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Yvonne

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– Blanche, Blanche, laisse-moi remplacer ton père et ta mère. Je t'entourerai d'une telle adoration que je fermerai ta blessure. Il y a si longtemps que je t'aime, sans savoir ce que c'est que d'aimer. Et maintenant que je le sais, il me semble que je le sais depuis si longtemps. Sois ma femme.

Elle l'écoutait, l'admirait, avec une religieuse tendresse, plongeait les yeux en ses yeux.

– C'est à toi que je pense, Robert, en toi que je me réfugie dans tous mes chagrins. Tu es mon protecteur et mon appui. Je serai ta femme. Comment Dieu m'envoie-t-il la plus grande des joies, au moment où j'ai le plus de larmes à verser?

– Pour qu'elle les essuie. Notre amour, scellé dans la souffrance, sera plus fort que la mort.

Elle joignit les mains d'un geste pieux, évoquant les disparus. Leur perte la poignait toujours d'une manière aussi profonde; mais elle songeait que le tourment de ces âmes, ce devait être sa détresse, celle de Gaston, et qu'il venait de finir puisqu'elle venait de se donner.

Le jour des funérailles, tous les paysans des environs affluèrent à la Riveraine, et Gaston attendit vainement les membres convoqués de la famille. La position précaire des orphelins faisait le vide. Une démarche de courtoisie pouvait donner lieu à de gênantes expansions, il est difficile d'être témoin d'un désespoir sans y chercher un remède; or, dans le cas actuel, le plus simple remède est une offre de services, surtout quand on tient de la nature quelque bonté de cœur. Pour ne se pas exposer à de dangereux entraînements, chacun s'était abstenu. L'égoïsme a de ces mots d'ordre. Blanche et Gaston, derrière le corbillard, ne furent suivis que de Robert et des rustiques comparses. Faute de mieux, on pria madame Benoît de porter un des coins du drap mortuaire. Le cortège s'achemina vers l'église, le long des sentiers bordés de buissons, où les baies d'églantiers étalent leurs grappes rouges sur le vert pâli des feuilles. Durant le trajet, Jean-Marie surgit à l'improviste et se confondit dans les derniers rangs. Naturellement ses voisins – tous les enterrements se ressemblent – s'occupèrent de lui bien plus que de celle qu'on emportait. D'où sortait-il? qui était-il? On s'informait tout bas, de l'un à l'autre. On aurait ainsi passé le temps jusqu'à l'église, si l'arrivée d'une calèche n'eût détourné l'attention.

Cependant le cercueil venait d'être déposé sur le catafalque de bois noir, devant le grand autel. Les enfants s'étaient placés à droite, l'église s'emplissait peu à peu. L'on entendait sonner dehors les grelots de poste des chevaux, et l'on admirait la belle tournure de l'homme descendu de la calèche. Il était à l'écart, au bas de l'église, son regard allait de Robert aux orphelins. La cérémonie terminée, il suivit la foule dans le cimetière et s'approcha, comme les autres, pour jeter de l'eau bénite sur la fosse, de sorte qu'il se trouva bientôt près des porteurs du drap. Madame Benoît l'aperçut, ses dents claquèrent et ses lèvres laissèrent échapper ce nom:

– Le marquis de Kercoëth!

Il lui semblait qu'un trait de feu la traversait de part en part, qu'on l'examinait, qu'on lui fouillait la conscience. Pourtant le marquis de Kercoëth ne s'était pas tourné vers elle, il s'éloignait dans la direction de Robert et de Gaston. Elle remit le drap au sacristain et gagna la porte du cimetière. Jean-Marie lui barra le passage:

– Dites donc, la mère, pourriez-vous m'apprendre le nom de ce monsieur qui va vers les enfants de la défunte?

– Allez le lui demander.

– Vous n'êtes pas aimable. Mais je vous pardonne, parce que vous avez l'air diablement pressé. Vous vous sauvez, comme si vous aviez les gendarmes à vos trousses.

Elle jeta sur son interlocuteur un coup d'œil perçant. Cette face tannée, encadrée de barbe rousse, en fer à cheval, le roulis persistant du corps et l'accent lui rappelaient les Bretons de Karenthal, du temps où elle servait chez la baronne de Randières.

– Enfin, quoi? dit-elle brutalement.

– Je vous demande le nom de…

Elle coupa la phrase d'une exclamation rauque:

– Est-ce que je sais?

– Il était plus simple et plus poli de me répondre tout de suite. Vous n'avez jamais vu ce monsieur?

– Non.

– Cherchez bien. J'ai idée que vous commettez une erreur. Consultez votre boussole. Vous n'aviez qu'une manière de faire croire que vous ne l'avez jamais vu, c'était de ne pas le reconnaître. Et je veux prendre un esquif pour une frégate de guerre, si vous ne l'avez pas reconnu tout à l'heure, à telles enseignes que vous aviez l'air d'être fort peu satisfaite. Cela gênerait-il madame Benoît, dites, mademoiselle Justine?

Jean-Marie se balançait devant elle, les mains dans les poches, la mine narquoise, jouissant de sa confusion. La confusion était si réelle que madame Benoît ne niait plus; évidemment, cet homme en savait long sur son compte, il était des gens du marquis. Si elle avait pu hésiter un instant, tous ses doutes auraient disparu à cette phrase: «Je gage que vous ne vous rappelez seulement plus les falaises de Kercoëth?» Le danger lui rendit sa présence d'esprit, elle toisa le marin.

– Vous êtes de Kercoëth, vous?

– On s'en flatte.

– Eh bien! qu'y a-t-il pour votre service?

– Peuh! moi, je ne manque de rien, tandis que vous…

– Moi non plus.

– Tant pis, Justine, tant pis. Car précisément je voulais vous prévenir, vous allez être récompensée selon vos mérites de tout ce que vous avez fait pour ce jeune homme.

Il désignait Robert, assis dans la calèche en face de Blanche, à côté de Gaston, M. de Kercoëth vis-à-vis du frère. Comment étaient-ils réunis ainsi, pareils à des gens qui se connaissent et s'aiment de vieille date? Elle ne parvenait pas à le comprendre. L'épouvante la gagnait. Toutefois, elle faisait bonne contenance, le salut dépendait de son sang-froid.

– Le marquis de Kercoëth est riche, continua Jean-Marie, il est puissant. Et vous ne vous figurez pas à quel point il adore son fils. Votre fortune est certaine.

Elle trépignait sur place. Se moquait-on, était-ce sérieux? Elle paya d'audace:

– J'en suis fort aise, au revoir.

– Certainement au revoir…

Elle filait par un chemin creux, il lui emboîta le pas.

– Dites donc, la mère?

– Encore!

– Dame, puisque c'est moi qui suis chargé de régler la note. M. le marquis trouve que madame de Randières…

– Qu'est-ce que celle-là?

– Bon! nous faisons la discrète. C'est sage. Mais entre nous!.. Donc, M. le marquis trouve qu'on a été peu généreux. Il est si content! La paix est faite: Madame de Randières oublie certaines choses; de notre côté, nous en oublions certaines autres. Elle rend l'enfant, il rend son amitié, un coup d'éponge, ni vu ni connu. Mais il est juste que, dans ce raccommodement, vous ayez votre part.

La paysanne marchait à grandes enjambées. La bonhomie de Jean-Marie ne la convainquait pas. Elle flairait un piège et s'enfermait en un mutisme absolu. Auvray prit un ton d'indifférence pour dire:

– Combien de temps l'avez-vous gardé pâtre, avant de le donner à M. Laffont?

Elle huma l'air avec délices. Ah! pas mieux renseigné, le bon apôtre? Un astucieux éclair traversa ses prunelles brunes.

– Oh! pâtre! Entendons-nous. Il menait paître les troupeaux par plaisir, mais il était libre comme l'air. Puisqu'on pense à m'indemniser, venez ce soir aux Mérilles. Benoît y a le registre de nos dépenses. Vous saurez là-dedans tout ce que vous désirez savoir.

– Convenu.

– A ce soir.

Alain fut profondément ému quand il franchit le seuil de la Riveraine. Cette maison paraissait lugubre, avec son air dévasté, les portes scellées, l'odeur fade de la mort infiltrée partout. En des temps meilleurs, elle avait été hospitalière à son fils: il la salua en ami. Le notaire, mandé sur son ordre, se présenta, solennel, gonflé. La conférence entre Kercoëth et l'homme de loi dura quelques minutes à peine. Le marquis avait des arguments sonnants. Les choses réglées à sa convenance, il fit prier les jeunes gens de passer au salon.

– Mon cher Laffont, j'ai donné mes pleins pouvoirs à monsieur, dit-il en désignant le tabellion. Dès demain, il remplira les formalités nécessaires. A partir de ce moment, considérez-vous, je vous prie, comme maître à la Riveraine.

Robert rayonnait; Blanche, une seule âme avec lui, était près de rayonner aussi; le petit ventre rondelet du notaire avait des tressautements; mais Gaston, gêné, fronçait les sourcils.

– Je devine, mon enfant, reprit Kercoëth. A votre âge, élevé comme vous l'avez été, l'on a de ces fiertés-là. Rassurez-vous. Il ne s'agit pas d'un service. Quelque flatté que je fusse de vous être utile, je vous en aurais d'abord demandé la permission. Il s'agit d'une dette à payer. Le fils du marquis de Kercoëth rend au fils de M. Laffont, son bienfaiteur, une bien minime partie de tout ce que nous devons à votre père.

Le petit ventre rondelet tressauta plus fort, l'excellent notaire tournait au homard. Il s'exclama:

– Le fils de…

– Oui, Robert, mon fils, articula M. de Kercoëth.

Gaston vint à lui, toute sa loyauté écrite sur le visage:

– Monsieur, il appartient à un cœur tel que le vôtre de trouver un prétexte à ses générosités. Je vous ferais injure en m'y dérobant. Je vous remercie.

– Et je vous remercie avec Gaston, ajouta Blanche.

Le marquis prit dans les siennes les deux mains de la jeune fille. L'aimer, elle, c'était encore aimer Robert. D'ailleurs, il la jugeait digne de porter ce nom de Kercoëth qu'il venait de donner publiquement à son fils. Leur attachement, né dans l'enfance, fortifié par la séparation, si pur et si vrai qu'aucun autre sentiment n'effleurait leurs âmes, lui inspirait un respect attendri.

– Vous, dit-il, vous le rendrez heureux. Vous tiendrez noblement votre place dans la longue série des marquises de Kercoëth, qui toutes ont été grandes et dont la dernière, ajouta-t-il avec un sanglot dans la voix, est une martyre.

 

– Dieu bénisse la marquise Yvonne! dirent ensemble les trois jeunes gens.

De plus en plus, le petit ventre rondelet tressautait, quoique, pour le coup, le petit ventre ne sût guère en quel honneur.

– Maintenant, je vous quitte, reprit Alain. Ne me gardez pas trop Robert. Il y a si peu de jours qu'il m'est rendu!

Il monta en voiture, et les deux frères l'accompagnèrent jusqu'à la gare du Teil.

Depuis longtemps, la nuit était venue, Blanche veillait pour les attendre; un coup vigoureusement frappé à la porte la fit tressaillir. Sans doute quelque paysan du village dont la femme ou l'enfant était malade? Elle courut ouvrir. Un inconnu la salua.

– Mademoiselle Blanche Laffont? Moi, Jean-Marie Auvray, le…

Elle l'interrompit:

– Entrez, je sais, Robert m'a dit.

– Mademoiselle, je suis furieux. On m'a joué, berné, roulé. Justine, celle des Mérilles.

– Madame Benoît?

– C'est tout un. La gueuse! elle a mis le cap sur Paris après m'avoir donné rendez-vous. Elle va demander la consigne à la baronne de Randières.

– La mère de Robert?

– S'il vous plaît? Ah! mademoiselle, le bon Dieu le préserve d'être fils de cette femme! Non, non. Il est bien né de la marquise Yvonne.

– Que dites-vous, Jean-Marie?

– Elle se mourait; depuis qu'elle l'a rencontré, elle revit. Dès qu'il approche, plus de fureurs. Il y a beau jour qu'elle ne connaît aucun visage humain, qu'elle n'aime rien au monde; et tout de suite, en le voyant, elle a cru voir M. Alain, tout de suite elle l'a aimé. Est-ce une preuve?

– Alors, la baronne de Randières?

D'une haleine il raconta la rivalité des deux femmes, la disparition de Hughes, le vœu de Renotte, tout ce qu'il savait enfin, jusqu'aux derniers événements et la défense de M. de Kercoëth de troubler la conscience de Robert. Il déchirait bien des voiles, sa brutale franchise montrait bien des laideurs que Blanche ne soupçonnait guère. Certains points restaient encore obscurs pour sa candeur de vierge; des rougeurs lui montaient aux joues, elle n'y prenait pas garde, suspendue aux lèvres de Jean-Marie, souffrant des humiliations de son fiancé, détestant cette baronne qu'on lui dépeignait sous les couleurs les plus crues. Elle avait abandonné Robert; c'était un monstre, fût-elle sa mère. Le brusque départ de madame Benoît la navrait. La complicité des deux femmes était évidente, puisque l'une, en danger, recourait immédiatement à l'autre. Où trouver la vérité, si elles se concertaient pour de nouveaux mensonges, quand déjà telles étaient les apparences que le père lui-même ne réussissait pas à voir clair?

– Ah! mon pauvre Jean-Marie! dit-elle.

– Moi, je vire de bord, séance tenante, déclara le marin.

– Pour rejoindre M. de Kercoëth?

– Plus souvent! Il ne nous reste qu'une chance: retrouver le pâtre qui a vu le coup et le faire avouer. J'y vais. Comme je n'ai pas le temps de m'arrêter à Paris, vous me rendriez service d'écrire à M. de Kercoëth ce qui se passe: Justine me donnant rendez-vous et dérapant avant que j'accoste. Et puis, mademoiselle, vous êtes d'ici, personne ne se méfie de vous, tâchez donc de savoir à quel moment M. Robert est arrivé chez les Benoît. Cette date doit coïncider avec la disparition du petit Hughes.

– Je ferai l'impossible. Comptez sur moi.

Le lendemain, sous ombre de remercier Antoine de sa récente obligeance, en réalité pour découvrir quelque indice, Blanche entraîna Robert aux Mérilles. Le valet de charrue, dans la cour, liait le cheval aux brancards de la carriole. Dès qu'il aperçut les fiancés, il planta là carriole et cheval et, dans un luxe de gestes incohérents, se précipita vers la jeune fille.

– Mademoiselle… mademoiselle… Vous arrivez comme le bon pain. Je ne sais plus où donner de la tête. J'allais chercher le médecin.

– Qui est malade?

– Moi, le patron, tout le monde. C'est la dispute d'hier. Une dispute!.. La patronne a filé.

– Emportant la santé générale, dit en souriant Robert.

– Emportant le magot, je crois, car le vieux est dans un état… vous ne vous faites pas idée. Ils se sont jeté à la tête tous les noms du calendrier. «Tu es une voleuse! – Toi, un faussaire et un assassin!» Tout simplement, mademoiselle. On ne se dit pourtant pas de ces douceurs pour rien. Bref, la patronne a tourné les talons après avoir prévenu qu'elle rentrerait dans trois ou quatre jours. Et le vieux était cramoisi, il tremblait comme un agneau. Le délire l'a pris. Ç'a bien été une autre affaire, nous ne pouvions le tenir. Des hurlements, une bête qu'on égorge! La bagarre a duré toute la nuit, elle dure encore. Aussi, j'attelais pour aller avertir le médecin, mais puisque vous voilà, mademoiselle…

– Attends-moi, Robert, dit Blanche.

– Je t'accompagne.

– Non, non.

Elle avait peur qu'un mot, tombé dans le délire, ne mît son fiancé sur une voie dangereuse et ne donnât l'éveil à ses soupçons. M. de Kercoëth exigeait qu'on ne troublât pas inutilement sa conscience; elle irait seule.

Ballottant sa grosse tête grise sur l'oreiller de toile écrue, les cheveux hérissés sous le bonnet de coton bleu, geignant, criant, se tordant, Benoît était hideux à voir. Sa face congestionnée n'offrait plus rien d'humain. Ses yeux s'enfonçaient dans leur orbite avec une expression effarée. Des lambeaux de phrases tombaient de sa bouche, coupés par des hoquets de mort. Il sanglotait, sacrait, s'arrachait les cheveux. Blanche s'approcha, malgré son instinctive et vieille répulsion pour le bourreau de Robert.

– Justine! appela Benoît. Ote-le! ôte-le! Il tendait les mains, repoussant le vide, chassant on ne savait quoi devant lui. – Tu vois bien qu'il sort du Rhône, ôte-le donc!

– Qui? demanda Blanche.

– Le petit… le petit… là!.. je le sens sur mes jambes… il les écrase… C'est M. Laffont qui l'y a posé…

– Mon père! murmura Blanche.

– Justine… le fantôme… je le vois. Il est assis au pied du lit… Justine, mets-toi devant le fantôme.

Les cris montaient, farouches, dans une désespérance tragique. La jeune fille tremblait de tous ses membres; elle aurait fui, sans l'âpre désir d'arracher à cette agonie une étincelle de vérité. Y avait-il quelque chose de commun entre le fantôme et Robert, entre ce remords terrible et la destinée du fils de M. de Kercoëth? Sans savoir, à haute voix, elle se posa cette question:

– Quel crime a commis cet homme?

Le mot glaça la fièvre. Une subite détente rendit à Benoît la perception des choses extérieures. Il se souleva sur son séant, ses bras battirent l'air.

– Un crime? fit-il. Ce n'est pas moi, c'est elle. Et, prenant pour Justine la forme immobile debout à son chevet: Coquine, les galères… tu les mérites plus que moi. C'est toi qui l'as mené ici, qui as caché l'autre, le petit… le petit mort…

Il retomba lourdement. L'effort l'avait achevé, la sueur perlait à ses tempes où les mèches grises des cheveux se collaient par plaques, il râlait. Ses gémissements se fondirent en un souffle bas et saccadé, son regard devint vitreux.

Blanche se sentait défaillir.

Elle rejoignit Antoine qui faisait gaiement à Robert les honneurs de la grange et de ses dépendances et se tenait les côtes devant le galetas sordide d'où M. Laffont, un jour, emportait le pâtre des Mérilles.

– Allons-nous-en.

– Eh bien, mademoiselle?

– Il est au plus bas.

Elle était sombre. Le spectre qui hantait le délire du granger lui pesait d'un poids écrasant sur la poitrine. L'enfant, tué par ce misérable ou par sa femme, était-ce Hughes de Kercoëth? Alors Robert garderait toujours au cœur la plaie qu'elle s'était promis de guérir. Comme le marquis était sage de le laisser dans l'ignorance de ses propres doutes! Après avoir espéré d'être le fils d'Yvonne, il souffrirait deux fois plus de se retrouver le fils de madame de Randières.

– Monsieur Robert, dit tout à coup Antoine, à ma place, épouseriez-vous la veuve?

XI

C'est quatre ans plus tard, au mois de juillet 1880. On a vu l'Exposition à satiété; on la fuit, pour se reposer à la campagne de l'éblouissement des yeux. Chez la duchesse de Serples, au château de Lauvigné, en Basse-Bretagne, il y a société nombreuse. La chanoinesse de Guderille, toujours miel et vinaigre – miel pour Dieu, vinaigre pour sa créature – tient tête à madame de Lunney, toujours bonne, tandis que la petite vicomtesse de Lerdre papillonne de droite et de gauche, sans paraître entendre la chanoinesse, qui la met en miettes. Flanquée de la brune Constance, madame de Maubryan, çà et là, laisse tomber un de ses aphorismes familiers sur la pratique du devoir, la fragilité des biens terrestres et le respect du foyer:

– Croyez-moi, monsieur Laffont: une mère doit être le palladium de sa fille.

Gaston s'incline, légèrement agacé.

– Je vous crois, madame!

De la tête, Constance acquiesce, moins aux paroles de l'une qu'à l'approbation de l'autre. Il pleut à torrents. On sort de la salle à manger, après le déjeuner de midi. Les hommes, bloqués par le temps, gagnent discrètement le fumoir et la salle de billard.

– Vous ne suivez pas ces messieurs? demande à l'ami de Robert celle qui jadis voulut Robert pour gendre et cessa brusquement de le vouloir.

– C'est que…

– Bien, bien, restez.

Madame de Maubryan a constaté le ravage opéré par les jolis yeux de Constance, et, comme elle jetait autrefois sa fille – un peu étourdiment – à la tête de Robert, elle est en passe de recommencer le même exercice pour Gaston. Mais elle ne marche plus à l'aventure. Ses renseignements sont pris. Si Gaston n'a pas de père, au moins lui en connaît-on un dans le passé. Cela vaut mieux que du sang noble et pas d'état civil. D'ailleurs le sang noble en l'an de grâce 1889!.. La duchesse établit-elle une différence entre M. Laffont et ses autres invités? Ne fait-elle pas de lui l'intime ami d'Urbain de Martigue, son petit-fils? Les cinq cent mille francs de la terre de la Riveraine brochant sur le tout, il se présente là un parti sérieux. Constance ne se souvient plus de sa première déception; ce caprice d'une saison, la saison suivante l'emporta, volontiers elle tend la main au soupirant: madame de Maubryan rapproche les mains le plus possible.

Ce matin-là, Gaston demeure moins longtemps que d'habitude auprès de la jeune fille.

– Il faut que je m'en aille.

– Par un temps pareil!.. Où cela, bon Dieu?

– A la Vieille-Ferme.

– M. de Kercoëth n'a pas besoin de vous.

– Merci. Quoi qu'il en soit, je lui ai promis d'y passer la journée. Nous revenons dîner ensemble à Lauvigné, où nous retrouverons Blanche et Robert. A ce soir.

La pluie continue avec violence. Une rafale plus forte fait craquer les arbres du parc. Peu à peu, les hommes rentrent, ce qui donne occasion à madame de Lerdre de chatouiller de nouveau les nerfs pudiques de la chanoinesse.

– Elle est indécente, ma chère. Et devant son mari, encore! proteste «l'hermine».

– C'est bien la preuve qu'au fond elle ne fait aucun mal, dit madame de Lunney.

La duchesse de Serples consulte l'horizon sombre, la masse abaissée des nuages. Elle appelle son petit-fils.

– Urbain, penses-tu que cela dure?

– Ma foi, grand'mère, vous tombez mal. Mais Gaspard vous renseignera. Gaspard!..

M. de Maubryan, le pronostiqueur infaillible, le marin di primo cartello, déclare qu'il fera un temps superbe… demain.

– Demain?.. C'est une horreur!.. Pourquoi pas aujourd'hui? Dans quel état vont m'arriver Blanche et Robert!

– Soyez tranquille, dit Urbain. D'abord ils ne viendront peut-être que par le train de ce soir. D'ici là, quoi qu'en dise Gaspard… Et puis, Robert n'exposera ni sa femme ni son fils. Ils s'arrêteront à l'hôtel de la gare.

– Alain serait bien désappointé. Voilà trois mois qu'il ne les a vus, et c'est la première séparation depuis quatre ans.

– Aussi quelle singulière idée de la part de cette jeune femme, insinue la chanoinesse, d'avoir refusé de suivre le marquis et la marquise en Bretagne!

– Une idée assez naturelle, observe madame de Lunney. Leur enfant a été malade; après sa guérison, ils l'ont conduit aux eaux.

– Et ils viennent s'installer à Lauvigné, quand les autres sont à la Vieille-Ferme! Vous ne me ferez jamais admettre que cela aussi soit naturel.

– Ils viennent chez moi, déclare la duchesse, parce que la place manque à la Vieille-Ferme.

– Mais pas à Kercoëth.

– Kercoëth, jusqu'à nouvel ordre, est interdit à Yvonne. Les médecins ont conseillé la Bretagne, tout en évitant l'air trop vif de la mer.

 

De fait, Yvonne allait beaucoup mieux. La tendresse de Robert et de Blanche avait exercé sur elle une salutaire influence. Quand ils lui prodiguaient leurs soins, sous les yeux émus d'Alain, elle semblait se laisser bercer par quelque songe confus, encore insaisissable, mais doux. Cette atmosphère de caresses la réchauffait. Elle ne les connaissait pas et les aimait pourtant. Leur absence forcée depuis trois mois préoccupait Alain, cela risquait de compromettre le bénéfice de quatre années de dévouement. Yvonne redevenait la proie de tristesses dont il s'était désaccoutumé. Elle avait aussi des moments d'exaltation où elle conversait avec les absents, comme si elle eût senti leur pensée de loin concentrée sur elle et leurs âmes unies à travers l'espace. Parfois elle murmurait les mélodies composées à son intention par Robert, puis écoutait, surprise que l'écho habituel ne lui répondît pas, prêtant l'oreille, et finissant par un sourire, et chantant de nouveau pour lui, puisqu'il ne chantait plus pour elle.

Au milieu des rafales de la tempête un bruit de voiture attelée en poste arriva jusqu'au salon. Urbain s'était précipité vers la porte et reparut bientôt, Blanche à son bras.

– Toute seule? dit la duchesse.

– Non, certes. Et mon petit Hughes?

Un délicieux gamin de trois ans, tenu en laisse par sa gouvernante, car il ne demandait qu'à s'échapper à travers le tumulte de la pièce, pas du tout intimidé.

– Qu'avez-vous fait de Robert?

– Legouet nous attendait à la gare. Mademoiselle de Gauleins est à toute extrémité. Madame de Randières vient d'arriver à Karenthal. Legouet avait ordre de nous emmener, Robert l'a suivi, et me voilà.

– Bon petit cœur! chuchota la chanoinesse à l'oreille de madame de Lerdre. C'est ce qu'on appelle laisser la corvée aux autres.

– Tout le monde ne peut pas être vierge et martyre, riposta la moqueuse, pour rendre d'un coup les aménités dont on la gratifiait entre haut et bas depuis le déjeuner.

Urbain et les Maubryan s'empressèrent autour de Blanche, la débarrassant de ses accessoires de voyage.

– Vous devez être exténuée, ma belle? demanda madame de Serples.

– Du tout. Je suis si heureuse d'être chez vous!.. N'est-ce pas qu'il est superbe, mon fils?

– Le portrait de sa marraine, glissa la chanoinesse.

– De la Renotte?

– Qui appelez-vous la Renotte, chère madame?

– La nourrice de M. de Kercoëth, la marraine de Hughes.

– Ah!.. je croyais… comme il y a madame de Randières…

– Attendez donc! interrompit la vicomtesse de Lerdre. Je l'ai vue ces jours-ci, la Renotte: une pythonisse, allure sépulcrale? Fort grand air, ma foi.

– Ce que vous voudrez, insista la chanoinesse; mais étant donné que la baronne…

– Oh! la baronne!.. dit Blanche d'un ton singulier, peu à l'honneur de Léonie.

– Excellent petit cœur! maugréa la Guderille, tandis que la duchesse conduisait Blanche aux appartements préparés pour la recevoir.

Hughes se roulait dans les jupes de sa mère, en dépit de la gouvernante incapable d'en rester maîtresse.

– Là! vous voici chez vous, ma chère. Et ici, à côté, monsieur votre fils. Oui, Blanche, il est superbe. C'est incroyable comme tous les Kercoëth sont les vivants portraits les uns des autres, malgré les ressemblances que va chercher, je ne sais où, cette bonne Guderille.

– Madame, interrogea Blanche avec une pointe d'inquiétude, vous rappelez-vous bien le fils de la marquise Yvonne?

– Si je me le rappelle! Eh! je n'ai qu'à regarder cet amour.

Ses doigts effilés caressaient les boucles d'or du gracieux démon qui se cabrait d'impatience, retenu dans les chambres quand il y avait des arbres derrière les vitres.

– Vous me faites bien plaisir, répondit Blanche, la mine radieuse.

– Vrai?.. Je ne l'aurais pas cru.

– Pourquoi donc?

– Ah! pourquoi…

Madame de Serples montra d'un geste imperceptible la gouvernante, Blanche fit signe qu'on les laissât seules, Hughes fut emporté.

– Ma foi, reprit la duchesse, autant vous dire tout de suite ma pensée: je crois Alain très malheureux.

– Mon père?

– Oui. Il ne s'explique pas – ni moi non plus – votre détermination de cacher l'enfant à la pauvre Yvonne. Sa vue pourrait lui faire tant de bien! Sait-on les miracles que Dieu permet à ces anges?

Blanche sourit, sans répondre. Avec son exquise délicatesse, madame de Serples se défendit d'insister; mais, puisqu'elle était sur la voie des douces remontrances, elle crut opportun d'aborder un second chapitre tout aussi épineux.

– Dois-je, ma chérie, vous montrer le fond du cœur? Il y a une autre querelle que, depuis longtemps, je meurs d'envie de vous faire. Et, comme vous avez la gentillesse de me traiter en vieille amie…

– Vous savez, chère madame, toute ma tendresse pour vous.

– C'est bien ce qui m'enhardit. De votre côté, vous savez si je vous aime, vous, Robert et Alain, et tout ce qui porte le nom de Kercoëth. Je suis de la famille; d'assez loin, mais j'en suis. A ce point que, pendant seize ans, j'ai fui Lauvigné, plein de mes souvenirs de jeunesse pourtant, parce que je pouvais, des croisées de ma chambre, apercevoir au loin, perdues dans l'horizon, les tourelles de Kercoëth vide. Vous ne sauriez donc me suspecter. Eh bien, vous, si bonne, si raisonnable en toute chose, je vous trouve trop dure pour madame de Randières.

– Je ne l'aime pas, dit nettement Blanche.

– Elle s'est dévouée à votre mari. Trop tard, d'accord, mais avec un dévouement absolu. Ses fautes?.. Eh! chérie, l'expiation regarde sa conscience, non la femme de Robert. Quand vous lui enlevez peu à peu l'affection de son fils…

– Je vous jure que non, madame.

Vous le dites, je vous crois. Ou plutôt je crois que vous ignorez l'étendue du mal que vous lui faites inconsciemment. Vous avez un grand empire sur Robert. Elle le sait, elle le sent, et sa vie est un martyre.

– Ce serait alors l'expiation dont vous parliez, répliqua Blanche en baissant la voix.

– Comme vous êtes implacable! Si vous l'aviez vue pleurer… Je l'ai vue, moi. Elle est bien coupable dans le passé; dans le présent, elle est bien à plaindre.

– En quoi?.. Robert est d'une correction parfaite, d'une déférence…

– Imperturbable, ainsi que sa froideur. Pour une mère…

– Une mère? Ah! madame, non, non, non.

– Vous voilà, chère, avec vos idées. Les Auvray ont fini par vous convaincre.

– Je me suis convaincue seule.

– Cependant vous n'osez rien dire à Robert.

– Parce que j'en ai fait la promesse à M. de Kercoëth.

– Ce qui prouve qu'Alain ne partage pas vos convictions.

– Il les partage sans le dire. Il aime mieux laisser voler du respect que de faire manquer à un devoir. Provoquer la lumière? il y aurait du scandale peut-être inutile. Alors il s'en remet à Dieu du soin de récompenser ou de punir. Dieu punit, ce n'est ni sa faute ni la mienne. Robert n'a pas au cœur un atome de cette tendresse instinctive qui, par exemple, le jette malgré lui dans les bras de M. et de madame de Kercoëth.

– Vous ne sentez point ce qu'il y a là de cruel pour Léonie?

– Je m'en rends compte. Qu'y puis-je?

– Cacher du moins vos sentiments personnels. Tenez, vous ne doutez pas de mon plaisir à vous avoir…

– Mais, à votre avis, j'aurais dû suivre Robert à Karenthal?

– Oui.

– Vous avez raison, pour le ramener.

– Mauvaise!

– Sincère, voilà tout. Il est capable de rester là-bas. M. de Kercoëth en serait très chagrin ce soir. Aussi vais-je le chercher, si vous avez la bonté de me faire conduire. Il ne pleut plus.

– Et puis, au fond vous reconnaissez que je suis dans le vrai.

– Chère madame, je reconnais surtout que vous êtes un trésor d'indulgence et de compassion.

Blanche fut très surprise, en entrant à Karenthal, des allures équivoques de Legouet. Le matin, à la gare, il insistait plus que de raison pour qu'elle accompagnât Robert; maintenant sa vue lui causait une gêne évidente. Un peu plus, il l'interceptait.

– Où est mon mari, Legouet? dit-elle.

– Là-haut… chez mademoiselle de Gauleins… Si madame…

– Prévenez-le de mon arrivée.

Elle se dirigeait vers la porte du salon.

– Non, non… s'écria Legouet. Si madame veut prendre la peine de monter…