Tiens, laisse-moi tranquille, tu m'exaspères. (Au soldat.) C'est M. Daniel qui vous a remis cette lettre?
Oui, monsieur.
«Monsieur, je viens de passer la semaine chez ma tante, Mme Dubois, qui habite le bourg de Vic-sur-Cère, dans le Cantal. Me voici de retour avec elle. Je vous serais reconnaissant de vouloir bien m'accorder un rendez-vous…»
Me suis-je trompée de beaucoup?
Tu es sorcière.
Dites au capitaine qu'il peut venir. Je l'attends. (Le soldat sort. Il se frotte les mains.) Il sera bientôt ici, puisqu'il demeure en face.
Pourquoi te frottes-tu les mains?
Parce que je suis content.
Évidemment. Mais pourquoi es-tu content?
Parce que… (A Édith.) Mon enfant, tu devrais aller faire un bout de toilette, un rien. Nous aurons probablement ce soir du monde à dîner, et…
Je comprends.
Je ne suis pas fâché d'avoir éloigné Édith. Mes chers amis, sachez que je suis au comble de mes vœux.
Bah!
Cela ne vous étonne pas de voir que le capitaine sollicite gravement un rendez-vous au lieu de venir comme d'habitude?
En effet.
Moi pas. Il va te demander la main d'Édith. Tu la lui donneras et tu feras bien. C'est un brave garçon.
Tu marierais ta fille avec cet artilleur?
Certainement!
Mon frère, vous allez!..
Eh bien, oui. Je suis ton frère; tout le monde le sait. Ce n'est pas la peine de le répéter… Tu ferais bien mieux de me tutoyer. D'ailleurs, depuis un mois, j'indiquais à Daniel par tous les moyens possibles que sa recherche serait agréée. Il avait l'air de ne pas comprendre. On eût dit qu'il n'osait pas.
Quand on n'ose pas… c'est mauvais signe.
Allons, voyons, ma bonne amie…
Et ce sera de ta faute, s'il arrive un malheur. Je t'avais prévenu. Tu as accueilli ce M. Daniel presque sans le connaître.
Sans le connaître! Il est capitaine à vingt-cinq ans!
La belle avance! Othello était amiral: ça ne l'a pas empêché d'assassiner sa femme!
O Shakespeare!
Tu lui as ouvert ta maison sans avoir eu le temps de l'apprécier.
Je l'apprécie, puisque je sais qu'il est millionnaire.
C'est un garçon hautain, cassant, incapable d'éprouver des sentiments passionnés. Il a fait un traité sur l'hérédité physique et morale!
Et puis pas romanesque.
Il manque de surface. Où est sa famille? On ne l'a jamais vue. Daniel! Il s'appelle Daniel!.. Est-ce que c'est un nom, ça? Ce garçon est, j'en jugerais, d'une famille de paysans, enrichie dans le commerce des bestiaux. Belle alliance pour ma nièce!
Assez, Césarine!
Godefroy!
Tu peux t'indigner, me maudire et même me déshériter, cela m'est, parbleu! bien égal. Daniel!.. tout court, tu entends?.. Daniel me plaît; c'est un homme de cœur, estimé de ses chefs, aimé de ses amis. Si Édith le trouve à son goût, c'est une affaire réglée. Certes, je soupçonne bien qu'il ne sort pas de la cuisse de Jupiter. Je suis de ton avis sur ce point-là; une fois n'est pas coutume. Cette tante qu'il nous amène est, j'imagine, une vraie paysanne, probablement enrichie dans le commerce des bestiaux, comme tu dis. Est-ce que nous sommes des Montmorency, nous autres? D'ailleurs, tu connais mes idées. Je t'ai mille fois répété que j'étais un homme indépendant, au-dessus des préjugés. Je prendrai le capitaine pour gendre, si, comme je l'espère, Édith y consent. Tant vaut l'intelligence, tant vaut l'homme.
Quand l'homme vaut un million!
Mon compliment. Tu as parlé trois minutes sans dire une bêtise.
Le capitaine Daniel!
Enfin!
Vous voici donc, mon cher!
Monsieur… (Saluant Césarine.) Je vous présente mes hommages, mademoiselle.
Vous êtes bien bon, monsieur. (Elle le lorgne.) Édith l'aime… Il n'a pourtant rien d'extraordinaire.
Madame votre tante est arrivée avec vous?
Oui, monsieur.
J'espère que nous aurons bientôt le plaisir de la connaître. Mais pourquoi diable me demander un rendez-vous de façon solennelle? Est-ce que ma maison ne vous est pas ouverte?
C'est que j'ai à vous parler de choses graves.
Un entretien particulier?
Oui, monsieur.
Je vois que je suis de trop et je me retire.
Non, mademoiselle; vous êtes la sœur de M. Godefroy, et, comme telle, je vous prie de vouloir bien rester.
Je vous laisse. (A Daniel.) Vous savez que je vous suis acquis, mon cher capitaine. Si vous avez besoin de moi…
Je le sais, monsieur, et vous remercie du fond du cœur.
Maintenant que nous sommes entre nous, mon cher ami… Mais asseyez-vous d'abord, je vous prie.
Quand j'ai eu l'honneur de vous être présenté, il y a deux mois, au bal de la Préfecture, vous avez été assez bon pour m'accueillir de tout cœur. Votre maison m'a été ouverte. Puis, les semaines ont passé, et un jour j'ai senti que je n'avais pu voir mademoiselle votre fille sans l'aimer…
J'étais sûr qu'il allait faire sa demande!
Décidément, il n'a rien d'extraordinaire.
Avant d'aller plus loin, monsieur, permettez-moi de vous adresser une question. Dans mes rapports avec vous, ai-je agi autrement que ne doit le faire un galant homme?
Quelle idée!
C'est que plusieurs fois j'ai voulu causer avec vous de ma position, de ma fortune, de ma famille…
C'est inutile.
Permettez-moi d'insister.
C'est inutile, vous dis-je! Vous êtes riche, bien de votre personne, officier, décoré, dans une situation superbe…
Vous m'avez toujours interrompu de cette manière-là! Pourtant aujourd'hui il faut que nous abordions cette question. Ma tante, madame Dubois, est arrivée ce matin à Montauban. Elle viendra vous adresser officiellement une demande en mariage. Auparavant…
Auparavant, je n'ai rien à apprendre. Votre vie est au grand jour, n'est-il pas vrai? Vous aimez ma fille, et j'espère qu'elle vous aimera. Que faut-il de plus? Vous êtes d'une famille de paysans, hein? Je l'ai deviné. Que m'importe! Je suis un homme indépendant, au-dessus des préjugés! C'est vous qu'Édith épousera, non votre famille. Si vous étiez pauvre, je vous la donnerais tout de même. (Césarine tousse très fort. Godefroy reprend, avec dignité.) Tu dis?
Je ne dis rien, je tousse. Continue.
J'ajouterai même que je voudrais que vous eussiez quelque chose de grave à me confier, capitaine, pour vous prouver le cas que je fais de vous.
J'ai, en effet, quelque chose de grave à vous confier.
J'en étais sûre!
Je n'ai pas de famille, monsieur, parce que je n'ai jamais eu ni père ni mère. Je suis enfant naturel.
Enfant naturel!
Tiens! tiens! tiens! il a donc un roman dans sa vie, ce garçon?
Enfant naturel! et je ne l'apprends qu'aujourd'hui! Comment! vous êtes venu dans ma maison, vous avez jeté les yeux sur ma fille, et vous n'avez pas eu la sincérité…
Lorsque j'ai eu l'honneur d'être reçu chez vous, j'ignorais que je dusse aimer mademoiselle votre fille. Je n'avais donc rien à vous confier.
Mais depuis, monsieur!
Depuis, j'ai voulu plusieurs fois aborder cette question, vous m'avez toujours interrompu dès les premiers mots; et tout à l'heure encore.
Il fallait insister!
J'ai cru que vous aviez pris des renseignements. Au régiment, on n'ignore pas mon secret: l'armée est une grande famille dont tous les membres doivent se connaître entièrement, étant solidaires les uns des autres. Le jour où l'on a fait allusion à ma naissance, je l'ai avouée sincèrement, estimant que je n'ai ni à m'en cacher ni à en rougir. Je n'avais pas de nom; j'ai tâché de m'en faire un.
Moi, je ne savais rien, monsieur; autrement je vous aurais fait comprendre…
Que je devais renoncer à l'espoir de votre alliance? Mon Dieu, monsieur, je ne suis pas un enfant, je connais la vie et les hommes: j'ai déjà eu le temps d'en souffrir. Vous entendant constamment parler de votre indépendance d'esprit, j'ai cru que vous vouliez m'indiquer ainsi que la tache de ma naissance n'en était pas une à vos yeux.
Certes, monsieur, je suis un esprit libéral, mais…
Un enfant de l'amour! il est très bien.
Vous m'avez dit souvent que vous vous mettiez au-dessus des préjugés.
Des préjugés des autres, pas des siens.
C'est cela, des préjugés des autres, pas des miens! (Se reprenant.) Qu'est-ce que tu me fais donc dire, Césarine? Je vois que vous ne connaissez pas la province, monsieur. Si je vous donnais ma fille, les rues de Montauban se dépaveraient toutes seules pour me jeter des pierres! Dans nos petites villes, on est d'un rigorisme impitoyable. Probablement parce que chacun est ennuyé de ses propres affaires, tout le monde s'occupe de celles du voisin. Que voulez-vous que j'y fasse? Si j'habitais Paris, je ne dis pas, mais Montauban! Ce n'est pas votre faute… s'il y a… hum!.. une irrégularité dans votre naissance. Mais enfin, je ne pouvais pas me douter… Il n'y a pas moyen… on gloserait, on crierait; non, vraiment, il n'y a pas moyen.
Je me retire, monsieur.
Il est bien mieux que Montjoie.
Il ne me reste plus…
Un enfant de l'amour! En effet il a quelque chose…
Il ne me reste plus qu'à vous faire agréer mes excuses pour l'ennui que je vous cause. Pardonnez-moi, car je suis bien malheureux.
Il est malheureux!.. Ah! il me plaît de plus en plus.
Je préfère ne plus revoir mademoiselle Édith. Daignez lui expliquer, mademoiselle, qu'un empêchement imprévu…
Il souffre: il est parfait.
Monsieur, mademoiselle…
Restez donc.
Césarine!
Laisse, laisse, je sais ce que je fais. Restez donc, monsieur Daniel. Eh! mon Dieu, est-ce qu'on s'en va comme cela, tout de suite, sans avoir eu le temps de causer?
Mademoiselle…
Oui, mon frère n'est pas si méchant qu'il en a l'air. Il est assez raisonnable pour comprendre qu'on ne décide pas en cinq minutes une affaire aussi grave qu'un mariage. C'est bien le moins qu'on y réfléchisse mûrement, sagement… Édith aime Daniel, Montauban dira ce qu'il voudra; il faut qu'elle l'épouse.
Votre conduite, mademoiselle, est de la dernière inconvenance!
Si tu savais combien cela m'est égal! (A Daniel.) Oui, Édith vous aime; je mentirais en vous disant que j'ai été ravie lorsque j'ai reçu sa confidence. Non, je n'ai pas été ravie… Mon excuse, c'est que je ne vous connaissais pas encore. Eh bien, faisons connaissance. Madame Dubois est votre seule parente?
Oui, mademoiselle. C'est la sœur de ma mère, qui est morte en me mettant au monde. La pauvre créature avait été séduite à seize ans, à l'âge où une femme ne sait pas se défendre, et j'ai gardé pour elle une tendresse infinie: je l'ai vue si souvent avec ma pensée! J'ai été élevé à la campagne. Lorsque j'eus grandi, on me fit entrer au collège d'Aurillac, où j'ai continué mes études. Ma tante est la seule personne qui se soit occupée de moi. Sans elle, j'eusse été bien réellement seul au monde. J'atteignais ma onzième année, quand elle s'installa en Auvergne, à mes côtés. Elle venait d'éprouver de grands chagrins; j'étais l'unique affection qui lui restât. Elle me l'a prouvé noblement, je vous le jure. Aucune mère n'a été meilleure ni plus tendre. Aussi je me trompais un peu quand je vous disais tout à l'heure que je n'en avais pas eu: c'était renier la chère femme.
Tu n'es donc pas ému, toi?
Ému… ému!
Continuez!
Ma famille était riche. Ma mère m'avait laissé en mourant cinq ou six cent mille francs. Ma tante se chargea de faire valoir et d'augmenter ma petite fortune… Elle sentait sans doute qu'il fallait me mettre en état de compenser un jour l'irrégularité de ma naissance: c'était sa tâche à elle. La mienne était de travailler résolument, et d'arriver au premier rang, si je pouvais. Lorsque je suis entré à l'École polytechnique, j'ai dû fournir mes papiers de famille. Hélas! pour moi, c'était bien simple: une feuille déclarant qu'à telle date un enfant nommé Daniel était né de père et mère inconnus. Quelques-uns de mes camarades furent au courant de ma situation; je crois cependant que la plupart l'ignorèrent. Certains me témoignèrent de la froideur; je m'éloignai d'eux, sans leur en vouloir: je les plaignais de ne pas comprendre qu'étant plus heureux que moi ils devaient m'en aimer davantage. Je sortis de l'École dans les premiers; je préférai devenir soldat, m'imaginant qu'il me serait plus aisé de conquérir ainsi une illustration personnelle. Puis l'armée me serait une famille, et je gardais l'espoir constant d'une prompte action d'éclat. J'ai toujours pensé que le sang versé pour le pays est un commencement de noblesse. Je fus assez heureux pour me distinguer pendant la guerre, et j'obtins un avancement rapide. Tout marchait donc selon mes désirs; j'entrevoyais la réalisation prochaine de mon rêve, quand un hasard changea ma vie, bouleversa mes idées, et m'ouvrit un nouvel horizon: je rencontrai votre fille, et je l'aimai.
Il est bien plus romanesque que tous les Montjoie du monde!
Que vous dirais-je que vous ne sachiez déjà? Je lui ai appartenu dès la première minute. Quand j'ai voulu raisonner mon sentiment, il était trop tard, et c'est alors que la pensée me revint de ma position difficile. Je m'interrogeai froidement pour savoir si je pourrais oublier: il ne me fallut pas longtemps pour démêler la vérité. Jusqu'à ce moment je n'avais vécu que par l'ambition; ambition noble, je le dis franchement, puisqu'il s'agissait pour moi de monter si haut que nul ne pût avoir la fantaisie de mesurer d'où je venais. Ce fut fini; gloire rêvée, noblesse conquise disparurent; je ne pensais plus qu'à elle, je ne vivais plus que pour elle. Tout mon cœur était enfermé dans votre maison. Quand j'apercevais mademoiselle Godefroy dans la rue, je la saluais, je la regardais passer, et j'emportais du bonheur en moi pour toute la journée. Vingt fois l'aveu de mon amour a brûlé mes lèvres: je l'ai retenu; il m'aurait semblé commettre une mauvaise action. Et cependant je n'ai pas été surpris quand mademoiselle Césarine m'a dit que sa nièce m'aimait. Comment ne se fût-elle pas sentie enveloppée par ma tendresse! Voilà ma confession tout entière. Pardonnez-moi d'avoir plaidé ma cause si longuement… Mais à la seule idée que je la perdais, j'ai cru…
Osez donc refuser votre fille à un capitaine qui pleure! Je vous donne ma nièce, monsieur! (A Daniel.) Mais, mon cher garçon, vous êtes tout uniment le neveu de mes rêves! Et je m'imaginais que vous n'étiez pas romanesque, vous qui êtes un roman à vous tout seul!
Eh! tu vas, tu vas… Certainement Daniel est un parti excellent. Ce n'est pas moi qui dirai le contraire. Sa réputation est intacte: d'accord. Mais, que diable!.. un enfant naturel…
Tiens! tu n'es pas digne d'être mon frère! Je soutiens, moi, que cette naissance illégitime est un avantage… Aux temps glorieux de la chevalerie, le bâtard était réputé gentilhomme. Il me suffira de citer l'exemple bien connu de l'illustre Roscelin, né des amours de la belle Zénire et de Tristan de Léonnois. Daniel n'a pas de famille! Nous serons la sienne. De cette façon nous ne perdrons Édith qu'à moitié. Ne me parlez pas de ces gendres suivis d'une ribambelle de beaux-pères, de belles-mères et de belles-sœurs!
Mais Montauban? Que dira Montauban, ma bonne amie?
C'est l'opinion de Montauban qui te fait peur? Quitte Montauban, va à Paris! D'ailleurs nous pouvons rester ici et faire le mariage sans éclat, on n'y verra rien.
Es-tu sûre au moins qu'Édith l'aime?
Si j'en suis sûre! Si j'en suis sûre? (Elle sonne. – Un domestique entre.) Tu vas voir! Priez mademoiselle de descendre au salon. Son père et moi désirons lui parler.
Oh! mademoiselle…
Vous voilà bien ému, mon pauvre garçon. Je gage que vous voudriez me jurer une gratitude éternelle. Inutile. Qu'Édith soit heureuse, et nous sommes quittes.