Za darmo

Yvonne

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Quel motif avait l'excellent homme de lui barrer le chemin du salon? Plus il y mettait de zèle, plus elle s'obstinait dans sa marche. Les perplexités de l'intendant, ses airs ahuris, tout l'effarement de son attitude trahissaient une crainte violente. Que cherchait-on à lui cacher? Encore un mystère, en cette maison qu'elle soupçonnait d'en avoir jadis trop recélé? Soit! Elle tenait à le voir en face, celui-là. Elle écarta Legouet, ouvrit la porte. Léonie et Justine, debout, se mesuraient du regard, l'une hautaine, l'autre agressive, parlant bas néanmoins, comme si toutes deux tremblaient d'être entendues.

– Je vous dénoncerai, disait Justine dans un sifflement de vipère.

– Faites.

L'apparition de Blanche atterra la baronne et cloua l'autre sur place. Blanche s'avançait, tranquille, entre elles, l'air un peu méprisant, l'œil froidement posé sur la Benoît.

– Quelle nouvelle somme d'argent demandez-vous?.. Et, se tournant vers madame de Randières: Elle est donc bien forte, que vous refusiez?

Elle les prenait ensemble, cette fois, non plus complices, mais ennemies, retenues à une question de tarif. Ah! certes, l'heure était venue de les confondre. Il y avait assez longtemps qu'on suppliait Dieu d'en fournir le moyen. Cependant, Léonie tentait de se remettre. La brusque entrée de Blanche, ses accablantes paroles, cela était épouvantable, moins pourtant que l'odieux marché de Justine.

– Ma fille! dit-elle d'une voix affaiblie par la lutte, en enlaçant la taille de la jeune femme.

Blanche se dégagea sans trop de raideur.

– Donnez-lui ce qu'elle demande et chassez-la.

Justine, un moment décontenancée, reprenait de l'assurance. Somme toute, un précieux auxiliaire lui était arrivé, puisqu'on insistait pour elle. On insistait aussi pour qu'elle fût chassée, mais madame Benoît s'arrêtait peu aux bagatelles de la porte. Les années décuplaient sa soif d'or, l'avarice la rongeait. Une cupidité féroce, déjà coupable de quelques crimes, capable de tous les autres, la poussait à Karenthal, dans l'espoir d'un dernier coup de fortune. Que manquait-il au bonheur complet de madame de Randières? la possession effective, sans entraves, de Robert, peut-être d'Alain. Or, il existait de par le monde une folle gênante. La folle supprimée – simple misère – la baronne devenait marquise, et madame Benoît rentière. L'or et les billets de banque, tout son avoir, qu'elle palpait d'une main nerveuse dans le sac pendu à son bras, c'était bien, mais insuffisant. Il fallait beaucoup plus. La baronne, prise de scrupules sur le tard, jouait à l'indignation; grâce à Blanche, la peur du passé mis au jour et ses propres intérêts la forceraient d'être pratique. Il était même amusant de penser que la femme de Robert venait à la rescousse. Léonie eut un élan de courage:

– Elle me demande un crime.

– Encore un? dit tranquillement Blanche, les bras croisés sur la poitrine, dans une pose d'insouciance.

– Que voulez-vous dire? interrogea Léonie, livide.

– Je veux dire qu'après trois assassinats elle ferait peut-être bien de s'arrêter. Vous aussi, madame.

– Blanche!.. moi?..

Justine commençait à trouver moins amusant que la femme de Robert fût venue à la rescousse. Mais elle avait pour principe de tenir tête.

– Trois assassinats? fit-elle.

– L'enfant que vous avez enterré dans un îlot du Rhône, Antoine tombé d'un grenier où vous étiez derrière lui, votre mari enfin dont les remords parlaient trop haut.

– Mais c'est abominable! rugit madame de Randières.

La Benoît se redressa:

– Madame la baronne n'a le droit de rien dire, puisqu'elle a profité de tout.

– Ah! sortez, sortez… Ne reparaissez jamais devant moi. Sortez, vous dis-je.

Blanche suivait la scène avec attention. Cette femme saisie d'horreur était sincère. Elle étendit la main vers la porte et, foudroyant Justine de son pur regard d'immaculée:

– Vous avez entendu? Maintenant dénoncez, si cela vous convient.

Un grondement de fureur témoigna que Justine s'avouait vaincue. Venir des Mérilles à Paris, de Paris à Karenthal, portant sur soi toute sa fortune, dans la conviction que les choses marcheront à souhait et que, la dernière besogne achevée, on se reposera comme Dieu après la création, pour rencontrer, en perspective, le tricorne d'un gendarme! Lutter?.. hum! la petite, avec ses tranquillités, avait un air… Justine s'en allait à pas lents, dardant les yeux autour d'elle, dans la rage de sa défaite. Dès qu'elle fut dehors, Léonie vint à Blanche.

– Sur mon salut, je vous jure…

– Ne jurez pas, madame. Vous ignoriez les crimes, mais vous en étiez la cause. Justine avait ordre de garder votre secret coûte que coûte… il en a coûté cher. Reste un fait désormais indéniable: Robert ne vous est rien.

– Que ma vie, mon âme, mon repos.

– Ajoutez donc: «Mon fils!» et jurez, vous qui alliez jurer tout à l'heure. On vous menaçait: à quel propos? On prétend dénoncer: quoi? Ou vous êtes la mère, et commandiez de supprimer l'enfant…

– Allons donc!

– Eh! puisque les autres meurtres n'ont servi qu'à couvrir celui-là. Ou vous ne l'êtes point et voliez Robert. Ah! madame, il fallait qu'un jour ou l'autre éclatât la vérité. Voilà quatre ans que j'en attends l'heure; elle a sonné, Dieu merci.

Léonie, plus morte que vive, sanglotait. Ce n'était pas le désespoir tragique d'une affolée, surprise tout à coup en plein bonheur par quelque drame imprévu; c'était l'horrible et silencieux effondrement de toute l'âme dans une crise sans cesse redoutée; c'était, après une vie dont chaque minute s'emplissait d'angoisses, le brisement suprême dans la suprême expiation. Toutes ses énergies s'étaient dépensées à reculer le terme fatal: il arrivait et la tuait.

– Vous souffrez? questionna Blanche, involontairement attendrie.

– Oui, beaucoup, répondit-elle.

– Robert, dit la jeune femme à son mari qui entrait, embrasse-la, elle est malheureuse.

Léonie l'enveloppa d'un regard de tant de gratitude et aussi de prières que Blanche se détourna, gagnée par l'émotion. Comme Dieu punissait la triste créature! Il lui changeait le cœur en un cœur de mère pour déchirer ensuite, une à une, toutes ses fibres. Avant de partir, elle se pencha vers la baronne:

– Il ne saura rien par moi. Les larmes, en vous purifiant, vous ont relevée. Je vous laisse cette dernière consolation de réparer vous-même.

Et Léonie regarda le landau qui les emportait à Lauvigné.

Robert, à sa descente de voiture, trouva le marquis les bras ouverts. Un soleil radieux illuminait cette fin d'après-midi. Les hôtes de la duchesse se groupaient sur la terrasse, à l'ombre des vieux arbres. Le petit Hughes galopait avec Jean-Marie Auvray, autant que le permettait la lourde stature du pêcheur, le long des pelouses embaumées.

– Il a le diable au corps, cet ange, madame Blanche… Vous revenez de là-bas, vous?

– Oui, et je suis bien contente d'y être allée. J'ai vu Justine.

– Pas possible, ah! si la gueuse me tombe sous la main…

Parmi tous les griefs de Jean-Marie contre madame Benoît, le plus récent n'était peut-être pas le moins sensible: en lui faisant faux bond au rendez-vous donné un jour dans le cimetière de la Riveraine, elle le condamnait à courir jusqu'en Amérique après un pâtre, mort à l'hôpital la veille de son débarquement. Il était revenu, très penaud mais très furieux, en France.

Madame de Serples prit Blanche à part.

– Vous avez un air singulier.

– Il y a du nouveau. Vous verrez avant peu.

Cependant le marquis s'approchait près d'elle avec Robert et le médecin d'Yvonne, spécialiste éminent, depuis quelques jours à la Vieille-Ferme. Sur la demande du docteur, on avait remis en état le château de Kercoëth, tel qu'il était lors de la catastrophe, et la marquise y devait être transportée. Ce projet effrayait Alain. D'abord il avait exigé qu'on attendît ses enfants. Maintenant il opposait le retour probable des crises, le mugissement des vagues, oublié, mais, hélas! trop connu, cette résurrection en pleine vie où tout parlerait de la mort.

– Cela risque de la tuer.

– Mon cher ami, en vous donnant mon opinion, il y a quelque apparence que je la crois bonne.

– Attendons le mois d'août. Juillet, docteur, est presque un anniversaire. Qu'en penses-tu, toi, mon fils?

– Je n'ose rien dire, tant je vous comprends.

– Pardieu! moi aussi, je comprends, s'écria le médecin. Ce n'est pas un motif.

– Eh bien, soit! Demain, je la conduirai à Kercoëth, lorsque la marée sera descendue à moitié, pour qu'elle entende moins le flot.

Robert était en proie à de cruelles songeries: son inquiétude, celle de son père, l'entrée à Kercoëth. Jamais il n'en avait franchi le seuil, voici qu'il l'allait habiter, comme fils de la maison, prendre la place de Hughes, renouer la chaîne brisée de la descendance…

XII

Sortie à pas lents – par bravade – du salon de Karenthal, Justine ne se voyait pas plutôt dehors qu'elle se mettait à une allure rapide. Blanche la déroutait, avec ses grands yeux noirs, limpides, son inquiétant sang-froid. Résolue autant que passionnée, de plus riche, honorée, puissante, elle devenait un danger sérieux; Justine en inféra que la Bretagne ne lui valait rien. Le premier village traversé fut Kercoëth. Elle s'informa d'un moyen de transport. La nuit était tombée, le courrier parti, les maisons s'allumaient pour la veillée. On eût dit qu'un mot d'ordre contrecarrait ses desseins: personne ne disposait d'une carriole, ou n'était d'humeur à la conduire à la gare la plus proche. Ne se souciant pas de coucher à la belle étoile si près de Kercoëth, elle serra contre ses jupes le sac où tenait sa fortune et descendit sur la plage, elle y aurait sans doute plus de chance. Presque immédiatement, une jeune fille l'accosta.

 

– Vous désirez faire une promenade en mer, madame?

– Non, je veux partir.

– Par le bateau de Saint-Nazaire, peut-être?

– Précisément, répondit Justine, à mille lieues de soupçonner l'existence du bateau de Saint-Nazaire.

– Mon père, cette nuit, pêche au flambeau. Il sera sur le passage et peut vous emmener. Il faudrait s'embarquer tout de suite.

Elles se dirigèrent vers un marin prêt à déployer sa voile. Justine l'examina en dessous, mais la nuit s'épaississait de plus en plus; d'ailleurs, il avait la tête coiffée d'un capuchon de caoutchouc, le dos voûté, ce qui n'aide pas aux investigations. Allait-elle devenir poltronne? Les conventions établies, Justine et son précieux paquet installés à bord, la voile fut hissée et s'arrondit en se balançant. Le bateau fila. Un vent d'est poussait au large. En quelques minutes, le rivage et le groupe des maisons ne furent plus qu'une masse sombre, piquée de faibles lueurs qu'éteignait une à une la distance. Sous le ciel blanc d'étoiles, les vagues s'entre-choquaient avec un bruit pareil à un appel d'abîme. Le pêcheur ne remuait pas, ne desserrait pas les lèvres. Justine commença d'avoir peur: cette course silencieuse, cet homme immobile, ces ténèbres… Les courlis passaient, jetant leurs plaintes sifflantes, ballant des ailes, tout près sur leur tête. Soudain le marin amena sa voile, la barque oscilla, Justine sentit de rudes mains étreindre ses poignets. C'était une ligature de fer. En un clin d'œil, elle fut garrottée et jetée au pied du mât. Que signifiait l'attaque? Avait-on le projet de la voler? Elle cria. Son cri de détresse fendit l'ombre, le sanglot des vagues répondit seul. Ah! funeste idée d'avoir craint une nuit à Kercoëth! Le pêcheur examina la direction prise, enleva le gouvernail, alluma la torche de résine qui, pétillant sur le gril rouillé, inonda de clarté la face impassible de Jean-Marie Auvray. Justine eut froid dans les os. Elle se devinait perdue, loin de tout secours, à la merci de ce sauvage, n'ayant contre lui que Dieu, qui ne pouvait être pour elle. Car Justine venait de penser à Dieu.

– Vous êtes sur la tombe de mon père et de mes sept frères, dit Jean-Marie. L'Océan les a mangés parce qu'il vous fallait de l'argent; à votre argent d'être mangé par lui.

D'un coup de couteau il éventra le sac. Sa rotondité n'était pas un trompe-l'œil. De l'or et des papiers s'éparpillèrent. Les Mérilles dégorgeaient leur proie.

– D'où viennent ces lettres?

A cette heure elle comprit que si quelque chose au monde pouvait la sauver, c'était la vérité.

– De madame de Randières, dit-elle.

– Il y a là-dedans le moyen de déchiffrer toute l'histoire, je suppose?

Elle inclina le front. Le marin eut un involontaire haussement d'épaules:

– Vous êtes bête, Justine. M. de Kercoëth les aurait couvertes de plus d'or que vous n'en avez vu dans votre scélérate de vie.

– Si vous me ramenez à terre, je vous donne la moitié de la somme et les lettres.

– Oh! les lettres… Tranquillement, il les glissa dans la poche de son tricot de laine. Pas besoin de votre permission. Quant à la somme…

Il coupa quelques plombs de ses filets, fit une liasse des billets et des valeurs, à laquelle il attacha les plombs, et lança le tout dans les flots. Elle poussa un rugissement de fauve.

– Il y avait cent cinquante mille francs!

– Pas plus?.. Vous ne prenez pas cher.

Il fit ruisseler l'or entre ses doigts. Le tintement des louis sonnait joyeux. Justine, les traits convulsés, la bouche tordue, regardait, aux lueurs de la torche, cette pluie jaune, brillante, ce qui restait de sa fortune. Le marin, par poignées, jetait les pièces à l'eau; elles bruissaient en ses paumes, comme écrasées par son dégoût, puis entraient dans le noir, envoyant l'ironique adieu de leur cliquetis avant de s'engouffrer. Tout disparaissait à jamais, tandis que Justine, la tête perdue, implorait, insultait tour à tour. Lui continuait sa besogne, il estimait faire œuvre de justicier; oui, tout y passait, linge, vêtements, tout ce qui appartenait à l'horrible femme et s'était souillé à son contact et aurait souillé la barque.

– Voleur! voleur!

Il remit le gouvernail, hissa la voile et fila dans la direction de Belle-Isle.

– Je comptais, dit-il, vous déposer aux aiguilles de la Corne; mais personne n'y va, vous mourriez. Moi, je ne suis pas un assassin. Je peux naviguer par les nuits les plus noires, pas une âme de trépassé ne me poussera vers les brisants ou les gouffres. Je vous ai châtiée dans votre avarice; le reste, c'est l'affaire du bon Dieu. Je vais vous attacher sur une grosse roche, là-bas, près de Belle-Isle. La marée ne la couvre qu'en septembre. Le bateau de Saint-Nazaire vous y ramassera. Vous aurez cinq ou six heures pour écouter les esprits des eaux qui causent la nuit avec les naufragés.

Elle ne comprenait plus, elle n'entendait plus, anéantie par la perte de sa fortune. Cependant lorsqu'elle se vit attachée au récif, des paquets d'eau s'abattant de toute part, lui crachant leur écume au visage, un blasphème déchira l'espace, puis ses supplications montèrent:

– Ayez pitié de moi!

Jean-Marie était inexorable.

– Avez-vous eu pitié de la marquise Yvonne?

– Je ne suis pas seule coupable.

– Et du petit comte Hughes? Et de l'enfant enterré dans le Rhône? Et d'Antoine? Et de votre mari?

– Monsieur… monsieur…

– Restez là, mon père et mes frères, à cause de vous, sont bien restés dans les flots qui vous entourent.

Quand le bateau de Saint-Nazaire, au lever du jour, passa près du rocher, une forme humaine y gesticulait, lamentable, méconnaissable, ignoble.

On envoya un canot, qui recueillit une idiote.

… Le ciel était splendide, le soleil dorait la plage et le bourg de Kercoëth. Une femme en deuil descendit d'un coupé dont les chevaux étaient blancs d'écume et sonna résolument à la grille du château.

– Prévenez madame de Serples qu'on a besoin d'elle tout de suite. Je l'attends dehors.

Au bout de quelques minutes, la vieille duchesse se montra.

– Vous, Léonie!

– Oui… Je viens de Lauvigné. Je croyais y trouver Robert et Blanche. On m'a dit… Il faut que je leur parle.

– Ma pauvre amie, en ce moment…

– Je sais, je sais… M. de Kercoëth et sa femme vont arriver d'un instant à l'autre. Raison de plus. Je vous le répète: il faut que je leur parle, et devant vous.

La duchesse se souvint des demi-confidences de Blanche, la veille; Léonie n'était plus que le spectre d'elle-même, on aurait dit une agonisante. Quel drame se jouait-il, et pouvait-elle prendre la responsabilité d'éconduire cette femme qui semblait agir sous l'impulsion d'une volonté torturante?

– Qu'il soit fait, dit-elle, selon vos désirs.

Lorsque Robert sut que la baronne était là, ses respects de commande s'évanouirent. Madame de Randières dans Kercoëth!

– Une mauvaise action, gronda-t-il.

– Ne la condamne pas d'avance, objecta doucement Blanche.

Elle les attendait au seuil de la chapelle du château. Elle les aperçut, conduits par la duchesse, et fit un signe de croix, elle qui ne savait plus prier. Ses yeux cherchèrent à percer les murs pour aller à l'invisible Dieu caché là et lui demander aide et merci. Plus les autres avançaient, plus fuyait le reste de ses forces. Enfin, ils étaient devant elle, ils la touchaient presque; elle s'agenouilla et, prête à tout dire, décidée aux aveux, ne trouva pourtant que ce mot: «Pardon, pardon…» Elle gisait, éperdue, palpitante, ses longs voiles balayaient le sol. Robert, interdit, rêvait de la voir en cet état, de voir Blanche émue, la duchesse attentive, sans que l'une ou l'autre fissent mine de relever la créature prosternée. Comme le silence seul accueillait ses paroles, Léonie comprit qu'elle devait gravir son calvaire jusqu'au bout. Elle dit:

– J'ai menti. Je ne vous suis rien. Vous êtes le fils de la marquise de Kercoëth.

– Moi! moi! cria Robert. Ah! son cœur m'avait reconnu, tout le mien l'avait devinée.

Léonie s'affaissa davantage. Ce n'était point assez qu'elle se martyrisât, il l'écrasait de sa joie débordante.

– Pardon! soupira-t-elle encore.

– Mes années de misère, mes tortures morales, ce qui n'a frappé que moi, oui, du fond de l'âme, je vous le pardonne. Mais la folie de ma mère, jamais, jamais.

– Robert!..

On entendit le grincement des grilles, le piaffement des chevaux, Yvonne et Alain arrivaient; Blanche la releva.

– Entrez dans la chapelle, et demandez à Dieu un miracle. Nous autres, nous allons le tenter.

Le voyage de la Vieille-Ferme à Kercoëth s'était effectué fort tranquillement. Yvonne s'intéressait aux paysages défilant sous ses yeux, le docteur était ravi. – En apercevant la cour d'honneur vide, Alain ne put réprimer un geste de contrariété. Il pensait y voir Robert et Blanche et, par eux, détourner l'attention de la marquise; pour souhaiter la bienvenue, il n'y avait que le concierge du château, tout ahuri devant sa maîtresse. Elle était si touchante, cette créature de trente-neuf ans, qui à peine en paraissait trente! Les hauts donjons couverts de lierre où mordait encore l'éraflure des boulets anglais, la forteresse inexpugnable, au fond la chapelle, ici la grande cour, rendaient le cadre ancien à la châtelaine si longtemps attendue. Les choses inanimées la saluaient sous le soleil. Elle sentait le salut, croyait reconnaître, et passait la main sur son front pour en chasser un voile importun.

– Entrez, Yvonne, dit le marquis.

Elle s'avança, légère. Alain se rappelait: un jour, il l'introduisait, vêtue de blanc, fière et pâle, en ce vieux nid des ancêtres. Et, maîtresse souveraine, honorée, destinée à toutes les joies, elle était prise par toutes les douleurs.

Guilmette se tenait dans le vestibule dallé d'onyx, avec un énorme bouquet de roses blanches. Yvonne saisit les fleurs, du geste gai d'un enfant, les effeuilla autour d'elle en pétales de neige, et sur ce tapis odorant marcha derrière son mari. Les portraits des aïeux, les bronzes et les marbres, et les lambris de chêne et les voûtes immobiles, comme les choses du dehors, la saluaient à leur tour. Elle allait, tranquille, habituée. A peine, devant sa chambre hésita-t-elle un instant. Le seuil franchi, elle considéra longuement tous les meubles, toucha les objets familiers, changea de place une table de jonc et s'assit enfin. Elle réfléchissait. Peu à peu une expression de triste lassitude ombra son visage, M. de Kercoëth serra le bras du médecin, à le broyer. Celui-ci lança un coup d'œil vers une porte placée près du piano, sur celle de la chambre voisine et, courant à la croisée, l'ouvrit toute grande. Le vent du large entra, portant avec lui la rumeur lointaine des flots. La marquise s'était dressée; elle écoutait, haletante. Alain chuchota:

– Que faites-vous, docteur?

Un geste impérieux lui commanda le silence. Yvonne s'approchait de la fenêtre. Là-bas, au pied du roc où était bâti Kercoëth, le sable de la plage brillait sous une pluie de soleil. La mer se balançait, énorme, majestueuse, couronnant d'écume la crête de ses vagues.

– L'Océan! balbutia-t-elle.

Une souffrance tira ses traits, les sourcils se froncèrent, les narines palpitaient. En face de l'ennemi retrouvé après dix-huit ans, ce monstre aux hurlements terribles qui lui avait dévoré son fils, la fureur allait éclater. Mais, derrière elle, monta une mélodie douce, plaintive, pleurant de douleur, peut-être de joie, chaste comme une caresse d'enfant, ardente comme un appel d'amour. Elle se retourna, s'éloigna de la fenêtre… Il était revenu, le chantre des rêves, le berceur des sommeils? Elle ne le voyait pas, le piano le lui cachait; mais elle le savait là, maintenant! Et ravie, telle qu'une fauvette à l'aurore d'un beau jour, elle lui envoya le salut de ses trilles légers. Puis elle se tut, pour le laisser répondre. N'est-ce pas ainsi qu'ils causaient tous deux? Il répondit. C'était le sanglot brisé, la peur dans l'extase, la supplication à Dieu, tout le débordement d'une âme à la fois saignante et cicatrisée, hymne de merci, cantique de prière.

Elle s'étendit sur une chaise longue. Alain, dans un coin, se mordait les lèvres pour ne pas trahir son angoisse.

Aussitôt le médecin ouvrit la porte de la chambre voisine, la chambre qui avait été celle du petit Hughes. De la place d'Yvonne, on apercevait, dans un fouillis de dentelles doublées de soie bleue, les fines barres blanches d'une chose charmante, moins qu'un lit, plus qu'un berceau. Elle porta la main à sa poitrine, la respiration lui manquait. Soulevée à demi, elle regardait, regardait, tandis que, tout bas, avec des sonorités paraissant venir de très loin – elles venaient de si loin, en effet! – Robert jouait la berceuse de Schumann, celle des montagnes du Vivarais, le jour où M. Laffont le rencontrait. Il se souvenait maintenant: autrefois, on l'endormait ainsi; il se souvenait du rythme, du balancement jadis imprimé à son berceau; il la retrouvait tout entière, non pas telle qu'elle avait jailli du cerveau du poète, mais telle qu'elle était tombée de l'âme de sa mère.

 

Yvonne cria d'une voix déchirante, âpre, surhumaine:

– Hughes!.. Hughes!.. mon petit Hughes!.. je le veux.

Alors, des dentelles doublées de bleu, de la chambre où avait dormi l'enfant, la Renotte sortit, l'enfant porté par elle. Blanche la dirigeait, elle l'amena devant Yvonne. L'aveugle dit dans le silence profond:

– J'avais fait vœu à sainte Anne de ravoir le petit comte. Madame la marquise, regardez.

Elle mit à terre le fils de Robert.

L'ange frêle examinait la personne à moitié couchée qui le contemplait avidement. Elle lui sembla jolie. Comme son répertoire de mots était encore restreint, il eut un sourire de ciel – le plus éloquent des mots – et, tout de suite, sans chercher, gazouilla:

– Maman… pareille à maman…

D'un élan farouche, Yvonne fut sur ses pieds. Il eut peur, le petit, et se réfugia vers son grand-père. Elle courut à lui, l'arracha, brutale, aux étreintes d'Alain, serra contre elle sa proie et, grandie, frémissante, ivre de triomphe:

– Hughes! Hughes! J'ai mon fils, mon fils, mon enfant.

Ses joues ruisselaient de larmes, sa face rayonnait de sourires. Et les caresses, les baisers, tout l'arriéré maternel, enveloppèrent son trésor, que rassurait tant de douceur. Elle ne s'exaltait plus, il cessait de trembler. Elle le tenait, le palpait, le mangeait, les lèvres dans les boucles blondes, sur le front, sur les yeux, reconnaissant son bien, l'entourant de l'indestructible chaîne de ses bras, ses pauvres bras naguère tordus aux spasmes des démences.

– Yvonne! dit Alain.

Elle leva vers son mari ses regards extasiés. Mais, quittant tout à coup le petit Hughes, elle vint au marquis. Ses cheveux blancs la frappaient, ils lui marquaient le passage inaperçu des ans. La raison, au seuil du cerveau, s'arrêtait prise de stupeur; car, devant cette enfance qui la refaisait jeune mère, elle ne s'expliquait pas la neige des tempes qui le faisait presque aïeul. Kercoëth devina. Il appuya la tête de sa femme contre son épaule.

– C'est que j'ai souffert, mon Yvonne. Pour l'amener peu à peu à la réalité, il ajouta: Comme vous.

– Comme moi?

Les flots chantaient au large. La marée basse découvrait tout le rivage. On voyait de la chambre la falaise rompue; les flaques d'eau qu'y laissait la vague fuyante miroitaient au soleil. C'était la même heure, presque à la même date. Elle avait oublié, fallait-il réveiller son souvenir? Blanche poussa vers eux Robert qui défaillait.

– Mère, il ne faut plus vous mentir, dit-il. C'est moi votre fils, moi que vous avez pleuré, moi qui vous adore!

Elle sourit:

– Robert?

– Non, Hughes, votre petit Hughes, grandi pour vous aimer. Il désigna le blond chérubin que Blanche avait toutes les peines du monde à retenir dans la chambre: On vous avait emporté votre bonheur avec moi, je vous le rapporte avec lui.

Yvonne l'écoutait, comme elle l'écoutait toujours, ravie, subjuguée, esclave instinctive, puisqu'elle était la mère. Son regard revint au marquis. Elle comprenait: les deux êtres confondus en un dans la vision des heures troubles, l'un vieilli, l'autre jeune, se dédoublaient à présent et restaient pourtant les mêmes. Il était leur fils, leur chair et leur âme, c'est par là qu'il l'avait soumise. Elle comprenait: larmes, sanglots, puis un long, long espace de temps plein de cauchemars, puis la résurrection dans la joie avec un ange de plus pour lui rendre les tendresses volées de l'autre… Elle comprenait.

– Mon cher ami, dit le médecin à M. de Kercoëth, vous voyez bien, vous aviez tort de trembler.

– Un miracle, docteur.

– Bah! demandez à votre belle-fille, voilà quatre ans qu'elle le prépare. Laissons la marquise reposer.

Robert conduisit Yvonne à sa chaise longue, l'y installa pieusement et soulignait d'un baiser chacun de ses gestes, ivre, lui aussi, de ces caresses qui lui baignaient le cœur.

– Mère, je veux que vous dormiez.

– Tu le veux?

– Oui.

– Eh bien, je vais dormir, mon fils!

Kercoëth, Blanche et son mari se rendirent au salon où la duchesse de Serples attendait les nouvelles. A leur mine radieuse, la vieille femme croisa les mains.

– Est-ce que le bon Dieu…

– Il a eu pitié, ma cousine, dit Alain. Ah! mes bien-aimés! Moi qui vous reprochais le soin jaloux avec lequel vous cachiez Hughes!.. Mon pauvre Robert, tu as dû souffrir rudement. Car, je le sais, mon fils, ton mensonge, tu donnerais ta vie pour qu'il fût la vérité.

– Je n'ai pas menti, mon père.

– Ce que tu viens de dire à Yvonne?..

– Je l'ignorais ce matin encore. Venez.

Tous quatre se dirigèrent vers la chapelle. Léonie priait; à l'entrée de Blanche, elle eut un geste d'angoisse, Blanche lui fit signe, elle se leva et sortit à sa suite.

– Madame, prononça Robert, je vous ai déclaré que je ne vous pardonnerais jamais la folie de ma mère. Ma mère n'est plus folle, je vous pardonne.

Kercoëth roulait des yeux stupéfaits. Que s'était-il donc passé entre ces deux êtres?

– Elle a tout avoué, lui chuchota la duchesse.

Léonie s'inclina devant Alain.

– Monsieur, je vous ai cruellement frappé, Dieu me frappe cruellement à mon tour. Je n'espère pas que vous oubliiez jamais; moi, je me rappellerai toute ma vie. Je quitte le monde, honteuse de ce que j'y ai fait, navrée de ce que j'y laisse.

Elle hasarda un pas craintif vers Robert immobile.

– Je vous aimais bien, Robert!

Un sanglot lui coupa la voix. Elle se raidit.

– Allons, c'est le châtiment… Adieu, Robert.

Des années récentes, des bonheurs convoités, du beau rêve ardemment poursuivi, rien ne subsistait plus. Elle partait, sans avoir osé l'embrasser une dernière fois.

Quelque temps après, au mariage de Gaston et de mademoiselle de Maubryan, Willmann, accouru pour la circonstance, apprit à la chanoinesse de Guderille que la baronne de Randières était aux Carmélites.

– Elle a toutes les audaces, modula l'hermine, dites que Dieu n'est pas plein de miséricorde.

– Eh! eh! riposta le vieil artiste, tant qu'il vous tiendra rigueur… car il ne m'a pas l'air de vouloir de vous.

– Monsieur Willmann!

– Au fait, c'est peut-être vous qui ne voulez pas de lui.

Tous les jours, la marquise Yvonne traîne derrière elle son petit Hughes dans le parc, ou joue avec lui dans la cour d'honneur. La seule fantaisie à laquelle obstinément elle se refuse, c'est de descendre vers la plage. Elle ne peut s'habituer aux flaques d'eau endormies, à marée basse, le long des falaises. Et si le tyran insiste avec des colères amusantes, debout sur la terrasse du château, devant l'Océan couronné de neige, pendant que les mouettes claquent leurs ailes lourdes au-dessus de son front, elle lui dit:

– Tu ne te rappelles donc pas?

FIN