La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Le cas de Philippe d’Orléans

ÉtantLouis XIV donné le jeune âge du futur Louis XVLouis XV à la mort de son arrière-grand-père, le royaume de France connaît de 1715 à 1723 une Régence qui est assurée par Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans. Ainsi, à partir d’octobre 1715, la propagande royale dans le Nouveau Mercure galant évolue et les lecteurs y trouvent régulièrement des odes à la gloire de Louis XIVLouis XIV – on vient de le voir –, mais également des pièces célébrant le Régent. Le signe le plus ostentatoire en est certainement la dédicace du périodique : désormais, à la page trois de chaque livraison, il y a un hommage « [à] son Altesse Royale Monseigneur le Duc de Chartres1 », c’est-à-dire à Louis d’OrléansLouis d’Orléans, le fils aîné du Régent. Notre intérêt principal se porte cependant sur la présence de références au monde ancien – ou sur leur absence – dans la glorification du Régent.

Un premier coup d’œil révèle bien des parallèles entre les textes dédiés à Louis XIVLouis XIV et ceux consacrés au Régent. Les lecteurs retrouvent donc de nombreux éléments qu’ils connaissent déjà : en avril 1716, par exemple, un certain « M. Gabriel Capitaine de Dragons » estime que Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans est supérieur à « [c]e César, Jules [Cesar]Cesar, ce grand Alexandre le GrandAlexandre2 » puisqu’il respecte les bienfaits de la paix et parce que faire la guerre ne constitue guère une fin en soi pour lui – une qualité qui fut également mise en avant dans des odes à la gloire du roi-soleil, voir notamment les contributions de Mademoiselle Deshoulières, Antoinette-Thérèse, MademoiselleDeshoulières et de Pierre-Charles Roy, Pierre-CharlesRoy.

Les comparaisons des personnages mythiques forment une autre similitude. Dans la livraison de juillet 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay présente à son public un « Extrait des Réjoüissances qui ont esté faites pour le rétablissement de la santé de Monsieur le Duc. Relation qui vaut la meilleure Histoire que puisse vous donner l’Auteur de ce Journal3 ». Le responsable du Nouveau Mercure galant y résume la maladie et la guérison de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans avant de décrire les festivités qui sont organisées pour célébrer son « rétablissement ». Il y reproduit également certains vers qui, selon lui, furent présentés au guéri par un mystérieux « Magister [mise en italique dans l’original] 4 ». Celui-ci rappelle les hauts faits des ancêtres du Régent et constate ensuite :

A la chasse il sonne du Cor,

Il est Prince à la Ville,

Dans les Conseils c’est un Nestor Nestor,

A Fribourg un AchilleAchille [mise en italique dans l’original]5.

IlLouis XIV n’est pas clair de quelle bataille de Fribourg il est question dans ce poème, mais ce qui nous intéresse – et ce qui a certainement choqué Houdar de La Motte s’il a lu la revue –, c’est la comparaison de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans à NestorNestor et à AchilleAchille, deux héros de l’Iliade. Curieusement, cette parallèle ne forme pas non plus une innovation ; rappelons-nous l’ode de Pierre-Charles Roy, Pierre-CharlesRoy qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1715.

La présence d’HerculeHercule dans la glorification du Régent est encore plus classique, mais en même temps assez audacieuse. Certes, des contributeurs au Nouveau Mercure galant n’hésitent pas non plus à décrire Louis XIVLouis XIV comme un « autre AlcideHerculeAlcide6 » et un « jeune AlcideHerculeAlcide7 », mais dans la livraison d’août 1716, la comparaison avec le fils de ZeusZeus et d’AlcmèneAlcmène permet de présenter le Régent comme un nouveau Louis XIIILouis XIII. Étant donné qu’il s’agit d’une brève contribution, la voilà dans son intégralité :

Je [Hardouin Le Fèvre de Fontenay] ne peux mieux fermer ce Volume que par cette Devise à la louange de nostre Regent. En voicy l’Histoire. Un Aumônier de Madame Duchesse de Berry, a presenté à cette Princesse un Portrait de M. le Duc d’Orleans, au bas duquel Portait est un HerculeHercule avec sa massuë, & autour cette devise.

Nec mole gravatur,

Et au-dessous ces deux Vers.

Mars Mars fuit Hispanis, invictam stradit Ilerdam.

Jupiter Jupiter est Gallis, PhœbusApollon Phœbus et alma Ceres

[Toutes les mises en italique d’après l’original]8.

Une description qui rappelle un tableau de Claude Vignon, ClaudeVignon : l’« HerculeHercule Admirandus » qui a été peint pour le Cardinal RichelieuRichelieu en 1634 et qui a été repris par Abraham Bosse, AbrahamBosse dans une gravure vastement diffusée pour glorifier Louis XIIILouis XIII9. Il paraît donc plausible que l’artiste qui a fait le portrait dont il est question dans le Nouveau Mercure galant ait vu auparavant la peinture représentant Louis XIIILouis XIII. De plus, à plusieurs décennies d’écart, les deux œuvres célèbrent des victoires militaires en Espagne : en reprenant des éléments de la propagande royale de Louis XIIILouis XIII et Louis XIVLouis XIV, Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans est donc inscrit dans la tradition des Bourbons et il apparaît ainsi comme un souverain légitime.

Le Louis XIVregard vers le passé ne constitue cependant pas une obligation et les glorificateurs du Régent sont également à même de se passer des modèles historiques pour célébrer Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans – un autre parallèle entre lui et Louis XIVLouis XIV. Un bon exemple se trouve dans le Nouveau Mercure galant d’octobre 1716, la dernière livraison dont Hardouin Le Fèvre de Fontenay est le responsable. Il y publie l’« Epitre à son Altesse Royale Monseigneur Petit Fils de France, Regent du Royaume, Duc d’Orleans10 » de « M. le Baron de S. Martin11 » qui lui dédie son « Traité des Fortifications12 ». Selon Marc Fumaroli, c’est un domaine dans lequel la suprématie des Modernes sur l’Antiquité se manifeste le plus13 et par conséquent, il n’est pas étonnant que le Baron de S. Martin n’évoque aucun général macédonien ou romain pour célébrer le génie militaire de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans. Au lieu de le décrire comme un nouveau César, Jules [Cesar]César, il se contente simplement de présenter les faits extraordinaires du Régent : « Tant de Villes enlevées en si peu de jours & réduites par vos soins sous l’obéïssance de leur Souverain légitime, ont veu dans leurs attaques avec quelle habileté vous sҫaviez vous-même ordonner, conduire & perfectionner les ouvrages14. » Par conséquent, force est de constater que la mise en scène du Régent ne se distingue guère de la glorification dont profite Louis XIVLouis XIV dans le Nouveau Mercure galant. Il existe cependant une exception qui confirme la règle. Il s’agit de TitusTitus.

Le fils de VespasienVespasien et son successeur sur le trône impérial – fait son entrée dans la propagande royale développée par Hardouin Le Fèvre de Fontenay et ses divers contributeurs. Dans la livraison d’octobre 1715, l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons essaie de consoler le peuple triste qui pleure la mort de Louis XIVLouis XIV. Après avoir vanté les qualités de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans qu’il présente comme une incarnation de MinerveMinerve et d’HerculeHercule15, il s’adresse à une « Muse indiscrete16 » :

Aux Auteurs qu’ApollonApollon inspire ;

Dis, si tu peux, ce que je sens.

Vous qu’une noble ardeur anime

A chanter son nom, ses vertus ;

Meritez, s’il se peut, l’estime

D’un Prince plus grand que TitusTitus.

[…]

Prince que la France revere,

Moins par le sang & le pouvoir,

Que par le sacré caractère

Que le Ciel en vous nous fait voir17.

AvantLouis XIV d’analyser ce passage, il faut encore étudier un « Portrait […] [du] Regent du Royaume » qui fut intégré dans le numéro de janvier 1716. Il s’agit d’une brève ode d’un certain « Le Fort de La Moriniere ». Celui-ci inscrit Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans dans la longue liste de « nos Rois […] [et] des plus fameux Guerriers, que nous vante l’Histoire18 », mais il s’abstient de donner des noms. Uniquement dans la deuxième partie de ses vers, il évoque un seul personnage historique par son nom et érige Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans en « nouveau TitusTitus19 ».

Face à ce nouveau visage parmi les héros antiques présents dans le périodique, il faut s’interroger sur les origines de ce recours à TitusTitus qui distingue la glorification du Régent de celle du défunt roi-soleil. Premièrement, il faut constater qu’à l’époque moderne, tout en étant moins présent qu’Alexandre le GrandAlexandre le Grand, TitusTitus ne fut, par exemple, pas un absent de la propagande royale française. Chantal Grell et Christian Michel soulignent qu’il incarne au XVIIe siècle l’« archétype du bon prince20 ». Et Marc Fumaroli le situe au même niveau qu’Alexandre le GrandAlexandre, César, Jules [Cesar]César ou AugusteAuguste21. Ainsi et sans surprise, l’empereur romain se trouve bien au château de Versailles. Dans sa Nouvelle description des chasteaux et parcs de Versailles et Marly, Jean-Aymar Piganiol de la Force, Jean-AymarPiganiol de la Force explique en décrivant la décoration du « Cabinet du Billard » : « Le triomphe de VespasienVespasien & de TitusTitus ; par Jules-Romain. Ce Tableau est sur bois, & a trois pieds huit pouces & demis de haut, sur cinq pieds trois pouces de large22. » De plus, depuis 1694, il y a à Versailles une galerie regroupant 84 bustes d’empereurs romains dont un de TitusTitus également23.

 

DeuxièmementLouis XIV, il ne faut pas oublier une pièce de théâtre qui a connu un grand succès au siècle de Louis XIVLouis XIV. Le TitusTitus le plus connu à l’époque du roi-soleil fut certainement celui de Jean Racine, JeanRacine24. L’écrivain a fait de TitusTitus un des personnages principaux de sa tragédie Bérénice qui fut présentée sur scène pour la première fois en 1670 : déchiré entre son amour pour Bérénice, une reine étrangère, et son devoir en tant qu’empereur qui lui interdit d’épouser ladite dame, le TitusTitus de Racine, JeanRacine choisit la raison d’État et abandonne son amour pour garantir le bonheur de son peuple25 devenant de cette manière l’incarnation du « bon prince26 » par excellence. De ce fait, les vers de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui font l’éloge du « sacré caractère27 » du « nouveau TitusTitus28 » paraissent moins surprenants et il semble que le versificateur essaie de mettre la bonne réputation de TitusTitus au service de la Régence.

De même, le choix des contributeurs au Nouveau Mercure galant semble paradoxal. Comparer Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans et non pas Louis XIVLouis XIV à TitusTitus demande une explication : selon Stanis Perez, lorsque Bérénice est représentée en 1670, les contemporains de Louis XIVLouis XIV n’ont pas hésité à rapprocher leur souverain du personnage de Jean Racine, JeanRacine. D’après Perez, l’amour impossible entre Bérénice et TitusTitus leur a rappelé la liaison entre le jeune Louis XIVLouis XIV et Marie Mancini, MarieMancini, une nièce de Mazarin. Tout comme le héros de la tragédie, le jeune monarque a renoncé à son véritable amour pour épouser l’infante Marie-ThérèseMarie-Thérèse et ne pas mettre en danger la paix des Pyrénées29. Or, au début du XVIIIe siècle, ce sacrifice de Louis XIVLouis XIV semble oublié et la notion de « raison d’État » est associé davantage au Régent qu’au défunt roi30.

Finalement, Louis XIVforce est de constater que, à quelques nuances près, comme par exemple la comparaison de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans avec TitusTitus, il n’y a guère de différences entre les glorifications du roi-soleil et du Régent. Comme Louis XIVLouis XIV, Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans est comparé à HerculeHercule et décrit comme supérieur à Jules César, Jules [Cesar]César ou AugusteAuguste.

En définitive, nous pouvons observer que si quelques contributions, celle de Mademoiselle Deshoulières, Antoinette-Thérèse, MademoiselleDeshoulières par exemple, peuvent se passer de personnages historiques ou mythologiques, ceux-ci sont pourtant bien présents dans le Nouveau Mercure galant. Les lecteurs y rencontrent HerculeHercule, Alexandre le GrandAlexandre le Grand, Jules César, Jules [Cesar]César ou Louis IXSaint Louis – pour n’en citer que quelques exemples.

Cette persévérance de différentes stratégies élogieuses illustre le triomphe partiel des idées des Modernes qui, à l’instar de Charles Perrault, CharlesPerrault, rêvent de bannir de la glorification royale toute allusion au passé. Ils redoutent que ces héros antiques soient utilisés pour critiquer le pouvoir royal en place et présenter un modèle politique alternatif. Étant donné que l’établissement d’un premier inventaire des références historiques ne nous a pas encore fourni d’exemples d’une telle mobilisation de l’ancien monde, il faut désormais se pencher plus sérieusement sur la question de savoir s’il existe des contributions dont les auteurs formulent une critique du pouvoir, aussi cachée qu’elle puisse être. Dans ce contexte, il sera également primordial de relire au deuxième degré les louanges étudiées auparavant.

2.2 Démarcation de Louis XIV

Dans Louis XIVles pages précédentes, le rôle conservateur du Nouveau Mercure galant, puisque stabilisateur de la société de l’Ancien Régime, a été souligné. Néanmoins, il s’agit seulement d’une face de la médaille, et pour finir, s’impose enfin la question de savoir si le périodique prend également ses distances avec le pouvoir royal et l’héritage de Louis XIVLouis XIV. C’est la raison pour laquelle il sera nécessaire de débattre sur la possible dénonciation d’erreurs ou d’évolutions défavorables par la revue. Dans un premier temps, nous resterons dans le domaine de la politique au sens étroit du terme et la présentation du souverain. Dans un deuxième temps, en revanche, nous nous pencherons sur la vie culturelle – rappelons-nous les défenses vigoureuses de la langue française et de sa littérature prises par les Modernes – et étudierons les innovations introduites par le Régent.

Critique du pouvoir royal

D’après Chantal Grell, cette coexistence de plusieurs formes de propagande royale, dont certaines sont quelque peu démodées, est le propre d’une production que l’on pourrait qualifier de populaire, c’est-à-dire des textes qui ne sont écrits ni par l’entourage du roi, ni par les instituts proches du centre du pouvoir, comme les différentes académies royales. Cela souligne bien la position marginale du Nouveau Mercure galant sur l’échiquier politique de l’époque qui est également illustrée par la dédicace faite au fils de Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans et non pas au Régent lui-même. Cependant, il ne faut pas oublier que les Modernes rejettent le recours à l’Antiquité pour des raisons précises. Comme l’a évoqué Houdar de La Motte, les héros de l’Iliade ne sont pas dignes d’être comparés à Louis XIVLouis XIV et Thomas Hobbes, ThomasHobbes estime même que les livres gréco-latins incitent à la révolte. De ce fait, la question de savoir dans quelle mesure les références au monde ancien ne constituent pas seulement des lieux communs, mais cachent également une critique réelle du roi-soleil ou une mise en garde formulée à l’encontre du Régent s’impose. Cela s’apparente néanmoins à une aventure sur un terrain miné puisqu’il est peu probable que nous trouvions des critiques directes, mais au contraire, des traces ayant un sens voilé.

Une « Ode presentée au roy sur la paix » publiée dans le Nouveau Mercure galant de janvier 1715 éveille notre attention. La transition vers cet éloge à l’égard de Louis XIVLouis XIV paraît déjà intéressante puisque les vers sont attribués au « fils de M. Chappe, ancien Payeur des Rentes1 » – une pratique qui rappelle l’exemple de Charles Perrault, CharlesPerrault qui publie ses Histoires, ou contes du temps passé sous le nom de son fils, afin de ne pas être associé à ce genre littéraire. Pour confirmer ces soupçons, il faut pourtant lire attentivement l’ode.

Premièrement, les vers semblent effectivement louer les qualités de Louis XIVLouis XIV qui est comparé à Alexandre le GrandAlexandre le Grand. Le jeune homme est clair :

Cede, temeraire Alexandre le GrandAlexandre,

Cede, à nôtre équitable Roy ;

Au nom de Grand il peut pretendre

A plus juste titre que toi2.

Le Louis XIVmessage paraît évident et le fils de Chappe explique amplement les raisons de la supériorité de son souverain sur le roi macédonien. Tout comme celui-ci, Louis XIVLouis XIV est un grand chef militaire et « vainqueur des plus superbes Têtes3 » qui court de victoire en victoire, invincible sur le champ de bataille4. Cependant, contrairement à Alexandre le GrandAlexandre le Grand, Louis XIVLouis XIV sait s’arrêter et dompter sa fureur guerrière. Selon le fils de Chappe, cela fait du roi français « un courageux Monarque » qui se distingue d’« un tyran […] [et] monstre odieux5 ». À défaut de continuer inutilement ses campagnes, il sait se modérer et donc couronner ses « belliqueux exploits » d’une « aimable paix » qui forme « le haut éclat […] qui convient aux Rois6 ». Ainsi, cette lecture au premier degré rappelle non seulement les vers de Charles Robert, sieur de Saint-Jean, de mai 1677, mais aussi « Le Siècle de Louis le Grand » de Charles Perrault, CharlesPerrault. Dans celui-ci, le chef de file des Modernes affirme également que le roi-soleil dépasse tous les modèles historiques auxquels il pourrait être comparé.

Or, depuis la lecture des fameux vers de Perrault, CharlesPerrault en 1687, plusieurs décennies ont passé et ont vu de nombreuses guerres, notamment la guerre de la Ligue d’Augsbourg et la guerre de succession d’Espagne. Il serait surprenant que les sujets du roi-soleil aient oublié ces dures années peu glorieuses du règne de Louis XIVLouis XIV. Ainsi, une deuxième lecture moins avantageuse paraît s’imposer. D’une façon innocente, le fils de Chappe développe davantage la raison pour laquelle la paix est préférable aux guerres. Selon lui, il n’est guère possible de profiter d’une campagne militaire :

Eloignez-vous, combats funestes,

Dont à peine les tristes restes

Peuvent être appellez vainqueurs7.

ParLouis XIV la suite, il devient encore plus concret et rappelle à ses contemporains des souffrances très concrètes : « La paix rend le fils à sa mère,/ La paix rend le frere à son frere8. » Entre les lignes, cette « Ode […] sur la paix » est donc susceptible d’être lue comme une critique de la politique de Louis XIVLouis XIV et une mise en garde adressée à la classe dirigeante. Au début du XVIIIe siècle, le royaume de France est à bout de souffle et les sujets du roi-soleil ont besoin de paix. Ce sens à peine caché confirme donc les craintes des Modernes : en comparant Louis XIVLouis XIV à Alexandre le GrandAlexandre le Grand, il est possible d’accentuer davantage la critique de la politique hégémonique du roi et de le présenter, au final, comme un « monstre odieux9 ».

En outre, il existe d’autres textes qui semblent dénoncer les failles de Louis XIVLouis XIV en s’appuyant sur le monde gréco-romain. Dans le Nouveau Mercure galant de mars 1716, Hardouin Le Fèvre de Fontenay publie une « Description de la Pompe Funebre de Loüis XIV » qui a lieu à « Cadix [sic]10 ». Précédemment dans cette étude, il était déjà question de ce « Mausolée [érigé] dans le grand vaisseau de l’Eglise de S. François11 » puisque la cathédrale fut richement décorée avec des tapisseries présentant le défunt roi comme un héros antique, notamment comme un nouvel HerculeHercule. Pourtant, Louis XIVLouis XIV y est également comparé à Phaéton [Phaëton]Phaéton, le fils d’HéliosHélios, dieu du soleil : « Le douziéme [tableau] representoit un Phaéton [Phaëton]Phaëton couronné de France, porté dans le Char du Soleil semé de Fleurs-de-Lys ; une nouvelle Etoile luiy marquoit la route qui’il devoit tenir, avec ces paroles : Aurelia Regente luce à via non aberrabo12. » Or, c’est exactement le contraire de ce qui se passe dans le mythe antique. Selon OvideOvide, Phaéton [Phaëton]Phaéton est incapable de conduire le char d’HéliosHélios et menace de détruire toute la terre avant d’être tué par ZeusZeus :

De grandes villes s’écroulent avec leurs murailles ; des peuples et des pays entiers sont changés par l’incendie en un monceau de cendres ; les forêts se consument avec les montagnes qu’elles couvrent. Tout brûle […]. Cependant l’arbitre suprême prend à témoin les dieux et le maître du char lui-même, que, s’il ne prévient pas ce désastre, tout va succomber au plus cruel destin. […] Il tonne, et balançant son tonnerre à la hauteur de son front, il foudroie l’imprudent Phaéton [Phaëton]Phaéton13.

Étant Louis XIVdonné l’importante présence de l’auteur des Métamorphoses en particulier et de la mythologie antique en général dans l’enseignement de l’époque14, le destin de Phaéton [Phaëton]Phaéton était certainement connu du grand public. Par conséquent, cette représentation du défunt roi est plus qu’ambiguë. D’un côté, elle souligne les qualités extraordinaires, puisque surhumaines de Louis XIVLouis XIV et elle reprend également des éléments classiques des glorifications du roi-soleil ainsi que des souverains espagnols : d’après Gérard Sabatier, les rois français ont utilisé le soleil comme emblème depuis le XIVe siècle et Philippe V d’EspagnePhilippe V d’Espagne, un des grands rivaux de Louis XIVLouis XIV, s’est également servi de cet astre. À l’instar du parallèle établi entre HerculeHercule et Louis XIVLouis XIV15, les « Negocians François […] [qui] ont fait leurs efforts pour rendre à la mémoire de Loüis le Grand les honneurs qui luy sont deus16 » tentent donc encore une fois d’inscrire le défunt roi dans une double tradition qui s’adresse à la fois aux sujets français et espagnols des Bourbons17.

 

D’un autre côté, la représentation du monarque en Phaéton [Phaëton]Phaéton rappelle non seulement la présupposée origine divine de son pouvoir, mais également l’accident mortel du fils d’HéliosHélios qui montre clairement les limites de la politique royale18 : il semblerait que ses projets ne soient pas tous couronnés de succès et que le roi soit téméraire.

Certes, Louis XIVcette allusion n’est pas très précise, mais elle va de pair avec d’autres contributions qui formulent des doutes concernant la politique royale et dont les auteurs ne semblent pas adhérer pleinement à la vision d’un Perrault, CharlesPerrault qui considère le règne de Louis XIVLouis XIV comme l’apogée absolu de l’histoire. En juillet 1716, les lecteurs de la revue apprennent par exemple que la France manque de virilité et qu’elle tombe en décadence. Après avoir cité l’exemple de la ville de Rome qui fut corrompue par « l’orguël & le luxe19 », le contributeur inconnu constate quant à sa propre époque :

Mais insensiblement l’adroite politesse

Des cœurs effeminez souveraine Maistresse,

Corrompit de nos mœurs l’austere dureté,

Et du subtil mensonge empruntant l’artifice,

Bientost à l’injustice

Donna l’air d’équité20.

Le versificateur anonyme s’en prend à la galanterie et aux comportements sociaux liés inexorablement à Versailles et qui privilégient la forme sur le contenu. Indirectement, il prône un retour aux sources, c’est-à-dire à une vie plus simple et donc plus naturelle. Par conséquent, il vénère le haut Moyen Âge dont le « citoyen […] sҫavoit porter les armes […] [et] négligeoit ses charmes21 ». Dans le Nouveau Mercure galant, cette simplicité est plus souvent revendiquée dans des contributions sur la critique du goût, mais cette problématique sera traitée ultérieurement.

Si Louis XIVl’exemple espagnol nécessite une interprétation, les propos de Chappe et Le Fèvre de Fontenay semblent plus clairs, mais ces derniers restent néanmoins plus prudents : le premier attribue ses vers critiques à son fils et le deuxième précise après cette ode dénonciatrice que « les plus sages & les plus éclairez » pensent différemment et louent Philippe d’Orléans, le RégentPhilippe d’Orléans, « l’Auguste Prince, à qui le Ciel a confié le soin d’élever le jeune Monarque du plus riche et du plus florissant Royaume du monde22 ». Ainsi, le directeur de la revue et Chappe cherchent à prendre leurs distances avec la critique du temps présent et à apparaître comme un soutien sans faille du régime.

Des accusations contre le pouvoir royal sont donc prudemment introduites dans la revue et cela soulève la question de savoir dans quelle mesure les éloges que nous venons d’étudier auparavant peuvent être lues au deuxième degré. À en croire Olaf Asbach, une telle lecture paraît légitime et, afin d’illustrer ses propos, l’historien cite l’exemple de l’abbé Charles-Irénée Castel de Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre et son discours de réception à l’Académie française de 1695. Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre y parle « [d]es avantages des belles-lettres23 » avant de louer son souverain :

Le calme rappellera […] [la] raison égarée [des autres pays européens], et avec des yeux que l’envie ne troublera plus, ils verront enfin que cette grande puissance du Roi [Louis XIVLouis XIV], dont ils ont été si long-temps alarmés, a pour bornes insurmontables cette même sagesse et ces mêmes vertus qui l’ont formée. Heureux de n’avoir pu l’affoiblir, ils ne la regarderont plus que comme la tranquillité de l’Europe, et comme l’unique asile contre l’oppression et l’injustice des ambitieux24.

Pour Asbach, les choses sont claires : Saint-Pierre, Charles-Irénée Castel deSaint-Pierre, qui est bien informé des différentes politiques royales aux niveaux national et européen25, a remplacé la réalité européenne par un idéal utopique puisque c’est le roi-soleil qui a instauré un système peu tolérant en France et essayé de créer un empire français en Europe26. Son but consiste donc à dénoncer de manière ironique la politique de Louis XIVLouis XIV et de proposer en même temps une alternative plus humaniste.

EnvironLouis XIV 20 ans plus tard, la situation n’a guère changé. Certes, la guerre de succession d’Espagne s’est terminée en 1714, mais ses conséquences néfastes sont toujours présentes et les vers de Chappe de janvier 171527 en témoignent. De ce fait, il semble être possible de continuer à appliquer la grille de lecture d’Asbach aux éloges publiés dans le Nouveau Mercure galant : pour les contemporains avertis d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay, ces contributions qui célèbrent notamment le génie militaire du roi malgré la quasi-défaite militaire des armées royales28 ou qui présentent le monarque comme le garant de la paix en fermant les yeux sur sa politique expansionniste29 paraissent ironiques, voire satiriques. Et, au vu de l’érudition littéraire des membres de la société mondaine, nous pouvons supposer qu’un nombre relativement conséquent, peut-être même une majorité, ait compris ce message caché qui critique Louis XIVLouis XIV et qui peut être considéré comme une mise en garde du Régent qui est censé ne pas répéter les erreurs du roi-soleil.

En définitive, il faut constater que le Nouveau Mercure galant propose deux lectures de la royauté. D’une part, le périodique apparaît comme un pilier de l’Ancien Régime. D’autre part, ces éloges paraissent trop parfaits et suggèrent qu’il faille lire entre les lignes afin de découvrir leur véritable sens. À cela s’ajoutent quelques contributions très rares qui dénoncent plus directement certains aspects de la politique royale ou de l’état du royaume, comme par exemple la dégradation des mœurs30, mais ces textes-là restent l’exception qui confirme la règle.