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Mademoiselle de Bressier

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II

– C'est admirâble! admirâble!

– Vraiment, Merson?

– Vous verrez!

– Qu'est-ce que dit M. de Merson? demanda Nelly. Une nouvelle? Il doit être bien informé.

C'était la spécialité de ce mondain aimable, très potinier mais pas du tout méchant; spirituel, quoiqu'il cherchât son esprit; alerte, quoiqu'il fût un peu gras. A Paris, chacun porte une étiquette, et quand une fois le monde a collé cette étiquette sur le dos d'un homme, personne n'oserait plus l'enlever. M. de Merson connaissait toutes les nouvelles, tous les potins; ce qui est vrai, et même ce qui ne l'est pas; les jours de grande séance, il entrait le premier à la Chambre; et les soirs de grande première, il sortait le dernier de l'Opéra. Mlle X… avait-elle rompu avec le duc? On demandait à Merson. La première du Gymnase serait-elle retardée? On demandait encore à Merson. Le favori pour la course de demain, l'étoile inconnue de l'Opéra-Comique, le poète qu'on répétait à l'Odéon, le peintre qui serait célèbre la semaine prochaine: tout ce monde-là appartenait à Merson. On achevait le dîner dans l'hôtel de l'avenue Kléber: un de ces dîners parisiens où l'esprit va, vient, vif et brillant, effleurant tous les sujets sans en creuser un seul, le scandale d'hier et l'aventure de demain, l'anecdote finement contée et le livre à la mode. Naturellement, Merson, apportait une primeur; et il répétait, légèrement renversé sur sa chaise, en appuyant sur l'a:

– C'est admirâble!

– Quoi donc? demanda M. de Guessaint.

– L'envoi de Jacques Rosny au Salon. Je l'ai vu ce matin, dans son atelier.

En entendant parler de Jacques Rosny, le docteur Grandier, placé à la droite de Faustine, tourna vivement la tête.

– N'est-ce pas que c'est beau? s'écria-t-il; j'en suis bien heureux. Jacques est un des êtres que j'aime le plus au monde.

– Vous le connaissez donc beaucoup, mon cher docteur? lui demanda Mme de Guessaint.

– Depuis dix ans: Jacques en avait seize. Je l'ai soigné quand il a été blessé pendant la guerre.

– A seize ans! dit Faustine.

– A seize ans. Blessé et médaillé militaire. Savez-vous ce qu'il m'a répondu, quand je le grondais de s'être engagé si jeune? «Le jeune Bara avait quatorze ans. Je pouvais bien faire comme lui.»

– Mais c'est superbe! reprit Mme de Guessaint, les yeux brillants.

Cette fille de soldat tressaillait au récit d'un jeune héroïsme.

On arrivait à ce moment d'un bon dîner où, volontiers, on se donne le plaisir égoïste d'écouter les autres; et le docteur parlait bien, avec une chaleur pittoresque: son scepticisme de savant la tiédissait un peu, mais pas plus qu'il ne convenait. Il continua, au milieu de l'attention générale:

– Il a peiné dur, allez! Prix de Rome à vingt et un ans, célèbre à vingt-trois, par l'envoi au Salon de sa fameuse Dalila; décoré à vingt-quatre pour sa Statue de Bayard, il travaillait depuis deux ans à cette œuvre nouvelle dont parle Merson. Vous verrez, vous verrez! Son Vercingétorix vaincu aura un succès fou! Avec Paul Dubois, Chapu, Antonin Mercié et deux ou trois autres, Jacques sera l'un des maîtres de la sculpture contemporaine. J'en suis bien heureux, car je l'aime de tout mon cœur.

Mme de Guessaint fit un léger signe à son mari; on se leva pour passer au salon.

– Alors, c'est vraiment un grand artiste? dit-elle en prenant le bras de M. Grandier. Vous savez, j'ai voyagé pendant longtemps. Je ne connais aucune des œuvres de Jacques Rosny.

– Un grand artiste, oui. Et quel homme charmant! Un mélange de gaieté et d'enthousiasme, une exaltation de poète, avec les paradoxes amusants d'un gamin de Paris!

Faustine écoutait, intéressée comme toujours par l'art et par les artistes.

– Vous partagez l'avis de M. de Merson sur son envoi du Salon de cette année?

– Absolument.

– Vous devriez aller voir cela, chère madame, dit Merson en s'approchant. Un grand peintre comme vous ne doit pas rester indifférente aux chefs-d'œuvre.

– Taisez-vous. Je n'aime pas les banalités.

– Merson dit vrai, reprit le docteur Grandier. Une idée: venez avec moi visiter l'atelier de Jacques Rosny. Vous ne serez pas la seule. C'est une faveur très recherchée.

– N'est-ce pas un peu indiscret? Je ne le connais pas du tout.

– Je vous répète que je suis l'un de ses meilleurs amis, chère madame. Il sera enchanté d'avoir l'honneur de vous recevoir.

– Je t'en prie, Faustine, accepte l'offre gracieuse de M. Grandier! s'écria Nelly. Je t'accompagnerai; et cela me fera tant de plaisir!

– Eh bien, c'est convenu, ma chérie. Je vous remercie, mon bon docteur: vous êtes aimable et charmant comme toujours. Mais je ne veux pas que vous vous dérangiez. Mme Percier et moi nous passerons vous prendre après demain, à trois heures. Cela vous convient-il?

– Parfaitement.

– Est-ce que vous accompagnez votre femme, Guessaint?

Le maître de maison tourna la tête en s'entendant appeler.

– Non; je ne suis pas libre. Une séance à la Société de géographie.

– Naturellement! Vous êtes préoccupé depuis quelque temps. Est-ce que vous songeriez à quelque beau voyage?

– Peut-être.

Pendant que le whist s'organisait, Faustine s'approcha de M. Percier, très muet jusque-là, et qui causait dans un coin, à voix basse.

– Je vous enlève, dit-elle en souriant.

– Madame…

Elle prit son bras et l'emmena dans son boudoir. Là, le faisant asseoir à côté d'elle:

– Vous le voyez, cher monsieur, je vous accorde un tête-à-tête.

L'infidèle époux de Nelly ne semblait pas tenir beaucoup à cette faveur. Félix Percier, à trente ans, en paraissait vingt-cinq. Ses cheveux châtains, ses yeux clairs, intelligents et doux, son teint rosé, lui donnaient l'air d'un tout jeune homme. De taille moyenne, assez élégant de manières, il ne lui manquait que du courage pour avoir de l'esprit. Mais pour être spirituel, il faut parler, et Félix n'osait pas. Une timidité nerveuse le paralysait. D'une famille bourgeoise, honorable et riche, il avait succédé de bonne heure à son père, agent de change fort estimé. Habile en affaires, très travailleur, d'une probité rigoureuse, il avait augmenté bien vite sa fortune première. Un jour, il s'était épris de Nelly Forestier; et, transporté d'amour, il avait triomphé de sa timidité pour enlever cette jolie fille d'assaut, comme une place forte. Depuis quelques mois, on s'étonnait de voir ce garçon honnête et laborieux changer brusquement d'existence. Il délaissait sa maison et s'affichait presque avec une maîtresse avouée. Pourquoi? On ne le savait pas: et c'est ce que Faustine voulait savoir. Elle devinait dans ce drame intime bien des petits secrets que n'osait pas lui confier Nelly. Quand elle arriva dans le boudoir, au bras de l'agent de change, la jeune femme eut un sourire. M. Percier semblait affreusement gêné.

– Maintenant, causons, reprit-elle. Votre femme vous a dit que je vous ordonnais de venir ce soir? Sans cela, vous l'auriez abandonnée, n'est-ce pas?

– Madame…

– Ne mentez pas. Je vous connais bien. Vous êtes un excellent garçon, et je sais que vous aimez Nelly. Aussi je ne comprends pas votre conduite. Monsieur Percier, pourquoi trompez-vous votre femme?

A cette question imprévue et un peu comique, le visage de l'agent de change trahit un embarras excessif. Il se levait déjà, ne sachant que dire; Mme de Guessaint le contraignit à s'asseoir de nouveau.

– Non, non, vous me répondrez. Je veux en avoir le cœur net. D'abord, aux premiers bruits vagues de votre… trahison, j'ai hoché la tête. Je n'y croyais pas. Nelly était toujours aussi gaie; rien ne m'autorisait à m'occuper de son existence intime. Aujourd'hui, c'est différent. Je sens bien que, sous sa gaieté, votre femme souffre. Or, on ne m'ôtera pas de l'idée que vous l'aimez.

Félix, très rouge, courbait la tête comme un coupable.

– Oui, c'est ma conviction, reprit-elle. Alors, pourquoi la trompez-vous? Je veux que Nelly soit heureuse. Vous êtes un honnête homme; elle est une honnête femme. Vous tenez tous les deux votre bonheur à portée de la main. D'où vient que vous désertez votre maison, et qu'on vous voit dans une baignoire, au Vaudeville, avec Mlle Aur…

– Madame! je vous en supplie!..

– Est-ce que je ne suis pas votre amie? Je vous demande une confidence complète. Je ne vous cache pas que Nelly ne m'a point fait la sienne. Les femmes, même lorsqu'elles sont intimement liées, ont la pudeur craintive de certains aveux. Croyez-moi, c'est dans votre intérêt que je parle. Vous êtes intimidé? Sachez qu'on ne doit jamais être timide avec les gens qui vous témoignent de la sympathie. Vous ne pouvez rien me raconter ce soir, je le pense bien. Mais venez me voir… Ah! vous êtes pris toute la journée, c'est vrai. Eh bien, venez me voir dimanche prochain, après votre déjeuner. C'est une amie qui vous parle: Vous me répondrez comme à une amie… voulez-vous?

Faustine parlait avec sa gravité douce qui séduisait tout le monde. L'embarras de M. Percier se fondait peu à peu. Il eut un élan de gratitude envers cette charmante femme, et lui tendit la main.

– Merci, Madame. Vous êtes bonne comme la bonté. Je viendrai, et je vous raconterai tout; seulement, c'est… c'est assez difficile à dire.

– Voilà que vous vous troublez à l'avance! Vous verrez que tout est facile à dire, quand on dit tout franchement. Maintenant, redonnez-moi votre bras et reconduisez-moi au salon.

Nelly s'approcha curieusement de Faustine.

– Tu viens de causer avec mon mari?

– Oui.

– Est-ce qu'il t'a fait ses confidences?

Les yeux de la jeune femme brillaient de malice et de curiosité. Elle devait savoir à quoi s'en tenir. Peut-être comprenait-elle vaguement la cause du succès remporté par Mlle Aurélie sur le cœur de son mari. Il se cachait là-dessous un petit mystère sur lequel elle ne s'expliquait pas volontiers. Faustine la regardait avec une tendresse infinie; et ses yeux voulaient dire: «Si moi je ne suis pas heureuse, toi, du moins, je veux que tu le sois.»

 

On se retira de bonne heure. Chacun savait que Faustine aimait la solitude. De coutume, elle échangeait un salut assez froid avec Henri; puis le mari et la femme se séparaient. Ce soir-là, au lieu de souhaiter le bonsoir à Faustine, M. de Guessaint resta.

– Je voudrais causer quelques minutes avec vous, ma chère amie, dit-il.

– Je suis à vos ordres, répliqua-t-elle froidement.

Elle s'assit au coin du feu, la joue appuyée sur sa main, dans l'attitude d'une femme qui écoute.

– Ma chère amie, continua M. de Guessaint, je suis sur le point de faire un grand voyage. Voilà plusieurs semaines déjà que je caresse cette idée. J'aurais pu vous en parler. Mais je sais que mes projets ne vous intéressent guère. Puis, maintenant que votre amie Nelly est mariée, j'ai supposé qu'il ne vous conviendrait pas de m'accompagner.

– En effet. Mais vous êtes absolument libre, mon cher Henry. Je vous prie de ne pas vous occuper de moi. Vous avez le désir de voyager à nouveau: faites.

– D'autant que j'aurais craint la fatigue pour vous. Ce sera plutôt une expédition scientifique qu'un voyage. Le ministre de la marine organise une mission dans le Sud-Oranais, sur la demande de la Société de géographie. Cette mission est commandée par un officier de très grand mérite, le colonel Maubert, de l'infanterie de marine. Nous partirons, je crois, dans une dizaine de jours. Encore une fois, je vous prie de m'excuser si je ne vous en ai point parlé plus tôt. Mais je n'ai pris une décision que cet après-midi.

– Je vous répète encore, mon cher Henry, que vous êtes parfaitement libre. Ma vie continuera en votre absence comme si vous étiez présent. C'est tout ce que vous aviez à me dire? Alors, bonsoir.

– Bonsoir.

Mme de Guessaint remontait chez elle, seule comme toujours. Que lui importait que son mari fût à Paris ou en voyage? Elle était une de ces femmes si nombreuses dans la société contemporaine, qui, n'ayant pas d'enfants, sont veuves avant le veuvage. Elles n'ont le choix qu'entre les vulgaires dégoûts de l'adultère, et les incurables tristesses d'une vie manquée.

III

Françoise Rosny avait beaucoup changé depuis dix ans. Ses magnifiques cheveux blonds étaient devenus gris. Son visage pâle et aminci semblait rigide; ses yeux bleus, au regard dur, disaient toutes les souffrances subies. Le corps seul gardait la svelte jeunesse d'autrefois. Les gestes brusques, l'allure résolue, révélaient une créature qui a beaucoup lutté et qui ne pardonne pas à la vie. Elle habitait avec son fils un petit appartement rue Lambert. L'atelier de l'artiste se trouvait à dix minutes de là, bien éclairé, en plein soleil, au milieu du square des Batignolles. A huit heures du matin, Françoise arrivait; elle allumait le feu dans le poêle et mettait tout en ordre. Quand son fils venait, elle se retirait discrètement, pour ne plus le revoir qu'après la journée finie. Il ne lui restait au monde que ce seul être à aimer. Et elle l'aimait d'un amour maternel passionné, jaloux, farouche. Bien rudes, les premières années après la mort de Pierre. Françoise était revenue dans son atelier de couture; elle n'épargnait ni son temps ni ses peines, usant ses jours et ses nuits dans un labeur acharné. Inflexible, elle marchait à son but. Elle ne voulait pas que Jacques fût un ouvrier. Une flamme d'artiste brillait dans le cœur et le cerveau de cet enfant: elle se révoltait à l'idée que la dureté de la vie matérielle l'éteindrait. Il lui fallait une revanche, à cette femme: une revanche contre les riches et les heureux de ce monde. Elle encourageait Jacques; elle le poussait au travail, comme le capitaine pousse un jeune soldat à l'assaut. Jacques, passionné pour son art, laborieux d'instinct, n'avait pas besoin d'être encouragé. Il entrait d'abord dans l'atelier d'Antonin Mercié, ensuite à l'École des beaux-arts; et l'estime de ses maîtres, l'admiration de ses camarades lui donnaient cette énergie indomptable qui triomphe de tout. Le soir, quand il se retrouvait avec sa mère, elle lui forgeait lentement une cuirasse bien trempée pour le combat de la vie.

Pendant les cinq années qui précédèrent son prix de Rome, Jacques ne quitta pas Françoise, redevenue ouvrière. La mère coulait toutes ses pensées dans l'âme de son fils. Elle lui disait d'abord la mort tragique de son père. Cette mort, elle l'avait apprise par hasard, en lisant un entrefilet de journal. Quelques lignes d'une concision brutale, entrées dans le cerveau de Françoise comme des pointes rougies: «Avant-hier, le capitaine Maubert, du 3e bataillon de chasseurs à pied, a ramassé, sur la route de Chavry, un communard nommé Pierre Rosny. Cet homme avait trempé dans l'assassinat d'un capitaine de l'armée. Les soldats, exaspérés, l'ont fusillé sur place.» Pendant cinq ans, tous les jours, Mme Rosny racontait à son fils sa haine toujours vivante. Ah! les bourgeois, les riches, les aristocrates! Jacques adorait sa mère; et de son père fusillé il gardait un souvenir tendre, où entraient un grand respect et une profonde pitié. On ne subit pas impunément l'influence d'une mère qu'on adore. Lentement, les idées de Françoise devenaient celles de l'artiste. Mais elle lui recommandait toujours de les tenir enfermées dans son cœur.

– A quoi bon crier tout haut ce que tu penses? disait-elle. Les vaincus de la Semaine Sanglante agonisent à Nouméa ou pourrissent dans la terre glacée. On nous redoute et on nous hait. La société ignore que ton père est une de ses victimes. On ne doit pas le savoir avant le jour de ton triomphe. On te forcerait peut-être à quitter l'École. Les membres de l'Institut sont des bourgeois. Ils t'empêcheraient d'avoir le grand prix. Tais-toi, mais souviens-toi.

Quand Jacques partit pour Rome, elle eut le courage de se séparer de lui. Pendant deux ans, elle ne lui permit pas de rentrer à Paris. Le succès vint tout de suite, comme le racontait M. Grandier. Dès ses premiers envois, Jacques s'était trouvé célèbre. Il gagnait de l'argent; et un peu d'aisance égayait la maison; bien peu, car les sculpteurs restent toujours pauvres. Alors seulement, Françoise avait quitté son atelier de couture. Elle ne voulait pas qu'on rabaissât le fils par le métier de la mère. Mais elle s'était faite la surveillante, la femme de charge, la servante de son enfant. Elle seule s'occupait de sa vie, elle seule dirigeait ses actes. Et lorsque, sorti de la Villa Médicis, Jacques se retrouva à Paris, ils avaient repris ensemble la vie d'autrefois, ayant les mêmes goûts, les mêmes plaisirs, les mêmes pensées.

Le jeune homme rappelait l'enfant par son visage énergique et beau, par sa gaieté spirituelle et enthousiaste. Il travaillait dur, mais il s'amusait ferme. Personne ne savait comme lui animer une promenade dans les bois, ou une course à Bougival, un souper chez le père Lathuile, ou un déjeuner dans une guinguette des environs de Paris. Le jeune artiste n'a guère l'occasion d'adresser d'amoureuses déclarations aux princesses et aux marquises. D'ailleurs Jacques s'en souciait peu. Il ne demandait à celles qu'il honorait de ses caprices que d'être de jolies créatures, gaies et bien portantes. Françoise désirait que son fils eût des plaisirs. Elle savait qu'à vingt-six ans, plus un artiste s'amuse et mieux il travaille. Avant tout, elle ne voulait pas que l'amour, l'amour vrai, vînt distraire sa vie. Qu'importait à Mme Rosny que son fils choisît pour maîtresse un modèle, une modiste sans ambition ou une petite actrice du théâtre des Batignolles? Ce qu'elle redoutait, c'était la maîtresse, celle qui s'implanterait dans le cœur de Jacques, et lui prendrait sa place, à elle.

Elle l'empêchait d'aller dans le monde, elle le détournait d'accepter ces invitations qu'on adresse toujours aux gens célèbres. Qu'est-ce qu'il ferait au milieu de ces gens-là? Comme tous ceux qui travaillent, Jacques ne tenait pas à sortir. Il suivait aisément des conseils qui s'accordaient avec son humeur. La mère et le fils conservaient cependant quelques amis de leur existence d'autrefois. M. Grandier, d'abord, devenu le protecteur de Jacques lors de ses débuts; puis Aurélie Brigaut, leur voisine de la rue Jean-Baussire. Celle-ci avait fait comme bien d'autres. Entrée au Conservatoire, elle en était sortie avec un premier prix; le Gymnase l'avait engagée; et, pour elle aussi, la vie s'annonçait plus clémente. Quant au docteur Borel, il était mort en 1874. Tous les deux gardaient discrètement le secret de Mme Rosny. Nul ne savait que, dix ans plus tôt, son mari était tombé sous les balles des soldats, fusillé comme insurgé.

Ce matin-là, comme d'habitude, Jacques, en arrivant, trouva son atelier en ordre; un atelier énorme, qui s'ouvrait au rez-de-chaussée sur une large cour. La terre glaise, le plâtre, ne permettent pas aux statuaires ces élégances raffinées qui séduisent chez le peintre. Pas un seul bibelot; quelques toiles rapportées de Rome; un grand mannequin, tordant ses membres disloqués, grimaçait contre le mur; à côté, l'original de la Dalila, se dressant contre un immense paravent en reps vert. Deux vieilles tapisseries masquaient la nudité des murs. Le jour venait d'en haut, par de larges vitres que séparaient des arceaux en ogive; une longue galerie en bois vert, où l'on arrivait par un petit escalier, touchait presque à la voûte. Le sculpteur s'y plaçait pour juger l'ensemble d'une œuvre; il y campait ses modèles quand il voulait obtenir certains effets. Partout dans l'atelier, on voyait les premières ébauches du Vercingétorix. D'abord une esquisse peinte: – Jacques tenait ce procédé de son illustre maître, Antonin Mercié, qui l'avait emprunté lui-même aux statuaires grecs; – puis une quinzaine d'esquisses en terre glaise et deux ou trois autres en cire. Le sculpteur travaille incessamment. C'est après des mois, et des mois de labeur, quand il est arrivé à la forme définitive, qu'il monte en grand l'esquisse modelée par son génie.

Sous les linges humides, se dressait le Vercingétorix vaincu, caché sous une immense cage en caoutchouc blanc. Un garçonnet de seize ans, un élève de Jacques, grimpait sur la galerie, surveillé par Françoise. Il tournait soigneusement une petite poulie; la cage de caoutchouc blanc s'enlevait lentement au plafond, et le Vercingétorix apparaissait comme dans une gloire, éclairé par les rayons du soleil. L'élève aspirait de l'eau avec une petite pompe dans un seau italien en cuivre rouge ciselé, et inondait la terre glaise du groupe énorme. Quinze jours seulement avant le Salon, le mouleur viendrait, quand l'original serait bien fini, pour traduire la terre glaise en plâtre.

Françoise contemplait l'œuvre de son fils. C'était bien toujours la femme énergique et passionnée d'autrefois. L'amour de l'épouse se continuait dans l'amour de la mère. Ces deux sentiments se ressemblaient par un même égoïsme de tendresse, par une égale jalousie. Françoise rêvait une existence absolument commune. Jacques aurait toutes les gloires, elle aurait toutes les fatigues; nul ne saurait que derrière l'artiste brillant se cachait une femme obscure. Qu'il se mariât? Cette pensée ne lui entrait même point dans le cerveau. Son fils lui appartenait, comme elle appartenait à son fils. Dans sa pensée, rien ne dénouerait ces liens toujours plus forts. Elle ne trouvait même pas que ces projets fussent égoïstes. Ils lui semblaient tout simples, d'un ordre naturel, et comme la conséquence des épreuves subies en commun.

Elle admirait ce Vercingétorix avec toute l'exaltation de son orgueil. Sa finesse de femme intelligente percevait vaguement les beautés de cette œuvre robuste. Plusieurs fois, depuis quelques jours, des équipages s'arrêtaient devant le rez-de-chaussée. De belles dames descendaient, ayant obtenu la faveur de connaître, avant le public, le succès futur du Salon. Françoise jouissait à l'avance de ce triomphe qui dépasserait tous ceux que Jacques avait remportés jusque-là. Sa revanche commençait; elle l'aurait complète, le jour où elle pourrait crier la vérité; le jour où son fils, comblé d'honneurs officiels, écraserait de sa gloire cette société qui avait fusillé son père.

– Tu es vaillante, maman, s'écria Jacques en entrant. Tu es partie de bonne heure, ce matin. Moi, j'ai fait le paresseux, je ne me suis pas levé.

– Tu peux te reposer. Ton labeur est fini. Récolte!

Jacques sourit.

– Oui, je crois que le succès se présente bien. Moi, je suis assez content de Vercingétorix. Va, maman, nous irons respirer à la campagne, cet été. Je te conduirai en bateau; nous ferons des parties sur l'herbe, à nous deux. Si tu savais comme j'ai envie de quitter Paris, de rester deux mois sans rien faire, de courir les bois comme une bête échappée. Oh! les bêtes! je les envie. Ça ne pense pas. Mais sois donc un peu gaie!

 

– Je suis gaie, mon enfant… ou plutôt, je suis heureuse. Si tu ne vois pas mon bonheur, c'est qu'il est en dedans.

Jacques s'installa devant un buste presque terminé. Celui d'une princesse romaine, Mme V… qui lui montrait jadis beaucoup de sympathie pendant son séjour à la Villa Médicis. Lors d'un voyage à Paris, elle lui avait demandé la faveur de poser dans son atelier. Elle savait que Jacques disait toujours: «Faire un buste, c'est perdre son temps!» Mais l'artiste gardait trop bon souvenir de l'accueil ancien, pour ne pas satisfaire au désir de la jeune femme. Françoise jeta les yeux autour d'elle. Rien ne manquait; tout se trouvait à sa place; elle pouvait partir. Elle embrassa Jacques et sortit.

Le sculpteur travaillait depuis une heure, quand il entendit frapper trois coups au dehors. Presque aussitôt, la porte s'ouvrit bruyamment, et une jolie femme entra. Il n'aimait pas être ennuyé pendant les heures de besogne. Il allait se fâcher, quand il reconnut Aurélie. La comédienne et le sculpteur se voyaient peu. Sans doute, Jacques aimait beaucoup sa petite amie, l'ancienne brunisseuse, et Aurélie eût volontiers éprouvé un violent caprice pour ce beau garçon si séduisant, auquel la rattachaient les souvenirs de leur adolescence. Mais, jusqu'à ce moment, Jacques n'avait pas semblé s'apercevoir qu'elle fût une femme, et même ravissante.

– Eh! mon Dieu, qu'est-ce qui vous amène de si bonne heure? dit-il.

– Je ne veux pas vous déranger. Continuez à travailler. Je vais m'asseoir à côté de vous, et je vous dirai ce que j'ai à vous dire. Qu'est-ce que vous faites ce soir?

– Ce soir? Je dîne avec ma mère.

– Et après?

– Après? Je ne sais pas.

Vous n'irez pas voir mam'zelle… mam'zelle? J'ai oublié son nom. Cette jolie fille, avec qui je vous ai vu au théâtre, l'autre jour?

Jacques éclata de rire.

– Oh! elle m'a planté là, ma chère; et d'une manière si gentille que ça m'égaie quand j'y pense. Moi, je la trouvais charmante. Nous étions ensemble depuis cinq ou six mois: je ne pensais pas à la quitter. Si amusante, cette petite Alice! Il y a trois jours, elle arrive ici un matin, comme vous, ma chère. Son air grave m'étonne. Je l'interroge; elle fond en larmes. Je m'étonne bien plus encore; elle s'écrie: «Je suis amoureuse de toi!» J'essaie de lui prouver que c'est un bonheur, puisque je suis son amant. Elle me répond: «Mon patron veut me meubler un appartement!» Je ne comprenais plus du tout. Enfin, ses larmes tarissent. Elle me raconte que son patron, un gros rouge, lui a fait des propositions déshonnêtes, mais avantageuses. Il exigeait en retour une absolue fidélité. Aussi se voyait-elle forcée de choisir entre son amour et son intérêt. Alors elle venait me demander conseil! Je trouvai cela si drôle que je fus pris d'un fou rire. En voyant ma gaieté, la sienne revint; elle se mit à rire aussi. Je lui dis: «Alice, jamais un tailleur de pierres ne vaudra un appartement richement meublé. Exauce les vœux de ton patron, et sois fidèle à cet homme, puisqu'il a la faiblesse de tenir à ces choses-là.» Elle n'a pas trop résisté. Ce n'est pas très flatteur pour mon amour-propre, mais je suis forcé d'en faire l'aveu. Le soir, je l'ai menée chez le père Lathuile, et ne l'ai quittée que le lendemain matin. Voilà comment une modiste est devenue patronne, et comment un sculpteur est devenu… veuf.

Aurélie riait à son tour.

– Si vous n'avez pas plus de chagrin que ça, Jacques, c'est que vous n'étiez pas bien amoureux!

Le jeune homme alluma une cigarette:

– Voulez-vous une confidence, Aurélie? Je n'ai jamais été amoureux. Toute jolie fille me plaît, mais toute jolie fille en vaut une autre. Celle-ci ou celle-là, que m'importe? Pour être amoureux, il faut n'avoir rien à faire. Moi, je n'ai pas le temps!

Aurélie semblait un peu dépitée. Les femmes n'aiment pas entendre nier leur pouvoir. Elle regardait Jacques avec un peu de tendresse et beaucoup de malice.

– Je ne vous connais pas d'hier, reprit-elle: vous êtes très gai, mais très ardent. Le jour où vous serez pris, vous…

Il haussait les épaules.

– Ah! je suis bien tranquille, allez. Mais pourquoi me demandiez-vous si j'étais libre ce soir?

– Voilà: je ne joue pas; je n'ai rien à faire. Vous seriez bien gentil de m'emmener dîner. Le directeur de la Renaissance m'a envoyé une loge pour son théâtre. Ça nous ferait une bonne soirée. Qu'en dites-vous?

– Je dis que cela me va.

– Alors, c'est convenu. Vous passerez me prendre?

– A sept heures.

– Merci, Jacques. Vous êtes gentil comme les amours. A ce soir. Je ne veux pas vous importuner davantage. Nous avons tous les deux à travailler. Moi, je répète jusqu'à cinq heures.

Elle s'en allait, avec un sourire malicieux, comme si elle caressait une arrière-pensée. Ah! il était… veuf, le beau Jacques? La rupture tombait à merveille. Le jeune homme l'intimidait un peu. Jusqu'à ce jour, il se trouvait toujours engagé dans un un lien quelconque. Il redevenait libre? tant mieux. L'artiste ne cherchait pas si loin. Il aimait Aurélie d'une bonne amitié bien franche, et jamais il ne lui serait entré dans l'idée de lui faire la cour. Elle évoquait pour lui tous les souvenirs tristes et doux de son enfance; mais elle n'éveillait ni son désir ni sa curiosité. Il travailla toute la journée, n'interrompant sa besogne que pour recevoir quatre ou cinq personnes, auxquelles il avait permis de voir le Vercingétorix. Vers le soir, son élève lui remit un mot du docteur Grandier, l'avertissant qu'il viendrait le lendemain avec deux dames de ses amies. La lettre lui fit plaisir. Il adorait l'illustre savant. A six heures, content de sa journée, il s'en alla d'un pas léger rue Lambert dire à sa mère qu'il ne dînerait pas avec elle. Il savait qu'elle se réjouissait toujours, quand il prenait une distraction.

– C'est gentil, une partie fine à nous deux, s'écria Aurélie, en entrant dans le cabinet particulier où Jacques la conduisait.

Elle portait une toilette délicieuse: jamais elle n'avait été plus jolie. Ses cheveux roux, superbement tordus sur la nuque, jetaient des tons ambrés sur son visage pâle, éclairé par ses yeux gris, spirituels et vifs. Au théâtre, elle jouait les coquettes avec une verve mordante. L'habitude aidant, elle continuait le rôle dans la vie réelle. Ses reparties vives, quelquefois impertinentes et acérées, lui avaient acquis très vite la réputation d'une femme d'esprit. Ce soir-là, plus en verve que jamais, elle désirait que son esprit brillât sous toutes ses facettes, comme un diamant bien taillé. Jacques s'amusait franchement. Jeunes et bien portants tous les deux, ils s'égayaient ainsi que des gamins faisant l'école buissonnière. Le dîner fini, assis l'un près de l'autre, sur le banal canapé de velours rouge, ils se sentaient bercés par la jouissance d'une digestion agréable. Tout à coup, Aurélie se leva.

– Et le théâtre? Nous allions l'oublier!

Il est probable que, malgré son succès, l'opérette à la mode n'amusait pas Aurélie; peut-être aussi voulait-elle en jouer une autre dans l'intimité, une opérette à deux avec couplets alternés. Au bout d'une demi-heure, elle dit tout bas à son ami:

– Cette pièce est insipide. Nous gâtons notre soirée. Venez-vous prendre une tasse de thé chez moi?

– Volontiers.

La comédienne habitait rue des Pyramides. Avec beaucoup de goût et un peu d'argent, il est facile de s'organiser un nid délicieux.

– C'est bien joli chez vous, dit Jacques; j'y viens toujours avec plaisir.

– Vous êtes un impertinent, répliqua-t-elle. Vous venez pour le logis, et non pour la locataire. Bon! voilà que Rosalie n'a pas allumé le feu dans le salon. Passons dans mon boudoir: là, au moins, nous pourrons nous chauffer. Je vous laisse une minute. Vous m'excusez?