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II

– Madame la baronne reçoit-elle? demanda un valet de chambre debout au seuil du boudoir.

Il n'obtint aucune réponse, fit deux pas vers une chaise longue où une femme était étendue, et répéta: «Madame la baronne…» Il n'eut pas le temps d'achever, on l'interrompit brusquement:

– J'ai commandé de me laisser tranquille.

– La personne insiste tellement…

– Qui?

– Une étrangère.

– Dites que ce n'est pas mon heure.

Le valet de chambre s'éclipsa, suivi d'un bâillement et du bruit d'une lettre froissée par de petites mains nerveuses.

La baronne Léonie de Randières en froissait souvent de pareilles depuis quelque temps; jamais, peut-être, elle n'y mit cette impatience. Elle était en un de ces jours noirs où l'on n'a plus la force de se mentir à soi-même, surtout quand personne ne pousse au mensonge. La lettre venait du dernier homme qu'elle eût distingué, un contre-amiral, en croisière aux Indes. L'enjouement du style, la rondeur, l'absence de toute sentimentalité témoignaient jusqu'à l'évidence que désormais, pour l'auteur, la destinataire entrait dans le cadre des amies respectables. Plus de traces du piédestal où Léonie éprouvait tant d'orgueil à se laisser mettre et d'où elle éprouvait encore plus de plaisir à se laisser choir.

Au dire des méchantes langues, ç'avait été une variation de socles continuelle. Peut-être se vengeait-on par là de sa chance d'antan, lorsque, jolie certes, mais pauvre, elle épousait un vieillard millionnaire. Quoi qu'il en soit, les apparences sauves, sa tenue extérieure d'une correction toujours parfaite, elle gardait ses entrées dans les salons les plus collet monté où ses alliances, son nom et la fortune héritée du mari permettaient de faire grande figure. Par malheur, une ombre s'étendait sur la grande figure, l'ombre des soleils couchants, qui gagne de proche en proche et avec une telle rapidité! C'en était effrayant. Depuis deux ou trois hivers, elle essayait bien encore de nourrir quelque illusion, le contre-amiral avait la galanterie de l'y aider. Lui parti, l'illusion tomba. Des lassitudes, des énervements, jusqu'aux lettres indiennes plaidaient contre l'éternelle jeunesse. Il fallait abdiquer, son règne était clos. Alors que lui restait-il? Rien dans le présent, rien dans l'avenir. Quant au passé… Certaines cendres ne se refroidissent jamais, sans quoi l'enfer lui-même finirait par être habitable. Léonie, en veine d'examen de conscience, se rembrunit de plus en plus. Quelque chose de son passé la brûlait, ainsi qu'un fer rouge: un amour extravagant, de l'adoration et de la fureur, tout au début de son mariage, un gentilhomme breton, presque aussi jeune qu'elle… Comme elle l'avait aimé! Comme il l'avait trahie! Comme elle s'était vengée! Oui, cruellement. En éprouverait-elle du remords? Pourquoi? Elle rendait le mal pour le mal. A vie brisée, vie empoisonnée. Quittes! Eh! non, en dépit d'elle-même, elle ne s'absolvait plus. Si lâche qu'eût été la trahison, sa vengeance était impardonnable. Elle s'étourdissait jusqu'ici, noyée dans le tourbillon de tous les plaisirs, cherchant et trouvant l'oubli dans l'émotion de toutes les heures. Mais seule, avec ses songeries…

Le valet de chambre reparut.

– Cette dame refuse de s'en aller.

Léonie prit la carte.

– Madame Laffont. Une quêteuse sans doute. Faites entrer.

Du temps qu'elle n'était pas la maîtresse absolue, madame Laffont avait la spécialité de remplir avec tapage les volontés d'autrui; dans l'exécution de ses propres desseins, elle apportait plus de calme. Elle s'avança fort correctement vers la baronne de Randières, la salua d'un air tranquille et, s'effaçant pour désigner Robert:

– Je vous amène, dit-elle, l'enfant que vous avez confié à madame Benoît, aux Mérilles.

– Mon Dieu!

Les pupilles dilatées, les bras en avant, Léonie recula, titubant, jusqu'à la chaise longue où elle tomba écrasée. Robert ne la quittait pas des yeux. Elle se cacha le visage, incapable de supporter l'éclair de ces prunelles bleues qui la transperçait, et balbutia:

– Je le croyais mort.

Madame Laffont fut assez satisfaite de l'effet produit; on ne niait pas, il fallait profiter de l'effarement.

– Il y a sept ans que Robert n'est plus aux Mérilles. Vous l'ignoriez, je vois. Mon mari l'avait recueilli. Les Benoît n'ont pu s'y opposer, M. Laffont ayant découvert certains détails très graves qui les mettaient à sa merci.

Léonie se dressa, comme mue par un ressort. On savait l'origine de l'enfant?

– Non, reprit la veuve impassible. C'est le seul point qu'il ne lui ait pas été donné d'éclaircir. Mais il connaissait le subterfuge au moyen duquel on a fourni à Robert un état civil qui n'est pas le sien.

– Passons, passons. Que désirez-vous?

– Il l'a donc recueilli, instruit, élevé avec notre fils. Par malheur, il est mort. Mes modestes ressources ne me permettent pas de faire profiter un étranger du patrimoine de mes enfants. J'ai voulu, néanmoins, remplir jusqu'au bout mon devoir envers lui. C'est à vous que je devais le ramener, je vous le laisse. Et, s'adressant au jeune homme, immobile en son coin: Adieu, Robert, dit-elle.

Après sept ans d'existence commune, Robert s'était attaché à madame Laffont, la femme de son bienfaiteur, la mère de Blanche et de Gaston. Malgré l'antipathie jamais dissimulée, il comptait du moins sur une étreinte affectueuse, un mot de revoir, et, non contente de le bannir du foyer familial, elle le quittait presque en ennemie. C'était lui déchirer deux fois le cœur, comme si se brisait le dernier lien par où il tînt encore à la Riveraine. Rien du cher passé ne subsisterait plus derrière elle.

– Je vous en prie, supplia-t-il, ne m'abandonnez pas tout de suite.

Elle fit un petit signe de la tête, répéta tranquillement: «Adieu!» salua madame de Randières en vieille connaissance et sortit.

Pour la première fois, Robert eut une révolte. La conduite de madame Laffont l'ulcérait; l'attitude de l'inconnue, le mystère qui planait entre eux le martyrisaient. Évidemment cette femme lui tenait de près, puisqu'elle disposait de sa vie quand il était enfant. Au sort qu'elle lui faisait à cette époque, il pouvait calculer son degré d'affection. C'était en de pareilles mains qu'on le remettait. Peut-être le croyait-elle complice d'une démarche où saignaient toutes ses fiertés. Il éprouva le besoin de protester, de s'affranchir par avance d'une tutelle dont il ne voulait à aucun prix.

– Madame, s'écria-t-il, si l'on m'avait averti, je ne serais point devant vous. Pouvais-je prévoir qu'on m'allait jeter à votre tête, comme vous m'avez jeté dans un coin, jadis?

Léonie sortait de sa stupeur. Oh! ces yeux, cette voix!

– Je m'en vais donc, continua Robert. Mais, avant de sortir, je veux savoir qui je suis.

Comme elle frissonnait, il reprit:

– Oh! ne craignez rien. Je n'ai ni le moyen ni le désir de m'imposer. Je souhaite d'être fixé, pour pleurer mes parents s'ils sont morts, pour les plaindre s'ils sont vivants. Voilà tout.

Madame de Randières était en proie à un trouble excessif. Elle hésitait, le visage livide, les lèvres mordues jusqu'au sang, afin de les contraindre au silence. Surtout le regard de Robert – ce regard qu'elle essayait de fuir – l'attirait.

– Il m'est défendu de vous répondre, dit-elle.

– Je n'insiste pas.

Il s'inclina, prêt à sortir. Une question l'arrêta:

– Connaissez-vous quelqu'un à Paris?

– Personne.

– Et vous vous en allez seul, au hasard? Avez-vous des ressources?

Avec un geste d'insouciance, un vaillant sourire éclairant sa figure, il répondit:

– La Providence, madame.

Il n'est guère d'ennemis avec lesquels on ne puisse transiger. La conscience est parmi les intraitables. Celle de Léonie alla bon train sur la route des flagellations. La misérable qu'elle était! Oh! l'épouvantable histoire, impossible à rayer de sa vie! Si, du moins, elle avait le courage de réparer! Non, de la peur, une lâcheté nouvelle. Le monde, son passé d'extérieur irréprochable, les sinistres conséquences d'une heure de fièvre où d'autres que Robert expiaient l'amour trahi… comment faire pour que cela ne se dressât point devant elle, glaçant sa volonté? Certes, elle aurait pu tendre la main à Robert, lui dire… Eh! que dire, sans se condamner! Parti, elle le revoyait, avec l'implacable fixité du remords, elle revoyait ces yeux où brillait l'éclair d'autres yeux, elle entendait cette voix pareille à une autre voix. L'obsession la suivit partout, ressuscitant sous ses pas le fantôme des jours disparus. Il était près d'elle, au Bois, dans sa voiture; près d'elle, au théâtre, dans sa loge; près d'elle, à chaque heure du jour et de la nuit. Cette ressemblance frappante qui la pétrifiait, tout le monde ne l'allait-il pas remarquer? On mettrait vite un nom sur ces traits. Elle se figurait Robert rencontré, interrogé, reconnu… Le hasard a de ces fatalités. Robert invoquait la Providence; la Providence n'avait qu'une manière de le protéger: en la châtiant. D'ailleurs, ce serait justice.

Et précisément parce que ç'eût été justice, Léonie tremblait. Elle eut une série de jours mortels. Madame Laffont demeurait invisible, Robert ne reparaissait point. Qu'était-il devenu? Peut-être mourait-il de faim! S'il revenait, elle serait bonne, se l'attacherait, le conduirait à l'étranger pour finir son éducation – et le dépayser. Elle s'occupait de lui avec une sorte de passion. Afin de s'étourdir, elle se lança dans des œuvres de charité. Autrefois, elle se fût lancée ailleurs. Cette volte-face méritoire était le résultat moins des lettres du contre-amiral que de la brusque alerte qui secouait sa vie. Au demeurant, une recrue précieuse, vaguement imprégnée encore des parfums de Satan. On l'accueillit à bras ouverts et, séance tenante, on la chargea d'organiser une fête de bienfaisance dont les apprêts lui valurent une jolie provision de migraines. Elle se donna un mal infini, lança ses amis à travers les coulisses, cueillit leurs étoiles, pâlit sur le programme et, quand elle crut les choses faites, se heurta de toutes parts à d'inextricables difficultés: amours-propres en souffrance, rhumes sur commande, veto de directeurs. Elle ne savait à quel diable se vouer. Un matin, elle sonna:

 

– Qu'on aille me chercher Willmann.

C'était un vieux professeur de violoncelle, avec qui de temps à autre elle faisait de la musique de chambre. Beaucoup de talent, mais si entêté aux chemins de la bohème qu'il s'était fermé les autres. Aussi disait-il: «La misère est une parricide: je l'engendre, elle me dévore.» Il connaissait tout Paris et, seul, pouvait tirer madame de Randières d'embarras. Elle le mit au courant de ses ennuis: ils surgissaient justement la veille de la solennité. Pas moyen de retarder. Comment faire? S'il ne la sauvait point, elle ne le reverrait de sa vie.

– Voilà bien la justice des femmes, grommela Willmann. Enfin!.. Tenez-vous spécialement à une cantatrice?

– Oui, puisque le numéro du programme…

– Pauvre raison, chère madame. Où serait la part de l'imprévu? A la place de la demoiselle, je vous offre un monsieur…

– Célèbre?

– Du tout. C'est ce qui fait son mérite.

Willmann avait aux yeux des pointes de malice. Ses doigts tambourinaient sur les bras du fauteuil quelque marche guerrière. Il haussa les épais sourcils blancs où s'embroussaillait son regard – sa manière de hausser les épaules – Célèbre! Est-ce qu'on est célèbre quand on a le droit de l'être?

– Voulez-vous d'une merveille, chère madame?

– Si j'en veux!

– Alors laissez-moi faire. La bride sur le cou. Je ne puis cependant pas m'engager avant d'avoir vu…

Elle l'interrompit:

– Mais c'est demain, Willmann.

– Demain, parfaitement. J'ai bien l'honneur… Si vous ne me revoyez pas ce soir, dormez tranquille. Ce sera la preuve qu'on a ce qu'il vous faut.

Le lendemain, Léonie retrouva ses forces de mondaine pour jeter le dernier coup d'œil aux préparatifs, distribuer ses grâces, remercier tous ceux qui répondaient à son appel. On la félicitait: charmant, exquis… saynète délicieuse… programme di primo cartello… sans compter l'imprévu, le clou de Willmann. D'où venait-il, celui-là? quelle était sa spécialité? Elle souriait, n'en sachant rien elle-même, goûtant la joie du triomphe, fière de la belle recette à verser entre les mains de sa présidente. Tout à son bavardage, elle ne remarqua point l'entrée de l'artiste amené par Willmann. Les premiers accords lui firent tourner la tête. Elle réprima un cri et resta sans souffle. Robert! Robert, dont le jeu pathétique, tombant comme du ciel sur l'auditoire, le charmait, l'électrisait, le bouleversait jusqu'aux entrailles. Il y avait, dans l'assistance, vingt personnes: la duchesse de Serples, la chanoinesse de Guderille, madame de Lunney, combien d'autres! capables de mettre un nom sur ce visage. On allait l'interroger, s'enquérir de sa vie, elle le voyait la montrant du doigt, elle l'entendait répondre: «Cette femme vous renseignera.» Elle voulait fuir et demeurait immobile, prise par la fatalité qui s'appesantissait sur ses épaules, la condamnait à subir, dans des transes d'une curiosité poignante, la catastrophe prévue depuis deux mois. Elle ne pouvait se rassasier: là, devant elle, Robert! Cette tête qui se transfigurait, vivant la pensée éblouissante du maître, qui la hantait ces derniers temps, non souriante comme à présent, mais terrible comme un de ses plus terribles souvenirs, elle n'avait pas plus la force de s'en détourner que le corps de l'abîme où le vertige attire.

Les applaudissements éclatèrent.

– Un amour, votre artiste, lui cria la vicomtesse de Lerdre, mariée de la veille, à dix-huit ans, et trouvant déjà tous les hommes «des amours».

L'astre nouveau, levé au firmament de l'art, eut une ovation enthousiaste. Il était si jeune, si beau, si plein des tempêtes intérieures où se révèle le génie! On l'entourait et l'accablait d'éloges, de questions; il répondit avec beaucoup de simplicité, d'un ton un peu farouche, mais exempt de gêne ou d'orgueil.

– Enfin, d'où le tient-on, ce prodige? insista la petite de Lerdre; on le dit orphelin, est-ce vrai?

– Oui, répliqua madame de Lunney, Willmann l'assure et prétend que depuis la mort de son père il travaille pour vivre. Qu'était le père?

La vieille duchesse intervint:

– Il a, ce jeune homme, une beauté remarquable. Elle me rappelle les Kercoëth.

– Miséricorde! Dieu le préserve d'autres points de ressemblance avec les Kercoëth! dit la chanoinesse de Guderille.

– C'étaient de belles âmes, prononça la duchesse.

Léonie était plus blanche que ses dentelles. Willmann lui conduisit Robert.

– Avais-je raison? Et, présentant l'artiste: monsieur Robert.

Robert s'inclina comme s'il la voyait pour la première fois. Elle essaya de le complimenter, les paroles s'arrêtèrent dans sa gorge.

– Vous êtes souffrante? interrogea Willmann.

– La chaleur…

Le violoncelliste lui offrit le bras pour la mener hors de la foule, tandis que la duchesse de Serples retenait Robert et disait:

– J'ai eu bien bien du plaisir à vous entendre, monsieur, j'en ai plus encore à vous regarder: vous éveillez en moi de si vieux souvenirs!

L'air frais du dehors remit madame de Randières. Elle s'accrochait, toujours vacillante, au bras de Willmann, mais des roses commençaient à lui monter aux joues. Elle se dégagea de ses songeries et, d'une voix brève:

– Comment le connaissez-vous?

– Ah! par ma foi, d'une façon originale et que je crois inédite: par l'intermédiaire d'un escalier.

– Je parle sérieusement.

– Et moi donc! Voici l'histoire. Elle date, au plus, de huit jours. Deux fois par semaine, je fais de la musique chez un commerçant dont l'héritière – des millions, s'il vous plaît – a d'étonnantes prétentions artistiques. On ne se figure point comme les bourgeois…

– Vite, vite, Willmann.

– Après le dîner, la respectable tribu, composée du père, de la mère et de la fille, passe au salon. Le père s'endort au coin de la cheminée à droite, la mère au coin de la cheminée à gauche…

– Willmann, vous êtes insupportable.

– Aussi ce que j'ai de peine à me supporter!.. Les patriarches endormis, nous mettons, la fille et moi, Chopin en pièces. La légende d'Orphée n'est pas un mythe. Par bonheur pour l'auditoire, il n'y en a pas. On pourrait, à la rigueur, en avoir un, dans la personne des commis de M. Duparc – il s'appelle Duparc, mon commerçant – mais je les soupçonne et les félicite, ces jeunes gens, de préférer leur lit. Ils grimpent aux mansardes, dans la maison, pendant que nous nous livrons à notre vacarme.

– Je ne vois pas…

– Vous allez voir, chère madame. Depuis deux mois, je remarquais, chaque fois que je m'en allais, une ombre accroupie sur les marches de l'escalier.

– Ah! ah!

– C'est ce que je me dis. Cela me parut bizarre. Il y a huit jours, je saisis mon ombre au collet et lui demande ce qu'elle fait là. L'ombre me répond qu'elle écoute. Comme c'était son droit, je n'aurais pas poussé l'interrogatoire plus loin, si elle n'eût ajouté: «Le piano est atroce, mais le violoncelle bien remarquable.» Je fus flatté, parce que, moi, la vérité, d'où qu'elle vienne, même dans une cage d'escalier… Je voulus quelques éclaircissements: «Vous êtes musicien? – Un peu.» – La conversation liée, j'apprends que j'avais affaire à un commis de Duparc. Je l'emmène chez moi pour voir ce dont il était capable. Ah! bon Dieu! il n'était pas plutôt assis devant le clavier que je prenais sa mesure. Un amant retrouvant sa maîtresse. Quelle poigne, quelle âme! «Toi, mon petit, lui dis-je, tu iras loin. Je m'en charge.»

– Il ne vous a rien dit de son arrivée à Paris?

– Pas un mot. Pourquoi?

Au lieu de répondre, Léonie donna l'ordre à un domestique d'aller chercher Robert de la part de Willmann.

– Il faut que je lui parle. Laissez-nous seuls quand il viendra.

Willmann eut l'air surpris de ce besoin de tête-à-tête. Robert approchait, il courut à sa rencontre et, tout haut:

– Madame la baronne désire causer avec toi. Dans un souffle, il ajouta: Prends garde, mais tâche de la séduire.

La séduire! Robert y était bien disposé, quand sa présence lui gâtait tout le plaisir de la soirée! Elle s'avança la main tendue, un peu vibrante:

– Vous ne m'avez pas reconnue, tout à l'heure?

– Je vous ai reconnue, madame; mais j'imaginais que je ne devais point le témoigner.

– Parce que vous me gardez rancune?

– Parce que je ne tiens pas à vous être désagréable.

Cet excès de délicatesse la toucha.

– Comme vous m'avez préoccupée! Je comptais vous revoir, j'ignorais ce que vous étiez devenu; j'en étais, je vous assure, très malheureuse.

Un incrédule sourire plissa les lèvres de l'artiste. Il planta ses yeux fiers dans les yeux de la baronne. Se moquait-elle de lui? Non, elle ne se moquait pas. Sur sa figure éclatait un air de sincérité qui l'interdit. Si mal qu'elle l'eût accueilli naguère, elle pouvait avoir changé d'avis à son égard. Il se courba légèrement devant elle.

– Vous êtes trop bonne, madame.

Elle lui prit le bras d'un geste très doux, voulant le gagner à ses projets, déroutée par une conquête qui ne ressemblait pas à celles dont on lui prêtait la spécialité triomphante. Elle l'entraîna dans un coin de la serre, ne sachant encore par où risquer la démarche. S'il refusait pourtant! Ils resteraient seuls tandis que s'achevait la fête; aurait-elle le loisir de le convaincre et de le décider? Elle le fit asseoir près d'elle.

– Racontez-moi tout ce qui vous est arrivé depuis que je ne vous ai vu.

– Cela en vaut-il la peine?

– Je vous en prie.

– J'ai marché devant moi le long des rues; j'entrais demander de l'ouvrage quand je voyais des écriteaux. N'ayant aucune référence à fournir, on me refusait partout. Je n'avais pas un centime dans la poche, de sorte que, la nuit venue, mon gîte me paraissait problématique. Paris n'a pas, comme le Vivarais, des lits d'herbe sèche contre les haies. J'étais fatigué d'avoir marché huit heures, sans m'arrêter, à jeun. Dans une rue étroite où il me sembla que le vent soufflerait moins fort, les encoignures de portes m'attiraient. J'en choisis une pour y passer la nuit. Mais un gardien de la paix me commanda de circuler. Engourdi par le froid, la fatigue, la faim, je n'eus pas la force d'obéir. Il m'emmena au poste, on me fit boire un cordial et je dormis sur le lit de camp.

Pendant que Robert parlait, Léonie buvait ses paroles. Sous la fixité de ce regard, il éprouva comme un malaise et s'interrompit un moment.

– Continuez, continuez, dit-elle.

– Le lendemain, le commissaire, en me congédiant, m'offrit quelques pièces de monnaie. Je refusai, naturellement. Du travail, pas l'aumône. Je le lui dis, je contai mes recherches inutiles; j'ajoutai que j'avais, au lycée Henri IV, un camarade d'enfance, le fils de mon père adoptif; on saurait par lui si j'étais un vagabond. Le commissaire fit une enquête et le résultat fut, séance tenante, une place chez un de ses amis, M. Duparc. Depuis, je travaille toute la semaine; le dimanche, je vais voir Gaston et, les soirs, je me rends chez M. Willmann, où je joue les airs préférés de ma sœur Blanche.

Ce récit, fait avec beaucoup de simplicité, sans ombre de rancune contre le sort, sans une allusion à celle qui l'écoutait, remuait étrangement Léonie. Quand il eut fini de parler, elle dit d'un ton bref:

– Cette existence ne saurait durer. Vous allez venir chez moi.

– Chez vous, madame?.. Je vous remercie.

– Vous n'avez pas à me remercier. Je n'aurais pas dû, lorsque vous franchissiez mon seuil, vous le laisser repasser.

– Je m'explique mal, sans doute, madame. Votre proposition me touche, mais je ne l'accepte pas.

– Pourquoi?

Il hésita un instant. Il avait tant de choses à répondre, de si grosses tempêtes au cœur, de si graves questions aux lèvres! Que signifiait cette comédie? A quoi tendait une hospitalité si cruellement refusée hier, si bizarrement offerte aujourd'hui? A quel titre, enfin, ce brusque intérêt, après les marques indéniables d'une haine vieille de dix-neuf ans? Il conserva son sang-froid et dit:

– Je désire ne point aliéner mon indépendance.

– Vous la garderez tout entière. Je serai votre amie, rien de plus, une amie dévouée, qui vous aidera de toutes ses forces, à réaliser vos rêves de gloire.

– Tant de générosité me flatte; mais j'entends faire mon chemin seul, en ne demandant l'aide que de Dieu.

 

– Soyez franc, s'écria Léonie, s'il s'agissait de Willmann, non de moi, vous accepteriez. Et, lui saisissant les mains, rapprochant son visage du visage de Robert, elle ajouta, connue dans un transport de passion blessée: Avoue-le, tu refuses parce que c'est moi. Je te devine, tu me hais. Tu me hais de t'avoir abandonné aux Benoît, de ne t'avoir pas ouvert les bras devant madame Laffont. Et ce qu'il y a de terrible là-dedans, c'est que tu as raison de me haïr. J'ai été mauvaise, sans entrailles, implacable. Aussi, j'avais perdu la tête, c'est mon excuse. Je ne savais pas ce que je faisais. Et je ne te connaissais pas. A présent, je te connais. Tu es le fantôme de mes veilles, ma conscience, plus que cela: mon cœur, puisque, à force de te redouter, je me suis mise à t'aimer. Oui, de cette tendresse irraisonnée, instinctive, qu'on a pour l'œuvre de sa chair, parfois, hélas! – comme représailles divines – pour l'œuvre de ses cruautés. Si tu veux te venger de moi, persiste à me repousser. Le remords me tue, aide-le.

Une sorte d'effroi s'était emparé de Robert.

– Que m'êtes-vous donc, madame, pour me tenir un pareil langage?

– Moi?.. Je suis…

Elle s'arrêta, épouvantée de ce qu'elle allait dire, et, d'une voix où toutes ses terreurs suppliaient:

– Oh! ne me le demande jamais, jamais! J'ai tant besoin de ton pardon, je te suis la cause de tant de maux!

– Mon Dieu! bégaya Robert qu'affolait une pensée soudaine; seriez-vous ma mère?

Elle poussa un cri. Sa mère! Brusquement elle roula sur le sol, comme une masse sans connaissance.