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Yvonne

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III

Le surlendemain Willmann vint prendre Robert au saut du lit.

– Enlevée, la permission, à la pointe de la baïonnette! En route.

– Quelle chance, mon ami! Vous avez obtenu?..

– Bah! il n'y fallait même pas de baïonnette. Le hasard a de ces bouffonneries. Le proviseur me connaît, moi qui me figurais n'être connu de personne. Il est vrai que la montagne Sainte-Geneviève est un des pics de la bohème et la bohème mon royaume de ce monde…

– Ainsi, Gaston?..

– M'est confié pour toute la journée. Je le fais sortir, te le passe et me sauve, car j'ai deux ou trois rendez-vous, ce matin.

Ils prirent d'un pas allègre le chemin du lycée Henri IV. Sa nouvelle existence cloîtrée pesait fort au jeune Laffont. A dix-huit ans, troquer son indépendance, la liberté des vastes champs contre l'étouffement des murs, c'est un rude coup. Gaston souffrait d'autant plus que, profondément atteint par la mort de son père et résolu de devenir le soutien de sa mère et de sa sœur, il lui fallait regagner tout un arriéré de paresse. Aussi s'absorbait-il dans le travail, ce qui doublait l'ennui de la prison d'une sorte d'isolement au milieu de ses camarades. Ceux-ci, mis en verve de malice par sa simplicité, ses candeurs de rural, le tourmentaient à plaisir. Il laissait faire, avec des rages intérieures. Ses seules joies étaient les visites de Robert. Tous deux retrouvaient alors un peu de leur bonheur ancien, se contaient leurs déboires, se consolaient l'un l'autre, et, réconfortés par l'amitié, revoyaient les jours déjà lointains de la Riveraine, les travaux communs sous l'œil vigilant du père, les courses vagabondes au bord du Rhône, et les grâces de la petite sœur restée dans le nid d'où ils étaient tombés.

Ce dimanche-là, ce ne fut pas une médiocre surprise pour Laffont d'être dehors, au grand air, entre Robert et Willmann.

– Vous me remercierez une autre fois, mes petits, grommela le vieil artiste, dont on étreignait le bras. Je vous ai donné la clef des champs. Usez, n'abusez pas. Moi, je vous lâche. Oui, oui… des affaires… As-tu encore de l'argent, toi?

– Ne vous inquiétez pas.

– Hein?.. Drôle de garçon!.. Fier comme un Castillan! Mais nous autres, artistes… Et, poussant Gaston du coude, l'index au front: Tous un grain.

Sur les quais, il quitta les jeunes gens, lestés de conseils sages et d'indications qui l'étaient moins, telles que restaurants à la mode, cafés du high-life, etc.

– Il croit, dit Gaston, que le Pactole coule chez nous.

Robert, sans répondre, tapota la poche de son gilet, où sonnait le tintement de pièces d'or.

– Bah? fit l'autre, surpris. Moi qui comptais, en fait d'agapes, manger de l'air et boire du soleil. D'où cela te vient-il?

– De mon premier concert.

Ils marchaient le long de la Seine, sous les gaietés du ciel, remontant vers le Jardin des Plantes, au hasard. Robert disait tout, la rencontre de Willmann, la fête, le gros succès, l'entretien avec madame de Randières, et, quand il la voyait à ses pieds, sans connaissance, son angoisse douloureuse. Ne se sentant ni le courage ni même la force de la secourir, il appelait, des domestiques enlevaient la baronne, elle n'était plus rentrée dans les salons. Le lendemain, branle-bas général chez Duparc. Willmann y semait des tempêtes, apportait de nouveau les propositions faites la veille, le morigénait de la belle manière de ne s'être pas précipité sur l'aubaine et l'avertissait que Duparc lui rendait de grand cœur sa liberté, puisqu'il s'agissait d'un avenir superbe.

– Qu'as-tu répondu?

– Je me suis donné jusqu'à demain pour la réflexion… Tu trouves sans doute que je n'ai même pas à réfléchir; il fallait refuser?

Gaston savait l'histoire de la présentation, la fuite hautaine de chez madame de Randières. D'instinct, cette femme lui était odieuse. Qu'elle eût des remords tardifs, tant mieux, il ne l'en plaignait pas. Mais il se rappelait les dégoûts, vaillamment réprimés, de Robert pour le genre de travail devenu son gagne-pain; il connaissait les soifs de sa nature d'élite, les rêves de gloire entrevus par le père et que la dure nécessité risquait d'anéantir en stérilisant le cerveau dans le combat pour la vie. S'envoler en plein éther, ouvrir l'aile aux souffles caressants, quelle tentation!

Quand elle triompherait des révoltes de la première heure, oserait-il blâmer?

Il demanda:

– Crois-tu que chez elle, tu puisses être heureux?

– Ce n'est pas de moi qu'il s'agit.

– De qui, alors?

– De cette femme qui mit tant de zèle à me bannir de son existence et met tant de passion à m'y faire rentrer, qui m'inspire de la répulsion et dont la pensée me suit cependant partout, qui sait d'où je sors et refuse de me le dire, et se trouve mal quand je l'interroge. Suis-je sûr d'avoir le droit de la repousser, de la détester? Ma mère, peut-être!

– En ce cas, elle t'a dégagé de tes devoirs de fils.

– Elle ne le pouvait pas. Un fils n'est jamais un juge. Rien ne le dégage de ses devoirs. Et, puisque je suis dans l'incertitude, le mien est, à tout prendre, quand elle m'appelle, d'obéir.

Gaston lui serra la main. Un attendrissement le gagnait devant cette figure où, dans le lointain des ans, il revoyait l'expression souffreteuse du petit pâtre des Mérilles dormant sous sa haie de mûriers.

– Tu as raison, dit-il, et vaux mieux que moi. Notre père t'approuverait.

– Cela me suffit. J'irai chez madame de Randières, pour alléger ses remords, si elle en a.

Ils remontaient depuis longtemps la Seine, absorbés en leur pensées, ne remarquant pas le chemin parcouru. Le ciel, au-dessus d'eux, riait, dans la sérénité du printemps. Le bruit de la grande ville, derrière, n'arrivait plus que comme une sourde clameur. Ils avaient atteint la banlieue, au delà des fortifications, dans la direction d'Alfort.

– Où diable sommes-nous? questionna Gaston. La singulière campagne, pleine de légumes, avec des bicoques au milieu de jardins à tenir dans la poche!

– Voilà pourtant un vrai parc, là-bas, autour de ce chalet. Regarde, on dirait une villa italienne. Elle est charmante, vue d'ici.

– Pour moi, dans ce paysage, rien ne vaut un coin de notre Vivarais.

– Ni surtout la Riveraine. Cela est positif. As-tu faim?

– Je dévorerais. Il doit être une heure indue.

– Midi, déclara Robert en levant la tête, habitué, par son enfance, à prendre le soleil pour guide. Cherchons une auberge.

Ils la trouvèrent près du chemin de halage. Une petite maison très propre, où l'hôtesse les accueillit avec empressement. On dressa la table sous une tonnelle, afin de leur épargner le voisinage des mariniers de la salle commune. Ces dents de jeunes loups saccagèrent. Puis, comme la journée était splendide et que le soleil radieux invitait au farniente, ils allèrent se coucher dans l'herbe, au bord de l'eau. Les prés descendaient jusqu'au fleuve, constellés de pâquerettes et de chicorée sauvage. Quoi qu'en eût dit Gaston, le paysage ne manquait pas de grâce. Les fleurs et la verdure des demeures rustiques piquetaient la monotonie des terres maraîchères, et la grande villa italienne se dressait à l'horizon d'un air d'attirante mélancolie. Ces premiers beaux jours ont une pénétration de vie étrange; Robert en subissait l'influence. Ses pensées du matin s'évaporaient dans les transparences de l'atmosphère. Il cueillait autour de lui les minces étoiles blanches épanouies sous le velours des prés. Et devant cette moisson embaumée, sa poitrine se gonfla: «Je ne lui en porterai plus jamais. Pauvre petite sœur!» La Riveraine et sa fée, aux regards d'ange, lui parlaient tout bas.

Mais Gaston le poussa du coude. Les deux jeunes gens restèrent pétrifiés.

De taille moyenne, svelte comme un sylphe, vêtue d'un peignoir de cachemire blanc magnifiquement brodé, les pieds chaussés de mules de satin, une créature courait dans la prairie et paraissait jouer avec un compagnon imaginaire. Elle était tête nue au soleil, sans ombrelle et sans gants. Des boucles blondes, pareilles à de l'or en fusion, lui tombaient jusqu'à la ceinture. Pas une ride au front, de la blancheur des nacres. Elle était idéalement belle. Mais dire son âge eût été malaisé, tant les contrastes se heurtaient: il y avait de l'enfant dans la turbulence de ses pas, de la femme dans la passion de certains gestes tragiques, de l'aïeule dans la fugitive lassitude des traits, quelques poses découragées, tremblantes comme chez les vieillards. Elle passait de l'un à l'autre de ces aspects avec une mobilité incroyable. Elle ramassait des fleurs, courait après les papillons, se roulait parmi les herbes, avait de brusques éclats de rire, çà et là des cris poignants, s'arrêtait raide, tendait les bras à l'air qui, enveloppant ses doigts chargés de bagues, semblait lui donner la sensation d'un baiser. Alors, de ses lèvres plissées en un énigmatique sourire, des mots incohérents sortaient, avec la suavité d'un appel d'amour.

– C'est une folle! dit Gaston.

– Qu'elle est belle! chuchota Robert.

Il ne la quittait pas du regard. Une émotion de plus en plus forte l'étreignait, à mesure qu'elle avançait vers lui, les yeux sur ses yeux, le sourire de sphinx toujours creusé au coin de la bouche. Elle s'arrêta comme une somnambule et, sur un ton d'évocation sépulcrale, elle dit:

– Il est là, mon orgueil. Il rit, il est beau, il est là. Je n'ai plus peur.

Elle demeurait immobile en face de Robert. A la rencontre des grands yeux bleus stupéfaits, ses grands yeux bleus fixes prenaient de la vie. Ainsi, en heurtant l'épée, la froide épée jette des étincelles. Aux pointes des pupilles dilatées s'allumaient de rouges éclairs. Elle demeurait immobile, muette, concentrée en elle-même, dans l'attitude cauteleuse de la panthère prête à bondir sur sa proie, la proie qu'elle découvrait là, en ce jeune homme éperdu et tremblant à deux pas d'elle. Sous les longues boucles fauves, la figure de statue revêtait une expression de douleur allant jusqu'à la cruauté. Lui contemplait. Gaston le saisit par le bras afin de le soustraire à l'horrible fascination, de rompre le charme sinistre, dont il constatait et redoutait la puissance.

 

– Prends garde! Il faut se méfier des fous. Ote-toi de son chemin.

Et il l'écarta. La femme tressaillit. Elle ne comprenait pas. Il y avait quelque chose en face d'elle, ce quelque chose soudain s'évanouissait. Elle passa ses mains sur sa figure, cherchant encore, toujours, droit devant elle. Où était-ce? Qui le lui prenait? Cette fête d'un instant, cette joie d'une minute, qu'en faisait-on? Une détresse poignante marbra son visage, la souffrance familière, aiguë. Puis, comme appelée par une voix secrète, où ses effarouchements s'apaisaient:

– Il rit, il est là! dit-elle.

La physionomie tout à coup sereine, elle descendit d'un pas cadencé, en modulant un air insaisissable, vers la berge. Les fleurs ont, sous la brise, ces ondulations adorables. Mais le brasillement du fleuve la frappa de terreur. Elle poussa un cri déchirant, un de ces cris d'angoisse qui bouleversent, entra dans l'eau, tendit les bras en avant, faisant mine de s'accrocher aux flots qui se brisaient sous ses mains et glissaient, insensibles, entre ses doigts. Son geste machinal semblait fouiller l'onde. Elle marcha d'abord sans perdre pied. Autour de sa robe blanche, les nappes bleues élargissaient leurs cercles. Et les gaies hirondelles voltigeaient, insoucieuses, autour d'elle. Bientôt le courant, plus fort, la roula dans son manteau d'azur. Avant que Gaston eût fait un geste, Robert s'était précipité. En quelques brasses vigoureuses, il l'atteignit. Il souleva sa tête hors de l'eau. Leurs regards de nouveau croisés, elle poussa le même cri, l'enlaça d'un élan sauvage et, le serrant contre elle comme une mère son enfant, disparut avec lui.

– Au secours! au secours!.. gémissait Gaston.

De l'auberge, des prés, des maisons éparses on accourut. A son tour, Gaston plongea, frémissant à l'idée qu'il aurait affaire peut-être à deux cadavres. La berge se couvrait de monde, dans un tohu-bohu de bruits, d'appels, de vaines clameurs.

Quelqu'un fendit la foule, sauta dans une barque et rama vers les trois corps. Le moyen, pour n'être pas héroïque, était le plus sûr; naturellement, personne n'y songeait. C'était un homme de haute taille, aux cheveux grisonnants, la figure énergique et belle. En un clin d'œil, il fut auprès de Gaston.

– Monsieur, ne les lâchez pas, et donnez-moi la main.

Laffont se cramponna et, pêle-mêle avec les autres, fut hissé à bord. Les bras de la folle étaient tellement crispés autour du cou de Robert qu'on eut toutes les peines du monde à dénouer l'étreinte.

Sur la berge, des domestiques en grand émoi répondaient aux mille questions posées de toutes parts: «Depuis le matin, on courait après madame la marquise… Elle s'était échappée, ils ne savaient comment… durant une courte absence de monsieur le marquis… lui qui ne la quittait jamais, la veillant nuit et jour… si admirable de dévouement. Dès son retour, à la première nouvelle, il était comme frappé au cœur… et trois heures de recherches inutiles!..»

– Pauvre homme! psalmodia l'aubergiste. Quelques minutes de plus, ce n'en aurait pas moins été pour lui un fier débarras. Il suffit de le regarder. Quand on est triste de cette façon!..

L'hôtelière, d'un mouvement de tête, indiquait celui qui venait de recueillir les trois épaves et accostait à la rive. Triste, il l'était, certes, par les yeux, le pli navré des lèvres, une sorte de brisement de tout l'être. La foudre, un jour, avait dû s'abattre sur lui. Mais à le voir près du corps inanimé de la folle, on sentait que toute sa vie – ce qu'il en restait, du moins – était là.

Dès que la marquise eut repris ses sens, des voitures, mandées en hâte, transportèrent tout ce monde à la villa italienne. Le marquis avait donné l'ordre d'amener chez lui les jeunes gens et ne s'occupait que de sa femme, étendue sur les coussins du landau. Sa voix palpitait:

– Yvonne, m'entendez-vous? me voyez-vous? Il se penchait sur elle, la berçait: Yvonne, je vous en supplie, répondez-moi.

Elle gardait un mutisme farouche. Visiblement, une idée fixe l'obsédait. Lui ne se lassait pas, opiniâtre en son impuissante tendresse, ivre de l'avoir encore vivante contre lui, après l'affreux péril.

– Yvonne, mon Yvonne, je vous en conjure…

Comme on descendait devant le perron de la villa, Robert et Gaston furent les témoins d'une scène pénible. Un accès de fureur s'emparait de la marquise, elle refusait de rentrer, voulait retourner au fleuve, se débattait aux bras de son mari, criant:

– Il est sous la mer. Je l'ai vu. Je le veux, je le veux!

Une paysanne d'âge mûr, vêtue du costume bas-breton, se précipita, les paupières gonflées, hors d'elle-même, par l'inquiétude des dernières heures.

– Seigneur Jésus! monsieur le marquis, dans quel état elle nous revient!

Le marquis, taillé en hercule, fléchissait presque sous les mouvements désordonnés de la malheureuse. Il avait peine à la retenir. La paysanne tenta de lui venir en aide.

– Non, Annick, commanda-t-il, ne la touchez pas, vous lui feriez mal. Occupez-vous de ces messieurs. Ils ont failli se noyer pour la sauver.

D'un dernier effort, il enleva Yvonne et franchit le seuil de la maison avec son cher fardeau.

– Entrez, messieurs, dit Annick.

Elle fit allumer un feu de corps de garde, apporter des vêtements et des cordiaux, et laissa les jeunes gens réparer leurs avaries.

– Singulière aventure, déclara Gaston, qui finit mieux qu'elle n'a commencé. Willmann en ferait des gorges chaudes, car nous jouons au terre-neuve.

Robert s'assit à l'écart, le front dans les mains. Le silence n'était point pour plaire à son compagnon, qui le gourmanda:

– Vrai, tu n'es pas communicatif. Robert! Robert!!.. Ah! tu daignes lever la tête. Quel air! ma parole, on dirait que tu reviens de l'autre monde.

– Ma foi! soupira Robert.

Au bout d'une demi-heure, Annick se présenta, chargée d'un message du marquis: il s'excusait de ne pas se montrer encore, ne pouvait quitter la marquise, les priait de se considérer comme chez eux.

– Et ce que je vous dis de sa part, poursuivit la paysanne, je vous le dis aussi de la mienne. Je vous appartiens, après ce que vous avez fait pour elle.

Ce «pour elle» contenait bien des choses. C'était la prise de possession du maître par le serviteur, l'affirmation d'un sentiment presque aussi robuste que la maternité.

– Y a-t-il longtemps qu'elle est folle? demanda Robert.

– Plus de treize ans, monsieur.

– Treize ans!

– Ah! c'est terrible. La meilleure des créatures! Le bon Dieu n'avait rien fait d'aussi bon qu'elle.

– Comment cela est-il venu?

– Un enfant qui s'est noyé, son fils, à cinq ans, pendant une grande marée. Pauvre ange! toute leur joie. On n'a jamais retrouvé son corps. Cela lui a pris la raison. Les médecins disent qu'elle ne peut pas guérir.

– Comme elle aimait son enfant!

– Si vous saviez! Les premières années, elle était furieuse. La vue de la mer redoublait ses crises. A chaque instant, nous croyions que son délire allait l'emporter, que la douleur la tuerait. Elle n'a tué que l'intelligence.

– Son mari est plus à plaindre qu'elle, hasarda Gaston.

– Il n'a jamais voulu la quitter, reprit Annick. Il est venu s'installer ici, où les soins sont plus faciles. Nous constations un peu de mieux: elle le reconnaissait par moments, elle oubliait le petit corps que l'Océan roule sur les galets. Mais vous avez entendu ses cris tout à l'heure?

La paysanne se signa et poursuivit, à voix basse:

– Elle aura vu le cadavre, qu'on n'a pu mettre en terre sainte. C'est lui qu'elle allait chercher dans la Seine, et, ne l'ayant pas trouvé, maintenant elle est perdue. Priez pour elle, messieurs! Ceux qui ont une mère doivent prier pour celles qui n'ont plus d'enfants.

Ceux qui ont une mère!.. L'autre jour, Robert avait presque failli croire qu'il en avait une.

Avant de les faire ramener à Paris, le marquis vint les saluer.

– Messieurs, je vous dois une existence qui m'est précieuse. Je m'en souviendrai toujours. Souvenez-vous, de votre côté, que le marquis de Kercoëth est à votre disposition absolue.

– C'est attacher trop d'importance, répondit Robert, à une action toute naturelle. Voulez-vous me permettre de vous demander des nouvelles de madame de Kercoëth?

– Hélas! elle est dans un état cruel d'agitation.

– Puisse Dieu la prendre en pitié! Je le souhaite de toute mon âme.

– Merci… bégaya le marquis en serrant avec violence la main de Robert. Merci surtout de l'avoir sauvée.

La nuit tombait. On ne pouvait distinguer les traits de M. de Kercoëth. Mais Robert sentit sur ses doigts la brûlure d'une larme.

IV

Quelques jours plus tard, accompagné par Willmann, Robert franchissait encore une fois le seuil de l'hôtel de Randières. Ce ne fut pas sans tristesse. Il tâcha de la dissimuler de son mieux et ne laissa voir à la baronne qu'une réserve d'ailleurs pleine de déférence. Elle courut à lui, le remerciant d'être venu, de considérer cette maison comme la sienne, de la traiter, elle, comme une vieille amie. Il la dévisageait de son franc et droit regard qui mettait du feu aux joues de Léonie. Le trouble visible de cette femme, la cordialité de ses paroles l'émouvaient plus qu'il n'aurait voulu.

– Je tâcherai, dit-il, que rien de moi ne vous fasse, un jour, regretter vos bontés.

Elle eut un tressaillement. Ses paupières s'abaissèrent comme pour jeter un voile sur le fond de sa conscience où tant de craintes se mêlaient aux remords et que Robert semblait fouiller. Elle répondit avec un soupir:

– Puissiez-vous être heureux par moi!

Willmann ne comprenait pas trop. De la raideur chez celui-ci, de l'agitation chez celle-là… Bah! gaucheries d'un premier début. L'habitude aidant, tout marcherait à merveille et Robert tournerait vite au profit de son art le bénéfice d'une adoption dont le vieux sceptique s'efforçait de considérer simplement le côté maternel pour n'en pas découvrir le côté scabreux.

– Je vous demande seulement, chère madame, observa-t-il, de laisser des épines à vos roses. Sans quoi, vous tueriez son génie.

– A Dieu ne plaise! fit-elle d'un ton léger qui masquât son émotion. Je vais même vous consulter, séance tenante, sur mes obligations professionnelles de mère, de mère, insista-t-elle, à demi inclinée vers Robert.

Le jeune homme se torturait l'esprit. Il devait une parole de gratitude, quelque effusion de cœur en réponse à la sollicitude excessive et fébrile qui l'accueillait. Mais l'esprit n'obéit pas toujours au cœur. Rien ne lui venait. Léonie et Willmann discutèrent le choix des professeurs et le système d'éducation; l'un tenait à l'exclusive poussée de la carrière artistique, l'autre réclamait en plus le bagage nécessaire aux hommes du monde, depuis les grades universitaires jusqu'aux compléments de rigueur: le sport, l'escrime, toutes les dorures enfin qui n'étaient ni du goût ni dans les idées de Willmann. Tandis qu'ils opposaient les arguments, Robert se taisait. On eût dit qu'il s'agissait d'un inconnu. Cette prise de possession le laissait en une indifférence parfaite. La liberté aliénée par devoir, sa vie tout entière lui semblait murée, lourde, écœurante, pareille aux Saharas où la mort devient la délivrance. Accepter, la soif aux dents, les perspectives d'une steppe aride, se désenchanter d'heure en heure et frémir sans cesse près de cette créature mystérieuse aux métamorphoses inexplicables, dompter ses rancœurs afin de se grandir dans le monde, à quoi bon quand on ne porte en soi que le dégoût? Certes, il eût mieux valu, l'autre jour, mourir dans les bras de la folle. Pauvre folle! Elle croyait voir en lui le fantôme obstiné de sa démence, l'enfant perdu sous les flots, l'être pour qui l'incurable tendresse survivait à la raison. Cette maternité saignante lui montrait mieux sa pénurie d'âme, à lui que n'avait aimé aucune mère, qui, faute d'idole, refoulait l'instinct de ses adorations filiales. Maintenant, à ce front encore jeune, à ce visage régulier, à cette voix le frappant comme dans un songe, il les devait peut-être sans compter, sans marchander; or, rien ne tressaillait en sa poitrine. A mauvaises mères, mauvais fils. En était-il un, quoi qu'il tentât? Fallait-il regretter deux fois de n'être pas resté dans la Seine, à dormir le dernier sommeil contre la marquise de Kercoëth? Tout à coup, il pensa au mari de la folle. Qu'étaient ses minces soucis près des peines de cet homme? Voilà qui pouvait s'appeler une douleur! Joies emportées, agonie quotidienne entre le cadavre perdu d'un enfant et le cadavre vivant d'une femme, et pas une heure de défaillance! Pour quelques gouttes de fiel sucées à la place du lait maternel, lui se croyait ivre, trébuchait… le marquis de Kercoëth, au milieu de décombres atroces, demeurait ferme et droit dans la désolation, sans une plainte! Eh bien! c'était là le modèle à choisir et, avec l'aide de Dieu, la résignation stoïque qu'il convenait d'imiter.

 

Cependant Léonie et Willmann discutaient toujours. Ni l'un ni l'autre ne voulait démordre de ses préférences. L'artiste appela Robert à la rescousse.

– On te laisse le choix. Prononce.

– Sur quoi?

– Sur celui de nos systèmes qui te va le mieux. Tu as entendu le pour et le contre.

– Je n'ai rien entendu. Je ferai ce que désire madame.

– Courtisan!

Tous trois se dirigèrent vers l'appartement destiné à Robert. C'était, au fond de la cour, un pavillon isolé. La cour, spacieuse, ressemblait à une serre. En été, de hauts marronniers la remplissaient d'ombre; en hiver, des corbeilles de fleurs éclatantes mettaient la pourpre et l'azur de leurs velours sur la pelouse fine et fraîche. Au fond, se dressait le pavillon tapissé de glycine et de rosiers Bancks.

– Un nid d'amoureux, murmura Willmann.

A leur rencontre, un trousseau de clefs à la main, s'avançait l'intendant de la baronne. Il salua, puis ouvrit les portes.

– Monsieur Robert, Legouet, mon homme de confiance, dit madame de Randières. Il est à votre service.

Legouet salua plus profondément encore. Tandis qu'il se relevait, ses yeux coururent à la dérobée sur le nouveau maître. L'examen, d'une seconde à peine, dut lui produire un effet bizarre, car sa physionomie prit soudain un air d'effarement. Ses yeux, malgré lui, se reportèrent sur le jeune visage et s'y fixèrent.

– Quand vous voudrez, Legouet, dit Léonie impatientée.

Le pavillon se composait de quatre pièces, meublées avec un goût charmant. Dans le cabinet de travail, un superbe Pleyel tenait la place d'honneur. Willmann tomba en extase. Robert, gêné, ne savait trop quelle contenance prendre. Madame de Randières fit signe à son intendant, et tous deux disparurent.

– Eh bien, demanda Willmann, tu te figures rêver?

– Trop de luxe.

– Annibal, gare à Capoue!

– Soyez sans crainte, mon ami. Des Capoue de ce genre, jamais je ne ferai mes délices.

En n'échappant pas à Léonie, les longs regards de Legouet l'avaient irritée. Dès qu'elle fut seule avec son intendant, elle le prit à partie:

– Qu'aviez-vous à toiser M. Robert?

– A toiser… Mon Dieu, madame la baronne…

– Cela me déplaît.

– C'est que, madame la baronne…

Volontiers, Legouet fût rentré sous terre. Il bredouillait des excuses et se barricadait dans son dévouement.

– Je le connais, votre dévouement, interrompit madame de Randières. Mais vous donne-t-il le droit d'être indiscret? Voilà trente ans que vous êtes dans la famille. Ne me forcez pas à l'oublier. Je reçois et j'installe chez moi qui bon me semble. Ce n'est point votre affaire. Si vous avez des curiosités, gardez-les pour vous.

Une vraie colère. Legouet était stupéfait, d'autant qu'il se sentait sans reproche. Oui, la vue de Robert l'avait frappé, parce que Robert était beau, parce qu'il ressemblait à… Diable! diable! au fait, cette ressemblance… Ah! par exemple! Des idées lui affluèrent au cerveau, toute une histoire obscure s'éclaircit. Il s'expliquait que la baronne se fût emportée. Elle entendait qu'on eût des yeux pour ne point voir, elle l'avait même dressé aux cécités de commande. Aussi courba-t-il en sage le dos sous la bourrasque.

Willmann avait emmené Robert chez les professeurs qu'il comptait lui donner. Les visites finies, Robert revint à l'hôtel, moins triste qu'il n'en était sorti. L'accueil de ses maîtres futurs, l'aménagement du travail, le but à conquérir dissipaient la mélancolie du matin. On frappa à sa porte. C'était Legouet:

– Je prie monsieur de m'excuser. Je tiens à lui présenter son valet de chambre. Il s'appelle Firmin. C'est moi qui l'ai choisi, J'espère avoir eu la main heureuse.

– Un valet de chambre, pour moi? dit Robert, Qu'en ferai-je? Je n'en ai jamais eu.

L'observation interloqua Legouet. Un jeune homme né de parents si riches! N'en croyant pas ses oreilles: «Monsieur n'a jamais eu?..» Il s'arrêta. On ne questionne point ses maîtres. Seulement, comme il aperçut un sourire aux lèvres de Firmin, il grommela de façon que ce dernier fît son profit du correctif:

– C'est juste: au collège!.. Monsieur dînera-t-il chez lui ou chez madame la baronne?

– Chez moi.

– Vous avez entendu, Firmin? Allez. Monsieur sonnera quand il aura besoin de vous.

L'autre sortit. Legouet continua:

– J'ai défendu à Firmin d'ouvrir cette malle. Elle doit contenir des pièces graves, des papiers d'importance.

– Mais non, mais non, dit en riant Robert.

– Alors, je la défais.

– J'y arriverai bien seul, voyez plutôt.

En un tour de main la malle fut ouverte et vidée.

– A quelle heure, demain matin, monsieur veut-il recevoir le chemisier, le tailleur et le bottier?

– Je ne veux pas les recevoir du tout, n'ayant aucun besoin d'eux.

L'intendant jeta un coup d'œil expressif sur le mince bagage épars dans la chambre. Cette pauvreté le déconcertait et déroutait ses idées. Un instant il demeura muet, regardant Robert ranger ses partitions, ses quelques livres et les premiers manuscrits datés de la Riveraine. Certaines pages étaient noires de ratures faites par la main de M. Laffont, qui leur donnaient, aux yeux de Robert, un prix inestimable et lui rappelaient de tendres souvenirs.

Legouet exhiba un élégant portefeuille, et, le posant sur le secrétaire:

– J'ai l'ordre de remettre à monsieur le premier mois de sa pension.

– Ma pension? fit Robert, à cent lieues de là, perdu, avec ses manuscrits, dans les lointains de la Riveraine, les hauts peupliers bercés au vent, la pelouse où jouait Blanche jadis.

– L'argent de poche.

Un flot de sang sauta aux joues de Robert.

– Oh! de l'argent! cria-t-il. C'est trop. Reprenez cela.

– Puisque j'ai reçu l'ordre…

– Reprenez, vous dis-je!

Sa colère produisait sur le vieillard une impression pénible. L'air de chagrin avec lequel il fut obéi le calma tout à coup. Très doucement, il ajouta:

– Remerciez madame de Randières. Informez-la que je refuse. Quant à vous, mon ami, veuillez excuser mon emportement.

Resté seul, il s'assit contre une table, le front dans ses paumes brûlantes. Hélas! il le connaissait, le pain de la charité. Hors le temps si court passé chez Duparc, jamais il n'en avait mangé d'autre. Aux Mérilles, à la Riveraine, aujourd'hui, qu'était-il? un pauvre, vivant de pitié. Jusqu'à présent, il n'avait pas senti crier son orgueil. Trop malheureux chez les Benoît, trop aimé chez les Laffont. Mais ici, tout le blessait comme une injure, tout l'humiliait comme une grâce. Et des larmes ruisselèrent entre ses doigts. Une main toucha son épaule:

– Pourquoi pleurez-vous?

Elle! c'était elle!

– Legouet me quitte à l'instant. Je suis désolée… C'est une restitution, Robert. Pour le repos de ma conscience, acceptez-la.

Il eut envie de crier: «Je vous tiens quitte, laissez-moi en paix!» Il se contenta de répliquer:

– Pour le repos de votre conscience, je suis ici. N'en demandez pas davantage.

– Ah! comme vous vous raidissez contre moi! J'ai tant besoin, au contraire, d'être aimée de vous!

Elle se penchait vers lui. Cette tête mélancolique et belle, ces rayonnantes prunelles d'azur que voilaient par instants les paupières, ce timbre harmonieux où passait une involontaire âpreté la bouleversaient. Elle souhaitait de le prendre entre ses bras comme un enfant, elle n'osait, il l'intimidait. Elle ne savait que répéter dans une prière: «J'ai tant besoin d'être aimée de vous!»

A dater de ce jour, il devint sa pensée fixe. Un sentiment d'une violence extrême grandissait en elle, une pure tendresse faite de désespoir et de remords, aussi de jalousie. Même à l'époque où le seul amour vrai qu'elle eût connu lui mettait la fièvre aux tempes, elle n'éprouvait rien de comparable. Toutes ses préoccupations se concentraient en un point unique: Robert. Elle s'ingéniait à lui plaire, à deviner ses désirs, à l'entourer de mille attentions, mendiant la récompense d'un sourire. Elle avait avec Legouet d'interminables conciliabules, et chaque fois Legouet se posait ce point d'interrogation: «Puisqu'elle l'aime si fort, pourquoi l'a-t-elle si longtemps abandonné?» Mais coupable déjà, selon lui, du crime de lèse-respect, il ne permettait pas à ses perplexités de s'aventurer plus loin. De son culte pour la baronne, il eut bientôt fait de reporter la moitié sur Robert; le partage fut facile, car ses sympathies étaient payées de retour. Robert ne l'appelait que «le bon Legouet», «le cher Legouet», «le brave Legouet», ce qui ravissait l'intendant, faute d'habitude, madame de Randières et le défunt baron l'ayant peu gâté. Rien que de l'entendre, il se passait les poings sur les yeux pour y essuyer une larme furtive, et, malgré sa résolution de laisser tranquilles les secrets de la baronne, il soupirait aux jouissances analogues dont on le sevrait depuis vingt ans. D'après ses calculs, en effet, Robert devait avoir plus de vingt ans, quoiqu'il en parût, dix-huit à peine. Il se remémorait certaines dates, des circonstances… Ce qui semblait dur à ce vieux serviteur d'aristocrates, c'était d'appeler «monsieur Robert» tout court un fils de noble dont il croyait pouvoir, aussi bien que la baronne elle-même, nommer le père. Dire que, s'il était jadis le témoin muet de bien des choses, jamais pourtant il n'avait soupçonné l'existence de ce petit. Quel dommage qu'on n'eût pas eu pleine confiance! L'exil de l'enfant aurait été moins long; on serait allé le voir en catimini, lui porter quelques effluves du foyer de famille… Maintenant, il se dédommageait, le couvant avec des vigilances exquises, doublant d'une sorte de tendresse d'aïeul sa vénération pour le sang des maîtres.