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Yvonne

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Elle se rendit au pavillon de Robert. On se réconcilierait tous deux, au bénéfice des Laffont. Firmin l'informa que son maître était absent et ne dînerait pas à l'hôtel. La baronne courut chez Willmann, Willmann lui indiquerait sans doute le domicile de M. de Kercoëth, l'origine des relations. Par malheur, la villégiature de Meudon offrait encore des charmes au vieux violoncelliste.

Elle commença de s'alarmer. Comme elle était seule! Si, du moins, Legouet se trouvait à Paris, elle le ferait aller, venir… où? de quel côté se tourner? Ses inquiétudes augmentèrent, à mesure que le temps passait. Elle prit le parti de regagner l'hôtel. Ses nerfs ébranlés ne lui laissaient pas un moment de repos. La soirée lui parut d'une longueur interminable. Tout parlait de Robert, le grand piano silencieux où tant de fois avait vibré son inspiration, le fauteuil où il s'asseyait sous l'orbe de la lampe pour lui faire la lecture. Quelles habitudes elle contractait depuis quelques mois, qui transformaient son existence et que rien ne parviendrait à remplacer! Était-ce bien elle, la femme frivole d'autrefois, arrivée à une aussi complète sujétion du cœur? Il y avait donc vraiment eu au fond d'elle-même des instincts de maternité, refoulés longtemps, toujours raillés, et qui prenaient leur revanche, grandis à son insu dans le désenchantement des heures vides, comme une vengeance du ciel la punissant de n'avoir pas voulu être mère ou de l'avoir voulu trop tard? La nature a de ces énigmatiques représailles. La créature impitoyable pour Hughes subissait des douleurs pareilles à celles d'Yvonne. Sa poitrine se serrait dans la terreur d'une catastrophe qu'elle se refusait à prévoir pour ne pas s'affoler complètement. Le passé se levait, déroulant le long écheveau des jours disparus, amours, ivresses, frayeurs, jalousie, haine, vengeance, les scènes atroces après les délirantes extases. Le souvenir de sa fureur implacable, endormie dans sa nouvelle passion, la faisait frémir, à présent que cette passion était menacée. De toute la nuit, elle ne put fermer l'œil. Elle s'exaspérait à ressasser le bonheur récemment entré sous son toit, près de le fuir peut-être. Elle ne se connaissait au monde que deux affections pures: mademoiselle de Gauleins et Robert. L'une disparaîtrait bientôt dans la mort, Alain faisait mine de lui ravir l'autre. Elle l'exécrait, cet homme. Ses droits! Et puis?.. En quoi la regardaient-ils? Elle souffrait, voilà ce qui la regardait.

Pendant la matinée, Robert demeura invisible. Elle fit venir Firmin.

– A quelle heure votre maître est-il sorti?

– Hier, madame la baronne.

– Ce matin.

– C'est que… je demande pardon à madame la baronne… je n'ai pas vu monsieur depuis hier.

– Il n'est pas rentré cette nuit?

– Non, madame la baronne.

Ainsi, c'était fini. Robert la quittait pour toujours, sans un adieu. L'ingrat! Il ne comprenait donc point que cela était impossible, qu'elle se défendrait, qu'elle le retrouverait où qu'il fût, qu'elle le disputerait comme son bien? Firmin l'avait prévenue qu'un télégramme était arrivé de bonne heure au pavillon. Elle n'osait réclamer cette dépêche quoiqu'elle brûlât d'en connaître le contenu. Que de secrets entre elle et lui! Comme il la traitait en indifférente! Dans l'après-midi, elle descendit au jardin pour chercher de l'air, car elle étouffait. Les digitales étalaient leur pourpre sur l'émeraude de la pelouse, les héliotropes embaumaient. A travers les splendeurs de la floraison automnale, le pavillon montrait sa façade coquette où les rosiers croisaient leurs guirlandes. On eût dit que les choses inanimées prenaient une voix et l'appelaient, tant elle se sentait attirée par là. Elle fit deux ou trois pas et, tout à coup, elle comprit ce qui l'attirait: près d'un massif de rhododendrons très élevés, Robert lisait la dépêche que Firmin venait de lui remettre. Du marquis de Kercoëth, évidemment! La guerre commençait, Alain voulait son fils. Mais elle le voulait aussi. Elle parlerait à Robert avant qu'il répondît.

Soudain elle s'arrêta. Elle avait contourné le massif, il n'était pas seul, Kercoëth se trouvait près de lui. A son tour, le marquis parcourait le papier bleu, puis prononçait quelques paroles. La distance l'empêcha d'entendre, non de voir, et elle voyait Robert, atterré d'abord, se jeter au cou d'Alain dans un grand élan d'effusion joyeuse. Elle n'y tint plus. Sans se soucier de Firmin, qui attendait les ordres, elle marcha droit à Robert, lui saisit le bras d'un mouvement de rage jalouse et, haletante:

– Qu'y a-t-il? que faites-vous là, quand je vous attends depuis hier?

Il lui tendit la dépêche. Elle était de Gaston: madame Laffont se mourait. Kercoëth salua Léonie et dit à son fils:

– Si tu peux faire seul une partie de tes préparatifs, ton valet de chambre ira au télégraphe.

Déjà, devant elle, on ne la comptait plus pour rien. On commandait jusque dans sa maison. L'autre, comme si l'obéissance allait de soi, griffonnait quelques lignes sur la page d'un calepin, ne prenait même pas la peine d'énoncer ses projets.

– Tenez, Firmin. Et vite.

– Puis-je au moins savoir ce dont il est question?

– Ne devinez-vous point? répliqua le marquis. Il va partir.

– Sans mon aveu?

D'un ton sec, pour bien faire parade de sa soumission à l'égard de M. de Kercoëth, le jeune homme répondit:

– Mon père m'autorise à me rendre à la Riveraine.

– A la Riveraine? Non, non.

– Pourquoi? fit Alain, l'air détaché, quoiqu'un éclair furtif eût brillé sous ses paupières.

Elle lui lança un regard haineux, et, se tournant vers Robert:

– Vous n'irez pas, mon enfant.

– Pardonnez-moi, j'irai. Blanche et Gaston pleurent, ma place est auprès d'eux.

Elle comprit qu'il serait inébranlable et qu'une plus longue résistance éveillerait les soupçons de M. de Kercoëth.

– Robert, Robert, dit-elle avec effort, j'ai eu bien des torts envers vous, un séjour à la Riveraine en ravivera le souvenir. C'est dans ce but qu'on vous y pousse. Allez, puisque je ne peux obtenir que vous renonciez à ce voyage. Mais n'oubliez pas, si grands qu'aient été mes torts, que je les expie cruellement à cette heure.

Un spasme nerveux lui coupa la parole. Elle s'éloigna, craignant d'en trop dire. Sa douleur était réelle, Robert ne la remarquait pas, il ne remarquait qu'une chose: les allusions blessantes pour son père.

– Elle vous exècre! observa-t-il.

– C'est tout naturel, dit en souriant le marquis. Elle te sent si bien à moi.

– Oh! certes… et plus qu'à elle.

– Chut! mon enfant. Je n'ai pas le courage de t'en gronder, mais elle n'a pas la force de s'y résoudre. Aussi me prend-elle un peu pour son bourreau, moi qui l'ai si longtemps accusée d'être le mien. Je lui inspire de la répulsion. Nous ne devons lui en vouloir ni l'un ni l'autre. Allons, je la rejoins, va te préparer. Je te conduirai à la gare et j'irai t'excuser auprès de madame de Serples.

Kercoëth se dirigea vers le corps de bâtiment principal. Firmin, revenu du télégraphe, ne se doutait pas que madame de Randières eût consigné sa porte. Sur la demande du marquis, il l'introduisit dans le boudoir.

Elle sanglotait, la tête enfouie au fond des coussins de sa chaise longue. Cette explosion de douleur, où la feinte était inadmissible, ne pouvait que déconcerter Alain, elle battait en brèche une chère espérance. Le malheur inconsolé d'Yvonne sauta devant ses yeux et jeta de l'ombre sur ses joies. On pleure son enfant, on ne pleure pas l'enfant d'une rivale. Et pourtant… Il s'approcha de Léonie.

– Madame…

Elle tressaillit, se leva, farouche, et, montrant un visage baigné de larmes:

– Que voulez-vous? Savoir si je souffre? Eh bien, oui, je souffre. Soyez satisfait, et laissez-moi.

– Voyons, madame…

– Que vous faut-il de plus? Sonder mes plaies? Elles sont insondables, grâce à vous. J'avais un fils, vous me le prenez. Il commençait à m'aimer, vous tuez sa tendresse. Tout ce qu'il me donnait, vous me le volez.

Elle scandait ses phrases, avec des heurts dans la voix.

– Vous vous trompez, dit doucement Kercoëth. Je ne vous prends ni ne vous vole rien. Robert sait ce qu'il vous doit et ne change pas du jour au lendemain. Permettez-moi de vous le dire, votre désespoir me confond. De quoi s'agit-il? d'un répondant naturel qui apporte sa protection. Vous devriez être la première à me remercier. Quelle mère êtes-vous donc?

– Bonne ou mauvaise, mais capable de marcher seule, sans protection, sans répondant, même naturel.

– Vous, oui, mais Robert? Quel avenir lui préparez-vous?

– Avec ma fortune…

– Sous quel nom?

– Il s'en fera un.

– Si on lui en laisse le moyen.

Alors, avec une délicatesse infinie, mais beaucoup de fermeté, Alain souligna les dangers de la situation, mit en relief ce qu'il pouvait livrer des souffrances morales de Robert, sans trahir sa confiance et blesser gratuitement Léonie.

– Ce qu'il y a dans ma vie, déclara-t-elle, ne regarde personne.

– Je m'occupe et l'on s'occupe de Robert, non de vous.

– En quel sens?

– Réfléchissez.

– Ah! je n'ai pas le temps de réfléchir.

– C'est que je répugne à vous dire…

Il appuyait sur les interprétations du monde: un jeune homme tombé par miracle chez une femme riche, indépendante, jeune encore, toujours belle, dont les triomphes avaient excité l'envie, dont la subite retraite la déchaînait.

– Bref?..

– Bref, une aventure scabreuse, salissante, infâme.

Plus il s'animait, plus la lumière se faisait dans l'esprit de Léonie. L'emportement de Robert, la veille, lui revenait sous son vrai jour. Elle n'avait pris garde qu'à un détail: on la déchirait et on la traînait dans la boue, et, se croyant le fils, il s'était donné la moitié de ce déshonneur. Voilà que ce n'était pas le fils, mais l'homme qui rugissait devant elle, l'homme accusé d'un acte vil entre tous.

 

Elle n'osait plus lever les yeux, elle bégaya:

– C'est une chose affreuse, affreuse.

– Vous connaissez le monde, vous deviez vous y attendre. Dans tous les cas, vous êtes avertie, maintenant.

– Trop tard.

– Non, puisque deux moyens vous restent de dégager son honneur.

– Lesquels?

– Ou confesser bravement la vérité, ce qui me paraît impossible, ou me le donner.

– Ce qui reviendrait au même et me séparerait de lui pour toujours, de sorte que j'aurais la honte de l'aveu sans le bénéfice de la faute.

– Vous ne pensez qu'à vous.

– Eh! monsieur, qui donc y penserait?

– Tant que Robert demeurera sous votre toit, son honneur y sera en souffrance. Il vous a sacrifié sa liberté, parce que vous la lui demandiez au nom de vos remords. Ces remords doivent être apaisés aujourd'hui. Ne permettez pas qu'il soit plus longtemps victime de sa générosité; car, moi, je ne permets pas qu'il soit plus longtemps victime d'une abominable calomnie.

– Je suis prête à tout. Je lui constituerai la fortune que vous jugerez nécessaire.

– De l'argent! l'argent de votre mari!

– Mais alors, quoi?

– Ou dites la vérité, ou laissez-le moi.

En vain Léonie tâchait d'y échapper, le dilemme l'enserrait impitoyablement. Être hardie en face du monde, elle n'en avait pas le courage, elle n'avait pas non plus le courage de renoncer à Robert.

– Ce serait au-dessus de mes forces, soupira-t-elle.

– Laquelle des deux choses?

– L'une et l'autre.

Alain eut un éclat de triomphe:

– Vous voyez bien, vous voyez bien que vous n'êtes pas la mère de mon fils!

Elle se redressa de toute sa hauteur. La créature vindicative retrouvait ses instincts, la femme capable d'attendrissement faisait place à la femme capable de toutes les machinations.

– Vous me tendiez un piège, monsieur?

– Quand ce serait?

– Inutile. A bas le masque! Ce que vous voulez, c'est Robert, non pas son honneur: Robert pour vous seul, loin de moi, sans moi. Eh bien! je le veux aussi, sans vous, loin de vous.

– Et déshonoré?

– J'imposerai silence à la calomnie, nous avons eu déjà maille à partir ensemble.

– Elle continuera malgré vous.

– Allons donc! si je m'en mêle? Soyez tranquille, elle tombera devant l'évidence.

– A condition que vous reconnaissiez publiquement Robert.

– Publiquement, soit.

– Et légalement.

– Le monde est moins dur que la loi. Celle-ci me condamnerait, puisque l'épouse a eu peur pour la mère; celui-là me croira sur parole.

– Où est né Robert? interrogea le marquis.

– A Karenthal.

– Il est donc inscrit à la mairie de Kercoëth?

Par un effort de volonté suprême, Léonie réprima un léger tremblement nerveux. Elle espérait que sa décision soudaine la débarrasserait d'Alain… jusqu'à nouvel ordre; cet homme était extraordinairement tenace, il procédait à la manière d'un juge d'instruction.

– Je vais, dit-elle, vous chercher son acte de naissance.

Elle était heureuse d'avoir une minute de liberté pour réfléchir, pour se remettre, avant de finir cette lutte lassante. Alain se sentait singulièrement ému. Tout son cœur lui disait que Robert et Hughes n'étaient qu'un, mais sa raison était obligée de souscrire aux faits patents, à la maternité de Léonie. Elle se montrait prête à réclamer ouvertement son fils, elle foulait aux pieds sa propre considération, elle avait hésité d'abord, elle n'hésitait plus; c'était bien là une preuve, la plus éloquente de toutes.

– Voici, dit madame de Randières, en tendant un papier jauni qu'elle rapportait comme un trophée.

Alain le déplia d'un geste machinal. Il n'avait plus besoin d'être convaincu. Ce fut presque sans y prêter attention qu'il lut l'en-tête: «Mairie de Lyon.» Les mots mêmes le réveillèrent.

– Lyon? Vous m'avez dit Kercoëth.

Il regarda de plus près, et, à mesure que se poursuivait la lecture, son visage contracté reflétait tour à tour le dégoût et la pitié.

– Vous aviez mis Robert à l'hospice des Enfants-Trouvés?

– Pas moi.

– Cependant…

Il lui plaça sous les yeux la feuille qui tremblait entre ses doigts. Madame de Randières rougit.

– A cette époque, dit-elle, une personne est entrée chez moi en qualité de femme de chambre; mais, en réalité, pour me prêter ses secours… Elle a remis Robert… dès sa naissance… à une amie… venue exprès de Lyon…

– Je vous préviens, je ne comprends pas le premier mot de ce que vous dites.

Elle non plus ne comprenait pas. Embarquée dans toute une histoire, elle ne savait à quel saint se vouer. Elle répondit pourtant avec beaucoup de flegme:

– C'est probablement votre faute. Toujours est-il que cette amie de ma femme de chambre a momentanément confié Robert à l'hospice.

– Confié!.. vous avez des mots sanglants.

– Si vous m'interrompez toujours…

– Je m'édifie.

– Tant mieux!.. L'hospice l'a fait inscrire sur les registres de l'état civil, puis on l'a donné à des paysans du Vivarais.

– Les Benoît? aux Mérilles?

– Précisément.

Alain n'insista plus. Les soupçons, un moment envolés, étaient revenus avec une vitalité intense. Les explications de madame de Randières, ses embarras, cette feuille de papier, sale, graisseuse, noircie aux coins par des attouchements ignobles, avec la mention brutale: «Père et mère inconnus», ouvraient de nouveau les ailes à ses espérances. Plus que jamais, il était résolu de faire la lumière. Mais, il se réservait de la faire sans elle, en dépit d'elle. Son silence enchanta Léonie. Elle le réputait désarmé, partant vaincu.

– Hier, vous me demandiez des preuves, s'écria-t-elle. J'ai tout mis en œuvre pour les effacer, vous le voyez. Cependant elles éclatent, malgré mes efforts.

Kercoëth hocha la tête. Si elle nommait cela des preuves éclatantes!

– Il vous serait malaisé, dit-il, d'établir vos droits avec un pareil chiffon.

– Parce que?

– Il sue la misère et le vice. On n'admettra jamais qu'il sort du secrétaire d'une de nos mondaines les plus élégantes.

– On se dira qu'il vient de chez des paysans un peu grossiers et frustes.

– Ce qui prouvera surabondamment de quelle sollicitude vous étiez remplie. Vous avez le choix entre la marâtre et la… menteuse. On ne vous fera pas l'injure de retenir le premier qualificatif. Reste le second, et que deviennent vos droits? Savez-vous ce que pensera le monde? Il pensera que, prévoyant l'infamie dont on accuse Robert, vous avez voulu la couvrir d'un mensonge encore plus infâme, et cacher la maîtresse sous la mère. Donc, il est inadmissible qu'il reste plus longtemps ici. A son retour de la Riveraine, il s'appellera Kercoëth et prendra place à mon foyer. Je lui donnerai tout le temps que je ne donnerai pas à ma femme.

– Votre femme!

Elle vint droit au marquis et, posant la main sur sa main, martelant les phrases, en proie à une agitation qui tenait de la fureur:

– Vous, bien; que vous l'ayez, j'y consens. Mais qu'il voie Yvonne, vive près d'elle, respire le même air, cela, je refuse.

– Ah!.. pourquoi?

– Parce que je refuse.

Comme le regard bleu d'Alain semblait vouloir fouiller les replis de sa conscience, lever tous les voiles, elle ajouta précipitamment:

– Dans une heure lucide… est-ce qu'on sait!.. elle peut me deviner en lui.

– Vous supposez aux fous un don particulier de divination?

– Non, mais j'aurais peur. Je me rappelle la nature d'Yvonne. Implacable avant, elle le serait deux fois plus après. En donnant à mon fils la place du sien, vous l'outragerez dans toutes ses fibres. Qu'elle le comprenne à un moment quelconque, elle ne le supportera pas. Est-ce cela que vous voulez? Je vous cède en tout, je laisse Robert me quitter pour vous suivre; à votre tour, cédez-moi sur un point. Yvonne et moi, nous nous haïssons. Enfin, il est naturel que je sois superstitieuse, craintive, dès qu'il est question de lui. Comment ne le comprenez-vous pas? Rassurez-moi, monsieur. Donnez-moi votre parole…

L'impatience gagnait Kercoëth. A mesure qu'il s'ancrait dans ses espérances, les moindres détails lui servaient d'indices. L'exagération même du langage, ces craintes au sujet d'une pauvre créature folle le confirmaient en une quasi-certitude morale. Il haussa imperceptiblement les épaules.

– Vos frayeurs sont chimériques, Robert chez moi sera chez lui; malgré sa démence, Yvonne l'a presque adopté.

– Elle l'a déjà vu?

– A plusieurs reprises. Et, croyez-moi, si jamais elle recouvre la raison, ce ne sera pas pour se venger de vous sur Robert, ce sera pour vous pardonner à cause de lui.

X

Il était midi quand l'express s'arrêta au Teil. Un soleil éblouissant inondait la plaine, parée des couleurs changeantes de l'automne. En descendant du train, Robert fut salué par la voix d'un vieil ami, le Rhône, dont les murmures lointains arrivaient avec la brise et le reportaient aux temps où le fleuve berçait les chagrins et les rêves du petit pâtre des Mérilles, couché sur ses bords. Pressé de gagner la Riveraine, il chercha des yeux une voiture. La cour de la gare était vide de toute espèce de véhicule. Il consigna ses bagages et se mit en route, son sac de voyage à la main. Comme il franchissait la grille extérieure, un paysan l'aborda.

– Vous allez à la Riveraine, monsieur? Je passe devant la maison. Il y a une place dans la carriole. Ne vous gênez pas. Tout à votre service.

– Ma foi, dit Robert, votre proposition tombe à merveille. J'accepte avec le plus grand plaisir.

– Dans un quart d'heure alors. Le cheval mange l'avoine. En un rien de temps nous filerons.

– Vous êtes vraiment trop aimable. Et je vous remercie beaucoup.

– Pas la peine. Entre vieilles connaissances!.. Mais oui, mais oui, monsieur Robert. Je sais votre nom, vous voyez. On croit venir incognito, comme on dit des gros personnages, et, au bout de deux ou trois pas…

Le paysan eut un rire de satisfaction vaniteuse – la vanité de sa bonne mémoire – qui lui fendit la bouche jusqu'aux oreilles.

– D'abord, reprit-il, je me tâtais: «Où diable as-tu rencontré ce bonhomme-là?» Je vous remettais sans vous remettre. Mais, quand vous avez parlé de la Riveraine, peuchère! on n'est pas une bête. Ah! pourtant, vous n'êtes plus le même qu'à l'époque où nous trimions ensemble chez Benoît. Paris vous a rudement profité.

Il lorgnait les vêtements de Robert d'un air moitié goguenard moitié sérieux.

– Un muscadin «d'ores et déjà». Aussi, vous ne vous rappelez plus le premier valet de charrue des Mérilles.

– Attendez donc. Antoine, n'est-ce pas?

– Pour vous servir. Je ne sais trop pourquoi les maîtres vous détestaient, car vous étiez un joli gars. Il m'est venu des idées à ce sujet, mais j'ai eu le tort de les dire tout haut. Benoît m'a flanqué à la porte. L'imbécile! Mieux valait me traiter de bonne amitié et, s'il y avait quelque chose, me fermer la bouche avec une part du gâteau. Trop avare pour cela. Il lui en a cuit. Il a cherché mon pareil, sans le trouver, obligé d'en prendre deux à ma place. Et les Mérilles s'en allaient à la dérive. Sitôt le vieux paralysé, j'y suis rentré. Lorsqu'il mourra, je lui succéderai sur toute la ligne: terres, bêtes et veuve.

– Pouvez-vous me dire comment va madame Laffont?

– Au point du jour, on lui a porté le bon Dieu. Elle doit être morte à cette heure. Attendez-moi, je vais atteler. En un tour de main.

Robert maudissait la distance qui le séparait de la Riveraine. Il souhaitait si fort d'arriver à temps au chevet de la malheureuse mère, pour la rassurer sur l'avenir de ses enfants.

– Quand vous voudrez, monsieur.

– Le plus vite possible, Antoine.

Un coup de fouet cingla la croupe du cheval qui s'enleva d'un trot lourd.

– Maintenant, la Riveraine est aux créanciers, continua le paysan. Madame Laffont espérait que les affaires s'arrangeraient. Mais, l'autre jour, l'huissier est venu. Mademoiselle Blanche se trouvait au village, chez un malade; M. Gaston l'accompagnait. De sorte que la pauvre dame a reçu l'huissier comme on reçoit un boulet de canon, elle est tombée tout de son long et n'a plus desserré les dents.

– C'est épouvantable!

Antoine secoua vigoureusement les rênes.

– Oui, la ruine, ce n'est pas drôle.

Tout ce qu'il appréciait dans le désastre, c'était la fortune engloutie.

A ce moment, le chemin faisait un coude brusque. Robert reconnut le site gravé au fond de sa mémoire. La haie de mûriers contre laquelle il dormait, le jour où Blanche lui était apparue pour la première fois, se dressait encore le long du champ, pas plus touffue que jadis, rongée par les troupeaux qui passent; les arbres à l'entour n'avaient pas sensiblement étendu leurs ramures; le Rhône continuait de gronder en mordant les cailloux de la grève, l'immuable montagne se profilait dans le bleu flamboyant du ciel, le même soleil brillait sur la même nature. Même paysage, même horizon clair et chaud, même poésie champêtre, épanouie sous les brises du fleuve. La terre restait la terre, à jamais semblable, féconde, insensible, et la vie bouleversait les existences qui s'agitaient et s'évanouissaient comme des ombres au milieu de l'immobile création. L'abandonné, ce n'était plus le petit pâtre, c'était Gaston, c'était Blanche, première protectrice de sa misère, la première aimée, orpheline, pauvre, désolée, tandis qu'il était heureux, que le ciel souriait à la plaine ensoleillée, que toutes les voix mystérieuses s'accordaient au rythme des flots infatigables et disaient ensemble, en ce radieux automne, la joie inconsciente des choses, à l'heure où saignaient des âmes. Et les yeux de Robert se fixaient aux grands arbres, là-bas, dans le lointain, du côté de la Riveraine.

 

Antoine respecta sa tristesse. Il est vrai qu'Antoine, obligé de mettre sa bête au pas vu le déplorable état de la route, était fort intrigué: un homme cheminait devant eux, dont la tournure le laissait perplexe. Il tutoyait tous les gens du pays, tous les mariniers du Rhône; celui-ci? serviteur! Taille trop haute pour être d'un Méridional, démarche trop balancée pour être d'un paysan. Robert l'aurait pu renseigner, car c'était Jean-Marie, portant au bout d'un bâton un paquet sur son épaule; mais, pris au cadre où brusquement allait surgir la Riveraine, il n'en détournait pas les yeux. Antoine jeta au piéton un regard qui devint méfiant quand il eut constaté que l'étranger s'enfonçait le chapeau sur les sourcils pour cacher son visage. Quelques instants après, Robert poussa une exclamation: «La Riveraine!» En un clin d'œil il fut par terre.

– Merci, Antoine, merci. Prenez, pour boire à ma santé.

Déjà le jeune homme courait à la porte d'entrée.

– Monsieur!.. monsieur!.. appelait Antoine. Il s'égosillait en vain, l'autre filait d'un pas rapide.

– Monsieur!.. Gardez votre argent. C'est de bien grand cœur que…

L'argent était de l'or. Il se gratta l'oreille. On refuse vingt sous, mais vingt francs?.. Philosophe, il empocha le louis.

Robert avait franchi la grille, traversé la cour et pénétré dans l'antichambre. Des personnes à l'allure bizarre descendaient l'escalier, furetaient dans les pièces… Il reconnut le juge de paix, son greffier, une femme chargée de temps immémorial des commissions du village. Derrière, se tenaient deux hommes, la mine renfrognée, des créanciers sans doute, et Gaston, très pâle. Celui-ci, à la vue de Robert, eut un cri étouffé, un cri de délivrance.

Oh! toi… toi…

– Ta mère?

– C'est fini.

Le juge de paix s'en allait suivi de ses acolytes. La commissionnaire traditionnelle l'apostropha:

– Comment voulez-vous, monsieur le juge, qu'on rende à madame Laffont les mêmes honneurs qu'à son mari? Vous avez mis les scellés partout, notamment au secrétaire.

– Il fallait bien, grommela le magistrat.

Un des deux créanciers s'empressa d'ajouter:

– Quand on est pauvre, on fait comme les pauvres.

Sur cette bonne parole, le groupe de justice s'esquiva. La femme se rapprocha de Gaston.

– Dites, alors, vous? Elles tiennent toujours, les commissions? Commander une messe pareille à celle de défunt votre père? Aller à Viviers acheter des étoffes noires? Eh bien! voyons la monnaie… Ah! vous n'avez pas le sou? Vous vous figurez peut-être que je payerai de ma poche? Regardez donc si j'ai une tête de dupe.

Robert avait une envie considérable de bousculer l'agréable créature. Il tendit son portefeuille à Gaston.

– Ferme-lui la bouche. Une femme comblée de bienfaits par ton père!

– S'il vous plaît? glapit la mégère hors d'elle-même. M. Laffont m'a fait travailler; après? Cela vaut mieux que d'être recueilli en chien vagabond.

– Dehors! commanda Gaston, ou je vous jette par la fenêtre.

La menace et la grosseur du portefeuille la firent réfléchir; elle redevint souple comme un jonc.

– Si vous tenez, dit-elle, à ce que tout soit prêt pour la cérémonie, il faut nous dépêcher.

Elle reçut un billet de banque et détala. Quand les deux jeunes gens furent seuls, un sourire navré plissa les lèvres de Gaston.

– Ah! l'affreuse chose, lorsqu'on a le cœur aux abois, d'être harcelé par d'ignobles soucis! Maman est morte, tuée par la certitude de notre ruine. Il est positif que la misère nous tient à la gorge. Elle nous oblige, au moment où nous devenons orphelins, à penser à tout, excepté à notre malheur. Si tu savais, pas un centime pour la faire enterrer, pour acheter notre deuil. Sans abri avant la fin de la semaine, sans pain dans quelques jours. Moi, je me tirerai d'affaire; mais Blanche? Seule, n'ayant plus que toi et moi, pas même deux hommes, tant nous sommes jeunes… A nous deux, que ferions-nous?

– Il faut avoir confiance, balbutia Robert, que cette détresse bouleversait.

– Avoir confiance, hélas!.. Et pourtant, depuis que tu es ici, je me sens moins découragé. Il y a dans ce portefeuille de quoi parer au plus pressé; mais ta présence surtout me fait du bien. C'est un trésor que l'amitié. La nôtre n'a jamais eu un nuage, elle a grandi avec nous, elle s'est cimentée dans les larmes, autour d'un cercueil, et, quand tout nous abandonne, elle te ramène à la douleur.

– Je vous aime comme vous m'avez aimé, dit simplement Robert. Je t'en conjure, ne te laisse pas abattre, je suis là. Si, pour les choses urgentes, tu n'as pas assez du contenu de ce portefeuille, dis-le moi, je télégraphierai à mon père.

– Ton père?

– Et quel père, Gaston! Le marquis de Kercoëth.

– Tu es le fils de la folle?

– Non, dit Robert avec un soupir. Je te conterai plus tard… Je voudrais voir Blanche.

– Viens.

Ils entrèrent dans la chambre de madame Laffont. Le lit était jonché de fleurs. La morte, dans son dernier sommeil, gardait une expression de douleur poignante. Sur le corps rigide un maigre cierge jetait des lueurs blafardes; près de la table, de l'eau bénite avec un long rameau de buis; à côté, une religieuse lisait. Robert s'agenouilla.

Elle ne lui était pas très douce, la morte; mais elle idolâtrait ses enfants, elle était toujours restée digne de leur respect. Comme on la pleurait, à cette heure où ses légers travers s'oubliaient pour laisser resplendir la pureté de sa vie d'épouse et de mère! Il chassa ces pensées, afin d'éviter un rapprochement trop cruel. Au pied du lit, une ombre noire tranchait sur la blancheur des draps. Blanche, la tête enfouie dans les mains, n'avait pas remarqué sa présence, elle demeurait immobile. Robert se releva. Gaston se pencha vers sa sœur:

– Blanche, il est arrivé.

Lentement, la jeune fille se dressa sur ses pieds, déployant un buste aux formes élancées et sculpturales, montrant son magnifique visage, pâli par les veilles. Robert fit un pas, les mains tendues, le cœur palpitant; puis il s'arrêta. La créature superbe lui apparaissait dans une apothéose de douleur comme une divinité souffrante qu'on ne vénère qu'à genoux. Mais elle l'aperçut, se jeta sur sa poitrine, pendue à son cou, ainsi qu'au temps de l'enfance.

– Mon frère… mon Robert…

Lui baisait ses cheveux et frémissait de la sentir ainsi, tendre, abandonnée et simple.

– Emmène-la, dit Gaston. Elle a tant besoin de repos!

Il l'entraîna. Elle obéissait, ne songeant pas à se défendre contre l'influence aimée. Ils entrèrent au salon. Tristes et doux, les souvenirs s'y multipliaient. Là, M. Laffont rendait le dernier soupir, vivait entre eux sa dernière journée. La plaie nouvelle rouvrait la plaie ancienne, la mort les resserrait encore une fois l'un contre l'autre. Ils se regardèrent, presque troublés des changements survenus: Robert un homme, Blanche avec toutes les grâces de la femme. A peine se reconnaissaient-ils au dehors, eux qui se reconnaissaient si bien au dedans. Et l'intimité fraternelle peu à peu changeait, à son tour, avec la complicité de leur beauté, de leur jeunesse, de leur chagrin. Blanche disait à Robert la fin navrante, elle retrouvait la parole en retrouvant le confident. Son cœur, trop accablé, replié sur lui-même, se remettait à battre au son de cette voix; une atroce sensation de solitude l'avait glacé, voici qu'il se réchauffait près du cher compagnon des premières années et des plaisirs sans larmes, qui avaient duré si peu. Et Robert s'enivrait d'entendre.