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Matin et soir, Robert passait prendre des nouvelles de madame de Randières. Elle le recevait dans son boudoir ou sa chambre à coucher, et multipliait les grâces afin de le garder le plus possible. Mais, sur-le-champ, il retournait au travail. Willmann s'ébahissait de tant de zèle. Pas une sortie hors des heures de cours et une promenade à cheval au saut du lit. Ce qui confondait encore plus l'entendement du violoncelliste, c'était le refus de suivre madame de Randières dans le monde. Quand elle était seule chez elle, le soir, il allait faire un peu de musique ou causer. Il lui témoignait une déférence filiale, sans parvenir toutefois à tempérer sa froideur, qu'il n'abandonnait vraiment que le dimanche, à l'arrivée de Gaston. Par contre, il rayonnait alors. Léonie, au courant de leur intimité, tâcha de se concilier ce tout-puissant ami. Elle y déploya d'autant plus d'ardeur qu'elle devinait une hostilité sourde. Bientôt elle le consulta, d'un air de confidence, chaque fois qu'elle surprenait chez Robert un redoublement de mélancolie.

– Est-ce donc là le fond de sa nature?

– Non, madame. Il est souvent rêveur, mais très expansif, très en dehors. A la Riveraine, il était le boute-en-train par excellence, joyeux, tendre.

Elle soupirait. Ni tendre ni joyeux à présent. Cependant, Legouet contait les scènes d'allégresse émue quand le dimanche ramenait Laffont et que tous deux tombaient dans les bras l'un de l'autre. Ainsi l'exubérance, la fougue affectueuse n'étaient mortes que pour elle. Une fois, elle dit à Gaston:

– Le croyez-vous heureux?

– Je n'en sais rien, madame.

– Moi qui fais tout mon possible!

– Trop tard, apparemment.

– Trop tard?.. Que voulez-vous dire?

– Son cœur, plus que son corps, a souffert aux Mérilles. Les coups passent, les meurtrissures restent.

Un sanglot serra la gorge de Léonie, dont les lèvres tremblèrent.

– Chacun son tour! songea l'impitoyable Gaston, qui sortit presque de l'allure d'un justicier.

Robert l'attendait dans la cour. On attelait un phaéton. Elle se mit à la croisée pour l'apercevoir. Peut-être avait-il plus de gaieté loin d'elle? Mais non, il causait à peine avec Gaston et Legouet. Un seul moment, il s'anima. Son regard lançait des éclairs. Puis ils sautèrent en voiture. Elle fit monter l'intendant.

– Vous avez remarqué sa tristesse, Legouet?

– Il y a trois jours qu'elle dure, madame la baronne. A quelques mots prononcés devant moi, j'en devine les raisons… Une femme, une malade, paraît-il. Tous les matins, il allait s'informer d'elle, à cheval, évidemment aux environs de Paris et, depuis trois jours, il ignore ce qu'elle est devenue.

– Quel groom l'accompagne dans ses promenades?

– Aucun. Seulement, une fois il m'a parlé d'Alfort.

– Legouet, sachez quelles personnes demeurent par là.

En descendant l'escalier, l'intendant ruminait l'ordre. Rien de plus facile que l'exécution; mais elle ressemblerait terriblement à de l'espionnage. Or, il était bien loisible «au petit» d'avoir ses secrets, peut-être. Ne faut-il point que jeunesse se passe? Un combat se livrait en Legouet entre ses habitudes d'obéissance et ses prédilections. La victoire resta «au petit».

Robert se doutait peu de ces complaisances secrètes. De plus en plus il s'acharnait au travail, ayant même proscrit l'excursion du matin. A peine eut-il le temps de remarquer une absence de la baronne, partie en juin pour la mer. Il est vrai que l'absence fut de courte durée: il manquait à madame de Randières. Elle s'était si bien laissé prendre à son charme, il s'était si bien implanté dans sa vie qu'il lui devenait indispensable. Elle redoutait de trouver au retour le pavillon vide. Sans cesse elle parlait de lui, désireuse de l'imposer à son monde, volontairement aveugle aux sourires équivoques, sourde aux perfides allusions, certaine de dominer la situation un jour ou l'autre, comme il lui arrivait si souvent naguère.

Une alliée lui vint du côté où elle l'aurait le moins cherchée, redoutable à de certains égards, précieuse à beaucoup d'autres, la vieille duchesse de Serples. Une existence immaculée, ses alliances, sa parenté, – elle tenait à toute l'ancienne aristocratie de Bretagne, – son influence, qu'eût amplement justifiée un tact incomparable joint à une excessive délicatesse d'esprit, constituaient pour Robert autant de garanties de succès. Léonie fut radieuse de lui conquérir ce patronage. Elle avait dépeint ses embarras de veuve sans enfant, presque sans famille, car sa tante de Gauleins, une seconde mère, plus qu'octogénaire, entêtée de province, refusait de venir à Paris et jouait à la fermière sur les terres de Karenthal. Il fallait être mademoiselle de Gauleins pour trouver du bonheur dans l'administration de landes, de bruyères et de friches. Elle, au bout d'un mois, y serait morte d'ennui.

– Vrai, ma petite? observait la duchesse. Moi qui croyais, au contraire, que Karenthal… Je vous y ai connue fort gaie, quand j'étais à Kercoëth, chez mon neveu, avant leurs malheurs.

Toujours est-il que madame de Serples, séduite par la jeunesse et la beauté de Robert et ce déjà vu qui la remuait profondément, abonda dans les idées de la baronne, la félicita d'une adoption que Dieu récompenserait sans doute, et fit taire les mauvaises langues prêtes à la calomnie.

Cependant Robert marchait droit son chemin, trop vite, à dire vrai. Ses examens en Sorbonne, ses prix au Conservatoire, une mélodie publiée avec succès flattaient, à des titres divers, la vanité de la baronne et celle de Willmann; mais sa santé paya les triomphes. Un cercle de bistre assombrit ses yeux, une pâleur d'anémie alanguit son visage. En outre, le départ de Gaston pour la Riveraine le laissait dans un désarroi de cœur contre lequel les forces physiques ne réagissaient plus. Willmann, la baronne et Legouet y épuisèrent leur sollicitude. L'atmosphère de Paris lui semblait étouffante. C'était là-bas qu'il eût souhaité d'aller, là-bas, avec Gaston, près de Blanche, sous le toit où s'était abritée son enfance, vers le sol où M. Laffont reposait. Madame de Randières résolut de l'emmener à Évian. Le médecin conseillait le grand air et les distractions; la duchesse de Serples écrivait, des bords du lac, que le malade les y trouverait à foison. Par malencontre, quelques jours avant le départ, une dépêche de mademoiselle de Gauleins manda sa nièce à Karenthal. L'octogénaire, se croyant mourante, se disait déjà morte. L'hésitation n'était pas permise; Léonie hésita pourtant. Aller en Bretagne? En Bretagne, d'où elle fuyait un soir avec horreur, où, depuis, elle n'osait plus remettre les pieds! Non, surtout à présent, Robert dans sa vie…

On a bientôt fait de se créer d'insurmontables obstacles que la réalité se charge d'aplanir. Dans le cas de madame de Randières, la simple réflexion suffit. Mademoiselle de Gauleins l'avait élevée, entourée d'un dévouement sans bornes, sacrifiant à son éducation jusqu'aux dernières parcelles d'une fortune modeste. Notez qu'elle s'en était bien trouvée plus tard: le baron mort, on la laissait maîtresse absolue à Karenthal; mais, sans elle, eût-on jamais épousé M. de Randières et ses millions? N'était-elle pas, d'ailleurs, le plus probe et le plus intelligent des régisseurs? Sa manie d'exploitation agricole et industrielle confinait au génie; depuis qu'elle s'occupait des intérêts de sa nièce, les revenus étaient doublés. Donc, reconnaissance pour le passé, reconnaissance dans le présent. Elle était malade, elle appelait, il fallait partir… Et Robert?.. Robert à Karenthal, jamais! Léonie décida de s'en aller seule en Bretagne, tandis qu'il gagnerait Évian sous l'escorte de Legouet.

En apprenant à son jeune maître ce plan nouveau, l'intendant poussait des soupirs à fendre les rocs. Mademoiselle de Gauleins hors de service, plus de direction pour Karenthal. Karenthal avait besoin de Legouet, une terre de huit cents hectares, avec des pâturages immenses où s'élevaient des troupeaux de bêtes, avec ses carrières d'ardoise, ses pierres de taille, ses minerais de fer, toute une exploitation qu'on ne pouvait ainsi négliger sans compromettre la fortune de madame de Randières. Et madame la baronne l'envoyait à Évian, madame la baronne incapable de donner une quittance, bonne à se laisser piller comme en un bois.

– Est-ce à cause de moi qu'elle ne vous emmène pas? demanda Robert.

– Elle suppose que vous préférerez la belle société à la solitude. C'est pourtant un fier pays, la Bretagne, rude, sauvage, je sais bien, qu'est-ce que cela prouve? Votre pavillon ici est plus triste que notre château, d'où l'on entend gronder la mer. L'Océan vaut bien le lac de Genève. Vous ne vous ennuieriez pas.

– J'en suis sûr, mon brave Legouet.

– Alors, monsieur… si vous me permettez un conseil… demandez à madame la baronne de la suivre. Elle refusera d'abord, pour vous être agréable; mais, en insistant…

– Elle acceptera pour faire plaisir à l'excellent Legouet, qui s'en ira régenter pierres, minerais et carrières. Ai-je compris?

– Je crois, en effet, qu'il y a un peu de cela, répondit l'intendant, ravi du succès de sa démarche.

La demande de Robert atterra Léonie. Elle ne sut pas cacher son émotion. Quelle fantaisie le prenait? C'était un caprice bizarre… elle ne pouvait l'emmener à Karenthal, il n'y fallait point songer. Telle était son agitation, et même l'âpreté de ses mots, que Robert se crut coupable d'une indiscrétion grave. Pour la première fois qu'il descendait à une prière, vraiment il était mal inspiré. Sa mine témoigna de sa déconvenue. Léonie aussitôt masqua le refus péremptoire sous un entassement de motifs frivoles où les distractions recommandées par le médecin occupèrent le premier rang. Legouet devinait donc juste: elle ne résistait que pour lui être agréable? Sur ce terrain, la lutte redevint possible, la lutte sous forme d'insistance câline, destinée à mettre aux mains du vieil intendant les rênes convoitées de Karenthal. Madame de Randières était toute troublée. Robert enjôleur, Robert caressant! Il lui vint des bouffées d'espoir, mais une crainte la saisissait aussi, celle de ne plus pouvoir rien refuser, quand il demanderait de la sorte. Comme il la tenait par ses moindres fibres! Jusqu'à la faire consentir à un voyage où, par lui, elle courrait de sûrs dangers. Car elle consentait enfin, soit qu'elle voulût répondre à ses premières avances, soit qu'elle craignît l'éveil des soupçons.

 

Le soir même, on partit pour Karenthal.

Mademoiselle de Gauleins s'exagérait son état. La vie ne faisait pas mine, le moins du monde, de la quitter; seulement ses jambes s'étaient paralysées et, pour elle, ses jambes, c'était sa vie. Léonie regretta la promptitude mise à s'alarmer et s'installa d'assez méchante humeur. Elle aurait été désolée que sa tante fût morte, elle ne l'était pas moins de son déplacement inutile. Nous marions ainsi en nous les sentiments les plus contradictoires. Toutefois elle reçut la récompense de sa bonne action, car des jours de grande intimité suivirent. Elle se faisait l'ombre de Robert, épiait son visage, contrôlait ses sorties, le voulait constamment avec elle, donnant pour prétexte que le spleen à Karenthal la tuerait sans lui. Accaparement jaloux, mêlé de tendresse et d'inquiétude. Il subit patiemment cette tyrannie, quoiqu'il la trouvât pesante. Ses nerfs en étaient agacés. Aussi, malgré le rapprochement de toutes les heures qui, en d'autres circonstances, eût tressé peut-être un lien solide entre ces deux âmes, gardait-il, sous ses déférences et ses attentions, le même fond de froideur réservée. Elle s'était opposée à ce que Legouet fît venir les chevaux de Paris. En vain l'intendant formulait-il une protestation timide en faveur de la distraction favorite de Robert.

– Il courrait le pays. Non, répondait-elle sèchement.

Legouet se rattrapa sur les produits locaux, dont il peupla les écuries. Robert le déclara la perle des hommes et, dès le lendemain, enfourcha une horreur de petit rouan qui prit, à travers la campagne, le galop d'une grande personne.

Ah! la joyeuse échappée! L'air frais fouettait le sang. Des odeurs balsamiques montaient au cerveau. Un sourd et profond murmure, porté par le vent, caressait l'oreille. On eût dit d'un orchestre gigantesque accompagnant en sourdine l'hymne des bruyères sous les frissons de la rosée. Robert humait à pleins poumons les senteurs venues de là-bas, devant lui, de l'Océan invisible encore. Au galop éperdu de sa bête, il allait, le cœur attiré, plongeant dans la nature, comme si, délivré d'un long esclavage, il reprenait possession de lui-même et de ce sol dont les aspects mélancoliques le jetaient en des extases semblables à des rêves lointains. Et n'était-ce pas le rêve de ses premières années, le seul ineffaçable souvenir qui le poursuivît durant ses gardes solitaires sur les montagnes du Vivarais, cette nappe d'azur, sans limites, confondue avec le ciel, et soudain découverte à l'horizon? L'empoignement de son immensité, il l'éprouvait jadis en face d'un spectacle pareil. Ce rythme des flots, ces sauts prodigieux et ces engouffrements d'écume, il les retrouvait dans le balancement de sa mémoire, dans le balancement de ses anciens sommeils. Il arrêta son cheval. Les nuages plaquaient des ombres sur la mer et la faisaient triste. La compagne rendue était à l'unisson de sa vie. Naïvement, il lui en sut gré. Que pleurait-elle ainsi, d'une plainte éternelle? Et lui, que pleurait-il de sa petite enfance dont il ne restait pas plus de traces que sur le sable, après les marées?

Vers la gauche, défiant les vagues, une pointe de terre surplombait, village à demi noyé dans la brume, grimpant le long des rocs, couronné d'une grosse masse noire encadrée de verdure. Ce coin de côte devait avoir tenté les peintres, car il le connaissait, il l'avait déjà vu, certainement. En dépit du brouillard, il en reconstituait les détails, lorsque le soleil troua le rideau. Les nuées lentes montèrent, dégageant la falaise, planèrent encore un instant comme un vol de mouettes, avant de gagner le large, et peu à peu se fondirent. Une pluie d'or inonda l'imposante silhouette d'un vieux château gothique dominant le village, au sommet du rocher. Il regardait: un manteau de lierre couvrait les flancs du manoir, qui perdait, sous l'irradiation céleste, ses apparences de colosse morose. Au pied, l'Océan cadençait le jeu des vagues. La joie succédait à la tristesse, dans la lumière succédant à la brume. Ainsi la Riveraine remplaçait les Mérilles, puis ce bonheur intime, les angoisses récentes.

Robert regagna Karenthal au pas. Une sorte de torpeur l'envahissait, un invincible besoin de silence et de solitude. En descendant de cheval, au lieu d'aller saluer la baronne et mademoiselle de Gauleins, il s'enfuit dans le parc, pour jouir en paix de ses sensations nouvelles. Le ciel découpait à travers les feuilles des ogives de clarté douce et pâle. Le temps marcha sans qu'il s'en aperçût. Il aurait souhaité que sa solitude ne fût point violée, qu'il pût vivre ainsi, sans vivre, extasié, presque inconscient. Un froissement de branches le rejeta dans le réel: madame de Randières venait à lui. Pour n'être pas importuné, il abaissa les paupières et feignit de dormir. Il la devinait debout, arrêtée, l'observant. Bientôt un souffle courut dans ses cheveux, sur son front. Il fit un mouvement, ouvrit les yeux, elle s'éloignait d'une allure hâtive.

Cette femme, s'il était jadis pour elle un objet de haine, maintenant, à coup sûr, il était sa plus grande, son unique tendresse. L'en récompensait-il assez mal! Ce baiser maternel, donné en fraude, lui pesa comme un reproche. Depuis six mois, elle ne se démentait point, toujours bonne, toujours affectueuse; lui, s'estimant la victime d'un devoir filial, le remplissait en bourreau. Certes, il y avait inégalité dans le départ des rôles. Il était coupable et se promit de ne plus l'être.

Sa résolution prise, il se dirigea vers le château. Léonie, qu'il trouva en chemin, le salua de la tête, sans une allusion à la rencontre d'où elle venait d'emporter un rayon de joie.

– Je suis en retard, n'est-ce pas? La faute en est à ce pays qui m'ensorcelle.

– Et vous endort, répliqua-t-elle en souriant.

– Croyez-vous? J'ai peur d'avoir été un ingrat, parce que j'étais un incrédule. Mais la foi me gagne.

Elle murmura:

– Dieu bon! c'est vous qui me pardonnez. Puis, avec une brusquerie de femme inquiète: Vos paroles disent-elles bien tout ce qu'elles semblent dire? Il ne faut pas me donner une espérance que vous tromperiez ensuite. C'est si doux et j'ai tant besoin de croire! Robert, j'ai fait de vous mon bien le plus précieux. Si quelqu'un vous arrachait à moi, j'en mourrais.

– Qui peut essayer?

– Le sais-je! dit-elle, affolée. Qui?.. votre père…

– Mon père!

Navrée et confuse d'un emportement qu'elle n'avait pu dompter, elle se voila le visage. Il frémissait. Le mot de Léonie bourdonnait à ses oreilles. Son père! Il n'était donc pas orphelin? Il existait donc quelqu'un au monde de qui le sang coulait en ses veines, avec celui de l'étrange créature penchée sur lui, et qui pouvait le prendre à madame de Randières? Oh! si elle voulait s'expliquer enfin! Mais de quel droit la questionner et la faire rougir?

– Quoi qu'il arrive, dit-il, mes sentiments ne changeront pas.

Ils allèrent, bras dessus bras dessous, rejoindre mademoiselle de Gauleins, occupée avec Legouet. Robert fit compliment du petit rouan de la matinée, ce qui charma l'éleveur émérite qu'était la vieille fille et l'empêcha de voir les sourcils subitement froncés de sa nièce. En vérité, c'était bien la peine de consigner les chevaux à Paris, s'il s'en trouvait à Karenthal!

– De quel côté vous êtes-vous promené? interrogea mademoiselle de Gauleins.

– Du côté de la mer, vers le sud. Il y a là un village très pittoresque et un château superbe au sommet.

– Kercoëth.

– Kercoëth! cria Robert.

Il revoyait la marquise, la folle, courant à la Seine. C'était là-bas, sur ces roches, que l'enfant noyé… Pauvre, pauvre folle!

Cependant Léonie avait changé de couleur, Legouet promenait des regards humides de sa maîtresse à son maître, tandis que mademoiselle de Gauleins expliquait comment la grande lande, domaine de l'État, séparait seule les terres de Karenthal de celles de Kercoëth, que le pays était splendide, que la mer y était particulièrement belle, quoiqu'on n'aimât point à la regarder de la terrasse du château, depuis le terrible accident…

– Assez, ma tante! interrompit Léonie. Je vous en supplie, assez! Ne parlez pas de Kercoëth, Kercoëth porte malheur.

Elle se tourna vers Robert, maintenant si loin, en proie à une songerie opiniâtre, et lui rappelant ses derniers mots dans le parc:

– Vous avez dit: «Quoi qu'il arrive!» fit-elle avec angoisse.

Il prit sa main et y posa les lèvres:

– Oui, quoi qu'il arrive!

V

L'air de Bretagne opérait à miracle sur Robert. La sève de jeunesse, ralentie sous le poids de chagrins trop lourds, puis d'un travail immodéré, bouillonnait en ses veines, le jetant aux exercices violents et dangereux. Il y déployait une vigueur extraordinaire pour sa frêle apparence. Léonie s'inquiéta. Legouet reçut l'ordre de veiller avec soin. Modérer tant d'ardeur n'était pas chose facile. Legouet professait, du reste, sur la liberté due aux jeunes gens des opinions diamétralement opposées à celles de madame de Randières. En principe, il estimait que les femmes n'y entendent rien et qu'elles ont tort de se mêler de ce qui n'est point leur affaire. Appréciation plus juste que respectueuse. D'une théorie orthodoxe en présence de la baronne, loin d'elle il se dédommageait par la pratique. S'il évita de contrecarrer d'une manière trop ouverte des désirs nettement formulés, il s'arrangea de façon que Robert pût se livrer à toute la fantaisie de ses goûts. L'autre naviguait par les temps les plus abominables, domptait les étalons du haras de Karenthal, faisait un métier à se rompre vingt fois les reins. Legouet ne bronchait pas, quoiqu'il fût interloqué de tant de hardiesse. Il mâchonnait entre ses dents que bon chien chasse de race, car c'était la pensée à laquelle il revenait toujours, obstiné en ses admirations: sang de premier choix dans un corps d'aristocrate. Astreignez de pareilles créatures à la prudence du commun! Il évoquait les temps de sa virilité, l'époque où un être comme Robert le stupéfiait de ses vertigineuses audaces. Sous l'impression de ce souvenir, un jour, témoin d'un vrai coup de folie, il s'écria:

– Tout son père!

En un clin d'œil, il fut harponné, secoué, sommé de s'expliquer. Lui pestait en son for: langue maudite, incorrigible bavard! Il cherchait un biais.

– Pas d'échappatoires, commanda Robert. Parlez, je le veux.

– Vous ne le voudrez plus, si vous réfléchissez… Un bon serviteur ne trahit pas ses maîtres.

– Me croyez-vous capable d'abuser de votre confiance?

– Moi, vous faire cette injure, monsieur!

– Alors?

– C'est que… en vérité… Voyez-vous, on ne nous avertit pas, nous autres… Nous faisons des suppositions, mais nul n'est infaillible. Je me suis déjà trompé dans ma vie. Enfin, je vous le jure, je ne possède aucun secret.

– Vous venez de vous écrier…

– Un mot involontaire…

– Jailli du cœur.

– Oh! des lèvres, tout au plus.

– Vous me mentez, Legouet. C'est très mal, vous me mentez.

– Je vous?.. Mais non, mais non. Je suis une vieille bête, voilà la vérité. On se figure des choses… on rapproche des dates… Qu'est-ce que cela prouve? La curiosité n'est pourtant pas mon défaut. Mais il y a des ressemblances si étonnantes! Et vous ressemblez tellement à une personne…

– Laquelle?

– Vous avez si bien le talent de vous faire aimer de tous, comme elle!.. Alors, alors… de conjectures en conjectures… Mais je ne sais rien.

– Mon bon Legouet!

– Puisque je vous le dis.

– Mon brave Legouet!

– Laissez-moi. Vous m'embrouillez l'esprit. Je vous répète, je ne sais rien. Si madame la baronne a des secrets, je mange son pain, mon devoir est d'être aveugle et muet. Vous commettriez une mauvaise action en essayant de violenter ma conscience.

– C'est juste, répondit mélancoliquement Robert. Moi aussi, je mange son pain; je devrais me taire et ne jamais fouiller autour de mon berceau. Qui me blâmera pourtant de chercher d'où je viens, ne fût-ce que pour aimer à mon tour cette… personne aimée de tous?

Devant un tel cri, Legouet n'était pas de complexion à demeurer impassible. Malgré ses belles résolutions:

– Un gentilhomme! dit-il.

 

Et son torse, après s'être redressé, s'inclina de nouveau dans un hiérarchique salut de cérémonie.

– Le rang, peu m'importe; le nom, je ne le demande plus. Parlez-moi de lui. Quel homme est-il?

Le vieillard se découvrit et, d'une voix qu'assourdissait l'émotion:

– Entre tous, le plus noble et le plus dévoué. L'honneur même.

Un éclair d'orgueil traversa les pupilles bleues. Mais elles s'assombrirent aussitôt.

– Vous devez vous tromper, mon bon Legouet; s'il était ce que vous le dépeignez, je l'aurais connu.

Ils traversaient les vastes pâturages où mademoiselle de Gauleins avait établi un haras. Libres entre des barrières roulantes, les chevaux, en groupe, saluaient de ruades leur passage. D'habitude, Robert empoignait la crinière du premier venu, lui sautait sur le dos et, malgré les révoltes, sans selle, sans bride, sans éperons, à la force du genou, l'enlevait brusquement et, les fossés franchis, les obstacles vaincus, le ramenait, docile, au point de départ. Cette fois, les hennissements, pareils à des bravades, le laissèrent indifférent. Ses amertumes remontaient. Legouet n'y tint plus:

– Monsieur Robert!.. mon cher monsieur Robert!

Lui continuait de marcher, l'âme en dehors du présent.

– Il ne faut pas vous affliger. Voit-on le fond des choses? La vie est rude, surtout pour le grand monde qui a son quant-à-soi. Où les petites gens se tirent d'affaire, les autres sombrent souvent. Tenez, je n'ai peut-être pas le sens commun, j'en mettrais pourtant ma tête au feu: jamais venue d'enfant n'a donné plus de joies que la vôtre.

Robert aurait pu répondre que ces joies s'étaient traduites par un singulier déploiement de haine; il rentra chez lui sans desserrer les lèvres. Il pensait aux paroles échappées à la baronne sur son père, les rapprochait de celles de Legouet, voulait s'interdire ce travail douloureux et, néanmoins, se laissait envahir par l'ardente curiosité. Si son père était honoré, vénéré de tous, pourquoi madame de Randières redoutait-elle son intervention? A bien comprendre Legouet, il ne pouvait se faire connaître, mais il avait eu des entrailles paternelles. Peut-être se rappelait-il, peut-être souffrait-il?.. Robert en tressaillait jusqu'aux moelles. Le sentiment qui l'agenouillait jadis devant M. Laffont ployait à cette heure ses genoux devant l'apparition impalpable et réelle. Il la plaçait sous l'auréole des vertus de M. Laffont. Puis les doutes l'agitaient de nouveau. Ce modèle des perfections humaines, ce père idéal n'existait qu'en ses songes. Les Mérilles, avec leurs misères, en étaient la meilleure preuve. Eh! non, les Mérilles ne prouvaient rien. Le couple Benoît trompait ses parents. Madame de Randières avait eu des rages quand l'ami Gaston contait les tribulations du pâtre. Au reste, se souvenait-il de ces temps pénibles? Un peu encore, comme les chairs gardent la sourde morsure d'un membre coupé. En ce moment, des trésors d'indulgence et de tendresse l'emplissaient. Il était résolu à ne plus rien chercher. De quel droit l'eût-il fait?

Seulement, il lui en coûta de se tenir parole. Son ordinaire concentration d'esprit s'accentua. Léonie, aux aguets, crut qu'il s'ennuyait de leur solitude. Elle profita d'un voisinage – celui des Maubryan – pour en rompre la monotonie. Les Maubryan, installés près de Karenthal depuis quelques années, à Saint-Gaël, s'étaient discrètement préoccupés de mademoiselle de Gauleins à l'époque où celle-ci se réputait morte. Chaque jour ils envoyaient prendre de ses nouvelles; ils étaient même venus sans qu'on pût les recevoir. Tant de sollicitude valait bien une visite, et la visite créerait sans doute des ressources. Bonne noblesse angevine, position de fortune médiocre, mais honorable: rien de plus naturel que de lier connaissance.

Un après-midi, elle fit atteler une victoria et partit avec Robert pour Saint-Gaël.

La journée était chaude, le temps orageux, les chevaux manifestaient des velléités d'impatience. On arriva pourtant sans encombre et l'on tomba dans une cour qui ne visait en rien aux effets d'une cour d'honneur. Des trois fils de la maison, solides gaillards aux vêtements rustiques, l'un raccommodait un filet de pêche, l'autre fourbissait un fusil, le troisième dressait un chien au rapport. Les voix se mêlaient dans un continuel appel de noms: «Gaspard! – Edmond! – Albin!» M. de Maubryan circulait à travers leur désordre. Sur le perron, encombré de bruyères en fleurs, une jeune fille composait un bouquet.

– Ah! mon Dieu! des sauvages, dit la baronne.

Robert, sans répondre, descendit pour lui présenter la main. L'occupation et la pose de mademoiselle de Maubryan lui rappelaient Blanche Laffont; c'en était assez: l'étrangère devenait une amie. Il l'examinait à la dérobée, tandis que le maître du logis s'empressait autour de madame de Randières. Les trois jeunes gens firent au nouveau venu un accueil cordial. Tout de suite on se sentait attiré. Léonie présenta Robert à madame de Maubryan:

– Un enfant que j'aime à l'égal d'un fils, et que je vous prie de considérer comme tel.

Les habitants de Saint-Gaël n'étaient pas aussi sauvages que le prétendait la baronne. Leur intérieur, quoique fort simple, le disait de reste. Des revues, quelques livres, un piano témoignaient d'une dose appréciable de civilisation. Les manières distinguées de madame de Maubryan, un peu guindées peut-être, ne paralysaient ni son affabilité ni son entrain. Léonie fut conquise. Elles se découvrirent des amis communs, et la conversation tourna vite à une quasi intimité. De sorte que l'orage, qui menaçait au départ de Karenthal, avait eu tout le temps de mûrir lorsque madame de Randières parla de s'en aller. Et Saint-Gaël de jeter les hauts cris: s'en aller par un temps pareil!

– Il est positif, observa Gaspard, le fils aîné, le marin de la bande, qu'avant un quart d'heure la tempête donnera du fil à retordre.

– Restez dîner, demanda madame de Maubryan.

– Vous seriez si aimable, madame! ajouta la jeune fille au bouquet, la jolie Constance, en rougissant jusqu'à la racine des cheveux.

Léonie tint bon: elle s'était oubliée, mademoiselle de Gauleins avait passé tout l'après-midi seule, elle serait inquiète si elle ne les voyait pas revenir.

– Écrivez-lui un mot.

– Non, non, je vous assure… une autre fois.

La voyant décidée, Edmond et Albin, chasseurs rompus aux méandres du pays, indiquèrent au cocher, pendant que la baronne achevait ses adieux, une nouvelle route, excellente.

– Elle vous raccourcira le chemin de plus de trois kilomètres.

– Vous ne sauriez vous tromper. A la première bifurcation, prenez la droite, vous tomberez juste sous Kercoëth.

Madame de Randières donnait des poignées de main, envoyait des sourires:

– A bientôt! à bientôt!.. Vous, marchez rondement! dit-elle au cocher.

Lorsqu'ils eurent franchi les portes de Saint-Gaël, Léonie se tourna vers son compagnon:

– Eh bien, Robert, comment trouvez-vous nos voisins?

– D'excellentes gens, fort aimables. Ils ont surtout une façon de rire…

– N'est-ce pas? Dites-moi, mon ami, cela vous va donc, le rire? Sérieux comme vous êtes…

– La loi des contrastes, sans doute.

– Et la jeune fille, qu'on appelle Constance, je crois?

– Elle m'a paru d'une grande timidité.

– Ce qui n'est point la caractéristique de notre singulière époque.

– Aussi est-ce chez moi un compliment. Sa réserve lui sied à ravir. Elle est jolie, ajouta Robert, l'esprit à la Riveraine, non plus à Saint-Gaël.

Léonie se pencha vers lui:

– Vous ne savez pas? Si la réserve de mademoiselle de Maubryan vous a plu, la vôtre, je me figure, lui a produit un effet analogue. Je n'en suis pas surprise, car vous êtes charmant, quand vous voulez, comme tout à l'heure. Deux yeux noirs de ma connaissance disaient bien des choses… Avez-vous compris ce qu'ils disaient?