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Mademoiselle de Bressier

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– Par grâce, racontez-moi tout! Ma mère ne veut rien me dire.

Elle restait stupéfaite. Pourquoi cette fièvre et cette ardeur chez Jacques, pourquoi la regardait-il avec des yeux égarés?

– Vous raconter?.. Je ne sais pas… Que signifie?..

– Je vous prie de raconter à Jacques ce que vous disiez tout à l'heure au colonel Maubert, reprit Françoise d'une voix sourde.

– Je vous en supplie, Faustine, faites ce que ma mère vous demande! s'écria le jeune homme.

Mme de Guessaint les contemplait tour à tour l'un et l'autre, ne devinant pas le drame sombre qui l'enlaçait, surprise de voir Françoise pâle et menaçante, de voir Jacques tremblant et livide.

– Ce que je disais au colonel Maubert? Il me rappelait la mort de mon pauvre frère.

– Oui, c'est bien cela…

– C'est bien cela? Mais comment cet affreux souvenir peut-il vous jeter dans un trouble si profond?

Jacques regardait toujours Françoise. La volonté de sa mère pesait sur lui. Elle lui dictait ces paroles brûlantes, ces questions hachées. Puis ce nom de Maubert éveillait en lui tout le passé atroce. Il ne savait pas ce que Mme de Guessaint venait faire là dedans: c'était quelque mystère épouvantable où allaient s'abîmer, comme en un précipice, son amour et sa félicité.

– Je vous en conjure, reprit-il, écoutez ma prière. Qu'est-ce que vous disiez au colonel? Je veux savoir, je dois savoir!

– Je lui disais… Ah! tenez, vous êtes cruel! Toute cette histoire, que je croyais oubliée depuis dix ans, ressort, vivante et lugubre, des voiles ténébreux du passé. Je la revois, la journée maudite… Un garde national est entré chez moi; des soldats de ligne le poursuivaient, et il me demandait asile. Que de fois, dans mes rêves, m'est apparu son spectre pâle, frémissant et doux! J'ai accueilli ce malheureux. Et cependant mon père avait été tué la veille. Mais je suis une fille de soldat, pour qui les vaincus sont sacrés. Je voulais le sauver, je voulais arracher cette victime promise à la mort après tant d'autres victimes! J'avais fermé la grille du parc et ma maison devenait pour lui un asile inviolable. Puis le capitaine Maubert arrive. Et j'apprends qu'un nouveau deuil me frappe en plein cœur!

– Après… après… balbutia le malheureux.

– Mon pauvre Étienne, si bon, si généreux, si fier! Entraîné dans un bois, par une bande de gardes nationaux; et massacré, martyrisé… C'est atroce!..

– Après… après… dit encore une fois Jacques d'une voix étranglée.

– Après? j'ai perdu la tête, j'ai déliré, je suis devenue folle; j'ai ouvert la grille toute grande. J'ai livré cet homme que j'avais reçu comme mon hôte: il m'a dit: «Je vous pardonne…» Mais je ne me suis jamais pardonné à moi-même. Mon excuse, c'est que ma raison ne m'appartenait plus, c'est que je voyais le malheureux Étienne déchiré par ses bourreaux! Cette excuse-là, les hommes et Dieu peuvent l'accepter, mais ma conscience ne l'accepte pas. Je l'ai livré, vous dis-je! on l'a emmené, on l'a fusillé… Mais pourquoi me demandez-vous tout cela? Pourquoi votre mère est-elle menaçante? Pourquoi vous, Jacques, êtes-vous frissonnant?..

Françoise et son fils courbaient la tête; Faustine les contemplait avec épouvante; une lueur entrait lentement dans son cerveau; elle se rappelait la terrible confidence de son amant; elle poussa un grand cri, un cri furieux et désespéré.

– Dieu!.. Votre père!..

– C'était lui.

Elle resta brisée, anéantie, et tomba sur les genoux. Jacques la regardait avec des yeux d'halluciné; il était égaré, stupide, fou. Son cerveau éclatait; une dernière fois, il essaya de parler; il ne pouvait plus. Alors, il fit un grand geste, un de ces grands gestes d'homme détraqué qui se sent rouler à l'abîme, et, s'enfuit, épouvanté. Faustine sanglotait; son bonheur s'effondrait tout à coup, et il lui semblait qu'on frappait sur son cœur à coups répétés. Seule, Françoise demeurait immobile. Toute la colère et toute la haine amassées dans son âme se réveillaient dans un coup de fureur. Elle oubliait celle qui pleurait à ses genoux sa vie désemparée, elle oubliait son fils qui venait de se sauver, emporté par son désespoir, comme une feuille morte par un vent de tempête; elle ne voyait plus que le fantôme du fusillé qui lui commandait la vengeance, et elle écrasait Faustine de ses regards implacables et lourds.

XI

Faustine avait tué son père! Ces mots terribles sautaient dans sa tête, et le malheureux s'enfuyait, comme poursuivi par un spectre. Les promeneurs, étonnés, examinaient avec stupeur ce jeune homme élégant, qui prenait sa course à travers l'avenue, le visage pâle, les yeux injectés de sang, le corps secoué de frissons. En peu d'instants, il arriva sur les hauteurs du Trocadéro; il se laissa tomber sur un banc, ne sentant pas le froid, épuisé, vaincu. Faustine avait tué son père!.. Son père? Il se rappelait la petite chambre de la rue Jean-Baussire, et la visite du docteur Grandier, et Pierre Rosny qui partait pour la grande bataille, dont il ne devait pas revenir. Pauvre père! combien de fois, avec son ardente passion, Françoise lui avait raconté le courage, la volonté, l'énergie de l'ouvrier! Les souvenirs de sa première enfance lui montraient un homme au visage intelligent et doux, qui lui parlait d'une voix rieuse, en l'emmenant dans ses promenades. Pierre marchait à grandes enjambées, et lui, Jacques, trottait pour mieux le suivre. Ils s'en allaient dans les squares ou sur les boulevards; quelquefois, Françoise les accompagnait. Et elle disait avec un sourire: «Ne vas donc pas si vite, Pierre: tu fatigueras le petit.» Plus tard, ses souvenirs lointains se fondaient en un seul sentiment, où la tendresse se mêlait à la pitié. La vie prenait Jacques et l'emportait dans un élan impétueux; loin d'oublier ce père, sinistrement disparu, il se représentait souvent le tableau de cette mort affreuse. Un coin de route, au bord d'un fossé, sous le soleil de mai riant dans le ciel bleu; un garde national, debout, les bras liés derrière le dos, jetant un dernier regard à ces rayons dorés; et des soldats, armant leurs fusils au commandement sec d'un officier. On mettait le condamné en joue, et douze balles trouaient son corps. Un sergent s'approchait et lâchait le coup de grâce dans l'oreille. On creusait une fosse à la hâte, n'importe où; un peu de terre comblait le trou béant, et les soldats s'en allaient; et tout le monde reprenait sa vie accoutumée; et personne ne venait prier sur la tombe du fusillé, personne, pas même son fils et sa veuve, qui ne savaient point où la poussière de l'ouvrier se mêlait à la poussière confuse de l'humanité.

Faustine avait tué son père!.. Jacques repassait un à un tous les jours vécus depuis sa rencontre avec elle. Il la revoyait entrant dans l'atelier avec le docteur et Nelly; il la revoyait posant devant lui, racontant ses voyages, décrivant les pays inconnus où la pensée s'envole sur les ailes du rêve. Il se rappelait l'amour qui germait dans son cœur, à lui, et son aveu enfiévré, et la réponse loyale de la jeune femme. Puis les heures d'accablement et de doute, lorsque, craignant de succomber, elle s'enfuyait au loin. Enfin, l'heure inoubliable et divine où elle tombait entre ses bras frémissants, là-bas, à La Birochère, dans la grande chambre claire et parfumée. Oh! le mois d'amour exquis et passionné! Quelle femme pouvait être plus tendre et plus loyale, plus intelligente et plus dévouée! Il faudrait donc renoncer à cette créature unique, ne plus voir ce visage hautain et doux, cette démarche harmonieuse et souple! Il faudrait donc ne plus entendre cette voix musicale! Il faudrait donc ne plus serrer dans ses bras ce corps aux beautés sculpturales!

La nuit était venue. L'ombre grise enveloppait l'infortuné; sa fièvre intense ne sentait pas les morsures aiguës du froid; l'exaltation de son cerveau croissait à mesure que toutes ces pensées revenaient une à une dans son esprit. Devant lui, s'étageaient les maisons de Paris, vaguement éclairées, comme des ombres très brunes pointillées de taches d'or. La Seine coulait entre les quais, paisible et mélancolique, avec des tons d'ardoise plus clairs sur le terrain très sombre de ce décor nocturne. Un vent froid commençait de souffler, grinçant dans les arbres maigres, et sur le ciel brouillé, des nuages se poursuivaient éperdument, noirs comme de l'encre, avec des formes bizarres, semblables à des démons échevelés. Jacques regardait devant lui et autour de lui. Ce n'était pas seulement la mort de son père qui le séparait de Faustine: mais la haine de deux races, créées pour se détruire et s'exécrer. Sa pensée d'artiste ressuscitait dans une évocation gigantesque, toutes les idées que sa mère avait coulées dans son cœur. Quelle folie de penser que lui, fils d'ouvriers, issu de toute une longue lignée de pauvres et de déshérités, pourrait s'allier à la fille des riches et des aristocrates, sortie d'une longue lignée d'heureux et de favorisés! Est-ce qu'un abîme ne les séparait pas? Est-ce que l'habitude, le préjugé, la tradition ne creusaient pas un gouffre entre lui et cette femme qu'il adorait? Un hasard les réunissait un instant; mais l'inéluctable fatalité s'abattait sur eux et les divisait pour toujours. Aussi loin que sa pensée pouvait s'étendre, il apercevait une lutte implacable entre leurs deux races fratricides! Cet homme de génie subissait malgré lui le délire fiévreux de sa folie passagère. Le désespoir exaspérait son cerveau, il revoyait toutes les haines, tous les tumultes, toutes les ruines, enfantés par les guerres civiles!

Faustine avait tué son père!.. Ah! que d'êtres qui s'aimaient avaient été, eux aussi, désolés et broyés par ces combats qui exterminent et déshonorent les enfants d'une même patrie! Que de déchirements ils avaient vus, les flots noirs de ce fleuve qui coulait à ses pieds! Et les Jacques, avec leur drapeau rouge et bleu, brûlant les châteaux, les maisons, les forteresses, jetant dans la Seine tant de cadavres que les eaux ne roulaient plus vers la mer; et les Maillotins, conduits par les arbalétriers vêtus de buffle gris, qui dressaient les échafauds sur les places publiques et piquaient des têtes coupées aux angles des maisons et des palais; et la rouge nuit de la Saint-Barthélemy; et les journées hideuses de la Terreur; et ces coups de piques, ces massacres, ces exterminations, qui faisaient couler tant de sang à travers les rues, qu'on pouvait croire la grande famille française épuisée à jamais par ces effroyables saignées! Elle restait debout cependant, cette nation immortelle et féconde! Elle restait debout, parce que l'apaisement succédait à la guerre, et que de la haine naissait l'amour, comme du fumier hideux naît un lis immaculé. Oui, l'amour!.. car les ennemis se rapprochaient et s'unissaient dans un fraternel baiser. Pourquoi Jacques Rosny ne ferait-il donc pas ce que les autres avaient fait? Le général de Bressier tombait frappé par les révoltés de Paris; Pierre Rosny tombait frappé par les soldats de Versailles. Leurs enfants, éclairés jadis par les sanglants incendies, oubliaient tout ce passé abominable; une divine tendresse les liait l'un à l'autre. Et Faustine avait tué son père!..

 

Il ne serait ni le premier ni le seul qui eût adoré une femme, malgré le destin et la fatalité. Non, il ne pouvait pas l'oublier! Non, il ne pouvait pas vivre sans elle! Sa mère? Ah! oui, sa mère allait se jeter entre eux, combattre sa passion, plus forte que sa volonté? Eh bien, soit, il combattrait contre sa mère. Assez longtemps il l'avait écoutée docilement, suivant ses conseils, ne résistant jamais. Aujourd'hui, il s'insurgeait contre cette énergie puissante qui, jusqu'à ce jour, avait dominé son existence. Cette lutte, il ne la craignait pas; il l'affronterait sans hésiter et à l'instant même. Il savait bien que Françoise l'attendait, et qu'entre eux deux le choc serait violent. Il rentra chez lui, encore sous le coup des pensées tumultueuses qu'il venait de remuer. Françoise, très pâle, se dressa en voyant son fils.

– Mon pauvre enfant, comme tu dois être malheureux! Je me représente ta douleur et je souffre avec toi, autant que toi. Tu aimes Faustine et tu es séparé d'elle. Tu lui as donné toute ta vie, et tu ne peux plus la revoir. Que vas-tu faire? Veux-tu partir, voyager? Tu ne peux pourtant pas rester, malade et désespéré, à retourner le fer dans ta blessure. Tu es jeune; la vie s'ouvre pour toi radieuse et pleine de sourires. Tu es célèbre, on t'admire et on t'envie. Tu n'as pas le droit de renoncer, pour un peu d'amour perdu, à tant de gloires promises. Tu aimes Faustine… Mon Dieu, tu oublieras, on oublie toujours, va!

Il écoutait, les yeux baissés. Quand Françoise se tut, il releva le front.

– Non, ma mère; non je n'oublierai pas et je ne veux pas oublier! Je l'adore; toute ma vie, toute mon espérance, tout mon bonheur sont dans cet amour-là! Et je la fuirais, et je ne la reverrais plus!.. C'est impossible. Mieux vaudrait me casser la tête au coin d'un mur!

Elle recula, transfigurée par la colère qui éclatait dans ses yeux.

– Alors tu choisiras: elle ou moi!

Jacques se croisa les bras.

– Tu n'as pas le droit de me jeter un pareil défi! Il y a entre nous des liens que ni ta volonté ni la mienne ne pourraient dénouer. Tu n'es pas seulement la mère de mon corps, tu es aussi la mère de mon âme. Tu m'as soufflé mon courage et ma volonté; sans toi, je n'eusse été qu'un ouvrier. Tu ne peux pas ôter de mon être tout ce que tu y as mis! Ta menace ne m'atteint pas, car je n'y crois pas plus quand je t'écoute, que tu n'y crois toi-même quand tu me parles!

– Oui, Jacques, oui… je ne sais pas ce que je dis! Je suis folle. Tu sais combien je t'adore, mon enfant! Mais ton amour est un sacrilège. Elle a tué ton père; elle l'a livré, elle l'a trahi. Elle a jeté cet homme sans défense à l'acharnement de ses ennemis. Brise ton cœur, s'il le faut; mais fais ton devoir. Tu vois, je ne menace plus, je supplie… Jacques, rappelle-toi ton père, si bon, si tendre…

– J'aime Faustine… je l'adore! dit-il d'une voix sourde.

– Tu n'en as plus le droit! L'abîme s'est creusé entre vous. Rien ne peut faire que le passé n'existe pas. Tu crois que tu peux l'aimer sans remords! Tu ne sais pas ce que c'est que le remords! Une obsession de toutes les heures, de toutes les minutes, qui ne te laisserait ni trêve ni repos!

– Je l'aime! dit-il encore.

– Tu l'aimes? Il y a bien d'autres amours dans la vie! Coupable? non, je veux bien, elle n'est pas coupable. Elle ne savait plus ce qu'elle faisait en ouvrant sa grille toute grande aux soldats qui poursuivaient ton père. C'est la fatalité qui s'est abattue sur vous. Mais le devoir te condamne à la subir!

– Je l'aime, je l'aime…

– Ah! tu n'es pas digne de moi! Que sont devenues toutes les idées que je t'ai enseignées si longtemps? Bel amour que celui de l'ouvrier pour la fille noble! Ce n'est pas seulement la mort de ton père qui vous sépare, c'est l'immortelle exécration de deux races! Elle était en haut, tu étais en bas! Ce n'est pas elle qui est descendue où tu es, c'est toi qui es monté où elle se trouve! Et tout l'amour que tu peux avoir dans le cœur ne pèsera jamais autant que les amas de haines jetés entre vous deux!

Il écoutait ces phrases furieuses d'un air calme et résolu. Il dit d'une voix très douce:

– Oh! ma mère! c'est toi-même que tu condamnes lorsque tu parles ainsi. Toutes tes idées sont sorties de mon cœur et de mon cerveau, car mon sentiment les condamne et ma raison les réprouve. Tu m'as dit que je devais haïr et je ne me sens capable que d'aimer. Faustine a tué mon père; je lui pardonne.

– Tu lui pardonnes parce que tu l'aimes!

– Et c'est parce que je l'aime que je cours vers elle.

– Ah! je te mau…

Elle n'acheva pas sa malédiction. Jacques ne l'entendait plus. Il voulait revoir Faustine. Sa passion exaspérée par tant d'assauts contraires, le poussait auprès d'elle. La revoir! Toute sa volonté tendait vers ce but unique. Sa mère elle-même le reconnaissait, Faustine n'était pas coupable. La fatalité seule avait conduit Pierre Rosny chez Mlle de Bressier. Est-ce qu'elle ne s'était pas efforcée d'abord de le sauver? En le livrant, elle n'obéissait pas à sa volonté raisonnante. Elle subissait le contre-coup des terribles douleurs qui la surexcitaient. Le général tué, Étienne massacré… Que d'excuses pour la malheureuse! Et puis, il ne pouvait pas vivre sans elle. Il fallait voir les choses en face, logiquement et froidement. Il avait déliré, là-bas, sur ce banc du Trocadéro, et l'égarement de son esprit l'empêchait de saisir nettement la réalité des choses. Faustine n'était pas coupable. Est-ce que les enfants doivent être malheureux parce que leurs pères ont commis telle ou telle action? Pierre Rosny? Seize ans s'étaient écoulés depuis que le malheureux tombait victime d'une erreur sanglante. Seize ans! la moitié de la vie d'une créature humaine. Bien des événements se succédaient depuis ce temps-là. Les fils des victimes, dans l'un et l'autre parti, grandissaient, oublieux du sang répandu. Faustine n'était pas coupable… Coupable de quoi, d'ailleurs? Il l'aimait, il ne pouvait pas vivre sans l'aimer; il ne savait pas, il ne voulait pas savoir autre chose. Françoise jugeait tout avec sa passion violente, avec ses convictions premières, fortifiées par la souffrance. Lui, Jacques, avait vingt-six ans. Il vivait dans un temps nouveau, où les dissentiments d'autrefois s'effaçaient dans un scepticisme indifférent. Pourquoi ne profiterait-il pas des tendances de son époque? Ses contemporains ne fatiguaient pas leur esprit à discuter leurs sentiments. Quand on aime, on aime. Rien ne peut empêcher une passion de vivre et d'exister dans un cœur; ce cœur, il faudrait l'arracher, pour en arracher en même temps la femme qui le remplit. Tous les raisonnements, tous les sophismes, toutes les dissertations n'empêcheraient pas son amour d'être, de remuer en lui, de le posséder tout entier, âme, cœur et cerveau. Et puis à quoi bon discuter si longtemps? Faustine n'était pas coupable.

Le malheureux décomposait un à un tous les arguments vainqueurs qu'il s'opposait deux heures auparavant. Il croyait s'étudier, et il ne sentait pas que, depuis la terrible découverte, il ne se possédait plus, puisque ses raisonnements psychologiques se heurtaient et se détruisaient les uns les autres. Auparavant, il était en proie à un délire exalté, maintenant il subissait un délire calme. Et il allait, conduit par sa passion ardente, quand il se croyait guidé par sa volonté réfléchie.

XII

Après la terrible découverte, Faustine subissait une crise de désespoir aigu. Mais moins nerveuse que Jacques, plus habituée à souffrir, elle réagissait bien vite et regardait la situation face à face. Que ferait-il? Que déciderait-il? Elle le connaissait bien; il l'aimait, et la lutte entre son amour et son devoir serait violente. Lequel des deux sentiments l'emporterait dans cette âme d'artiste, impressionnable et mobile, capable de prendre une résolution extrême, mais incapable de maîtriser sa passion? Jacques voudrait la quitter, la fuir; mais le sentiment d'adoration qu'ils éprouvaient l'un pour l'autre les rapprocherait inévitablement. De même que la fatalité de la haine les séparait, la fatalité de l'amour les rejetterait dans les bras l'un de l'autre.

Le perdre! Cette pensée la torturait et la révoltait. Elle adorait ce jeune homme d'une nature si loyale et si droite, et elle sentait bien qu'en quelques semaines, il avait pris possession de sa vie tout entière. Et puis son honnêteté de femme se rebellait à l'idée de tomber au rang des créatures qu'on abandonne. Elle ne résisterait pas à ses illusions brisées. Elle ne voyait que deux dénoûments à ce drame violent où le destin la jetait tout à coup: ou elle vivrait, aimée par Jacques; ou, abandonnée par Jacques, elle mourrait. Elle avait tué Pierre Rosny? Est-ce qu'on ne lui avait pas tué son père et son frère, à elle? Est-ce que ces deux êtres n'étaient pas quittes l'un envers l'autre? Est-ce que jadis ils n'avaient point souffert des mêmes haines entre-choquées furieusement? Et après dix ans écoulés, eux, les innocents, porteraient le poids des déchirements passés! Non, ce serait injuste! Et la raison de Faustine, d'accord avec sa passion, repoussait loin d'elle cette iniquité!

Mais pourquoi se tourmentait-elle ainsi? Jacques s'était enfui, éperdu, à la découverte du terrible secret; quand la réflexion l'aurait apaisé, il reviendrait vers elle. Elle se berçait de cette illusion que dans le cœur du jeune homme l'amour serait plus fort que tout. Si cependant, entraîné par Françoise, par ses idées premières, par son éducation, il s'efforçait de la fuir toujours? Eh bien, alors, elle mourrait. Il ne lui restait plus rien dans la vie; plus rien que l'affection de Nelly, trop peu de chose pour remplir un cœur comme le sien. Si Jacques l'abandonnait, elle aurait tour à tour perdu tous ceux qu'elle aimait et qui l'aimaient. Son horizon se fermait subitement, et ses idées mystiques lui revenaient peu à peu. Comme c'est doux de mourir, quand l'existence ne laisse plus concevoir aucune espérance, de quitter ce monde où les meilleurs sont les plus durement châtiés, ce monde qui ne donne pas une consolation dans les désespoirs humains! Elle ne considérait pas le suicide comme un crime. Se tuer? pourquoi pas? Ses yeux regardaient l'héroïne du Titien, qui, rêveuse, les sourcils froncés, jouait avec la bague d'émeraude. Elle lui ressemblait, à cette pauvre Vittoria Orsini qui, dans un chagrin d'amour, se frappait d'un coup de poignard. Comme Nelly la plaisantait naguère, quand elle disait que son existence serait pareille à celle de la «Dame à la Bague»! Faustine prit un couteau espagnol qui, enfoncé dans sa gaine ciselée, reposait à côté d'elle sur la table. Pendant quelques minutes, elle resta rêveuse, lisant la devise gravée sur la lame en lettres rouges, capricieusement dessinées: «Si esto bibona te rica, per un guen olo botica… – Si cette vipère te pique, ne cherche pas un onguent pour te guérir.» Il faut bien peu de chose pour s'endormir du grand sommeil! Elle enfoncerait dans sa poitrine cette lame aiguë, et tout serait fini. Elle repoussa violemment le couteau, et cacha ses yeux avec ses mains. Elle était folle. Il l'aimait. Il allait revenir. Elle le reverrait. Est-ce qu'ils pouvaient vivre l'un sans l'autre? Pourquoi penser à la mort, quand tant de bonheur l'attendait dans la vie? Et cependant, malgré elle, malgré les illusions dont elle cherchait à se bercer, Faustine regardait toujours le tableau du Titien. Il lui semblait que les yeux de Vittoria Orsini se détournaient vers elle, pour lui sourire et lui parler: «Viens, disaient-ils, la mort est douce, quand la vie fait souffrir; viens me retrouver à travers les espaces sans fin, où l'on oublie les douleurs terrestres dans l'éternité du rêve…» La jeune femme eut un geste brusque. Elle se leva et dit à voix basse, comme irritée contre elle-même:

 

– C'est insensé! Il faut que ma raison soit plus forte que ma folie!..

Elle fit quelques pas dans l'atelier. Soudain, elle s'arrêta en jetant un cri: la porte s'ouvrait, et Jacques lui apparaissait tout pâle, entre les tentures sombres, venant à elle à l'heure où elle se désolait, comme elle allait à lui, jadis, quand il s'abandonnait au désespoir.

– Jacques!

– Oui, c'est moi! Je t'adore. J'ai essayé de renoncer à toi, de te perdre, de ne plus te voir, je ne peux pas, je ne peux pas!

Il l'entraînait vers la chaise longue, et il s'agenouillait devant elle, appuyant sa tête sur les genoux de la jeune femme. Elle le regardait, transfigurée.

– Oh! mon Jacques! Et je croyais que nous étions séparés pour toujours!

– Pour toujours, est-ce que cela est possible, mon Dieu! Mais nous sommes créés l'un pour l'autre; mais nous nous sommes donnés librement dans un échange consenti de nos amours. Sans le destin qui ne l'a pas voulu, j'aurais été ton mari. La liaison qui nous unit n'est pas un caprice léger auquel s'abandonnent deux êtres incertains de leur tendresse. Tu es à moi et je t'appartiens. Même quand nous nous quittons, nous sommes toujours ensemble, car tu me gardes et je t'emporte!

Un divin bonheur se lisait sur les traits charmés de Faustine. Et quelques instants auparavant, elle doutait encore de cet être jeune, ardent et sincère! Radieuse, elle laissait tomber sa tête sur l'épaule de Jacques.

– Si tu veux, nous nous en irons bien loin, si loin que nul ne pourra troubler le rêve sans fin où nous nous envolerons tous les deux. Qu'avons-nous besoin de ce monde où tout n'est que mensonge? Je me suis donnée à toi librement: il m'est impossible de me reprendre… Je t'aime…

– Je t'aime…

Il la saisit dans ses bras. Soudain, s'éloignant d'elle avec un mouvement nerveux, il dit très bas:

– Est-ce que tu te rappelles mon père? Te souviens-tu de ce jour où il est entré chez toi?

– Jacques!

– Je lui ressemble, n'est-ce pas?

Elle l'attira violemment vers elle.

– Ne pense qu'à notre amour, au bonheur qui nous attend. Quand je me suis arrêtée à Palerme, jadis, avant de te connaître, je me disais qu'on serait bien là, au bord de la mer perpétuellement bleue. Nous irons, veux-tu?

– Oui, partons, reprit-il d'une voix fiévreuse. Tu as raison. Il n'y a que notre amour au monde. Tout le reste ne vaut pas la peine de vivre! Nous sommes jeunes, l'avenir est à nous… Tu es si belle!

Il tenait la tête de Faustine entre ses deux mains et la couvrait de baisers fous. La jeune femme le regardait, vaguement inquiète. Elle sentait remuer dans les yeux de Jacques une pensée maladive qui le possédait.

– Ah! je t'adore! s'écria-t-il violemment, comme pour obliger son amour à vaincre sa volonté.

Leurs lèvres allaient s'unir. Brusquement, il s'éloigna d'elle, et lentement:

– Sais-tu s'il a beaucoup souffert? Est-ce qu'on l'a fusillé tout de suite?

– Ah! malheureux! repousse ce souvenir maudit! Par pitié pour nous deux, livre-toi tout entier à l'amour qui nous possède! Le passé est le passé! Pourquoi veux-tu le revivre, puisque tu ne peux pas le détruire! Je suis entre tes bras. Le présent nous appartient. Et cette heure divine, personne ne viendra nous l'arracher!

– Tu as raison, je suis fou. Ah! ma Faustine, sauve-moi de moi-même… L'infini est dans tes yeux. Nous serons heureux là-bas, où tu veux me conduire. Je t'adore… Oui, serre-moi bien sur ta poitrine. Je sens qu'on va m'arracher de tes bras. Mais tu ne veux point, n'est-il pas vrai? Je t'adore…

Il l'étreignait avec passion. Puis, comme lassé par un effort impuissant, ses bras retombèrent inertes. Un pli se creusait sur son front.

– Ah! c'est affreux, Faustine! Je ne peux pas, je ne peux pas! Il y a quelqu'un entre nous deux! Et quand je te serre sur mon cœur, il me semble que je suis loin de toi!

Elle voulait le ressaisir, le dominer à nouveau; il était debout maintenant, et des sanglots le secouaient.

– C'est épouvantable! dit-il désespérément. Je sais que je t'aime et je crois que je ne t'aime plus! Je te désire avec toutes les forces de mon être, et je m'imagine que tu me fais horreur! Tu possèdes mon cœur, et mon instinct te repousse! Protège-moi, sauve-moi! Il faut que je t'aime! Je me prosterne à tes genoux. Délivre-moi de cette obsession qui m'épouvante. Éloigne ce spectre qui se dresse devant mes yeux, quand je veux te saisir et t'enlacer… Tu vois, j'ouvre les bras, pour bien te sentir sur mon cœur, pour bien me prouver que tu m'appartiens et que nous ne serons séparés jamais, jamais…

Il disait cela et il s'éloignait d'elle; il ouvrait les bras pour la prendre, et il marchait à reculons pour la fuir. Faustine ne luttait plus. Elle se tenait debout, la tête inclinée, le suivant de ses yeux fixes, emplis de douleur et d'effroi. Elle était sans force contre cet implacable souvenir qui obsédait le cerveau du malheureux. Elle ne pouvait plus rien, rien. Le délire de Jacques revenait, ce délire aigu qui l'avait secoué quelques heures auparavant.

– Non, non. C'est impossible. Je t'aime et je te déteste, je te désire et je te fuis! Je ne peux pas vivre sans toi et je ne peux pas vivre avec toi! Qu'est-ce que nous allons devenir, mon Dieu? Si tu savais comme je souffre! Tu ne me dis rien aussi, tu ne me défends pas contre moi-même… Tu ne vois donc pas qu'il y a un abîme qu'on a creusé entre nous, et que je n'ai plus la force de le franchir pour courir à toi!

– Adieu, dit-elle d'une voix sourde.

– Faustine!

– Va-t'en! Si j'ai perdu ton père, tu as immolé mon bonheur. Nous sommes quittes! J'oubliais les miens tombés dans la tourmente, pour t'aimer, toi, le fils de ceux qui les ont massacrés! Chez moi, l'amour avait tué le souvenir; et chez toi, c'est le souvenir qui a tué l'amour. Va-t'en!

– Faustine!..

Il voulut s'élancer vers elle, mais elle le chassa d'un geste tragique et souverain. Il s'en allait, toujours à reculons, la regardant, ébloui par les yeux de la jeune femme, ces yeux pers où brillaient la colère et le désespoir.

Elle était seule maintenant, très calme en apparence. Elle s'étendit sur la chaise longue, les bras croisés; et désespérément elle se rejeta dans la pensée de la mort. Fini, fini, c'était fini! Il ne l'aimerait plus. Fini! Elle n'avait plus rien dans la vie! Qu'est-ce qui l'attachait encore à l'existence? Froidement, subissant l'impulsion de sa volonté réfléchie, elle prit le couteau sur la table, et se frappa en pleine poitrine.