Za darmo

Yvonne

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Je n'ai pas vu, répondit simplement Robert.

Le vent commençait à souffler. Gaspard prophétisait juste: la tempête était proche. Les nuages, d'abord immobiles, se cherchaient dans le ciel, et peu à peu, descendus ensemble sur la mer, sur les plaines, sur le silencieux horizon, cachant là-haut ce qu'il pouvait rester d'azur, bâtissaient une coupole sombre, lourde, qui semblait se rétrécir à mesure, manger l'espace et vouloir emprisonner la terre. Léonie eut un geste nerveux, elle étouffait.

– Ces messieurs vous ont donné rendez-vous demain à Karenthal?

– Oui, pour m'emmener avec eux. J'aurais eu mauvaise grâce à refuser. Si pourtant, madame, cela vous contrarie…

– Oh! du tout. Je veux qu'ils vous fassent rire à votre tour. Leur société vous distraira.

– Je vous prierai d'observer que je n'ai pas besoin d'eux.

– Allons donc! vous vous ennuyez.

– Moi?

– Certainement. Je l'ai vu. Vous mourez d'envie de retourner à Paris.

– Non, je vous assure. Il y a bien mes études, mais j'ai le temps. Il y a aussi ce pauvre Willmann; mais, en vérité, puisque Gaston est à la Riveraine… Vous l'avouerai-je? je suis si bien en Bretagne! J'y éprouve un sentiment si étrange, si doux, né d'une sorte de filiation…

– Quelle idée! fit Léonie, de plus en plus nerveuse.

– Elle est toute simple. Ce pays s'adapte merveilleusement à mes goûts et à mon caractère. Nous sommes pétris du même limon. Comme il serait prétentieux de croire qu'il procède de moi, il est plus vraisemblable d'admettre que je procède de lui. Les affinités naturelles ne s'improvisent pas. Elles sont, par une force supérieure à nous. Ainsi d'autres trouveraient cette lande lugubre; je la trouve superbe.

Il montrait le tapis de bruyères que la vitesse de la marche déroulait et faisait fuir. Léonie n'écoutait plus. Ses regards interrogeaient autour d'elle, sous le dôme abaissé des nuages, à travers l'enveloppement des choses, l'horizon circonscrit:

– Je ne me reconnais pas, où sommes-nous?

– Dans la grande lande de l'État. Sans les nuages, vous apercevriez devant nous Kercoëth.

– Hein?

– Nous allons passer à ses pieds.

– Aux pieds de la falaise rompue?

– Edmond et Albin de Maubryan l'expliquaient tout à l'heure à haute voix.

Et elle n'y prenait point garde, ce nom ne la frappait point! On la conduisait sur une pareille route, elle que son souvenir seul!.. Un coup de tonnerre la fit tressauter.

– Robert, qu'on arrête! je vous en prie! Qu'on retourne à Saint-Gaël!

– Ce ne serait pas raisonnable. Nous sommes beaucoup plus près de Karenthal.

– Oh! mon Dieu! mon Dieu!

– Vous avez peur, madame?

Si elle avait peur!.. Eh! non, après tout, non; elle ne voulait pas avoir peur. Mais venir justement passer là, contre cet horrible endroit!.. Les éclairs se succédaient, zébrant de feu les nuées noires pendues aux falaises en de longs voiles de crêpe déchirés. Le vent du large poussa contre eux une pluie serrée, froide, furieuse, des vagues de pluie, comme si la mer voisine, qui rugissait, montant à l'assaut des roches impassibles, leur jetait sa houle au visage. Léonie frissonnait. Ses yeux, fixes, s'enfonçaient au coin de la falaise, où la tempête semait des trombes. Les chevaux, fouettés par l'ondée, aveuglés par l'éclair, allaient un train de vertige qu'aidait la rapidité de la pente.

A un brusque détour du chemin, une forme humaine apparut.

C'était, au milieu de la chaussée, tenant vaillamment tête à la rafale, une grande paysanne, droite et ferme, efflanquée comme un spectre. Elle marchait, tâtonnant la route de son bâton. Léonie poussa un cri, le cocher héla de tous ses poumons, dans le vacarme des éléments et des choses. Au lieu de se garer, la paysanne se tourna lentement vers l'équipage qui l'allait broyer. Le visage décharné, les pupilles éteintes, l'aveugle tâtonnait toujours de son bâton, cherchant un des talus pour refuge. Soit qu'elle ne crût pas le danger si proche, soit que la pluie et le vent la gênassent, ses mouvements s'exécutaient avec calme. Les chevaux, lancés à toute vitesse, la touchaient déjà. Impossible de les arrêter court. Le timon l'atteignit en pleine poitrine et l'envoya rouler quelques pas plus loin. Trois ou quatre tours de roue, la voiture lui passait sur le corps. En un clin d'œil, Robert se trouva suspendu aux naseaux des bêtes qu'il rejeta de côté violemment et fit stopper de force. Puis il courut à la femme étendue par terre.

Léonie était restée sans voix. Un tremblement l'agitait, en ses yeux se lisait de l'effroi. Elle ne pouvait les détourner de l'aveugle immobile. Celle-ci n'était pas évanouie, mais ses forces l'avaient abandonnée. Une des jambes, frôlée par les roues, laissait couler un sang clair; à mesure, l'eau du ciel balayait ce sang. Les orbites, aux paupières rouges, s'ouvraient, larges, dans le vide, quêtant sans doute un introuvable rayon de lumière.

– Essayez de marcher, dit Robert, en la mettant debout.

L'aveugle vacilla. Elle allait retomber.

– Appuyez-vous sur moi, je vais vous aider à monter dans la voiture.

Elle poussa un soupir et se laissa faire. Plus elle approchait, soutenue par son guide, plus Léonie se pelotonnait sur elle-même, s'enfonçant dans son coin, voulant reculer, reculer encore, doutant s'il ne valait pas mieux se jeter à terre et fuir.

– Prenez-la près de vous, lui dit Robert. Elle est blessée. Rien de grave, j'espère. Nous la soignerons au château, où il est indispensable de rentrer le plus vite possible, car vous êtes ruisselante de pluie. Moi, je monte sur le siège.

Léonie balbutia plutôt qu'elle ne répondit:

– Comme il vous plaira.

Le son de cette voix secoua si profondément l'aveugle que Robert crut à une défaillance. Il la souleva dans ses bras et la mit à côté de la baronne. En un bond, il était à son nouveau poste; la voiture repartit. Le chemin devenait difficile, plein de pierres cassées. Il se retourna, pour savoir si l'aveugle ne souffrait pas des cahots. Ce qu'il vit le stupéfia: la capote relevée rapprochait les deux femmes. Léonie avait une rigidité de statue. On ne la devinait vivante qu'au claquement des dents. Et sa compagne la cherchait, avec une expression farouche où saillait le ravage des traits. Elle la cherchait, palpant la robe, touchant la poitrine, gagnant le visage, les doigts sûrs, comme si les yeux éteints se fussent rallumés au bout de ces doigts. Des exclamations gutturales grondaient. Il y devinait d'âpres reproches, des menaces, mais le sens exact lui en échappait. C'était du bas breton. Le cliquetis des mots augmenta. Les gestes se mêlèrent aux paroles en malédictions tragiques. L'aveugle se leva toute droite, rejeta la capote derrière elle et continua ses invectives, tandis qu'à l'aide de son bâton, au risque de se rompre les os, elle fouillait, voulant le marchepied, pour descendre.

Robert arracha les brides des mains du cocher, scia la bouche des chevaux, dont les jarrets ployèrent, sauta sur la route et eut le temps juste d'amortir la chute.

– Elle allait se tuer, fit-il.

– Si bon lui semble! riposta Léonie. Prenez les guides, dépêchons-nous, ramenez-moi. Le cocher reconduira cette femme chez elle.

– Ramenez madame la baronne, commanda Robert. C'est moi qui me chargerai de cette femme.

Le cocher n'en demandait pas davantage. Il toucha les chevaux et l'attelage fut bientôt hors de vue.

Robert, sous l'impression de cette scène, se trouvait passablement désorienté. Qu'y avait-il entre ces deux créatures? A moins que celle-ci n'eût perdu la raison? A peine ce coin de Bretagne connaissait-il madame de Randières, elle n'y venait plus depuis des années. L'aveugle était à moitié couchée sur le talus. Des soupirs de colère lui gonflaient encore la poitrine. Il s'informa doucement:

– Vous êtes-vous fait mal de nouveau?

– Non.

– Vous pouviez être écrasée.

– Elle l'espérait bien.

Et, ressaisie par sa fureur, la paysanne se dressa, les deux poings tendus dans la direction où s'éloignait l'équipage, faisant de grands gestes désolés. Robert s'embrouillait de plus en plus. Elle ne perdait la raison qu'à l'égard de Léonie.

– Prenez mon bras, dit-il.

– Non.

– Pourquoi?

– Rien de Karenthal. Je préfère crever là.

Cette fois, c'était précis, elle nommait Karenthal.

Sans l'écouter, il enlaça la taille maigre, l'entraînant, la portant presque.

– Laissez-moi!

– Ainsi, blessée, sous la pluie?

– Qu'est ce que ça me fait?

– Ça me fait beaucoup, à moi. Dieu commande d'aimer son prochain comme soi-même et si mon prochain m'abandonnait dans l'état où vous êtes… Aussi quelle idée d'avoir peur de venir chez madame de Randières! On vous y eût très bien soignée.

– Elle, sans doute, n'est-ce pas?

– D'abord, et moi par-dessus le marché.

L'aveugle haussa les épaules. Décidément rien à tirer d'elle; c'était une obstination de vieille, quelque rancune ancienne, avivée par l'accident et la rencontre.

– Voyons, reprit Robert, vous allez me dire où vous demeurez.

– Vous le savez de reste, observa-t-elle brutalement.

– Je vous affirme que non, et, comme je suis loin d'être sorcier, j'aimerais mieux un renseignement que votre colère.

– Où sommes-nous?

– En face du château de Kercoëth. Habitez-vous le village?

– En dehors, sous le château, une chaumière.

– Celle, peut-être, qui est toute seule, vers la plage?

– Oui.

Elle ne résistait plus, s'aidant, au contraire, afin d'abréger le chemin. Au bout de quelques minutes, elle dit:

– Que faites-vous à Karenthal?

– J'y suis avec madame de Randières, à cause de la santé de mademoiselle de Gauleins.

L'aveugle s'arrêta, le palpa, prononça des mots inintelligibles, avec un ricanement mauvais, puis retomba dans un silence farouche, jusqu'à la porte de sa maison.

 

Le logis était propre et confortablement meublé. De hauts landiers de cuivre brillaient dans l'âtre où dansaient des flammes sous le chaudron, plein d'une épaisse bouillie de blé noir. Un flambeau bénit, de cire jaune, brûlait entre une miniature représentant un homme fort élégant, mais à la figure un peu brouillée par le temps, et la traditionnelle image de sainte Anne d'Auray. Devant l'image, une jeune fille était prosternée, qui se leva au bruit de la porte.

– Déjà, grand'mère? Puis, apercevant l'inconnu: Vous avez eu besoin qu'on vous reconduisît? Je pensais que vous attendriez dans l'église la fin de l'orage. Si j'avais su, je serais allée à votre rencontre. Mais vous êtes transie, mon Dieu! Entrez vite.

– Que faisais-tu, Guilmette? interrogea l'aïeule.

– Je priais pour le père. L'Océan est mauvais sur les récifs.

– C'est par des temps pareils, prononça l'aveugle, que les morts se lèvent de leur couche d'algues.

Robert, fatigué d'un patois auquel il n'entendait rien, mit Guilmette au courant de l'accident et s'offrit pour les soins à donner. Tandis qu'il parlait, la jeune fille l'examinait, les yeux démesurément agrandis, stupéfaite. Elle se signa, comme en face d'un fantôme. Mais il fallait s'occuper de la blessée; elle s'y employa du mieux que le lui permit son trouble. Robert vint à son aide. Il avait porté l'aveugle sur le lit, où elle ne tarda pas à s'endormir d'un sommeil lourd. Les regards de Guilmette l'enveloppaient et le gênaient. A qui cette petite en avait-elle?

Cependant, Guilmette reprenait de l'assurance. Évidemment, ce fantôme n'en était pas un. Elle répondit même à ses observations. Bien qu'elle ne parlât point un français aussi correct que celui de l'aïeule, elle était suffisamment claire et, de son côté, comprenait tout. Elle sortit d'un bahut des vêtements d'homme, les offrit à leur hôte, qui refusa, et fit monter, plus pétillantes, les flammes de l'âtre pour qu'il pût au moins se réchauffer. L'orage, dans le lointain, grondait toujours. Les clameurs de l'Océan se mêlaient aux derniers coups de tonnerre, plainte énorme apaisant quelque gigantesque convulsion de la nature. Et Robert considérait, à côté de l'image de sainte Anne, le portrait près duquel priait tout à l'heure Guilmette.

– C'est le marquis Alain, dit-elle en éteignant le flambeau bénit, le frère de lait de mon père. Il n'habite plus Kercoëth.

– C'est du marquis de Kercoëth que vous parlez?

– De notre maître, oui, monsieur.

– Alors, demanda vivement Robert, vous savez où il est depuis son départ d'Alfort?

Le désir de revoir la folle, la belle et malheureuse créature sauvée un jour par lui, de nouveau le mordait au cœur. Oh! si cette enfant voulait dire… Mais elle remuait la tête, en signe de refus ou d'ignorance. Elle ajouta seulement, à cause de la contrariété peinte sur le visage de l'interlocuteur:

– Grand'mère vous renseignerait mieux que moi. M. Alain lui écrit.

Robert s'approcha de l'aveugle. Elle était immobile, la respiration courte, en proie, sans doute, à des rêves tourmentants.

– Elle dort, dit-il. Je n'ai pas le courage de la réveiller. Je reviendrai.

– Pour rien, peut-être. Elle ne vous connaît pas. Elle ne répond qu'aux gens dont elle est sûre.

– M. de Kercoëth se cache donc?

– A quel propos se cacherait-il? riposta fièrement Guilmette.

– Je suis allé bien des fois au château, les serviteurs m'ont accueilli poliment, mais on ne m'a jamais permis d'entrer. Aussi puis-je supposer…

– M. de Kercoëth ne se cache pas, n'ayant fait de mal à personne. Il évite le monde, voilà tout, depuis le malheur qui l'a frappé, qui nous a frappés en même temps.

– Son enfant noyé, n'est-ce pas?

– Le petit comte Hugues.

– Pourquoi ce malheur vous a-t-il frappés, vous autres?

– Après le petit comte Hugues, l'Océan a pris mon grand-père et mes sept oncles. De la famille, grand'mère, mon père et moi, nous restons seuls, pas pour longtemps, je pense. Nous y passerons à notre tour. M. Alain a beau défendre, nous irons jusqu'au bout du vœu, le vœu de grand'mère: retrouver le corps du petit comte. Grand-père et mes sept oncles sont morts en le cherchant. Par bonheur l'Océan les a rendus: ils reposent en terre sainte. Il y a encore mon père et moi. Et, désignant le lit où gisait l'aïeule: Elle est trop vieille, maintenant. Et puis, elle a eu à pleurer pour M. Alain, qu'elle a nourri, pour tous les autres; tant de larmes lui ont mangé les yeux. Ce n'est pas fini, puisqu'il y a encore le père et moi.

– Vous? presque une enfant!

– D'abord, je suis très forte; ensuite, je vais à l'Océan surtout quand le temps est beau. Mais, si le père doit mourir aussi, j'irai par tous les temps. Un vœu est un vœu. Il faut peut-être la vie de toute notre famille pour racheter le bonheur de Kercoëth.

– Comment s'appelle votre père?

– Jean-Marie Auvray.

– C'est pour lui que vous priiez, lorsque nous sommes arrivés?

– Pour grand'mère surtout, afin que la sainte Vierge ne la laisse pas porter au cimetière après ses huit fils et sa petite-fille, sans l'avoir consolée en bénissant le vœu.

Ces paroles s'imprégnaient d'une foi si naïve, d'une telle simplicité d'héroïsme que Robert en était profondément ému. Tout à coup on frappa du dehors, et Legouet exhiba sur le seuil une mine ravagée. L'excellent Legouet perdait de son impassibilité ordinaire. Voir Robert en un pareil lieu lui dérangeait les esprits.

– Madame la baronne est très inquiète. Aussi par ce temps de chien! Une voiture fermée vous attend sur la route, venez, madame la baronne désire que vous veniez tout de suite.

Il tenait à la main un panier et l'alla poser sur une table.

– Qu'est-ce que cela? demanda Guilmette.

– Du vin et du cognac pour Renotte.

– Remportez! Grand'mère refusera, vous le savez. Kercoëth donne ce qu'il faut, quand il faut quelque chose. Nous appartenons à Kercoëth, nous!

Legouet présentait ses doigts engourdis aux flammes du foyer, n'ayant pas l'air d'entendre.

– Allons-nous-en, monsieur Robert.

– Remportez! commanda violemment Guilmette.

– Non, ma foi. J'ai le poignet fatigué. Tu donneras à un pauvre. En route, monsieur.

Robert alla de nouveau regarder celle qui dormait. Le sommeil était calme. La figure, détendue par le repos, se revêtait d'une expression de douceur profonde. Seuls, les rides du front et des joues, le bleuissement des paupières sous les yeux à jamais morts indiquaient une souffrance familière et quotidienne. Il s'inclina devant Guilmette:

– A demain, mademoiselle, pour avoir des nouvelles de votre grand'mère.

Guilmette, à travers les vitres, suivit la silhouette gracieuse, peu à peu effacée… Il paraissait être bon: comment alors habitait-il Karenthal?

Les chevaux partis:

– Vous avez de singulières idées, dit Legouet. Vous ne me répondez pas?.. A quoi pensez-vous?

– Au dévouement qu'inspirent les Kercoëth.

– La vieille chanson de Renotte. Si vous prenez ses histoires au pied de la lettre!.. Elle divague souvent.

Robert allait objecter que Renotte n'avait pas desserré les dents; la scène de la victoria, ce qu'il apprenait de Guilmette, surtout ce nom des Kercoëth joint aux incidents de l'après-midi le mirent sur ses gardes. Sachant Legouet bavard, il trouva bon de le laisser bavarder. L'autre ne s'en fit pas faute.

– Oui, elle divague. Elle aimait tant le marquis! Plus que ses propres fils, monsieur. Ces Auvray étaient de rudes hommes, de braves garçons, dévoués à leur mère, jusqu'à la mort; mais ils n'avaient pas les grâces enjôleuses de M. Alain, et Renotte était fière de voir ce beau gentilhomme rester pour elle le petit caressant d'autrefois. Elle les lui a sacrifiés. Elle les aimait pourtant. Seulement, elle aimait mieux M. de Kercoëth. Et, je vous prie de le croire, elle n'aime ni ne hait à moitié. C'est la passion en chair et en os. Quand le malheur a frappé le marquis, elle s'en serait prise au monde entier. Que la catastrophe soit l'effet du hasard, elle ne l'admet pas. Elle suppose un crime. Elle déclare qu'on a jeté le comte Hugues dans la mer, du haut de la falaise rompue, ce qui est faux.

– Qu'est-ce qui le prouve?

– La façon d'agir de M. Alain. Il a été le premier à défendre la personne que Renotte accusait.

– Renotte a sans doute ses motifs. Vous connaissez son vœu? J'en voulais demander la date, vous êtes arrivé, je la lui demanderai demain. Les moindres détails de ce drame m'intéressent.

La figure de Legouet prit l'agréable teinte de l'émeraude. Il ouvrait déjà la bouche pour dissuader Robert; une réflexion lui vint: mieux valait le satisfaire. Les curiosités risquent, si on les endigue, d'enlever tout obstacle et de causer nombre de dégâts; tandis qu'avec un grain de diplomatie…

– Bah! dit-il, vous n'aurez pas besoin de vous déranger. Ce… drame, je peux vous le conter aussi bien que Renotte.

– Soit! J'écoute.

VI

L'intendant plongea la main dans les mèches grises de ses cheveux et toussa deux ou trois fois avant de donner un libre cours à son éloquence. Élevé sans doute ailleurs qu'à l'école du divin Racine, il ne se fit pas scrupule de remonter au déluge et même plus haut.

A l'entendre, le marquis de Kercoëth, dans sa jeunesse, était un homme incomparable: intelligence de premier ordre, grâce de premier choix. Aussi chiffra-t-il ses conquêtes par un total bientôt digne de celui de don Juan. Parmi le tas, il y eut des passions partagées. La famille fermait volontiers les yeux, attendu le va-et-vient de ces sentiments où la mairie et l'église demeuraient étrangères. Le père, d'ailleurs, au déclin de l'âge, comptait prémunir à temps sa race contre l'éventualité d'une extinction. Son autorité faisait loi. Un beau jour, il décréta le mariage d'Alain avec sa cousine Yvonne de Kercoëth, héritière de la branche cadette. Une alliance aussi naturelle reconstituerait en un seul faisceau l'antique et riche patrimoine. Alain n'eut garde d'élever une objection, mais il se fit accorder du répit. Sa cousine lui était presque inconnue, et il se trouvait au mieux de certaine liaison déjà vieille de trois années. Une habile temporisation lui parut le parti le plus sage. Elle finirait bien par lasser l'adversaire, tout en laissant au fiancé récalcitrant le bénéfice des déférences platoniques.

Par malencontre, le hasard rompit ses calculs et les événements tournèrent à leur guise. Il avait vu sa cousine autrefois, dans un lointain très vague où il la traitait en petite sœur; de la petite sœur était sortie une ineffable créature, au maintien sérieux et fier, à la taille ravissante, aux formes sculptées dans le marbre. Il s'éprit d'elle, éperdument. Non, certes, il n'avait jamais aimé, jamais, ni celle-ci ni celle-là, ni – l'oublieux – la toute-puissante encensée hier. La vie de son cœur datait de sa nouvelle rencontre avec Yvonne. Il l'adorait. Et, pour le coup, l'adoration était véritable. Mais la liaison? Une Calypso sur la conscience est un poids. Il devait, au surplus, tant de reconnaissance!.. Aussi, pressé par son père, inventait-il encore des prétextes dilatoires, au supplice de ses mensonges.

Les jeunes filles ont parfois des clairvoyances que les vieilles gens feraient bien de leur prendre. Yvonne devina et fut désespérée. En outre, elle surprit un jour une femme de leur monde serrant de trop près le cousin. A dire vrai, celui-ci résistait; Yvonne n'en annonça pas moins son immédiate entrée au couvent.

Il y eut dans Kercoëth et aux alentours un vacarme indescriptible. Le pays s'émut. Quoi! un obstacle séparait ces deux êtres, tout entiers l'un à l'autre? On fut vite édifié: l'obstacle était une personne considérable de la région, mariée à un jaloux brutal, capable de la tuer s'il découvrait la trahison. Et les racontars de marcher leur train. Oh! ma chère! Ah! ma chère!.. Les yeux du mari laissaient certainement à désirer, mais ses oreilles étaient excellentes. L'incroyable disposition des bruits à se propager en province alarma la maîtresse d'Alain, qui le conjura de se marier, afin d'y couper court. Il ne se le fit point dire deux fois et c'est ainsi qu'Yvonne fut sauvée du couvent.

En se donnant le ciel, Alain se gardait quand même un enfer, car l'autre n'abdiqua aucun droit. Elle avait prétendu mettre l'amant sous pavillon neutre et faciliter par là les moyens de contrebande. Elle s'aperçut que le pavillon était de guerre et que l'hypocrite Alain s'y drapait à outrance. Dès lors éclata une lutte sourde. Comme le destin a toujours l'air de se moquer des gens, quelques mois après les justes noces, deux incidents survinrent qui, avec plus de hâte, les auraient sans nul doute empêchées: le vieux marquis de Kercoëth mourut, suivi de près par l'époux de l'abandonnée. Toutes les craintes de celle-ci s'envolèrent en compagnie de l'âme irascible du défunt. Elle put se livrer à ses fureurs, qui doublèrent lorsque naquit le fils d'Yvonne. C'était un vrai bijou. Dès l'âge de trois ans, on vit qu'il serait beau de l'héréditaire beauté des Kercoëth. Au rebours de ce qui se passe souvent, l'orgueil maternel accrut la tendresse conjugale. Alain était plus que l'idole, il était le père. Yvonne n'entendait pas qu'on touchât à son bien et, sentant les menées de la rivale vaincue, se chassa du cœur tout ce qu'elle y gardait encore de secrète pitié. Peut-être eût-elle dû se souvenir que, veuve à temps, la vaincue serait aujourd'hui la victorieuse, sinon par reconnaissance d'amour, au moins par scrupule d'honneur. La jalousie transforma l'ange en bourreau. Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre: son mari n'avait d'yeux que pour elle; seulement, il avait aussi des airs de compassion qui l'exaspéraient. Elle afficha son bonheur, le promena sur les grands chemins, dans les châteaux, le donna tant qu'elle put en spectacle, pour que l'autre fût dévorée de rage. La rage opéra en conscience. Mais, tout abandonnée qu'on pût être, on espérait quand même. Trois années de fièvre ne s'effacent pas ainsi. Des genoux usés sur un tapis ne peuvent qu'y retomber. Une occasion, et… L'occasion ne demande jamais mieux que de naître. Les hautes falaises furent témoins d'un rendez-vous, auquel le marquis n'avait pu se dérober.

 

Ils étaient là, face à face, elle, altière et vindicative, lui passablement ennuyé. Elle remua toutes ses foudres: rien! Elle passa aux moyens tragiques: larmes, pâmoisons, se traîna, folle, à ses pieds: rien! Soudain un rire insultant vint la fouetter au visage. Yvonne, tenant par la main le petit Hugues, se dressait devant eux.

La vue de la misérable, pantelante, désespérée, au lieu de l'attendrir, avivait sa haine. Ah! ce n'était pas fini? la comédie se jouait toujours? Après le premier adultère, le second, le mari mort ne gênant plus; elle, grâce à Dieu, vivait, et se défendrait, défendrait son foyer, son bonheur, sa vie. Elle n'était plus la résignée, jadis prête à prendre le voile, elle avait pour elle la triple puissance d'un honneur intact, d'un amour pur et de sa maternité.

Yvonne souffrait en parlant. C'était l'explosion longtemps contenue, l'enjeu suprême dans une heure décisive. Cette rivale encore aux pieds d'Alain, ce torse superbe encore secoué de sanglots, et qui peu à peu se relevait, puis lentement tout ce beau corps debout, les larmes mangées par la honte, laissant aux yeux la transparence d'un voile où s'accentuait l'éclat fulgurant du regard, est-ce que tout cela n'allait pas vaincre à son tour et foudroyer le bon droit?

Lui ne songeait qu'aux souffrances de son Yvonne. Il aurait voulu la saisir dans ses bras; l'emporter loin, bien loin, l'arracher à cette scène odieuse. Déjà il l'enlaçait.

– Faites! cria la maîtresse. Mais prenez garde, madame! Vous ne le connaissez pas comme je le connais à présent. Les douleurs auxquelles il m'a condamnée seront tôt ou tard votre partage. Prenez garde! prenez garde!

– Je n'ai pas peur, répliqua Yvonne. De tous mes talismans, voici le meilleur.

Ses doigts se posèrent avec orgueil sur les boucles dorées de l'enfant.

– Votre fils? Dieu vous l'ôtera. Je le maudis, votre fils; je vous maudis, vous!

– Ah! je vous le défends! cria Kercoëth, en Breton superstitieux. Elle est la pureté, il est l'innocence. Je vous défends de les maudire.

La veuve eut un haussement d'épaules et disparut le long des falaises. Elle fit mieux, elle disparut du pays. On n'entendit plus parler d'elle, et Alain reprit bientôt sa sérénité, troublée par les invocations sacrilèges.

Le petit comte Hugues devenait adorable. Les paysans, les marins le saluaient comme l'héritier du maître; puis, raffolant de sa grâce, l'embrassaient comme leur propre enfant. Il tournait presque à la légende. Ceux qui l'apercevaient en partant pour la pêche étaient sûrs de ramener leurs bateaux pleins. Ceux qui s'en allaient dans les pâturages, s'ils le voyaient passer, trouvaient la journée moins longue. Et, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, il entendait les mouettes claquer leurs ailes lourdes au-dessus de son front, comme pour lui faire signe de les suivre vers les lointains perdus dans les brumes. Car il avait une passion pour l'Océan. Son plus grand plaisir était d'aller pêcher dans les flaques d'eau que laissait derrière elle la marée descendante. Sa gouvernante, vieille fille de quarante-cinq ans, l'accompagnait. Or, par une forte marée de juillet, la gouvernante rencontra sur la plage des bohémiennes qui lui proposèrent la bonne aventure. C'est à peu près la seule façon qu'aient les vieilles filles de se marier. «Vous épouserez un brun, riche, beau…» Sous-entendu: «Parce que vous êtes blonde, pauvre et laide.» La science des contrastes. Le poison était doux, la gouvernante en but à longues gorgées. Hugues, ne se sentant plus surveillé, courut vers les creux des falaises chercher des crabes dans le remous des vagues.

Les vagues, paraît-il, roulèrent cette poupée rose et l'emportèrent.

Ce fut une journée terrible. En un instant, le pays fut sur pied. Le désespoir des Kercoëth était indicible. Une fourmilière humaine fit la côte toute noire. On battit un à un les recoins des falaises, on plongea dans les entonnoirs profonds, pleins même à marée basse. Peines inutiles. Très avant dans la nuit, on était encore là; les fils Auvray avaient pris la mer et parcouraient les moindres anfractuosités du rivage, on attendait leur retour. Ils rentrèrent découragés. Peu à peu la foule se dispersa; il ne resta plus sur la plage que les huit fils Auvray autour de leur mère, tandis qu'Yvonne, suivie d'Alain et d'Annick, marchait, marchait, sans une parole. Sous la lune blafarde, elle épiait les roches, elle scrutait le sable; le sable n'avait pas gardé la trace de son enfant, les roches ne lui avaient même pas gardé son corps.

Au point du jour, les Auvray poussèrent une exclamation: c'était, à l'horizon, la voile du père. Il revenait des récifs explorés au large. Yvonne entendit et courut jusqu'au pied de la falaise rompue, débarcadère habituel d'Auvray. En voyant le hardi marin, au lieu de sauter vivement à terre, descendre avec une lenteur embarrassée, elle se mit à trembler de tout son corps. Kercoëth l'étreignit contre sa poitrine, des sanglots qu'il pouvait à peine contenir lui déchiraient la gorge. En cet homme gisait leur dernier espoir. Et quel espoir! un cadavre fait et rejeté par l'Océan. Derrière eux, Annick, Renotte, ses huit gars solides demeuraient immobiles, transis de peur.

Là-bas, dans un évasement des roches, accompagnée d'un serviteur, une femme regardait.

Auvray s'avança d'un pas lourd. Entre ses hautes épaules, la tête ployait vers le sable, immobilisée, dans la pose de toute la longue quête nocturne. A peine osa-t-il la relever en présence du marquis et d'Yvonne. Un rude marin pourtant, aux attendrissements difficiles. Enfin, il se mit à genoux devant Yvonne, comme pour lui demander pardon, et, d'une voix rauque:

– Voilà, dit-il.

C'étaient, trouvés sur le récif de la Corne, à deux lieues au large, le chapeau et le tablier du petit comte Hugues. Yvonne prit les épaves et y enfouit son visage. Tous pleuraient, tant la douleur muette de cette mère était navrante.

Alors, la femme, là-bas, sortit de son observatoire. Elle surgissait de nouveau, la rivale jadis bravée; elle surgissait, ivre encore de haine, les yeux secs devant un pareil deuil, s'en faisant un triomphe.

– Au fond de l'Océan, votre talisman, s'écria-t-elle. Je vous avais prévenue que Dieu vous l'ôterait. L'Océan ne vous le rendra pas.

– Vous voulez donc l'achever! gronda Kercoëth.

Il se tourna, glacé d'effroi, vers Yvonne. Yvonne riait, d'un rire heurté, métallique, intarissable. Il la saisit, la secoua, l'appela: