La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Z serii: Biblio 17 #225
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Le retour des Italiens et des innovations culturelles

DansLouis XIV la livraison de mai 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay condamne à nouveau les cultures italienne et espagnole à cause « des representations de farces, & de quantité de Comedies modernes si triviales, que tout leur merite pour attirer la risée des spectateurs, roule souvent sur la saleté d’une équivoque, ou sur l’effronterie d’une phrase impudente1 ». Or, lorsque le directeur du périodique publie ce constat, celui-ci est déjà dépassé et ne reflète plus l’esprit de ses contemporains2. Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans en est le responsable puisqu’il n’entame pas seulement une révolution politique en modifiant amplement le testament de Louis XIVLouis XIV, mais également en changeant de politique culturelle. Si le roi-soleil a banni les comédiens italiens de Paris en 16973, le Régent les rappelle et ce retour est accompagné d’une série de contributions dans le Nouveau Mercure galant qui célèbre la langue et la culture italiennes. Celles-ci seront étudiées dans un premier temps avant qu’une autre innovation de la Régence – les bals de l’Opéra – soit évoquée.

Déjà un mois avant cette attaque contre la culture italiennes, c’est-à-dire dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1716, Le Fèvre de Fontenay monte au créneau pour défendre la langue de Dante : après les énigmes, il résume brièvement – sur quelques pages – l’actualité des différents théâtres parisiens et conclut son récit avec une petite réflexion enthousiaste à l’égard de la Comédie-Italienne : « La nouvelle la plus interessante que je croye pouvoir à present vous apprendre, c’est qu’on nous promet pour le 20. du mois prochain, l’ouverture de la Comédie-Italienne4. » Il semblerait que certains lecteurs et amateurs du théâtre soient pourtant sceptiques et aient peur de ne rien comprendre à l’intrigue. En tant que bon vendeur, le responsable de la revue prend cette crainte au sérieux et, patiemment, il leur explique :

[L]a langue [italienne] […] est tres facile pour tout le monde, qu’elle en a second lieu beaucoup de rapport avec la langue Latine, ce qui est d’un grand secours pour ceux qui la sҫavent, de plus j’ajoûte qu’elle a beauocup de conformité avec la Franҫaise […]. Enfin ce sera pour tous ceux qui ignorent l’Italien qui est la plus galante & la plus délicate langue du monde, une école où ils l’apprendront en tres peu de tems, & un plaisir reglé toujours nouveau pour ceux qui la sҫavent5.

Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait donc un effort et cherche à réduire la peur du contact. De plus, il ne se contente pas d’inciter une seule fois ses lecteurs à apprendre l’italien, mais plusieurs fois, et ainsi, il répète quasiment ce même discours dans les livraisons de mai6 et juin 17167. Dans ce dernier numéro, il va encore plus loin et introduit même une histoire d’une « Aventura Amourosa [sic] » en italien8.

Hormis la défense de la langue, Le Fèvre de Fontenay fait également de la publicité pour les comédiens italiens. Après avoir annoncé les premières représentations dans la livraison d’avril 1716, il en fait le compte-rendu dans le numéro suivant, celui de mai 1716 : « Le 18. de ce mois les Comediens italiens de Son Altesse Royale Monseigneur le Duc d’Orleans Regent, representerent pour la premiere fois dans la Salle de l’Opera, une Comedie Italienne intitulée l’Heureuse surprise. Jamais spectacle fut honoré d’une plus belle Assemblée9. » Et Le Fèvre de Fontenay poursuit en soulignant non seulement la qualité du public, mais également le fait qu’il soit possible de suivre l’intrigue sans comprendre l’italien. D’après lui, tout le monde peut « voir dans toutes […] [les] Pieces [des Italiens] un jeu continuel de mouvements, d’attitudes & d’actions si variées, si justes, & si naturelles, qu’elles […] [l’] occuperont toûjours agréablement, & […] [lui] faciliteront l’intelligence des choses qu’ils representent10 ». Puis, il précise que même les concurrents des Italiens – « les Comediens Franҫois11 » – approuvent leurs productions et les considèrent comme « d’excellents Acteurs12 ».

Or, toutes ces louanges n’empêchent pas certains contemporains de la revue de se prononcer contre la Comédie-Italienne et d’en être scandalisés13. Dans le Nouveau Mercure galant de juin 1716, Le Fèvre de Fontenay leur répond que ces pièces ne sont ni meilleures ni pires que certains textes d’auteurs français, comme par exemple « Scaron, PaulScaron, Marot, ClémentMarot & Rabelais, FrançoisRabelais14 ». Et puis, digne d’un Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle qui défend dans son Digression sur les Anciens et les Modernes l’idée d’une égalité des peuples15, le responsable du périodique excuse certains traits spécifiques du théâtre italien en rappelant à son public que « [c]haque peuple a ses Us & Coûtumes16 ». Et par conséquent, il est parfaitement acceptable pour Le Fèvre de Fontenay qu’une bonne pièce de théâtre ne suive pas forcément les règles de « nostre Theatre Franҫois17 ». Il conclut ensuite cette défense de la Comédie-Italienne par un éloge des acteurs :

Pour ce qui regarde les Acteurs & Actrices, je n’en parleray pas davantage ; chacun est d’accord sur cet article, & il n’y a personne qui ne convienne de leur merite. Arlequin est le plus joly, le plus fin & le plus gracieux Arlequin qu’on puisse voir ; & le Signor Lelio est, de l’aveu même de ses Emules, un des plus sҫavans & des plus grands Comediens de l’Europe18.

Cette déclaration d’amour pour le théâtre italien de la part d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay et sa forte présence dans le périodique mérite une explication. D’un côté, cet engouement pour la Comédie-Italienne traduit certainement la mission première du périodique qui veut informer les provinciaux de la situation parisienne. Ainsi, le Nouveau Mercure galant ne fait que suivre et divulguer l’évolution récente de la vie culturelle. Cependant, même d’un simple point-vue culturel, il s’agit d’une importante démarcation du siècle de Louis XIVLouis XIV. D’après Marc Fumaroli, un des enjeux centraux de la Querelle des Anciens et des Modernes est « la supériorité et l’autonomie absolues du français19 ». De ce fait, force est de constater que ce combat n’a apparemment plus lieu au printemps 1716 et qu’une nouvelle époque a déjà commencé.

De l’autre côté, il ne faut pas oublier l’engagement personnel de Le Fèvre de Fontenay qui essaie pendant plusieurs mois d’intéresser le public à cette nouveauté qui fut introduite par le pouvoir politique. De plus, le périodique profite d’un privilège royal et son directeur cherche depuis l’automne 1715 à se rapprocher du Régent. Par conséquent, il paraît pertinent de suggérer que ce revirement culturel, qui souligne la fonction de porte-parole de la revue, est motivé par le souci de plaire au Régent et donc par la volonté de ne pas perdre la direction du périodique. Ou, pour à nouveau citer Fumaroli, cette imbrication d’intérêts montre bien dans quelle mesure les Modernes – du moins quelques-uns – sont des « laudateurs dépourvus de talents20 » dont le seul souci est de plaire aux autorités.

Ce soutien se manifeste également dans une autre question : les bals masqués. Certes, il s’agit d’une question moins politique, si on fait abstraction de l’éventuelle problématique de la morale publique. Néanmoins, nous pouvons à nouveau observer que le Nouveau Mercure galant transmet une image positive d’une nouveauté introduite par le Régent. Ainsi, par la suite, nous nous concentrerons sur la dimension politique de l’inauguration du bal de l’Opéra telle qu’elle se présente dans la revue et non pas sur la production littéraire qui en découle dans les pages du périodique. Bien que l’on puisse établir un lien entre ces textes, les bals et la vie publique en se référant à Alain Viala, il en sera question ultérieurement.

À en croire Richard Semmens, des bals comparables à celui de l’Opéra ont déjà existé à Venise et en Angleterre et la France a elle-même sa propre tradition des bals. Or, à l’inverse de ceux-ci21, les bals de l’Opéra ne sont ni réservés à un public précis ni sujets à un programme établi d’avance. Ce sont également les informations qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay divulgue auprès de son lectorat : dans la livraison de janvier 1716, il écrit, par exemple, à propos des bals de l’Opéra : « Chaque Masque y est receu moyennant le prix & somme d’un écu. C’est à ce tître qu’il acquiert le plaisir […] de danser, ou de de s’entretenir à la faveur de son masque22. » Il n’y a donc aucune restriction et tout le monde peut assister à ces bals. Ce fait est illustré plus tard dans le même numéro du périodique par l’exemple d’« une des plus grasses Tripieres de Paris23 » qui se fait passer pour une belle dame de la haute société. En outre, Le Fèvre de Fontenay observe qu’il n’y a guère de règles ou de danses imposées par les organisateurs des bals, mais, initialement, il ne semble du moins pas convaincu du bien-fondé de ce concept : « [I]l est tout à fait impertinent de voir dans une assemblée aussi brillante par le nombre & les graces des Dames qui s’y trouvent tous les jours, un tas de jeunes étourdis qui dansent entr’eux, toute les danses qu’il leur plaît24. »

Cependant, malgré ce petit défaut, Hardouin Le Fèvre de Fontenay donne une description relativement positive des bals de l’Opéra :

Le spectacle de Paris, le plus suivi à présent & le plus agréable en même temps, est celui dont les Directeurs de l’Opera regalent le public tous les Lundy, les Mercredy & les Samedy de chaque semaine. C’est un Bal établi avec tant d’ordre, de lumières, & de propreté, qu’il est devenu le divertissement de Paris le plus à la mode25.

Un peu plus loin, il déclare que « cet établissement a été inventé fort à propos, dans une Ville comme Paris, où il faut absolument des plaisirs26 ». Le responsable fait donc de la publicité pour ces événements tout en informant ses lecteurs provinciaux de la dernière mode parisienne. Si la couverture de ce nouvel événement socio-culturel le prend apparemment de court en janvier 1716 – il n’y accorde que 12 pages27 –, Le Fèvre de Fontenay se rattrape un mois plus tard et consacre presque 100 pages aux bals de l’Opéra. Ainsi, il en souligne la grande importance sans pour autant entrer dans une réflexion sur les raisons d’être de ce nouveau divertissement28.

 

En somme, l’exemple du bal de l’Opéra montre à nouveau l’aptitude d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay à soutenir la politique royale. Tout comme dans le cas de la Comédie-Italienne, il promeut une innovation majeure de la Régence et suit – presque aveuglément – la direction choisie par les autorités.

Afin de conclure ce sous-chapitre, force est de constater que le Nouveau Mercure galant a sans aucun doute contribué à une certaine démarcation du siècle de Louis XIVLouis XIV en particulier, mais également du pouvoir politique en général sans pour autant prendre la position d’une opposition fondamentale. D’une part, la revue semble mettre le Régent en garde contre les dérives d’une politique trop ambitieuse – principalement s’il s’agit d’un lecteur averti qui sait lire entre les lignes. Et de l’autre, il est intéressant d’observer que les plumes du Nouveau Mercure galant défendent d’abord violemment la suprématie de la langue et de la culture françaises pour chanter ensuite les louanges du théâtre italien. Ainsi, Hardouin Le Fèvre de Fontenay illustre parfaitement la fonction politique d’une revue semi-officielle, c’est-à-dire dotée d’un privilège royal, qui soutient sans se poser trop de questions la politique et les orientations du pouvoir en place.

3. Rôle des femmes
3.1 La femme dans le champ littéraire naissant

La Querelle des Anciens et des Modernes fut également une Querelle des Femmes : la « Satire X » de Nicolas Boileau, NicolasBoileau, dans laquelle il se moque des vices des femmes, et la réaction de Charles Perrault, CharlesPerrault, qui entame une défense du beau sexe dans son Apologie des femmes, en témoignent1. Ainsi, il peut être observé que deux débats, qui ont tous les deux leurs propres histoires et traditions, convergent et forment une symbiose fructueuse, puisque génératrice de réflexions riches et controverses. Cette « sous-querelle2 » – pour reprendre les termes de Rotraud von Kulessa – qui oppose Boileau, NicolasBoileau et Perrault, CharlesPerrault illustre donc bien la grande productivité des différentes querelles à l’époque moderne en général et au siècle de Louis XIVLouis XIV en particulier. Étant donné que la Querelle d’Homère constitue non seulement un moment-clef de la Querelle des Anciens et des Modernes, mais qu’une femme savante, Anne Dacier, en est également une protagoniste, la question de savoir si la Querelle des Femmes a aussi des répercussions dans le Nouveau Mercure galant s’impose.

À en croire Gisela Bock et Margarete Zimmermann, plusieurs questions devront être étudiées. Par exemple, il sera intéressant d’analyser qui prend la parole pour énoncer quoi : des hommes parlent-il des femmes ou des contributrices prennent-elles la plume pour définir les qualités qui distinguent les femmes3 ? Deuxièmement, il faut bien expliquer le comportement féminin idéal mis en avant dans ces contributions4. En outre, dans ce contexte, il faut également vérifier une autre hypothèse de Bock et Zimmermann qui prétendent que les Modernes prennent en général position en faveur des femmes et que les Anciens les critiquent5. La controverse de Boileau, NicolasBoileau et de Perrault, CharlesPerrault évoquée en début de chapitre semble soutenir cette idée, mais cet exemple pourra-t-il être généralisé ?

Avant de reconstruire l’image que les contributeurs au Nouveau Mercure galant dressent d’Anne Dacier, il sera nécessaire d’étudier jusqu’à quel degré les commentaires sur la Querelle d’Homère constituent un prétexte afin de se prononcer sur ce qui caractérise le comportement digne et exemplaire d’une galante femme.

Les femmes et les érudites

Une première question soulevée est celle de savoir si les femmes doivent acquérir une érudition savante ou, au contraire, si elles peuvent s’en passer. Sans aborder les défenses et critiques de l’érudition en général qui seront discutées dans la partie consacrée à la dimension épistémologique de la Querelle d’Homère, il faut constater que cette problématique semble passionner les lecteurs et contributeurs au Nouveau Mercure galant.

Dans la livraison d’avril 1715, « un galant homme1 » publie une lettre qui reproduit une discussion probablement fictive et d’abord tranquille, mais par la suite, de plus en plus animée entre deux femmes : une Blonde, la représentante des Anciens dans le dialogue, et une Brune, qui est proche des Modernes. Après quelques échanges de politesse, la Blonde loue Anne Dacier de manière excessive puisqu’elle libérerait les femmes et leur ouvrirait de nouveaux champs d’action : « [S]on exemple [de Dacier] suffit à faire voir l’injustice des hommes qui nous veulent exclurre de la République des Lettres, & qui non contents de nous faire un crime de l’usage de nos cœurs, nous interdisent encore l’usage de nostre esprit2. » Ainsi, la représentante des Anciens souligne que les femmes peuvent être les égales des hommes. Y compris la Brune, à savoir la Moderne du dialogue, est obligée d’admettre que les femmes ont « toutes interest à […] applaudir [Madame Dacier]3 ». Par conséquent, et malgré le fait que par la suite, l’auteur de cette lettre fasse triompher sa Moderne, il paraît partager l’opinion de son Ancienne quant à cette question précise et dénonce l’éviction des femmes de la République des Lettres.

Certes, il se peut qu’il s’agisse d’une simple captatio benevolentiae étant donné l’orientation féminine de la revue, mais, de la même manière, ces lignes traduisent également un sentiment plus largement partagé à l’époque de la galanterie. En 1673, François Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre consacre un livre à la question – De l’Égalité des deux sexes – et il y écrit : « C’est pourquoi il n’y a aucun inconvénient que les femmes s’appliquent à l’étude comme nous. Elles sont capables d’en faire aussi un très bon usage et d’en tirer les […] avantages que l’on en peut espérer4. » Mais – tout comme Fénelon, François Salignac de La MotheFénelon, qui a d’ailleurs également rédigé un traité sur l’éducation des filles – Poullain de La Barre, FrançoisPoullain de La Barre met les lecteurs en garde contre « la figure repoussoir de la précieuse, vaine curieuse et mal disante5 ».

Une pareille observation peut également être faite par les lecteurs dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 : si l’auteur de la contribution en question ne s’oppose pas à l’idée de son Ancienne, il explique néanmoins qu’il y a des qualités davantage nécessaires chez les femmes : la Moderne fictive, la porte-parole du contributeur, soutient que Anne Dacier aurait dû conserver « toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent si bien6 ». De cette façon, l’érudition est réduite à une qualité négligeable et non-nécessaire aux dames. Déjà, Madelaine de Scudéry, Madelaine deScudéry n’y accorde pas trop d’importance. Dans le tome X de son Artamène ou le Grand Cyrus, elle constate : « Je suis loin de proposer que les femmes soient savantes, ce qui, à mon sens, serait au contraire une grande erreur7. » Avant elle, en louant Madame des Loges, Jean-Louis Guez de Balzac, Jean-Louis Guez deBalzac s’est exprimé d’une manière similaire et décrit le modèle d’une « femme […] qui vaut plus que tous nos livres et dans la conversation de laquelle il y a dequoy se rendre honneste homme sans l’ayde des Grecs ny des Romains8 ». D’autres vertus sont clairement plus importantes pour les galantes femmes, mais nous y reviendrons plus tard.

Cette mise à l’écart de l’érudition est approuvée non seulement par de nombreux contemporains, mais également par l’abbé de *** dont la « Comparaison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homere » est intégrée dans le numéro d’avril 1715 du Nouveau Mercure galant. Tout en exprimant son respect pour les connaissances philologiques d’Anne Dacier, il déclare : « Mme Dacier s’est élevée au-dessus de son sexe, & en deffendant Homere elle a plus fait qu’on ne doit attendre d’une Dame qui n’est point obligée d’avoir une si grande connoissance des belles Lettres, ny de sҫavoir le Grec9. » Distinctement, les auteurs grecs et latins ne constituent pas une priorité dans l’éducation d’une jeune fille10 et, à l’instar de l’auteur étudié précédemment, l’abbé de *** considère principalement Anne Dacier comme l’exception qui confirme la règle. Si les écrivains de l’Antiquité ne constituent donc pas un passe-temps recommandable pour les dames de la haute société, il faut s’interroger par la suite sur le type d’ouvrages qu’elles sont censées lire.

Une première réponse à cette question est certainement fournie par la présence régulière des nouvelles galantes dans le périodique qui était déjà évoquée dans l’introduction de ce chapitre. Effectivement, dans chaque livraison du Nouveau Mercure galant, les lecteurs peuvent découvrir une nouvelle histoire courte, inspirée du genre romanesque naissant11. Bien que ces contributions soient analysées de manière plus approfondie dans la deuxième partie principale du présent livre, il faut souligner ici la récurrence de ces textes dans le Nouveau Mercure galant, ce qui répond à la fois à une demande du public – masculin et féminin – et habitue ce même public à ce genre narratif naissant.

Hardouin Le Fèvre de Fontenay évoque par ailleurs à plusieurs reprises que ses lecteurs réclament des nouvelles galantes. Dans la livraison d’août 1714, il inclut par exemple une lettre d’un lecteur. Celui-ci ne prend pas de gants et demande de façon très directe à Le Fèvre de Fontenay : « Vous devez, en un mot, nous conter ce mois-ci les avantures d’une Moscovite avec un Lapon. Quand nous tiendrez-vous parole sur tous ces articles12 ? » L’auteur de ces lignes, qui prétend parler pour l’ensemble des lecteurs et lectrices de la revue, exige donc ouvertement que le responsable du périodique publie une histoire précise et déjà annoncée précédemment dans le Nouveau Mercure galant13. Force est de constater que cette revendication témoigne d’un intérêt incontestable pour les nouvelles galantes et que Le Fèvre de Fontenay s’empresse de satisfaire cette demande : dans les pages suivant cette prise de parole d’un lecteur, le responsable de la revue rédige l’histoire exigée, ce qui fait de la lettre de son lecteur une transition parfaite.

À cet exemple très concret de la forte demande de nouvelles galantes s’ajoutent des réflexions et avis plus théoriques qui illustrent bien le peu d’enthousiasme que suscitent les ouvrages apparemment démodés des auteurs gréco-latins. Revenons-en à nouveau à la lettre d’un « galant homme » qui paraît dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715 et qui met en scène une discussion entre une Ancienne, la « Blonde », et une Moderne, la « Brune ». Si la représentante du parti d’Houdar de La Motte prétend respecter Anne Dacier, elle formule néanmoins des reproches à son égard : « [M]ais ce que j’ay le plus de peine à lui pardonner, c’est qu’elle mêle dans sa querelle, les Romans & l’Opera. Qu’elle augmente nostre gloire à la bonne heure ; mais qu’elle ne retranche rien à nos plaisir14. » Ainsi, le contributeur anonyme à la revue suggère que la lecture des romans et la visite des opéras constituent un loisir typiquement féminin et il n’approuve pas la dénonciation de ces genres prononcée par Anne Dacier. La citation évoquée ci-dessus peut être interprétée comme une réponse aux Causes de la corruption du goût de l’érudite qui y écrit :

Mais nous avons encore deux choses qui nous sont partiuclieres, & qui contribuent autant que tout le reste à la corruption du goust. L’une, ce sont ces spectacles licentieux qui combattent directement la Religion & les mœurs […]. L’autre, ce sont ces Ouvrages fades & frivoles, dont j’ai parlé dans la Préface sur l’Iliade, ces faux Poëmes Epiques, ces Romans insensez que l’Ignorance & l’Amour ont produits15.

 

Quelques mois plus tard, l’idée que les romans s’adressent aux femmes, et spécialement aux jeunes femmes, est exprimée d’une manière dramatique : dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Le Fèvre de Fontenay publie la « Scene d’Arlequin, Deffenseur d’Homere » sans mentionner toutefois son auteur, Louis Fuzelier, LouisFuzelier16 : afin de distraire Grognardin, le père d’Angélique, qui s’oppose à l’amour de sa fille avec Leandre, Arlequin organise une mascarade et se présente en tant que « Bouquinides […] soûteneur d’Homere17 » à Grognardin. Il est accompagné par quatre serviteurs qui « apportent deux cabinets de Livres, ornez de deux grosses inscriptions. A l’un on lit ANCIENS, & à l’autre MODERNES18 ». Ce qui peut sembler paradoxal – un défenseur d’Homère qui voyage avec des livres des Modernes – est rapidement résolu : Leandre se cache dans la boîte « MODERNES » tandis que l’autre cabinet est rempli de livres d’auteurs gréco-romains. Et pendant qu’Arlequin conduit Angélique vers son amant caché, il entraîne le père vers les auteurs de l’Antiquité19.

Si l’intrigue de cette comédie n’est guère novatrice et rappelle les pièces de Molière [Moliere]Molière, la mise en scène retient notre attention. Pour le déroulement de l’action, il n’est pas nécessaire qu’il s’agisse de boîtes « MODERNES » et « ANCIENS ». Par conséquent, il faut supposer que Jean Fuzelier, LouisFuzelier tient à s’inscrire dans la Querelle d’Homère et à soutenir la cause des Modernes. Tout comme l’auteur de la « Lettre curieuse & tres-amusante » d’avril 1715, il n’estime pas que les jeunes femmes doivent lire les auteurs anciens. Selon lui, les livres qui correspondent le plus à leur goût sont les nouvelles galantes ou les romans. En revanche, les auteurs anciens sont destinés aux personnes moins habituées aux idéaux sociaux que sont la galanterie et l’honnêteté – le prénom du père d’Angélique paraît relativement explicite. En le nommant Grognardin, Fuzelier, LouisFuzelier a probablement pensé au verbe « grogner » ou à l’adjectif « grogneux ». Voici comment Antoine Furetière, AntoineFuretière les définit :

GROGNER. v. n. qui se dit au propre du cri des pourceaux. On le dit par extension des hommes, quand ils font un bruit & murmure sourd, & qui n’est pas articulé, lors qu’ils sont mescontens, ce qui imite assez le cri du pourceau. […] GROGNEUX, EUSE. adj. Celuy qui grogne, qui murmure tout bas, qui fait la mine & qui tesmoigne du chagrin20.

De cette manière, Fuzelier, LouisFuzelier distingue clairement entre le public ordinaire – apparemment quelque peu misanthrope – des auteurs anciens et celui des ouvrages contemporains. En outre, il signale qu’une jeune femme est le prototype de la lectrice des romans et nouvelles galantes.

Ainsi, force est de constater que les contributeurs du Nouveau Mercure galant ne considèrent pas les écrivains grecs et romains comme des auteurs indispensables aux femmes. Selon eux, la lecture qui correspond le mieux aux dames de la haute société est celle des romans et des nouvelles galantes. Ces réflexions sont d’ailleurs confirmées par les nombreux textes appartenant à ce genre publiés dans la revue. Cette nette préférence pour les romans n’empêche cependant pas quelques auteurs d’admettre qu’Anne Dacier excelle dans son domaine et qu’elle est une femme exceptionnelle. Mais, au vu de la perte de vitesse de l’érudition – un aspect qui sera étudié plus précisément dans un autre chapitre –, Dacier ne peut pas devenir un modèle pour les jeunes filles.