eux, mais de l'autre côté de la Corne, entre les pointes d'aiguille mettant sur la couleur verte de l'eau leurs taches grises, tranquilles, où guettait la mort. Un craquement, un bouillonnement d'écume, et les quatre jeunes gens ne virent plus rien. L'embarcation d'Auvray venait de couler à pic.

– Pauvre, pauvre Renotte! balbutia Robert.

Soudain, à portée du bras, entre les vagues, il aperçut une masse noire qui passait. Se pencher, la saisir, tirer à lui fut l'affaire d'une seconde.

– Lâchez! commanda Gaspard. Nous chavirons.

L'équilibre s'était en effet rompu sous le double poids de la masse inerte où se cramponnait Robert. Une nappe d'eau ruissela le long des parois intérieures.

– Mais lâchez donc! hurla de nouveau Gaspard.

Robert, les doigts crispés à sa proie, les muscles tendus, tourna lentement la tête et dit:

– Je ne veux pas.

La brise avait fraîchi, l'Océan devenait tumultueux, un paquet de mer s'engouffra dans la barque.

– Et d'un. Au second, bonsoir! fit placidement Edmond, une des rames quittée, pour désigner l'énorme montagne d'eau qui les allait prendre par le travers.

Albin et Gaspard finirent par où ils auraient dû commencer: ils se précipitèrent à l'aide de Robert. Au moment où Jean-Marie fut déposé au pied du mât, la montagne, au lieu de l'engloutir, soulevait la barque et, comme un fétu de paille, l'emportait loin de la Corne, avec elle.

– La théorie du centre de gravité, observa Edmond.

Le fils de Renotte avait une large entaille au front, la poitrine et les jambes labourées par les roches. Somme toute, avaries médiocres. D'énergiques frictions, quelques gorgées d'eau-de-vie le ranimèrent. L'entrain général reparut, à mesure qu'on s'éloignait de cette Corne du diable où cinq existences venaient de se jouer. Albin frappa sur l'épaule d'Auvray.

– Mon brave, regardez monsieur. Vous lui devez de fameuses actions de grâces.

Le regard alourdi du marin croisa celui de Robert et s'abaissa tout à coup, comme dans un éblouissement. Puis, essayant de se soulever, s'appuyant des coudes aux cordages par terre, de nouveau il entr'ouvrit les paupières. La stupeur de Guilmette, le jour où le jeune homme lui ramenait l'aïeule, il l'éprouvait à son tour, mais sans aucun sentiment d'effroi. Gaspard le prit à partie:

– Vous n'avez pas le sens commun. Est-ce qu'un marin va où vous êtes allé? C'est tenter Dieu. Nous avons failli nous noyer en votre honneur. Si vous trouvez cela drôle!.. Moi, je vous aurais carrément planté là.

Le pêcheur ne semblait pas entendre. Sur son visage tanné flottait le vague du songe, tandis que ses bons yeux ronds, fixés sur Robert, se remplissaient de larmes. Robert, gêné devant lui comme il l'avait été devant Guilmette, se joignit à Gaspard, au moins pour les reproches:

– M. de Maubryan a raison, Jean-Marie. S'il vous était arrivé malheur…

– J'étais sûr de ne rien risquer.

– Vous couriez à votre perte et vous saviez y courir.

– Non, non!

Les Maubryan éclatèrent de rire. Très amusant, ce pêcheur, avec ses tranquilles convictions. Sans eux, il ferait, pour le moment, une assez vilaine grimace dans l'eau. Un pur hasard les avait conduits du côté de la Corne. Leur intervention était toute fortuite. Et ce gaillard, en train de rendre l'âme cinq minutes plus tôt, déclarait…

Robert, moins disposé qu'eux à la gaieté, interrogea doucement:

– Pourquoi donc étiez-vous sûr de ne rien risquer?

– J'avais fait une neuvaine à sainte Anne pour la supplier de m'indiquer la place où je rencontrerais le petit comte Hugues. J'ai rêvé cette nuit qu'elle me commandait d'aller aux aiguilles de la Corne: j'y suis allé.

Tous ceux qui se trouvaient là connaissaient le vœu de Renotte, tous croyaient en Dieu, ils inclinèrent le front. A leur grande surprise, au milieu du silence provoqué par ses paroles, Jean-Marie, d'un ton bref, posa cette question à Robert:

– Monsieur, de quel pays êtes-vous?

– Ma foi, répondit mélancoliquement le jeune homme, je serais bien en peine de le dire. Je ne connais pas plus mon pays que mon père.

Auvray eut un haut-le-corps. Ses yeux s'arrondissaient davantage, un tremblement agitait ses membres et on l'entendit marmotter: «Sainte Anne! sainte Anne!» Le front des Maubryan s'était rembruni. Quelle histoire contait là Robert? Une boutade, sans doute, mais d'un goût détestable en tout cas.

– Vous avez tort, mon ami, dit Albin. On ne rit pas des choses sérieuses, et plaisanter…

– Je ne plaisante en aucune façon. Je n'ai le droit de me réclamer de personne.

– Pas même de votre mère?

Robert hésita, une rougeur intense empourpra ses joues, car il allait, selon lui, mentir. Les autres attendaient sa réponse. A voix basse, il répondit:

– Pas même de ma mère.

Les trois frères se sentirent les coudes. Un enfant trouvé, leur commensal, leur camarade, leur intime! Pourquoi cette longue supercherie? Se fussent-ils commis avec un individu pareil? Il n'appartenait à aucune caste, il venait on ne sait d'où. La société – leur société – n'avait pas de place pour de telles gens. Cerveaux frustes aux idées étroites, ils voyaient un abîme entre eux et Robert, une souillure par Robert sur eux. De très bonne foi, ils se croyaient contaminés au voisinage. Jean-Marie examinait encore, toujours, dans un besoin de se convaincre. La fièvre le dévorait. Des questions se pressaient sur ses lèvres:

 

– Ah! si j'osais, monsieur… Où vous a-t-on élevé?

– Je ne me rappelle pas ma première enfance. J'ai dû naître près de la mer.

– Près de la mer!

– Il me semble. Ce que je me rappelle exactement, en revanche, c'est mon existence, tout petit, chez des paysans du Vivarais. Un homme de grand cœur eut pitié de moi, me tira de leurs griffes, se mit à m'aimer comme il aimait son fils et sa fille. Aussi, quand il est mort…

La voix de Robert s'altéra. Le souvenir de cette heure lointaine le brûlait encore chaque fois qu'il l'évoquait. Une larme coula sur la joue hâlée du pécheur.

– Alors, reprit le jeune homme, je suis venu à Paris: un professeur de musique m'a pris en amitié, m'a présenté à madame de Randières, et madame de Randières a bien voulu s'intéresser à moi. Voilà toute mon histoire; vous voyez, elle n'a rien de palpitant.

Il la disait, avec l'arrière-pensée de prévenir des soupçons outrageants pour la baronne. Mais sa sollicitude n'était plus de saison, les Maubryan gardèrent une attitude raide et digne. Tout oreilles, Jean-Marie ne soufflait mot; il écoutait encore, quand l'autre s'était tu. Lorsqu'on débarqua, Robert vit qu'Auvray titubait sur ses jambes.

– Le sang perdu, sans doute, dit-il à Gaspard. Nous ne pouvons le laisser là.

– Si je ne craignais que notre retard inquiétât ma mère…

– Eh bien! je vais l'accompagner chez lui; vous m'excuserez à Saint-Gaël.

– Certainement, certainement! firent en chœur les trois frères, qui détalèrent avec un effarouchement pudique.

Robert et Jean-Marie prirent le chemin de la chaumière où, dernièrement, l'aveugle recevait si mal le protégé de Léonie. A peine le reçut-elle mieux cette fois. Pour que le rude visage se détendît, il fallut que Guilmette énumérât toutes les blessures de son père, affaibli par la marche ou l'émotion au point d'être incapable de prononcer une parole, expliquât comme il avait failli mourir, puisqu'on le ramenait ainsi, sans la barque, les vêtements encore humides. Les yeux de Jean-Marie allaient de la miniature à Robert, de Robert à l'image de sainte Anne d'Auray, et ces mots passaient dans un souffle: «sainte Anne! sainte Anne!» Robert se disposant à partir, Auvray fit un signe; le jeune homme revint sur ses pas.

– Que désirez-vous, mon ami?

Renotte grommelait déjà et cherchait à s'interposer, lorsqu'elle s'arrêta, pétrifiée. Jean-Marie venait de répondre:

– Je voudrais tant vous revoir!

Quoi! l'hôte de Karenthal? Son fils voulait revoir cet homme tenant, on ne savait par quels liens, à leur plus cruelle ennemie? Il songeait à l'accueillir dans leur maison, lui qu'elle en écartait chaque fois de toutes ses forces! Qu'est-ce que cela signifiait? Ses yeux sans vie roulaient dans leurs orbites. Jean-Marie répéta:

– Monsieur, je voudrais vous revoir.

– Demain, sans faute, je vous promets.

Quand Robert fut dehors, un vertige le prit. Où tendait cet enchaînement de faits bizarres? A quel drame le hasard le mêlait-il coup sur coup, et, pour y jouer un rôle, qu'était-il donc? qu'était-il enfin? Les signes de croix de Guilmette à leur première entrevue, puis ses regards à la dérobée; l'attitude de Jean-Marie deux heures plus tôt, puis sa demande de le revoir; cette insistance… Sous son crâne, un monde d'idées se croisaient, se mêlaient, lui jetaient une angoisse poignante. Oui, qu'était-il enfin? L'abandonné, l'enfant trouvé, dont le visage faisait frémir deux de ses semblables, dont le père et la mère vivaient sans se laisser connaître – quoique l'une l'eût repris sous son toit, quoique l'autre, au dire de Legouet, l'eût aimé jadis – cet être-là, qu'était-il? qu'était-il? Sur la lande, parmi les bruyères où jouait la brise, il s'attardait, rêveur opiniâtre, arrêté devant le mystère de sa vie, l'énigme de son berceau.

Il s'assit, n'en pouvant plus. Les insectes, autour de lui, chantaient en paix leur complainte. La nuit tranquille venait. Un calme religieux envahissait tout, hors son cerveau en tumulte. Là s'arrêtait l'universel repos. C'était un bourdonnement confus d'espoirs et d'incertitudes, le choc perpétuel des invraisemblances et des réalités. Puisque sa mère était la baronne de Randières et puisque les amis des Kercoëth la haïssaient – oh! de quelle haine incurable! – lui qu'ils savaient son hôte, son protégé, presque son fils, pourquoi, sauf Renotte, l'enveloppaient-ils d'une sorte de tendresse? Quel visage aimé leur rappelait son visage? celui du petit Hughes? mais Hughes était mort depuis longtemps. Serait-ce alors?.. La fièvre le brûlait davantage à mesure qu'il s'enfonçait en ses muettes investigations. Il craignait de se laisser aller sur une pente trop séduisante. Cependant avait-il le droit de s'arrêter, parce qu'il entrevoyait dans le lointain l'irradiation d'un point lumineux qui l'éblouissait? Hélas! depuis toujours il marchait parmi les ténèbres. Il tenta de reprendre le passé, le jour où se noyait la folle, le soir où le marquis de Kercoëth le remerciait. C'était un soir très sombre. Il ne distinguait pas le visage. Serait-ce celui-là? Ses pensées se coordonnèrent. Une à une, il reconstituait des scènes récentes: d'abord la première fois, la terreur de madame de Randières, une phrase de la duchesse de Serples: «Vous éveillez en moi de si vieux souvenirs!» – l'ahurissement de Legouet, Guilmette, Jean-Marie… Ah! oui, oui, oui, son père? eh bien, il le connaissait à présent; son père, c'était le marquis de Kercoëth. Si madame de Randières le cachait, à des centaines de lieues, presque dans une tombe, c'est qu'elle était encore mariée à l'époque de sa naissance. Si elle redoutait aujourd'hui l'intervention du père, c'est qu'un autre fils peut consoler d'un fils mort. Toute l'histoire contée par Legouet se précisait. Il était l'enfant de ces deux créatures, l'une aperçue un jour, pour toujours peut-être, l'autre aimée déjà, parce qu'elle l'avait porté dans ses entrailles. Il venait d'eux et ne pouvait venir d'ailleurs; c'était leur sang qui coulait en ses veines. Une ressemblance égarait Guilmette et Jean-Marie. C'était bien le fils du marquis de Kercoëth qu'ils revoyaient, mais ce n'était pas le pauvre petit Hughes. Il dormait, son frère, au fond des vagues mauvaises, et Renotte, avec ses accusations, était stupide, puisque madame de Randières était sa mère!..

A Karenthal, Robert trouva sens dessus dessous le salon d'ordinaire si correct de tenue; mademoiselle de Gauleins et la baronne donnaient les marques de la plus vive agitation, il y avait dans l'air une odeur de poudre. De fait, madame de Maubryan venait de passer par là, comme sur un champ de bataille, et les hostilités se terminaient à peine. Elle était arrivée, haut le front, droit à Léonie:

– M. Robert est-il rentré?

– Pas encore, chère madame.

– Tant mieux, madame.

– Tiens! nous supprimons le «chère»? interrogea la baronne avec une pointe d'ironie.

– Nous supprimerons bien autre chose, s'il vous plaît.

– Mais ce qu'il vous plaira… madame.

– D'abord, et avant tout, ma communication de ce matin.

– Ah! oui, l'amour de mademoiselle de Maubryan?

– Hein? fit la vieille tante.

– C'est-à-dire l'amour de M. Robert, riposta la châtelaine de Saint-Gaël.

– Permettez! rectifia Léonie. Si Robert aime votre fille, je n'en sais rien; mais je sais par vous que votre fille adore Robert.

Madame de Maubryan toussa. Le coup de boutoir l'étranglait. Quelle maladresse, sa visite du matin! Aussi pouvait-on deviner ce que venaient d'apprendre Gaspard, Edmond et Albin?

– Alors, répliqua-t-elle, vous saurez de plus ceci: ma fille appartient à une famille honorable, ma fille n'est pas faite pour un… anonyme.

– Qu'est-ce que c'est qu'un anonyme? demanda mademoiselle de Gauleins.

Léonie fronça les sourcils. Elle s'était amusée de la brusque invasion inexpliquée de cette femme commandant et décommandant les gendres comme un sleeping car; mais voici qu'on mettait en avant plus que la personnalité de Robert, son état civil; toute envie de rire passa, surtout lorsque madame de Maubryan eut donné à mademoiselle de Gauleins des détails précis. Or, elle y appuyait, l'excellente dame, faisait un agréable mélange d'abus de confiance et d'escroquerie morale, entassait, comme une montagne de forfaits, les visites quotidiennes, les tête-à-tête dans les recoins mystérieux, les sentimentalités cachant d'abominables perfidies. Constance était si candide! On avait résolu de la prendre dans un piège! C'était odieux, infâme…