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Mademoiselle de Bressier

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– Est-ce que vous couchez au château? demanda-t-elle au jeune homme.

– Non, ma cousine. Il faut que je retourne à Versailles et que je transmette votre décision au commandant de la place.

– Merci, mon cousin. Je n'oublierai pas que vous avez été de moitié dans la plus grande douleur de ma vie.

Elle lui serra la main, et M. de Guessaint sortit.

– Si tu savais combien je suis malheureuse, murmura Faustine en glissant dans les bras de Nelly.

De nouveau, elle fondait en larmes, et son désespoir la ressaisissait, plus intense et plus violent au souvenir de ce père qu'elle adorait. Elle se coucha pour complaire à son amie. Mais pas un instant elle ne put fermer l'œil. Pauvre Étienne! comme il serait malheureux, lui aussi. Faustine se retournait dans son lit, fiévreuse, répétant: «Papa! oh! mon pauvre papa!» Elle ne s'endormit qu'au matin, brisée, de ce sommeil lourd qui est moins le repos que l'anéantissement. Lorsqu'elle s'éveilla, la matinée s'avançait déjà. La jeune fille ne voyait ni le clair soleil qui se jouait entre les branches, ni les gaietés rieuses du printemps. Elle n'entendait pas les cris vifs des oiseaux qui voletaient en se poursuivant d'arbre en arbre. Une seule pensée la tenait. Son père, qu'elle chérissait de toutes les forces de son être, elle ne le verrait plus jamais jamais! Sa femme de chambre lui dit que Mlle Nelly était venue plusieurs fois prendre de ses nouvelles, et qu'elle l'attendait dans l'atelier.

– Priez Mlle Forestier de m'excuser, répliqua Faustine, je la rejoindrai dans un instant.

Et elle descendit dans le cabinet de travail du général. M. de Bressier aimait à se réfugier dans cette pièce large, aux tentures sombres, où se trouvaient réunis quelques-uns des plus chers souvenirs de sa vie aventureuse. A côté d'armes arabes, autrichiennes et chinoises, entre les panoplies guerrières, étaient accrochés les portraits de ses enfants et de sa femme. Au fond de la chambre se dressait un bureau, acheté par lui à la vente du maréchal Bugeaud. Au commencement de la guerre, il disait à Faustine:

– Tiens, mon enfant, prends l'une des clefs de ce bureau, je garde l'autre. Si je suis… hum!.. s'il m'arrive malheur, je veux que tu puisses ouvrir ce meuble. Tu y trouveras mon testament.

Et vaillante, domptant sa souffrance, refoulant ses larmes, Faustine venait exécuter les ordres de son père. Tout était dans un ordre parfait. Quelques cartons, remplis de papiers mis à leur place, bien étiquetés. Dans un tiroir, une enveloppe assez grande, où luisait un cachet de cire rouge aux armes du général. On lisait ces trois mots: «Pour mes enfants.»

La jeune fille hésita un instant avant de briser le scel. Ce papier ne lui appartenait pas, à elle seulement, mais aussi à Étienne. Elle réfléchit que M. de Bressier, dans son testament, ordonnait peut-être comment devait avoir lieu son service funèbre. Son devoir lui commandait d'en prendre connaissance avant l'arrivée de son frère. Puis, une telle tendresse unissait Étienne et Faustine, qu'entre eux tout restait commun. A l'avance, elle savait qu'il l'approuverait. Elle déchira l'enveloppe et elle lut. M. de Bressier désirait, en effet, que son enterrement fût très simple. Autant que possible, il souhaitait qu'on ne lui rendît pas les devoirs dus à un général de division, grand officier de la Légion d'honneur. Que les plus chers parmi ses compagnons d'armes assistassent à ses obsèques; qu'on ne prononçât aucun discours; qu'on dît seulement une messe basse: voilà tout ce que demandait cet homme de bien. Les prières de ceux qu'il aimait lui suffisaient, pour saluer sa dépouille mortelle.

Suivaient quelques lignes spécialement adressées à Faustine. Le général ne donnait aucun ordre à sa fille. Pourtant, il la priait d'épouser M. de Guessaint, le fils de sa sœur. Elle avait dix-sept ans. Le métier des armes ne permettait pas à son frère de rester longtemps auprès d'elle. Il lui fallait un mari. Et ce mari, son père voulait le connaître à l'avance. Faustine laissa tomber le papier sur la table du bureau; elle cacha une minute sa tête entre ses mains. Puis, à voix haute, comme si elle parlait à un être invisible, mais toujours présent, qui pouvait l'entendre et l'approuver:

– Père, dit-elle, dans trois mois, je m'appellerai madame de Guessaint.

Elle reprit le testament. Il était assez long. Le général n'oubliait personne; aucun de ceux qu'il chérissait. Par exemple, il léguait douze cents francs de rente à un vieux sous-officier, légionnaire et médaillé, qui habitait près de Pornic, sur une des terres de M. de Bressier. Ce sous-officier avait été blessé naguère à côté de lui, en lui sauvant la vie. Il pensait même à ses serviteurs, assurant l'existence des plus pauvres. Chacun de ses amis recevait un souvenir. Et dans le choix même de ces souvenirs, on retrouvait la bonté vigilante du vieux soldat. Quant à sa fortune, elle formait naturellement deux portions égales distribuées entre son fils et sa fille. Le testament se terminait par deux lignes adressées à Étienne. Deux lignes pleines de noblesse et de fierté, où le père disait au fils: «Fais ce que j'ai fait. Conduis-toi comme je me suis conduit. Aime la France comme je l'ai aimée!»

VII

– Je vous demande pardon de vous déranger, Mademoiselle. Il y a au salon des amis de mon général. Ils arrivent de Versailles, conduits par M. de Guessaint.

Marius venait avertir sa maîtresse, qui s'oubliait à rêver dans le cabinet de travail de son père.

– Merci, mon ami. Je vais un instant dans ma chambre, et je descends.

Si Faustine n'eût pas appartenu tout entière à ses souvenirs, elle aurait été frappée par l'allure étrange de Marius. Ses dents claquaient. Une pâleur verte rendait presque méconnaissable son visage énergique. Par instants, il s'appuyait contre un meuble, comme s'il allait tomber. C'est que maintenant il connaissait toute l'étendue du désastre qui frappait la famille de Bressier: ce désastre que Faustine ignorait encore. La veille, Marius trouvait déjà bien étrange l'absence prolongée d'Étienne. En y réfléchissant, elle lui apparaissait grosse de menaces. Il connaissait le capitaine; gai, bon enfant: mais, avant tout, ponctuel dans le service et docile à ses chefs. Comment admettre qu'un pareil officier, ayant quelques heures de congé, s'en accordât le double? Pour aller voir son père au pont de Courbevoie? Invraisemblable. Le général dirait tout de suite à son fils: «Tu as une permission?» Non, Étienne courait un danger.

Pendant toute la nuit, le soldat tournait et retournait la même idée dans son cerveau, hanté par des terreurs folles. Au matin, il courait à Versailles sans rien dire à personne. Coûte que coûte, il voulait savoir la vérité. Il allait la connaître dans toute son horreur. Couché de bonne heure, la veille, avant l'arrivée de M. de Guessaint, le matin, il partait avant que personne fût levé. D'ailleurs, il ne demeurait pas dans le château même. Il occupait ce petit pavillon de garde où Nelly et Faustine l'avaient trouvé, lorsque Françoise gisait dans le fossé, évanouie. En quittant le château, il ignorait donc la mort de son général. Il l'apprit en arrivant à l'état-major de la place. Le concierge, ancien sergent, vint droit à Marius.

– Ah! comme je vous plains, mon camarade!

– Quoi? qu'est-ce qu'il y a?

– Vous ne savez donc pas? Votre maître?..

– Le capitaine?

– Hélas! tous les deux, mon pauvre vieux!

Marius s'abattit comme un bœuf qu'on assomme. Six heures du matin sonnaient à peine. Déjà, la cour s'emplissait d'officiers, d'estafettes, de soldats qui allaient et venaient; tout le mouvement d'une ville de guerre, quand l'ennemi est aux portes et qu'on se bat tous les jours, et que toutes les nuits le danger recommence. On savait déjà l'affreux malheur. Le général de Bressier tué à l'ennemi; le capitaine de Bressier fusillé dans un bois. Le sergent transporta Marius dans sa loge, et lui prodigua ses soins pour le rappeler à lui. Au bout d'un quart d'heure, Marius ouvrait les yeux et on lui racontait l'aventure tragique. La mort du père, d'abord, glorieusement frappé d'une balle en pleine poitrine, quand il menait au feu ses soldats hésitants et troublés. La mort du fils ensuite, cette fin hideuse, dans un guet-apens.

Une sentinelle, aux avant-postes, voyait tout à coup, au moment où le soleil se levait, une ombre marcher vers elle. Le factionnaire criait: «Qui vive!», puis il lâchait son coup de fusil. L'inconnu prenait la fuite, poursuivi par une dizaine d'hommes. On le saisissait bientôt. L'inconnu disait s'appeler Joseph Larcher. Il faisait partie des troupes de la Commune. Interrogé, il racontait une histoire assez étrange. D'après lui, une soixantaine de gardes nationaux se cachaient dans les bois, à quelque distance de là. Ils tenaient prisonnier un capitaine de hussards. Lui, Joseph Larcher, venait de la part de ses camarades offrir un marché. Les communards respecteraient l'officier; en échange, on leur promettrait la vie sauve. Le malheureux entremêlait son récit d'interjections comiques, de phrases entrecoupées, qui trahissaient une terreur bestiale. Non, il n'était pas un méchant homme, mais un ouvrier ébéniste! Il aurait bien voulu rester tranquille. Impossible. Avec ces bavards de l'Hôtel de ville, il fallait marcher droit. On pouvait le croire sur parole. Ses compagnons et lui ne demandaient qu'à ne pas être fusillés. On pouvait bien ne pas les tuer, puisqu'ils rendaient leur captif vivant.

Le capitaine qui commandait la grand'garde écoutait attentivement le récit embrouillé et confus du garde national. Évidemment, cet homme ne mentait pas. En tout cas, on pousserait une reconnaissance vers le bois indiqué par Joseph Larcher. Demander à l'officier sa parole d'honneur que ses compagnons auraient la vie sauve? L'ouvrier ébéniste n'y pensait guère. Il ne songeait qu'à protéger la sienne. C'est ainsi qu'une compagnie de ligne s'était mise en marche pour délivrer Étienne. Que se passait-il ensuite? On ne savait pas. On supposait que quelques soldats, oubliant la consigne, avaient tiré les premiers sur les gardes nationaux. Ceux-ci, pris de peur, se croyant trahis, avaient tué leur prisonnier, après l'avoir accablé de coups et criblé d'outrages! Quand le capitaine du détachement de ligne fut maître du bois, il trouva le corps d'Étienne de Bressier percé de balles, déjà tuméfié. Le visage noir, meurtri par des coups de crosse, gardait une expression de colère farouche. Exaspérés, les soldats massacrèrent tout ce qui leur tomba sous la main. C'est à peine si quelques gardes nationaux s'échappèrent, fuyant à droite et à gauche comme une volée de perdreaux.

 

Dès les premiers mots de ce récit lugubre, Marius s'était mis à pleurer. Peu à peu, ses larmes s'arrêtèrent. Il serrait les poings avec rage, ou levait les bras, dans une indicible colère, comme pour menacer un ennemi lointain. Ce paysan, arraché par la conscription à sa terre bourguignonne; ce fils des anciens serfs, dont le cerveau étroit ne concevait aucune des idées de son temps; ce simple soldat, devenu sous-officier après tant d'années de bonne conduite, après tant d'actes de bravoure; cet enfant du peuple, enfin, subissait en ce moment une impression bien étrange pour un être tel que lui. Il voyait à jamais éteint ce nom de Bressier qui, à ses yeux, s'auréolait d'une gloire lumineuse.

Cependant, on connaissait à l'état-major les intentions de Mlle de Bressier. On savait que le service du général aurait lieu au château de Chavry. Ceux de ses compagnons d'armes qui se trouvaient à Versailles, quelques-uns de ses amis, comptaient y assister. Restait une question grave pour laquelle le commandant de la place, M. de Rentz, dut prendre l'avis de M. de Guessaint. Fallait-il célébrer les deux services en même temps? Ou convenait-il de cacher à Faustine pendant quelques jours encore la mort de son frère aîné? M. de Guessaint n'hésita pas. Il se rappelait le désespoir de la jeune fille, désespoir d'autant plus violent qu'il restait plus concentré. Lui apprendre qu'Étienne venait de succomber, lui aussi, ce serait la briser: peut-être la tuer.

– Que faire, alors? demanda M. de Rentz. Mlle de Bressier s'étonnera de l'absence de son frère, en un pareil moment.

– Nous mentirons, mon général. Et vous m'y aiderez.

– Volontiers. Comment?

– Vous comptez venir au château pour la messe?

– Certainement. J'ai déjà donné les ordres. Je sais que mon pauvre camarade n'aimait pas les enterrements officiels. Mais je veux au moins que des soldats saluent le cercueil de ce soldat. Un bataillon de ligne et un escadron d'artillerie sont en route pour Chavry. Le corps sera transporté sur un affût de canon.

– Ne pouvez-vous pas dire à ma cousine que vous avez donné hier une mission au capitaine de Bressier? Je lui expliquerai qu'on n'a pas eu le temps de le rappeler par télégraphe.

– Parfaitement.

– De cette façon, elle restera dans l'ignorance, au moins pendant une semaine. Je l'habituerai peu à peu à ce malheur. Et quand il me sera permis de le lui révéler, c'est qu'elle sera assez forte pour souffrir encore.

– Ne trouvera-t-elle pas cette fable bien invraisemblable?

– Non, mon général. Les êtres très malheureux sont toujours très crédules.

Dans l'armée, on aimait beaucoup la famille de Bressier. Chacun connut bientôt ce que décidaient le général de Rentz et M. de Guessaint. Faustine ignorait et devait ignorer la mort de son frère. Quand Marius dit à la jeune fille que plusieurs personnes arrivaient, les jardins et le parc s'emplissaient déjà. Non seulement, les troupes commandées occupaient la place qu'on leur assignait; mais encore des officiers, des sous-officiers et des soldats ayant tous servi sous les ordres du général. Les uniformes variés, aux couleurs violentes, se découpaient nettement sur la verdure criarde des arbres et des pelouses. Les lignards, placés sur trois rangs, occupaient les deux côtés de la grande allée qui partait de la grille. Les officiers des autres armes, des généraux, des colonels se massaient à la droite et à la gauche du château. M. de Guessaint, ayant Nelly à son côté, recevait sur le perron. Tout à coup, Faustine de Bressier parut, toute blanche sous le long voile noir qui encadrait sa pâleur. On lisait tant de douleur sur ce fier visage, tant de souffrance dans ces yeux éclatants qui ne pouvaient plus pleurer, qu'un murmure d'émotion courut dans la foule. Tout le monde se découvrit. On saluait la fille et la sœur de deux soldats tombés pour la patrie.

Brusquement, on entendit sur la route un ordre donné d'une voix brève. Ce fut un piétinement de chevaux, le bruit sourd de caissons qui roulent et un canon entra par la grille, lentement, portant sur son affût un cercueil voilé par le drapeau tricolore. Derrière, des artilleurs à cheval traînant d'autres canons qui tournaient vers la campagne leurs gueules de bronze, ce jour-là muettes. Le général qui commandait leva son épée. Alors, les clairons sonnèrent, les tambours battirent aux champs. Et celui qui était mort en soldat eut des funérailles de soldat.

La messe fut très courte. Les assistants ne voulaient point devenir importuns. Tout le monde sentait que Faustine désirait demeurer seule. Les généraux, les officiers vinrent saluer, les uns après les autres, la fille de leur compagnon d'armes. Une douleur sourde pesait sur ces fronts. Le mensonge pieux qu'on faisait à la jeune fille assombrissait toutes les consciences. M. de Rentz rougissait malgré lui en racontant que, la veille, il avait envoyé le capitaine de Bressier à Niort pour une remonte de chevaux. On souffrait, pour la malheureuse orpheline, de ce malheur nouveau qui la frappait. Tout le monde gardait bien le secret: mais tout le monde se sentait cruellement impressionné.

Vers deux heures, le château redevenait solitaire. Faustine pria M. de Guessaint de l'accompagner dans l'atelier. Et, comme Nelly s'éloignait, son amie lui dit:

– Je désire que tu restes. En l'absence de mon frère, c'est toi qui représentes toute ma famille. N'es-tu pas ma sœur?

Et lorsqu'ils furent réunis tous les trois, Mlle de Bressier lut à son cousin le testament du général.

– J'ai désiré que vous prissiez connaissance des dernières volontés de mon père. J'ajoute que je suis décidée à les respecter. Je mentirais en vous disant que je vous aime, Henry. Mais je suis toute prête à vous aimer: je m'ignore moi-même. Mon père vous estimait. C'est assez pour que j'aie un sentiment pareil au sien. Il désirait que vous fussiez mon mari; sa volonté soit faite.

– Ma cousine… balbutia Henry.

Faustine lui tendit la main.

– Je vous promets d'être pour vous une femme fidèle. Au revoir, mon cousin. Je vous prie de me laisser seule aujourd'hui. A l'avenir, chaque fois qu'il vous plaira de venir chez moi, vous serez toujours chez vous.

M. de Guessaint aurait voulu exprimer sa reconnaissance d'une manière éloquente. En réalité, il ne trouvait pas un mot. L'excès de son bonheur l'étranglait; et, ne sachant que dire à Faustine avant de partir, il sortit.

– Alors, mon amie, tu es bien résolue? demanda Nelly.

– Mon père le voulait, murmura Mlle de Bressier.

Nelly poussa un soupir significatif.

– Voilà qui est décidé. Tu t'appelleras madame de Guessaint. Ah! ce n'est pas ce que je rêvais pour toi!

– Moi aussi, j'espérais une autre existence, dit lentement Faustine.

Elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux.

– Ne jamais quitter mon père, ne point me marier, vivre auprès de cet héroïque et fier soldat… Étienne est destiné à s'en aller toujours au loin. Il n'aurait pu être comme moi, pour le général, un compagnon toujours présent. Tu ne nous aurais pas abandonnés, Nelly. Ta gaieté si franche et si jeune eût été le sourire de notre maison. Et mon père eût vieilli avec nous deux: moi, sa fille; toi, presque sa fille…

Nelly se jeta dans les bras de son amie:

– Tu pleures encore, ma pauvre chérie.

– Hélas! je ne pleurerai jamais assez celui que j'ai perdu!

– Veux-tu me faire une promesse?

– Laquelle?

– C'est qu'il en sera désormais comme si ton père vivait toujours. Tu vas avoir un mari. Pour lui, je ne serai qu'une étrangère. Il voudra nous séparer. Les hommes ont des idées si bizarres! Jure-moi que tu refuseras? Voilà bien des années que nous sommes comme deux sœurs. Je désirerais que l'avenir fût pareil au passé.

Faustine prit les mains de Nelly et la regarda tendrement.

– C'était la volonté de mon père, dit-elle. Je respecterai celle-là, comme j'ai respecté toutes les autres. Que je sois riche ou pauvre, je ne t'abandonnerai pas. Ma maison sera toujours la tienne. Sœurs nous avons été, sœurs nous resterons.

– Tu me rends bien heureuse, ma chérie!

– Qui sait? Ce sera toi peut-être qui voudras me quitter! Tu as seize ans; tu es jolie, tu es riche. Tu aimeras et tu seras aimée. Alors, fatalement, le destin brisera le lien qui nous unit.

Le visage de Nelly devint grave.

– Tu te trompes, Faustine. Je ne me marierai jamais. J'ai l'air de ne pas beaucoup réfléchir. Au fond, je suis très sérieuse. Je suis orpheline. Ma famille se compose d'une seule personne: toi. Pourquoi voudrais-je m'en créer une autre? Je sais bien qu'à dix-sept ans, il est un peu étrange de dire ce qu'on fera ou ce qu'on ne fera pas. Mais toutes les deux, vois-tu, nous sommes au-dessus de notre âge. La douleur nous a mûries. Nous avons subi des épreuves que les autres jeunes filles ignorent toujours. Toi, tu n'oublieras pas cette journée-ci. Elle t'enlève l'un des deux êtres que tu as le plus aimés. Moi non plus, je ne l'oublierai pas: tu viens de me promettre que je serai toujours ta sœur, et qu'on ne nous séparera jamais.

De nouveau, elles s'embrassèrent longuement. A cette heure terrible de sa vie, Faustine défaillante se ranimait en sentant près d'elle l'ardente et sincère affection de Nelly. Quand on a perdu un être aimé, il semble qu'un grand vide s'est creusé dans le cœur, et que rien ne le comblera jamais. Mais la nature, éternellement jeune, a quelquefois pitié des souffrances qu'elle impose. A côté d'une tendresse disparue, elle fait renaître une tendresse nouvelle.

– Puisque nous sommes sœurs, reprit Nelly, permets-moi d'être l'aînée de temps en temps. Tu as besoin d'air et de soleil. Prends mon bras, et viens avec moi dans le parc.

– Je t'en prie…

– Ne prie pas. C'est inutile. Je suis décidée à ne rien entendre. Si tu restes dans l'atelier, ou si tu remontes dans ta chambre, tu vas t'absorber dans tes rêveries; et tu souffriras, tu pleureras.

– Tu veux…

– Je veux que tu prennes de l'exercice; je veux que tu sortes avec moi. Vois Odin: il rôde autour de l'atelier avec des airs pitoyables. Il croit que nous l'oublions.

L'après-midi était extrêmement doux. Le soleil se cachait derrière les nuages. Une teinte un peu grise s'épandait sur les arbres et les allées. Un temps délicieux pour une course à travers le parc. Qu'importait le temps à Faustine? Elle obéissait à son amie. Mais elle aurait voulu s'étendre et pleurer à son aise. C'est ce que Nelly ne voulait pas, sachant qu'une douleur violente a besoin d'être violemment secouée. Elle espérait distraire Faustine par sa causerie toujours vive, toujours alerte. Les jeunes filles s'enfonçaient dans les taillis sombres, suivant les sentiers sinueux qui s'enchevêtraient les uns à travers les autres, précédées par Odin qui bondissait auprès d'elles. Nelly revenait à son idée fixe.

– Te marier! Sans doute je voulais que tu te mariasses. Mais je rêvais pour toi un prince Charmant. Tu es à mes yeux l'idéal de la jeune fille. Ne rougis pas, c'est complètement inutile! Je me disais que tu épouserais un beau jeune homme, follement amoureux…

– Nelly!

– Ne me gronde pas. Ton pauvre père en a décidé autrement? Tout ce qu'il a fait est bien fait. Car ne t'imagine point que je ne sente pas, moi aussi, l'immensité de cette perte. Je suis seule au monde; et si je possède une amie telle que toi, c'est qu'il m'a ouvert sa maison comme il m'ouvrait ses bras. Aussi, ma tendresse pour toi est faite pour moitié de reconnaissance. Je te parle du prince Charmant? C'est que je te voudrais tous les bonheurs. Que ne donnerais-je pas pour t'épargner une larme?

– Ma chérie…

Elles allaient, se tenant par la taille, et vraiment charmantes, ces deux fines créatures. En les faisant presque pareilles l'une à l'autre, la nature semblait avoir voulu rapprocher deux beautés exquises. Faustine et Nelly marchaient depuis une demi-heure, quand celle-ci dit tout à coup:

– Es-tu sûre que nous ne nous sommes pas égarées? Ce parc est si grand que j'ai toujours peur de me perdre.

 

– Non, répliqua Mlle de Bressier. On ne peut pas se perdre avec Odin. Vois: le saut de loup est à quelques pas. Il suffit de le suivre pour arriver à la grille.

Elles prenaient un nouveau sentier, quand le lévrier russe jeta un aboiement prolongé. Un homme paraissait sur la route. Il sortait du fossé, en se hissant avec les mains. Au lieu de se tenir debout, il regardait à droite et à gauche, épiant d'un air inquiet. A la distance où elles se trouvaient, les jeunes filles le voyaient mal. Cependant, leur premier sentiment fut de la peur. Cet homme semblait être un vagabond peu désireux de rencontrer quelqu'un.

– A moi, Odin! dit Faustine d'une voix brève.

Le lévrier bondit auprès de sa maîtresse.

– Heureusement, le saut de loup nous protège, murmura Nelly. Car voilà un individu qui ne promet rien de bon.

En ce moment, elles arrivaient à la grille ouverte, et l'homme les aperçut. Il se tenait debout au milieu de la route, les bras croisés, avec un air de découragement profond. Tout à coup, il eut un geste brusque, comme s'il prenait une résolution soudaine. Et, franchissant la grille, il vint droit à Faustine.