Za darmo

Mademoiselle de Bressier

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V

Faustine se sentait violemment aimée. Une femme ne se trompe jamais aux sentiments qu'elle inspire. Elle perçoit nettement les troubles qu'elle fait naître, les émotions qu'elle éveille. Coquette, Mme de Guessaint aurait joué le jeu des coquettes. Sincère et loyale, elle s'interrogeait avec angoisse, se demandant si elle n'était pas bien près d'aimer, elle aussi; si elle n'aimait pas déjà. Jacques la séduisait par sa nature primesautière et jeune, par son ardeur, par sa gaieté: surtout par cette flamme de génie qui l'illuminait. Devant Faustine se posait la redoutable question qui a épouvanté tant d'honnêtes femmes! «Je suis aimée. Que ferai-je, si j'aime?» On espère toujours ruser avec son cœur. Pour une créature telle que Faustine, pure comme la neige inviolée, d'une loyauté inflexible, l'adultère est un mot vide de sens. La pensée du mensonge n'entrait pas dans cette âme. Bien plus, l'hypothèse d'une chute ne se présentait même pas à son esprit. Avec la naïveté poétique de son esprit d'artiste, elle croyait que Jacques l'aimait d'un amour passionné, mais platonique. Très fine, elle sentait bien qu'elle en imposait au jeune homme. Oserait-il même risquer un aveu? Ce qu'elle ne pouvait pas se cacher à elle-même, c'est la jouissance profonde que lui causaient ces rendez-vous quotidiens. Elle partait de l'atelier avec du bonheur plein son âme. Elle devenait gaie, elle riait, et, presque expansive, elle étonnait Nelly qui ne la reconnaissait plus. Le soir, qu'elle restât chez elle ou qu'elle allât dans le monde, elle revivait par le souvenir toute la délicieuse journée.

Ce dimanche-là, elle avait déjeuné seule. Depuis quelques jours, elle voyait peu M. de Guessaint, absorbé par les préparatifs de son voyage dans le Sud-Oranais. Assise au coin du feu, dans son boudoir, elle rêvait à la semaine qui venait de s'écouler. Comment avait-il pu suffire de quelques jours pour la changer si profondément? Elle aimerait, elle? Impossible. Par instants, elle se débattait contre la séduction irrésistible qu'elle subissait. Non pas qu'elle eût honte en se disant qu'elle pouvait faillir. Mais elle se révoltait contre cette prise de possession d'elle-même. Comment, elle, si libre, si fière, cédait-elle ainsi à une inclination coupable? Ce qui l'étonnait le plus, c'est qu'elle ne luttait pas, qu'elle ne désirait même pas lutter. Elle en revenait toujours à la même conclusion. Elle aimait Jacques, ou elle l'aimerait. Mais son amour ne connaîtrait ni les lâches abandons ni les honteuses défaites. Faustine disait quelquefois que l'honneur était la propreté de l'âme. Il lui paraissait impossible que son âme ne fût pas nette comme son corps. Les souillures humaines ne l'atteindraient jamais. Elle ne se rendait pas compte que des idées pareilles sont d'autant plus périlleuses qu'elles empêchent d'avoir peur du danger. Le danger? elle ne le redoutait pas. Elle se laissait glisser à son amour avec une témérité hautaine. Telle, la Fée des Glaciers, dans la légende suédoise: Odin l'a faite reine des hautes montagnes, et son empire durera aussi longtemps que sa virginité; insouciante et légère, elle court sur les hautes cimes, riant des abîmes entr'ouverts. Un jour elle aime et elle est aimée; elle se croit aussi vaillante que jadis; mais sa force la trahit, le vertige la prend, et elle roule dans les précipices sans fond.

La femme de chambre qui entrait dans le boudoir, tira Faustine de sa rêverie.

– M. Percier demande si Madame peut le recevoir? dit-elle.

Mme de Guessaint restait un peu étonnée. Que lui voulait-il? Tout à coup, elle sourit, se rappelant sa conversation avec le mari de Nelly.

– Faites entrer, répliqua-t-elle.

Une lueur de malice flambait dans les yeux de Faustine. Le pauvre homme! Il venait se confesser avec une docilité de collégien! Elle s'amusait à l'avance des terreurs de sa timidité effarouchée. Très effarouché, en effet, M. Percier. Rouge, ne sachant comment aborder l'entretien, il parla maladroitement de choses inutiles. Mais Faustine le rappela vite à la question.

– Il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous me considérez comme une amie, comme une amie vraie? J'aime très tendrement votre femme. Je veux qu'elle soit heureuse. Je crois qu'il y a entre vous plus qu'un malentendu. Mais en tout cas, ce n'est pas bien grave. Donc, répondez-moi franchement. Vous aimez Nelly?

– Oui, murmura Félix.

– Beaucoup?

– Passionnément.

Il dit ce mot avec une ardeur que Faustine ne lui connaissait pas. Elle le regarda fort étonnée.

– Alors, reprit-elle, je ne comprends pas du tout. Comment, vous aimez passionnément votre femme, et vous la trompez! C'est absolument inexplicable!

– Ce n'est pas inexplicable… mais c'est bien difficile à expliquer.

– Si difficile!

– Oh! Madame… Vous allez voir! Est-ce que vous me permettez de marcher? Si je marche, je ne vous verrai pas; et il me semble que… Oui! si je ne vous vois pas, j'aurai plus de courage.

Alors, tout en se promenant de long en large, même en tournant un peu le dos à Faustine, ce qui produisait un effet assez comique, Félix raconta l'histoire délicate de ses relations conjugales. Très délicate, en effet! Il avait un grand malheur, le pauvre homme. Il était… fort sensuel. Il adorait Nelly, et il s'efforçait de lui prouver le plus souvent possible qu'il la considérait comme la plus séduisante des créatures. Cruellement, la jeune femme semblait prendre plaisir à refuser ses témoignages répétés d'une tendresse naturelle. Elle coquetait avec son seigneur et maître; puis, elle s'enfermait obstinément dans sa chambre fermée au verrou, et ne consentait que bien rarement à s'humaniser un peu. Cette sévérité barbare surprenait un peu Félix. Était-ce coquetterie, ou désir de dominer souverainement, ou simple caprice transformé en entêtement par l'orgueil? Mais, depuis quelques mois, changeant tout à coup, elle déclarait son intention d'être désormais seulement la sœur de son époux. Félix essayait de la ramener, de la convaincre que le mariage a des fins à la fois plus agréables et plus hautes; rien n'y faisait. Nelly s'obstinait dans sa résolution glaciale. Le malheureux agent de change se disait alors que le mieux serait peut-être d'éveiller la jalousie de sa capricieuse compagne. C'est pourquoi il adressait à Mlle Aurélie des vœux coupables, mais exaucés. Au lieu de cacher cette liaison, il s'efforçait de la faire connaître, voulant que Nelly n'ignorât pas ces amours illicites.

Faustine riait aux éclats. Ce mari, infidèle par amour, et cette femme amoureuse, glaciale par coquetterie, l'amusaient comme deux personnages de comédie. Décidément, rien ne menaçait le bonheur de son amie. Un simple malentendu séparait les jeunes époux. Elle riait toujours, et ses rires intimidaient de plus en plus M. Percier; il s'imaginait qu'elle se moquait de lui.

– Je ne me moque pas de vous du tout, cher monsieur. Mais avouez que la situation est très comique.

– Je ne trouve pas, murmura-t-il.

Elle le vit si malheureux qu'elle s'empressa de le rassurer. Elle lui promit que son bonheur conjugal renaîtrait bientôt. Elle ferait de la morale à Nelly; et elle se chargeait de changer en une docilité de brebis la capricieuse humeur de la jeune femme. Elle ne lui demandait que huit jours. Et, avant huit jours, Nelly, repentante et corrigée, ôterait de sa porte le verrou fâcheux, cause première de tous ces désastres.

M. Percier, très consolé, s'éloignait à peine, lorsque M. de Guessaint se présenta chez sa femme.

– Je ne vous dérange pas, ma chère amie? dit-il avec sa politesse accoutumée.

– Vous avez besoin de me parler?

– Oui. Je voulais vous annoncer une nouvelle qui vient de me surprendre. J'ai reçu tout à l'heure une lettre du ministère de la marine. Nous partons pour Oran beaucoup plus tôt que je ne croyais, dans quatre ou cinq jours.

– Je vous souhaite un heureux voyage, mon cher Henry.

– Merci. On attelle; vous ne voulez pas faire un tour au Bois?

– Merci. Le temps est beau. Je ne suis pas sortie de la journée. Je vais aller jusqu'à la Muette, en marchant.

Elle éprouvait le besoin de se dépenser, de rafraîchir sa fièvre, et aussi d'user la longue journée. Il lui tardait d'arriver au lendemain, à cette heure charmante où, toute joyeuse, elle partirait pour l'atelier. Les aveux de M. Percier, ces confidences qui lui paraissaient si comiques, exerçaient sur elle une influence physiologique. Elle en rougissait, elle si pure et si chaste; mais elle enviait les délicates jouissances des amours permises. Ah! si elle était libre, comme elle serait heureuse et fière de devenir la femme de Jacques! L'amour chemine dans un cœur neuf avec une rapidité surprenante. A présent, elle ne discutait plus avec elle-même. Elle s'avouait son amour; mais, en se l'avouant, elle ne sentait naître aucune crainte. Elle se croyait sûre d'elle; elle se croyait également sûre de l'artiste. Il n'oserait jamais révéler sa passion. L'osât-il, elle cacherait la sienne et il ne saurait rien. Elle continuait à se bercer dans sa sécurité périlleuse. Elle aimait? Soit. L'amour pour elle ne serait jamais qu'un sentiment sublime qui réchaufferait doucement son cœur et ne le consumerait pas. Elle était heureuse, oh! bien heureuse! La vie lui apparaissait sous des couleurs nouvelles. Le soir, elle avait du monde à dîner, et elle étonna ses amis par sa gaieté et sa verve joyeuse. Nelly, de plus en plus étonnée, la regardait, ne comprenant rien à cette métamorphose subite. La fière Faustine, s'humanisant tout à coup, semblait descendre des hauteurs où elle avait coutume de planer. Elle causait avec entrain, laissant briller son esprit supérieur, jetant des reparties vives, des mots alertes qui contrastaient avec sa réserve accoutumée. Rentrée dans son appartement, elle compta les heures qui la séparaient de sa visite habituelle au square des Batignolles.

 

Dès huit heures du matin, Jacques arrivait à l'atelier, les sourcils froncés, l'œil sombre. Tout lui pesait; il n'avait pu dormir; il n'avait pas vu Faustine depuis l'avant-veille et une fièvre impatiente le brûlait. L'ardeur de sa nature l'emportait; il ne se sentait plus la force de résister. Il renvoya son élève, qu'il gardait d'habitude jusqu'à l'apparition de Mme de Guessaint; il s'occupa lui-même des mille détails de sa besogne accoutumée. Bientôt une lassitude immense l'accabla, il s'étendit sur le canapé, enfonçant dans les coussins sa tête brûlante, hâtant les heures, ne parvenant pas à oublier. Faustine parut enfin, et Jacques, domptant la révolte de ses nerfs, s'efforça de paraître calme.

– Êtes-vous libre demain soir, Monsieur? dit-elle en s'asseyant à sa place accoutumée.

– Mais… mais oui, Madame.

– J'espère que vous me ferez le plaisir de venir dîner chez moi. M. de Guessaint entreprend un long voyage, et je désire, avant son départ, vous recevoir dans ma maison.

Elle aussi paraissait très calme, et rien, sur son visage paisible et fier, ne trahissait son trouble profond. Mais ce nom de M. de Guessaint suffit à exciter l'irritation de Jacques, qui ne connaissait pas les rapports du mari et de la femme.

– Vous voudrez bien m'excuser, Madame, dit-il d'une voix un peu sèche. Mais décidément, je ne me sens pas fait pour le monde. Mieux vaut que je reste chez moi.

– Cependant, je croyais vous avoir convaincu que vous aviez tort, reprit-elle avec un sourire.

– Pour tout autre artiste qu'un sculpteur, votre raisonnement serait juste. Mais les pauvres diables tels que nous, sont soumis à de terribles nécessités. Ce que vous me voyez faire souvent, me lever et couvrir d'eau mon ébauche, c'est l'emblème de la vie que nous menons. Le sculpteur est avec son œuvre comme la mère avec son enfant. Tant que l'enfant n'a pas grandi, la mère ne le perd pas des yeux; tant que notre œuvre n'est pas finie, nous ne pouvons pas l'abandonner.

Faustine feignit de ne pas sentir la rudesse de son accent.

– Alors, Monsieur, vous refusez de venir chez moi? reprit-elle souriante.

– Oui, Madame.

– Pourquoi?

Il eut un geste violent:

– Parce que je vous aime!

Faustine se leva toute pâle. Un léger frisson courait le long de son corps.

– Comment vous êtes-vous despotiquement emparée de tout mon être? Je ne sais pas. C'est un poison lent qui s'est glissé dans mes veines. Est-ce que j'ai aimé, moi, avant de vous connaître! Aucune femme ne m'a jamais fait ressentir ce que j'éprouve. Je regardais l'amour comme un plaisir, comme un passe-temps. Vous êtes venue, et voilà que je ne peux plus vivre sans vous! Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? Je suis tout seul; je n'ai que ma mère. Si vous ne m'aimez pas, je suis perdu. Il ne me reste plus qu'à me jeter à l'eau. Ne riez pas! Je ne suis pas un de vos jeunes gens élégants qui font la cour à une femme par plaisir ou par désœuvrement. Je vous aime… Si vous ne m'aimez pas aujourd'hui, vous m'aimerez un jour… Et puis… je ne sais plus ce que je dis… Je vous en supplie, ayez pitié de moi…

Faustine s'était laissée retomber sur le fauteuil, violemment secouée par ces paroles ardentes, qui l'épouvantaient et la ravissaient à la fois. Les premiers mots de Jacques lui avaient fait peur; voilà maintenant qu'il demandait grâce, qu'il s'humiliait, que des larmes coulaient de ses yeux.

– Pardonnez-moi, je suis un enfant. Je vous dis des absurdités… Je vous aime, je vous aime, je vous aime…

Elle le regardait très doucement, sans fierté ni colère, avec une pitié et une tendresse infinies. Elle le voyait souffrir, et elle l'aimait! Eh! bien, non, elle saurait cacher son redoutable secret; il ne se douterait pas du trouble profond où il la jetait.

– Oui, vous êtes fou, répliqua-t-elle de sa voix harmonieuse comme une musique. Vous me dites que vous m'aimez, je vous crois. Vous ne songez pas que je ne suis point libre, que je suis mariée… mal mariée peut-être, mais esclave de mon serment. Une femme telle que moi ne descend pas jusqu'au mensonge. Elle a honte de la trahison, non pour les autres, mais pour sa conscience.

Jacques cachait sa tête entre ses mains tremblantes, et, de plus en plus troublée, Faustine s'efforçait de cacher son émotion. Elle ne s'apercevait pas que les quelques paroles qu'elle venait de prononcer contenaient un aveu indirect. Il lui disait: «Je vous aime…» et au lieu de répondre: «Je ne vous aime pas», elle se contentait de cette défaite banale: «Je ne suis pas libre.» Mais le jeune homme ne sentait rien, ne voyait rien.

Il reprit d'une voix sourde:

– Je n'ai jamais aimé avant de vous connaître. L'amour? j'en avais peur, sentant bien que le jour où je me donnerais à une femme, je me livrerais tout entier. Mais il me semblait impossible qu'il en existât une seule méritant cet abandon de tout mon être. La première fois que je vous ai vue, vous m'avez intimidé. Intimidé, moi qui n'ai jamais reculé devant rien! Je vous ai retrouvée, et j'ai retrouvé aussi mon impression première. Puis, vous veniez ici tous les jours et je ne sais quel charme m'enveloppait, que je subissais malgré moi, dont je ne pouvais pas me défendre. Tout est adorable en vous. Vous êtes belle; vous êtes la créature la plus intelligente que j'aie jamais rencontrée; non seulement vos paroles me ravissent, mais encore la voix divine qui les prononce. Je vous aime, oh! je vous aime follement.

Il s'agenouillait devant elle maintenant; il entourait la taille de la jeune femme de ses mains brûlantes. Elle le repoussa, se relevant dans un mouvement rapide; elle se jeta en arrière, murmurant d'une voix étouffée:

– Adieu, Monsieur.

La douceur subite du jeune homme l'effrayait. Faustine marchait déjà vers la porte, quand Jacques se précipita devant elle.

– Non, vous ne partirez pas! Si vous partiez, vous ne reviendriez plus. Mais répondez-moi donc! Vous restez là, immobile et glacée, et vous ne me dites rien, à moi qui souffre et qui désespère! Je vous aime! Rien ne me coûtera pour me faire aimer de vous! Si vous me fuyez, je vous poursuivrai avec toute la rage de mon désespoir. Vous me trouverez partout sur votre chemin. Mais pourquoi me fuiriez vous? Il est impossible que vous ne m'aimiez pas un jour. Une passion telle que la mienne saura bien faire fondre le manteau de glace dont vous vous couvrez. Je vous aime, je vous adore!

Il la saisissait dans ses bras; il la serrait étroitement contre sa poitrine; il couvrait de baisers son front, ses yeux, ses joues. Toujours muette, les dents serrées, elle luttait nerveusement contre la violence de cette passion qui la pénétrait. Les baisers de Jacques lui produisaient l'effet d'une brûlure. Faustine défaillait maintenant. Elle tomba sur le canapé.

– Je sens que vous m'aimez, continuait-il de sa voix ardente. Quelque chose me crie que vous m'aviez deviné, que vous partagez ma folie…

Elle se taisait toujours, renversée en arrière; il la prenait dans ses bras, et elle s'en arrachait violemment; il la ressaisissait, la couvrant encore de caresses. Et de nouveau, elle se débattait, honteuse de se sentir presque vaincue et de ne pas demeurer maîtresse d'elle-même. Elle parvint à le repousser, à redevenir libre; elle courut au fond de l'atelier.

– N'approchez plus, dit-elle, ou je crie, ou j'appelle. La force contre une femme! Vous! Vous que je croyais supérieur aux autres! Vous me reprochez de me taire: je vais vous répondre. Seulement, quand je vous aurai répondu, vous resterez où vous êtes, sans faire un mouvement, sans venir à moi.

Il la regardait toujours; et l'influence qu'elle exerçait sur lui calmait lentement sa passion physique.

– Donnez-moi votre parole d'honneur de m'obéir, continua Faustine.

– Je vous obéirai.

– Je veux votre parole.

– Je vous la donne.

Elle hésitait, sentant bien toute la gravité des mots qu'elle allait prononcer. Mais cette vaillante créature ne reculait jamais.

– Jacques, dit-elle, je vous aime.

Il jeta un grand cri.

– Rappelez-vous votre promesse! Je vous aime, et je ne peux pas être à vous. Le mensonge me répugne et la trahison me révolte. Si je vous appartenais, je ne pourrais plus vivre.

– Qu'est-ce que vous voulez que je devienne? murmura-t-il d'une voix brisée par les sanglots.

A son tour, il tombait assis, épuisé, vaincu; Mme de Guessaint s'approcha de lui, et doucement, avec une tendresse exquise:

– Voyez, dit-elle, c'est moi qui viens à vous maintenant. Vous souffrez, vous pleurez, mon pauvre ami? Est-ce que vous croyez que je ne souffre pas, moi aussi? Je m'étais juré que vous ne connaîtriez jamais mon amour pour vous. Je me confie à votre honneur et j'en appelle à votre loyauté. Je vous aime. Vous êtes le premier qui m'ait donné l'émotion irrésistible que je ressens. Si nous ne pouvons pas être l'un à l'autre, il nous reste au moins un bonheur suprême, celui de nous aimer sans honte, puisque nous serons sans reproche. Est-ce que je ne vous livre pas ce qu'il y a de meilleur en moi? Est-ce que vous ne possédez pas ma tendresse, mon cœur, ma pensée? Adieu, Jacques. Regardez-moi bien en face. Je veux savoir si vous m'avez comprise.

– Vous partez…

– Oui. Je vous supplie de me laisser partir.

– Vous reviendrez?..

– Je vous le promets. Adieu.

Il voulut s'élancer, la retenir; elle lui échappa… et s'enfuit.

Jacques demeurait écrasé. Partie! Reviendrait-elle? Oui. Elle l'avait promis; et puis, elle l'aimait. Elle l'aimait! Alors pourquoi se refusait-elle? Mais il ne se sentait pas la force de discuter avec lui-même. Cette violente scène le laissait brisé. Malgré l'aveu de Faustine, il souffrait cruellement, devinant bien qu'un abîme le séparait de cette femme. Il la connaissait maintenant; elle pouvait l'aimer, mais elle ne lui appartiendrait jamais. Mille pensées contradictoires se heurtaient en lui. Il ne gardait même pas l'espérance vague de la fléchir, d'obtenir de sa pitié qu'elle cédât à la passion folle qui l'envahissait. Cette créature fière et hautaine ne s'abaisserait jamais à la chute banale, à l'adultère louche qui ment et qui se cache. Quel que fût son amour, elle résisterait vaillamment, dût-elle le fuir. Le fuir? Il eut un cri de colère. Il essaya de se calmer, en se rappelant la promesse de Faustine: elle ne pensait pas à fuir, puisqu'elle avait promis de revenir. Étendu sur le canapé, son souvenir évoquait toutes les séductions divines de la jeune femme. Il cherchait à voir clair dans ce qui venait de se passer. Faustine lui avait avoué son amour; et pourtant, il restait triste, découragé, abattu. Au lieu d'espérer, au lieu de se dire que, fort de cet aveu, il triompherait de ses résistances, il subissait de nouveau une lourde et cruelle lassitude. Les heures s'envolaient; et il demeurait ainsi, angoissé, déchiré par ces incertitudes cruelles, ne sachant que croire, ne sachant que faire, prêt à donner sa vie pour finir sa torture. La nuit tombait quand sa mère arriva dans l'atelier. Comme les jours précédents, elle le trouvait sombre, farouche.

– Tu ne viens pas, mon enfant?

– Pardonne-moi, dit-il, je n'ai pas faim ce soir. Je ne veux pas dîner.

Elle insistait, anxieuse, sans pouvoir obtenir une autre réponse. Jacques voulait rester là, où il venait de la voir, où son souvenir flottait impalpable et parfumé; il voulait demeurer seul, seul avec ses pensées dont il buvait, jusqu'à la lie, la douloureuse amertume. Françoise le contemplait, muette, les bras croisés. Elle se rappelait les paroles d'Aurélie. Est-ce que la comédienne avait raison? Jacques était-il donc amoureux d'une coquette qui le faisait souffrir? Et elle regardait les traits tirés de son fils, sa pâleur, sa tristesse mortelle.

– Tu ne m'accompagnes pas, mon enfant? reprit-elle doucement.

– Non, mère, permets-moi de rester ici et, je t'en prie, pardonne-moi. Je n'ai de goût à rien. Cela me fait du bien d'être seul.

Seul! voilà que Jacques ne voulait même plus d'elle maintenant! Françoise alluma une lampe; puis, promenant les yeux autour d'elle, elle chercha, regardant, épiant, comme le soldat flairant l'ennemi qui guette une embuscade tendue. Elle voyait clair; Aurélie avait dessillé ses yeux; Jacques aimait follement, éperdument, désespérément. Elle aperçut le buste de Faustine, vaguement éclairé par la lueur rougeâtre de la lampe, et soudain elle comprit. C'était cette femme que son enfant aimait, cette femme qui venait tous les jours, qui causait avec lui, qui s'enfermait avec lui. Mme Rosny eut un geste de colère violente. Elle avait donc en vain surveillé depuis tant d'années l'existence de son fils, en vain elle l'avait fortifié contre les séductions de ce monde exécré. Il fallait qu'une créature sans cœur détruisît d'un seul coup toute son œuvre, torturât son enfant, lui arrachât la récompense de tant de sacrifices! Elle voulait la connaître, cette étrangère maudite qui bouleversait sa vie, Jacques ne l'accompagnerait pas? Eh bien, soit: pendant quelque temps, elle serait patiente. Ensuite, après le Salon, elle l'emmènerait loin de Paris. Et quand elle l'aurait à elle toute seule, elle reprendrait l'empire qu'elle exerçait autrefois.

 

– Alors, je te laisse. Rentreras-tu de bonne heure?

– Oui, mère.

– Rentre tard, si tu veux. Tu ne me dérangeras point. Je m'endors tout de suite, tu sais.

Non, elle ne s'endormait pas. Mais elle espérait vaguement que Jacques chercherait à s'étourdir, à oublier, qu'il se jetterait dans le plaisir, qu'il s'éprendrait d'une autre peut-être. Sans rien ajouter, elle sortit de l'atelier, puisque la solitude lui plaisait à présent. Le jeune homme égrenait une à une toutes les pensées anciennes; sa fièvre les exagérait. Il se butait toujours à la même idée. Faustine l'aimait: pourquoi se refusait-elle? L'homme ne se rend pas compte des terribles combats qu'une femme se livre à elle-même. Ses pudeurs, ses hésitations, ses craintes lui échappent, parce qu'il n'a pas la même façon de sentir ni d'éprouver. Une femme telle que Faustine, en se donnant à l'homme qu'elle aime, cède moins à l'entraînement de sa tendresse qu'à l'appel de sa pitié. Elle se livre non pour elle, mais pour lui. Celle qui n'a jamais failli ressent une révolte instinctive de tout son être. Connaissant mieux la vie, Jacques aurait compté sur le hasard, sur le temps, sur les circonstances. Il se serait dit que Faustine, puisqu'elle l'aimait, accepterait un jour toutes les conséquences de son amour. Pour une créature pareille, le danger n'était pas en elle, mais en lui. Elle saurait bien résister à la passion qu'elle éprouvait, non pas à celle qu'elle inspirait. Forte contre sa souffrance, elle serait faible contre la souffrance qu'elle faisait naître. Trop exalté pour réfléchir, trop naïf pour espérer, le jeune homme se débattait éperdument contre son désespoir. Elle avait promis de revenir? Son cœur lui criait qu'elle ne reviendrait pas. Afin de calmer ses terreurs, il résolut de la voir, de se présenter chez elle; Faustine le recevrait, il lui arracherait de nouveau cette promesse dont il doutait. Dans le square, il s'arrêta une minute. L'air vif du soir lui faisait du bien. Il marchait par les rues, espérant que la fatigue d'une course rapide calmerait son exaltation. Devant l'hôtel de l'avenue Kléber, il eut une minute d'hésitation. Si elle refusait de le recevoir? Elle n'oserait pas. Il sonna. La porte s'ouvrit.

– Est-ce que Mme de Guessaint est chez elle? demanda Jacques.

– Non, Monsieur; Madame vient de partir en voyage.

Il ne répliqua rien et sortit. Partie! ah! la misérable! Coquette et menteuse comme toutes les autres! Elle lui jurait de revenir et elle s'enfuyait, pour le faire souffrir, pour exalter jusqu'au délire la passion qui le brûlait. Il tomba sur un banc de l'avenue, ne faisant pas même attention aux passants qui regardaient avec stupeur ce jeune homme élégant, nu-tête, échoué là comme un ivrogne. Tout à coup, il eut un mouvement de rage et reprit le chemin de l'atelier. Il la maudissait, il la méprisait, il l'exécrait. Partie? où allait-elle? Elle avait donné des ordres, sans doute, on ne le lui dirait pas; elle cachait peut-être à tout le monde l'endroit de sa retraite. Eh bien, soit; il l'oublierait. Il voulait l'oublier! Quand il rentra dans son atelier, des rayons de lune filtraient à travers les fenêtres ogivales de la voûte. Le buste de Faustine se dégageait avec des arêtes indécises vaguement baignées dans les pâleurs de la lumière blanche. Jacques restait hébété devant ce souvenir matériel de son amour. Il souffrait maintenant par sa faute à lui. Son génie d'artiste avait modelé une œuvre incomparable. Et Faustine absente, Faustine dont il bannissait le souvenir, réapparaissait vivante et palpable devant ses yeux. Il chassait loin de lui cette idée ravissante et maudite: et voilà que son œuvre se dressait implacable, souriante, pour l'empêcher d'oublier, pour le forcer de se souvenir. Dans un accès de colère folle, il se jeta sur le buste, enfonçant dans l'argile ses mains frémissantes; avec rage il arrachait la glaise lambeaux par lambeaux, espérant arracher ainsi de son cœur la pensée qui l'obsédait. Il tuait l'image de Faustine afin de tuer son souvenir. Il voulait déchiqueter son œuvre et la détruire, croyant amoindrir sa souffrance s'il rendait au néant la figure divine qu'il en avait tirée. Enfin, épuisé, n'en pouvant plus, il fondit en larmes et se mit à sangloter comme un enfant.