Za darmo

Mademoiselle de Bressier

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

DEUXIÈME PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

I

– Madame n'est pas encore sortie? dit-elle.

– Non, Madame.

– Vous l'avertirez que j'attends ici. Si elle le désire, je monterai.

Le valet de chambre s'éloigna; et Nelly s'assit dans un grand fauteuil bas, le voile à demi relevé, plus jolie encore à vingt-sept ans qu'autrefois, à dix-sept. Elle regardait vaguement, à droite et à gauche, les meubles et les tableaux qui peuplaient la silencieuse solitude du salon. M. et Mme de Guessaint habitaient à Paris un vaste hôtel, dans l'avenue Kléber. Au rez-de-chaussée, les salons, la salle à manger, où se retrouvaient les goûts rares d'une artiste telle que Faustine; au premier, les appartements; et plus haut, l'atelier que la jeune femme s'était fait installer, en souvenir de l'atelier de Chavry.

Le valet de chambre reparut.

– Madame est encore dans son boudoir. Elle prie madame Percier de vouloir bien monter.

Faustine eut un cri de joie en voyant son amie.

– C'est une bonne surprise. Je devais aller te prendre et je ne t'attendais pas.

– Tu ne serais venue qu'à trois heures, et je me sentais tout agacée. Pense donc! M. Percier, daignant se rappeler que ma fête tombait demain, 20 mars 1881!.. Il voulait me donner un bracelet.

– Il n'a pas dû insister beaucoup, répliqua Faustine en souriant. Il n'aura pas osé. Je t'assure que tu intimides ton mari! Alors, il est parti pour la Bourse?

– Oui.

– En emportant le bracelet?

– Oui.

– Pauvre homme!

– Ne le plains pas. L'emploi est tout trouvé. Il le donnera à Mlle Aurélie.

– Jalouse!

– Jalouse? non pas.

– Tu mens!

– Nullement. J'ai une véritable reconnaissance pour cette jeune personne. Elle fait justement… toutes les choses qui m'ennuient.

– Qui t'ennuient… aujourd'hui!

– Aujourd'hui, soit, répliqua-t-elle, en rougissant un peu. Je ne suis Mme Percier… que le jour, moi. Or, mon mari part le matin pour son bureau, à huit heures et demie. On est un agent de change sérieux ou on ne l'est pas. Il a le bon goût de ne pas pénétrer dans ma chambre. A onze heures et quart, il rentre pour déjeuner. C'est le moment des intimités tendres. Trente minutes de tête-à-tête! Il mange sa côtelette, il me parle du cours probable de la Bourse, et il m'offre un bracelet, comme aujourd'hui. Je ne le revois plus que le soir à sept heures. Nous allons au théâtre, ou nous dînons en ville, ou je passe la soirée avec toi. A minuit, il se rend… au cercle, à ce qu'il prétend. Un cercle… à cheveux rouges! présidé par Mlle Aurélie, du Gymnase. Voilà comme nous entendons le ménage, nous autres; comment vivent un mari et une femme, en l'an de grâce 1881. De l'argent à remuer à la pelle; l'Union Générale qui fait et refait des fortunes en vingt-quatre heures; des courses, des visites, des conversations bêtes; un tas de banalités qu'on ne pense pas, et un tas de pensées qui sont banales: tu ne trouveras pas là dedans une minute de tendresse, une apparence d'intimité, ou une lueur d'amour!

Mme de Guessaint écoutait son amie, en la regardant de ses grands yeux calmes. C'était bien toujours la Faustine d'autrefois. Dix années écoulées depuis son mariage n'avaient rien enlevé de sa jeunesse, de sa beauté, du charme exquis de tout son être. Mais la créature morale avait changé. Dans son regard, dans ses gestes, dans ses paroles, dans ses tristesses subites, on sentait quelque chose de brisé. Son mari et elle ne se quittaient pas; on les voyait toujours ensemble; et cependant, on remarquait entre eux une étrange froideur. Faustine avait épousé jadis M. de Guessaint, sans l'aimer, pour obéir au général; six mois après son mariage, elle ne l'estimait plus. Que se passait-il donc? Personne ne le savait, excepté Nelly. Quels vices cachait cet homme, sous ses allures de mouton entêté? D'ailleurs, elle vivait peu à Paris pendant ces dix ans. D'abord, un long séjour en Algérie, puis, de fatigants voyages, en Égypte, et en Asie. Toujours accompagnés de Nelly, M. et Mme de Guessaint visitaient les pays lointains dont on rêve: le Caire, Thèbes, Memphis, Khartoum, la cité guerrière, en plein Soudan. Ils revenaient à Paris, et passaient l'été, l'automne et l'hiver en France, au bord de la mer. Faustine ne voulait plus retourner à Chavry, qui lui rappelait des jours si douloureux. Puis, ils repartaient encore tous les trois. Cette fois, ils commençaient par Vienne, pour finir par Jérusalem. Le Danube, le Bosphore, l'Asie Mineure, la Syrie révélaient tour à tour aux jeunes femmes leur poésie et leurs mystères. Faustine laissait faire. Vivre ici ou là, que lui importait? L'espérance même du bonheur n'existait plus pour elle. Peut-être trouvait-elle une distraction à ses lourds ennuis dans ces absences éternelles, dans ces fatigues suivies de repos, dans ces paysages inconnus, toujours variés, qui se déroulaient devant elle. Huit ans s'écoulaient ainsi. Brusquement, M. de Guessaint, plus géographe que jamais, toujours préoccupé de découvertes, de conversations avec d'illustres voyageurs, s'installait enfin à Paris; il achetait l'hôtel de l'avenue Kléber; il ouvrait ses salons, il recevait beaucoup, sans que Faustine et lui fussent vraiment mari et femme.

Un jour, – il y avait deux ans de cela, – Nelly, toujours si gaie, était entrée chez son amie, la mine sérieuse.

– Mon Dieu, qu'est-ce que tu as?

– Je viens te demander un avis.

– Lequel?

– Qui me conseilles-tu d'épouser?

Faustine restait stupéfaite.

– Tu veux te marier? Toi!

– Oui.

Mme de Guessaint ne comprenait pas. Se marier, Nelly! Elle qui, huit ans plus tôt, dans les allées du parc de Chavry, lui disait: «Je veux rester fille;» elle, qui pendant ces longues courses aventureuses, faites contre son plaisir, ne les quittait pas un instant; elle qui raillait si finement les hommes pratiques, amoureux de sa dot, ou les hommes sincères, amoureux de sa personne! Faustine dit une seconde fois:

– Te marier, toi!

Et avec un accent désolé:

– Tu ne m'aimes donc plus, Nelly? Toi, ma confidente et ma sœur, tu veux me quitter? Tu connais mon existence vide, mes secrets dégoûts, le désenchantement de tout mon être. Tu connais tout cela et tu m'abandonnes!

Nelly, prise de désespoir, fondait en larmes. Elle serrait son amie dans ses bras.

– Je t'aime comme toujours! Plus que jamais, peut-être. Mais je désire me marier.

Mme de Guessaint restait un instant la lèvre entr'ouverte, le sourcil froncé; et, nettement:

– Il y a eu quelque chose entre mon mari et toi?

– Non!

– Il a osé…

– Non! non, je te le jure!

– Ah! c'est que je le connais, M. de Guessaint!

Nelly répliquait doucement:

– Moi aussi, je sais les amertumes de ton existence, les dégoûts qui t'ont prise après les premiers mois de ton mariage, et comment vous vous êtes séparés d'un commun accord.

– Tu te maries, parce que M. de Guessaint a essayé?..

– Non! encore une fois, je te le jure!

– Alors, je ne comprends plus.

– C'est bien simple, mon amie. J'ai une situation très fausse dans le monde. Un quart d'institutrice, un quart de dame de compagnie, et une moitié de vieille fille! Je ne me rendais pas compte de tout cela, autrefois. Ah! nos beaux rêves de jeunes filles, à Chavry. Hélas! les rêves… La vie a tôt fait de les effeuiller brutalement. Voilà longtemps que je réfléchis. Je ne te disais rien. A quoi bon t'affliger?

Faustine essaya de convaincre son amie. Impossible. Elle se heurtait à une volonté inébranlable. La jeune fille reprit avec sa gaieté rieuse:

– Voyons! cherchons un peu celui que je pourrais bien épouser. Il y a M. de Lustry: trente ans, fortune médiocre, visage passable, intelligence nulle. M. Harman: fortune considérable, laideur… pareille à la fortune, intelligence passable. M. Percier, agent de change; visage bon enfant, intelligence fine, excellent garçon, homme d'esprit.

– Pourquoi ne me cites-tu que ces trois noms-là?

– Parce que ces messieurs sont les seuls qui aient formulé une demande en mariage.

– Eh bien, laisse-moi réfléchir. Je te répondrai plus tard.

Alors elle observa, curieuse, les allures de M. de Guessaint et de Nelly. Jusqu'alors, pendant leurs voyages, elle avait bien remarqué que Mlle Forestier haïssait Henry. Elle avait cru que cette haine contre le mari venait de la tendresse pour la femme. Mais pourquoi, après quelques mois de séjour à Paris, Nelly prenait-elle brusquement cette résolution inattendue? Pendant plusieurs semaines, Mme de Guessaint poursuivit son investigation patiente, et ne découvrait rien. Elle pensa qu'après tout, Nelly avait peut-être raison. Les rêves qu'une jeune fille caresse ne se continuent pas dans la vie. Un peu de fumée: la brise vient, et ce peu s'envole.

Devant les insistances de Mlle Forestier il fallait prendre un parti. Faustine, après avoir étudié avec soin les trois prétendus, se décida pour M. Percier. Elle connaissait bien ses défauts, mais elle estimait ses qualités. Un homme bon, sûr, loyal, très amoureux de Nelly; trop timide peut-être. Le mariage se fit. M. Percier, très épris, entourait sa jeune femme de prévenances et d'adorations qu'elle recevait avec une raillerie tendre. Pendant dix-huit mois, le ménage sembla fort heureux. Tout à coup, M. Percier imita M. de Guessaint. Jamais chez lui; galant avec toutes les femmes, excepté avec la sienne. Bientôt cependant, le monde remarqua une grande différence entre les deux hommes. On ne connaissait pas de liaison fixe au géographe passionné. Tantôt celle-ci, tantôt celle-là. Toutes les femmes lui paraissaient bonnes. Une fille de chambre bien accorte et une cocotte bien en chair, l'actrice de petit théâtre et la mondaine compromise, les grandes dames douteuses et les petites dames certaines, il allait de l'une à l'autre avec un égal sans-gêne et une inconsciente immoralité. L'agent de change, au contraire, mettait de l'ordre dans son désordre. Son choix se fixait bientôt. Et maintenant, tout Paris le désignait comme l'heureux possesseur de Mlle Aurélie Brigaut, du Gymnase.

 

Ainsi se dispersaient à tous les vents les rêves, les désirs et les illusions de ces deux charmantes créatures. Faustine était mal mariée; Nelly semblait l'être. Mais celle-ci gardait encore une espérance vague et inavouée. Elle ne s'en expliquait que rarement avec son amie: peut-être parce qu'elle lisait difficilement en elle-même. Faustine, elle, était la créature brisée chez laquelle rien ne vibre plus. Excepté Nelly, il n'existait pas un être qu'elle aimât profondément. Difficile dans ses amitiés, elle passait à travers le monde, inspirant un grand respect à tous, une craintive sympathie à quelques-uns. On connaissait son talent de peintre. Si elle eût daigné exposer, elle fût rapidement devenue célèbre. Mais elle craignait le bruit soulevé autour de son nom. D'ailleurs, elle aimait mieux rêver ses œuvres que les créer. Les désillusions de l'existence éteignaient lentement la divine flamme d'artiste qui brûlait dans son âme. Elle donnait ses tableaux à ses amis, à ses connaissances. Quelques peintres, des critiques délicats, s'étonnaient qu'une femme douée d'un si haut talent, affectât de le dissimuler. Un illustre paysagiste lui disait un jour:

– Je sais que vous n'aimez pas les compliments, Madame. Je ne me permettrais pas de vous en adresser un. Mais quel dommage que vous soyez si modeste, ou si… orgueilleuse!

– Ce n'est ni de la modestie ni de l'orgueil, Monsieur. C'est de l'indifférence. J'ai des idées particulières peut-être, mais très nettes. A chacun son métier. Il est naturel que les hommes poursuivent la gloire. Les femmes ne doivent chercher que l'oubli; j'entends l'oubli du monde. Le bruit n'est pas fait pour elles.

– Avec de pareilles idées, vous ne devez pas être heureuse.

– Bah! qui est heureux? Il faut envier ceux qui possèdent le repos. Le repos, c'est déjà la moitié du bonheur.

Elle vivait ainsi, plutôt résignée que triste, ne livrant ses pensées intimes qu'à Nelly. Femme du monde parfaite, dédaigneuse des succès brillants, glacée par sa maison froide, elle eût dépéri de chagrin peut-être, sans les idées vagues de mysticisme qui la soutenaient. Aussi, connaissant les rancœurs des existences brisées, elle se jurait de tout faire pour que Nelly fût heureuse. Elle ne s'expliquait pas cette brouille survenue entre M. Percier et sa femme. Elle les surveillait l'un et l'autre, faisant son profit des confidences de son amie. Ce jour-là, quand celle-ci lui eut conté l'histoire du bracelet, Faustine voulut en avoir le cœur net.

– Tu dînes à la maison ce soir, n'est-ce pas, Nelly?

– Oui, mais probablement seule. Mon mari m'a prévenue que des affaires sérieuses… oh! très sérieuses, le priveraient peut-être de l'honneur… Tu sais que tu lui fais une peur bleue, à cet agent de change débauché?

Faustine souriait.

– Eh bien, tu lui diras, à cet agent de change débauché, que je compte absolument sur lui. Tu m'entends? Je lui ordonne de venir.

– Oh! il t'obéira, va!

Nelly retira son chapeau, et, passant son bras autour de la taille de son amie, elle ajouta:

– Nous devions sortir, n'est-ce pas? Eh bien, fais-moi un plaisir: ne sortons pas. Montons dans l'atelier, et passons notre après-midi à bavarder comme à Chavry.

– Je veux bien.

Cette vaste pièce rappelait l'atelier du château. Depuis qu'elle avait pris en aversion la propriété familiale, Faustine voulait au moins voir autour d'elle ce qui restait des souvenirs immobiles d'autrefois. Les objets d'art, les meubles sombres, les statues, les tableaux, les portraits d'Étienne et du général, se retrouvaient là, moins bien éclairés dans la lueur grise de Paris. En entrant, Nelly fit une révérence ironique à la «Dame à la bague».

– Vittoria Orsini, je te salue! dit-elle avec son rire espiègle.

– Pauvre Vittoria Orsini!

– Te rappelles-tu les folies que tu me débitais? Ton histoire ne ressemble guère à celle de la «Dame à la bague»! Tu ne mourras jamais d'amour, ma pauvre chérie. Voyons, fais-moi une confidence.

– Quelle confidence?

Elle s'asseyaient l'une à côté de l'autre, dans un coin sombre de l'atelier, sur le divan large.

– Toi qui passes à travers la vie, calme et dédaigneuse, n'as-tu jamais rencontré un homme qui t'ait frappée?

– Frappée?

– Oui; par sa beauté, par son intelligence, par son esprit; enfin, qui ait produit sur toi cette impression indécise qui pourrait peut-être devenir de l'amour?

Mme de Guessaint ne souriait plus. Comme d'habitude, quand une pensée l'occupait, elle restait immobile, droite, les sourcils froncés.

– Tu veux que je sois bien franche? dit-elle en regardant son amie.

– Ne l'es-tu pas toujours avec moi?

– Certes. Mais tu désires que je te fasse l'aveu que, souvent, on n'ose pas se faire à soi-même?

– Mon Dieu, Faustine, que tu m'intrigues!

– Crois-tu au «coup de foudre»?

– Celui de Stendhal? L'impression immédiate et profonde produite par la créature qu'on aimera? Oui, j'y crois.

– Eh bien, j'ai failli l'éprouver.

Mme Percier jeta un cri.

– Toi!

– Oui, moi.

– Je ne rêve pas? C'est bien ma Faustine qui parle? Tu pourrais être amoureuse, toi, ma chère statue?

Le sourire de Mme de Guessaint devenait très doux.

– Il suffit de rencontrer Pygmalion, et la statue devient femme, murmura-t-elle… Écoute mon histoire. Elle n'est pas longue. Tu te rappelles notre séjour à Rome, en 1878? Quelles journées enchanteresses pour nous deux! Un peu fatigantes, par exemple. Pendant la dernière quinzaine, un après-midi, j'entrai toute seule pour rêver à mon aise dans la chapelle du petit couvent de San Onofrio, sur le Janicule, au-dessus de la porte San Spirito, au delà du Tibre. Ma prière faite, j'allai droit à cette Vierge de Léonard de Vinci, que je voulais étudier, tu te rappelles? Deux jeunes gens arrivèrent presque aussitôt et s'assirent près de moi, sans me voir: l'ombre m'enveloppait. L'un, brun; l'autre, blond. Le brun dit: «Tiens! mon cher, voilà le baptistère que tu devrais dessiner.» Le blond regarda et répliqua d'un air indifférent: «Peut-être. Je n'aime pas beaucoup cet art italien du dix-huitième siècle. A cette époque-là, vois-tu, le génie est mort. Pauvre Italie! Quel peuple, sans la papauté!» Le brun riait: «Allons, tais-toi, démagogue!» Le blond riait tout haut maintenant, et d'une manière que je trouvais même fort indécente. «Ni démagogue ni autre chose, tu sais bien. Rien qu'artiste! Je me moque pas mal de la politique!»… (Et il se servait d'une expression plus énergique que celle-là, ma bonne Nelly!) «Non, il y a ici autre chose qui me plaît. Veux-tu venir avec moi?»

« – Je t'ai dit que je ne pouvais te donner qu'un quart d'heure. Tu sais que j'ai rendez-vous avec ma petite Transtévérine.» Le blond riait encore. Décidément, il paraissait très gai. «Embrasse-la de ma part. Si elle a une amie jolie, très jolie, conseille-lui de l'amener. Depuis le départ de ma danseuse, j'ai le cœur libre.»

– Il disait cela dans une chapelle?

– Un vrai parpaillot, ma chère! Ils s'en allèrent au bout de dix minutes. Moi, quelque temps après, j'entrai dans le promenoir du couvent, pour respirer un peu de soleil. Tu sais comme il est joli, ce promenoir. Qu'est-ce que je vois, devant une délicieuse statuette? Mon jeune homme blond. Il dessinait appuyé contre une colonne. Au bruit de mes pas, il tourna la tête et me salua. Ensuite il me regarda assez fixement et fit un geste pour s'en aller. Il fermait son calepin et partait déjà, quand je lui dis: «Ne vous dérangez pas, Monsieur.» En m'entendant parler français, sa gaieté revint: «Vous êtes Parisienne, Madame? Moi aussi! J'ai vu cela tout de suite à votre accent. Nous autres Parisiens, nous nous reconnaîtrions au Congo!»

– Et tu permettais à ce monsieur, assez mal élevé en somme, de te parler sans t'être présenté?

– Oh! en voyage… Et puis… (Mme de Guessaint rougit) je ne sais quel charme me retenait dans l'allée de ce promenoir. Très beau, mon inconnu. Un grand blond, de vingt ou vingt-deux ans, avec des yeux bleus étincelants et un front superbe.

– Faustine, tu m'abasourdis.

Mme de Guessaint souriait toujours, mais une pensée illuminait maintenant son sourire.

– Tu seras bien plus stupéfaite encore dans cinq minutes. Figure-toi que je suis restée une demi-heure avec mon artiste. Car c'était un artiste, un élève de l'École de Rome, un grand prix de sculpture. Et une gaieté, ma chère! Il riait de tout, d'un bon rire loyal et franc. Il faisait des mots qui m'égayaient malgré moi. Car tu penses bien que je ne disais pas grand'chose: j'écoutais. Il me racontait que, depuis deux ans, il ne bougeait pas de Rome. Il la connaissait bien, sa Ville Éternelle! Sur le bout du doigt. Les églises, les salons, les chefs-d'œuvre, les racontars du Quirinal et les histoires du Vatican, les amours de la grande dame et celles de l'actrice, il disait tout avec une verve endiablée. Je le trouvais charmant. Et en m'en allant, je me faisais tout bas un aveu: c'est qu'il serait facile d'aimer un être jeune, loyal et enthousiaste comme celui-là!

Nelly riait aux éclats.

– Tu ne lui as pas demandé son nom?

– Il ne m'a pas demandé le mien.

– Il n'aurait plus manqué que ça! Et tu ne l'as pas revu?

– Jamais.

– Tu te rappelles bien son visage?

– Très nettement. Je le reconnaîtrais tout de suite.

Nelly riait toujours.

– Mon Dieu, que je serais donc contente si tu le revoyais!

– Tu crois que je?.. Tu te trompes, va, j'en ai bien fini avec l'amour. On peut avoir une rêverie, un trouble d'une heure. Mais plus!..

Nelly soupira:

– Ce n'est pourtant pas désagréable, l'amour!

Faustine ne souriait plus. Elle fronçait les sourcils.

– L'amour? ah! ne m'en parle pas, tiens! Certes, je n'aimais pas M. de Guessaint quand je l'ai épousé. Mais je l'estimais. Il s'associait, dans ma pensée, à la mort de mon père, à la mort de ce pauvre Étienne. Quel désenchantement! Tu la connais, cette nuit de noces… Le cœur s'indigne, toutes les pudeurs se révoltent!.. On se dit: «C'est donc ça l'amour?» Enfin on se résigne. Et quelques semaines après, on trouve celui qui est votre mari caressant une femme de chambre; et après la femme de chambre, une actrice; et après l'actrice, une fille… Pouah!.. Ils ne comprennent rien, les hommes! Ils ne comprennent pas que ce qu'ils appellent l'amour n'est admissible qu'avec l'absolue fidélité. Serrer dans ses bras un être sali par une autre, et qui vous apporte des lèvres où sont à peine essuyés des baisers suspects… Ah! c'est ignoble!

– Le fait est que M. de Guessaint…

– Je le hais, tiens… Non pas de m'avoir trompée! Je ne l'aimais pas. Quand on connaît la trahison, on n'est plus la femme de son mari, voilà tout. Je le hais, parce qu'il m'a arraché toutes mes illusions, et jusqu'à l'estime que j'avais pour lui. Il m'a montré l'amour comme une sorte d'accouplement bestial, où le cœur n'entre pour rien. Quand je l'ai vu promener ses caresses de l'une à l'autre, le dégoût m'a prise. Je me suis dit que tous les hommes ressemblaient peut-être à celui-là.

Nelly se taisait, connaissant les tristesses de son amie. Lorsque Faustine cédait à ses dégoûts, tout doucement, elle changeait la conversation, guidant peu à peu la pauvre femme vers des pensées nouvelles. Cependant, la journée s'écoulait. Soudain Nelly dit vivement:

– Quelles bonnes heures je te dois! J'ai retrouvé pour un moment nos chères intimités disparues. Si nous prenions l'air, maintenant? Veux-tu que nous allions faire un tour au Bois?

– Volontiers. Mais tu m'amèneras ton mari ce soir?

– Tu y tiens donc beaucoup? s'écria Mme Percier d'un ton moqueur.

– Beaucoup.

– Pauvre homme! Il sera flatté à la fois et intimidé. Enfin, nous verrons.