La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Non-respect de la bienséance

La « [c]onvenance de ce qui se dit, de ce qui se fait par rapport aux personnes, au sexe, aux temps, aux lieux, &c. 1 », ou en clair la bienséance, forme un élément qui, selon les Modernes, manque cruellement à l’Iliade homérique. Dans son Discours sur Homère, Houdar de La Motte, dont on vient de voir la grande influence sur le responsable du Nouveau Mercure galant2, qualifie le fait que « AgamemnonAgamemnon s’habille lui-même, et AchilleAchille apprête de ses propres mains le repas qu’il donne aux ambassadeurs d’AgamemnonAgamemnon3 » de « défauts de bienséance4 ». Cette critique ne se limite pourtant pas aux seuls protagonistes mortels de l’Iliade. Elle concerne également les dieux de l’épopée grecque, même si la critique à leur encontre est souvent moins virulente.

Face à l’importance accordée à la bienséance de la part de La Motte, il n’est guère surprenant que ce reproche soit déjà repris dans la première contribution du périodique qui est consacrée à la Querelle d’Homère : un texte d’un auteur anonyme qui résume les enjeux de la querelle avant d’analyser Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier. Sans accuser directement le poète grec, il dénonce pourtant les mœurs de l’époque d’Homère et donc des protagonistes de l’Iliade : « [La] grossiere rusticité des Heros acteurs n’y amene rien qui demande grace pour elle5. » Moins sévère est le jugement qu’il prononce à l’encontre des dieux homériques. S’ils « n’agissent pas avec dignité6 » et sont « méprisables7 », le critique peut néanmoins excuser ces écarts au bon goût, puisqu’ils sont malgré tout la source d’un merveilleux relativement apprécié au siècle de Louis XIVLouis XIV8. Cependant, il paraît peu probable que les Anciens aient approuvé une telle concession qui, en fin de compte, réduit le genre épique à de simples contes de fées.

L’auteur anonyme de février 1715 n’est point le seul à s’en prendre aux « Mœurs bâsses & grossieres […] [du] tems [d’Homère] 9 ». Un mois plus tard, l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, un contributeur régulier du périodique, écrit que l’œuvre originale d’Homère « blesse[…] [les] […] mœurs10 » et qu’elle est « défigurez11 » ainsi que pleine de « caracteres bizarres12 ». D’autres articles de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons confirment cette critique. Dans la livraison de mai 1715, par exemple, il dénonce vivement un ouvrage en faveur des Anciens : l’Homère vengé de Franҫois Gacon, FranҫoisGacon. Le poète satirique y défend AchilleAchille et suscite ainsi la condamnation ferme et sans équivoque de la part de l’abbé de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons : « [Gacon, FranҫoisGacon] se fait objecter qu’Homere represente son Heros superbe, injuste, cruel & que ces qualitez ne sont pas des moyens fort surs d’enlever l’admiration13. » Un jugement pareil est présent dans un poème de l’homme de lettres : l’« Ode. Imitation de l’Ode sur les Conquêrans de Rousseau » dans laquelle le Moderne qualifie AchilleAchille de « Heros farouche14 ».

Hardouin Le Fèvre de Fontenay suit ce jugement sévère et, dans sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille, il se moque de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin :

Les Dieux d’Homere, quoique mal faisants, foibles, bizares, injustes, n’ont rien de choquant pour M. B. Homere étoit Poëte, il vouloit plaire & ne craignoit rient tant que d’ennuyer ; pour cet effet il nous les donnés cruels, rustiques, barbares, jaloux & tout ce merveilleux pour égayer son Poeme aux dépens dela divinité. Qui n’admireroit en verité un tel art15 ?

Irrité par le manque de respect envers la religion et le bon goût, Le Fèvre de Fontenay reproche à Homère et à ses défenseurs d’ignorer les règles de la belle littérature. Il y revient plusieurs fois et se réfère également à Houdar de La Motte pour appuyer son verdict : « M. de la M. taxe les Heros d’Homere, de vanité, d’irreligion, de brutalité, de cruauté, d’injustice, d’avarice & de grossiereté ; quoique ces vices dominent éminemment dans chacun des Acteurs de l’Iliade. M. B. traite ces reproches de calomnie16. »

La bienséance ne constitue pas seulement un critère important dans les textes savants du périodique, mais également dans les contributions plus badines et enjouées, comme par exemple la conversation fictive entre une Moderne et une Ancienne qui fut publiée dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715. Il est remarquable que son auteur ne se contente pas de critiquer simplement l’Iliade en prose, mais qu’il développe également sa propre définition de la bienséance. C’est à la Moderne de sa contribution qu’il fait dire : « [Je] voudrois seulement qu’ […] elle [Madame Dacier] conservât toute la douceur, toute la modestie qui font nostre partage & qui nous siéent si bien17. » Le message implicite est clair : ni Homère ni sa traductrice n’ont su respecter ces idéaux. Quelques pages plus loin, la Moderne du dialogue fictif évoque à nouveau un autre aspect et elle dénonce la simple mimésis, ou comme elle l’appelle la « scrupuleuse imitation des Anciens18 ». Elle précise : « [L]a peinture de ces tems impolis a quelque chose de curieux19. » Mais, selon elle, il aurait été mieux et surtout « quelque chose d’utile20 » de montrer les hommes « tels qu’ils doivent être21 ». Il devient clair que la simple question de la critique de l’Iliade homérique cède la place à une réflexion bien plus théorique : celle de la mission de la littérature qui sera approfondie dans un chapitre ultérieur. Il est pour le moment primordial de continuer l’analyse de la critique de la bienséance.

Dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne22 », une autre conversation fictive que l’on trouve cette fois-ci dans le numéro de juin 1715 du périodique, le représentant du parti moderne constate que les dieux de l’Iliade n’ont pas de caractères respectables et que les héros ne sont point « superbes, [mais plutôt] insolents, grossiers [et] pleurant comme des enfants23 ». Mais cela n’est pas tout. Comme Hardouin Le Fèvre de Fontenay dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, le Moderne de cette discussion fictive refuse une image « indecent[e] […] [et] injurieu[se de] […] la divinité24 » et il pose la question suivante à ces interlocuteurs anciens: « [C]omment peut-on sauver du mépris la Majesté des Dieux25 [?] »

Avant d’élucider la réponse d’IrisIris, une partisante des Anciens du dialogue inventé, il faut constater que cette défense ininterrompue de la foi rappelle les travaux d’autres Modernes, tels que Jean Desmarets de Saint-Sorlin, JeanDesmarets de Saint-Sorlin ou Charles Perrault, CharlesPerrault. Tous deux ont eu horreur du paganisme de l’Antiquité gréco-latine et ont – pour cette raison, mais finalement, en vain – essayé de rédiger des épopées modernes, françaises et chrétiennes. Mais malgré les échecs du Clovis de Saint-Sorlin ou de Saint Paulin de Perrault, CharlesPerrault, « la création de liens entre les vérités poétiques et théologiques et […] le démasquage des fictions païennes sont restés des armes décisives dans l’arsenal des Modernes26 ». Les prises de position du Nouveau Mercure galant en constituent un bon exemple, bien que la question rhétorique posée à IrisIris demeure sans vraie réponse. Qu’aurait-elle donc bien pu rétorquer ? À en croire Larry F. Norman et afin de satisfaire le Moderne, elle aurait peut-être mieux fait de développer une sorte de « rationalisme malebranchiste et chrétien 27 ». Au lieu de cela, elle essaie de formuler une réponse sur la base du « merveilleux Allegorique28 », ce qui ne convainc plus grand monde au début du XVIIIe siècle29.

Moins complexe que le débat dans le « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » est la lettre d’une lectrice du Nouveau Mercure galant à Le Fèvre de Fontenay. Celle-ci est intégrée au numéro de juillet 171530. Selon l’autrice de cette contribution, les auteurs du monde gréco-romain manquent de goût et donc de bienséance car ils « sont venus trop tôt31 ». En revanche, la faute incombe aux érudits et aux savants du XVIIe et du XVIIIe siècles qui adorent toujours le lointain passé et qui n’osent ni corriger ni améliorer les textes antiques32. Le véritable intérêt de la critique de la lectrice du périodique ne paraît donc pas être la « convenance de ce qui se dit [et] de ce qui se fait33 », mais la défense de l’idée du progrès des arts.

Dans ce dernier exemple, la bienséance est réduite à un simple véhicule qui permet aux contributeurs d’avancer leurs pions sur un autre échiquier. Rappelons-nous, pour souligner ce point, le débat sur la représentation des dieux du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne » de juin 1715 et les textes de l’abbé Jean-François de Pons, Jean-François de [M. P.]Pons qui sont tous d’une longueur impressionnante : sa lettre publiée dans la livraison de mars 1715, par exemple, compte presque 50 pages et c’est seulement tout à la fin de ses observations qu’il aborde la question des mœurs des dieux et des héros de l’Iliade. Cela vaut aussi pour le Nouveau Mercure galant de février 1715. La question de la bienséance n’est évoquée que dans le petit résumé qui préfigure le compte rendu du livre d’Anne Dacier, mais ne joue aucun rôle dans l’analyse de celui-ci. Force est de constater que la critique du comportement des héros de l’Iliade homérique ne semble plus un enjeu central. Au contraire, aux yeux des Modernes, la supériorité du siècle de Louis XIVLouis XIV est désormais un fait acquis et la dénonciation des mœurs est devenu un lieu commun qui ne doit pas manquer à une bonne critique de l’Iliade en prose. Une impression confirmée par les recherches de Sylvain Menant qui constate que « le débat roule au fond sur la légitimité d’une ‘poétique fondée sur la raison’34 ».

 

Pour conclure ce sous-chapitre, nous devons souligner que les Modernes du Nouveau Mercure galant dénoncent souvent le manque de bienséance qu’ils reprochent aux dieux et héros de l’Iliade. Cette critique revient si souvent qu’elle ressemble souvent à un lieu commun qui est cependant liée d’une manière productive au concept du progrès des arts par une contributrice de juillet 1715. Pourtant, la bienséance ne constitue pas l’unique critère cher au classicisme français. Par conséquent, une autre exigence que les hommes de lettres doivent respecter sera étudiée dans le prochain sous-chapitre : la vraisemblance, ou plutôt son contraire.

L’invraisemblance

L’Iliade contient-elle des passages invraisemblables ? Pour les Modernes, ce n’est qu’une question rhétorique. Déjà, Charles Perrault, CharlesPerrault était persuadé que l’épopée grecque contient un grand nombre d’invraisemblances1 et Houdar de La Motte ne le contredit jamais2. Dans son Discours sur Homère, il écrit :

Le point est de sentir au juste jusqu’où l’on peut compter sur la crédulité de ses lecteurs, et de mesurer exactement ses hardiesses à leurs lumières. Serait-il raisonnable de prétendre amuser des hommes faits par les mêmes fictions qui auraient charmé des enfants3 ?

La notion de « crédulité » est essentielle. Selon Alain Génetiot, la vraisemblance classique doit amener le spectateur d’une pièce de théâtre à « croire à la réalité de ce qu’il voit sur scène4 ». Ce constat vaut aussi pour les textes écrits et lus ; quelque chose est vraisemblable, s’il est crédible, c’est-à-dire « possible et plausible5 ».

Or, d’après Pons, Jean-François de [M. P.]Pons, l’Iliade homérique ne répond pas à cette exigence. Dans sa lettre publiée dans le Nouveau Mercure galant de mars 1715, il affirme qu’Houdar de La Motte a dû « oster à l’Histoire monstrueuse d’Homere tant de traits qui […] revoltent nostre credulité6 ». Malheureusement, le contributeur du périodique ne précise pas sa critique, mais dans le même paragraphe, Pons, Jean-François de [M. P.]Pons dénonce le comportement outrageux des héros homériques. Il existe donc un lien entre la bienséance et la vraisemblance : un prince qui se comporte mal est inimaginable et inversement.

La même question est posée par la livraison d’avril 1715. L’auteur de la « Lettre curieuse & tres-amusante », qui a déjà été évoquée dans ce travail, doute de la véracité des événements de l’Iliade. Selon la Moderne de la conversation fictive, le comportement des héros d’Homère est tellement surréaliste et improbable qu’elle ne peut pas croire que l’Iliade traduite par Madame Dacier soit réellement le texte d’Homère. Elle suggère que la version originale de son épopée ait été perdue et que seulement une parodie ait survécu :

[Ne] se pourroit-il pas que dans cet incendie ou d’autres semblables, les Ouvrages d’Homere eussent peri, & qu’il ne s’en fut sauvé que quelque imiation, telle que seroit à present le Virgile travesti, ou la Critique de Telemaque, si nous en avions perdu les originaux, qu’en dites-vous, Madame7 ?

Cette remarque souligne un autre problème : la véracité des faits historiques – comment garantir l’authenticité d’un document ancien ou d’un texte vieux de plusieurs milliers d’années ? En résumé, la Moderne semble douter et ainsi faire preuve d’un état d’esprit relativement cartésien, mais nous y reviendrons plus tard.

Pour le moment, il faut bien aller au bout de l’analyse entamée et ne pas oublier Hardouin Le Fèvre du Fontenay, le responsable du périodique. Il ne s’en prend pas seulement au jeu défectueux de la bienséance, mais il considère également que l’Iliade homérique n’est pas toujours crédible. Il n’arrive pas, par exemple, à comprendre le comportement d’HectorHector. À en croire sa critique de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, il est perplexe :

En quoy faites-vous consister la sagesse d’Helenus ? dans le conseil de rétablir le combat ? il est en effet fort bon, mais pourquy l’ordre d’aller à Troye dés que le combat sera retabli ? HectorHector sera-t’il moins necessaire alors pour profiter de l’avantage regagné ; que deviendra vraysemblablement sa victoire s’il ne la poursuit8 ?

Dans le même compte rendu, Le Fèvre de Fontenay s’appuie sur Houdar de La Motte pour douter des récits homériques des batailles. Il ne croit pas que, dans l’Antiquité, les guerriers les plus importants aient interrompu les combats pour insulter leurs ennemis ou pour raconter l’histoire de leur famille9. Cependant, il cite amplement le raisonnement de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin qui semble persuadé que ce genre de comportement fut bien réaliste à l’époque d’Homère. Il est peu probable qu’en donnant la parole au professeur de grec du Collège royal, Le Fèvre de Fontenay ait voulu satisfaire une exigence – pourtant anachronique – d’objectivité journalistique. Étant donné que le responsable du périodique termine ses réflexions par le constat que « cecy auroit besoin de preuves10 », il paraît plus plausible qu’il se moque de Boivin, Jean [M. B.]Boivin. Il semblerait que le responsable du périodique soit convaincu que personne ne veuille adhérer aux idées de l’auteur de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille et peut-être est-ce la raison pour laquelle le responsable du périodique n’a pas rédigé de réfutation plus conséquente.

Encore plus incroyable est le bouclier d’AchilleAchille aux yeux de Le Fèvre de Fontenay. S’il n’en parle pas dans sa critique du livre du professeur de grec du Collège royal, cela ne signifie pour autant pas qu’il soit convaincu par les explications présentées par Boivin, Jean [M. B.]Boivin dans son ouvrage ou par le dessin de Nicolas Vleughels, NicolasVleughels qui l’accompagne. Rien de tout cela. La preuve en constitue une remarque qui s’est glissée dans son « Histoire galante de l’Ambassadeur Perse » intégrée elle-même dans le Nouveau Mercure galant de décembre 171511. Ce récit de la mission de Mehmet Reza Beg, MehmetReza Beg, représentant du chah de Perse, résume non seulement des faits historiques12, mais montre également la fascination et parfois l’incompréhension que suscite le voyageur de ce pays lointain et donc exotique. Hardouin Le Fèvre de Fontenay relate principalement l’exorbitante cour de l’ambassadeur et le fait miraculeux que Mehmet Reza Beg, MehmetReza Beg ait tranché un bélier d’un seul coup de cimeterre13. Cet exploit provoque un commentaire ironique : « Je ferois de cette journée, douze tableaux pareils à celuy cy, si je n’avois pas peur qu’on les prit pour le bouclier d’AchilleAchille14. » Cela ne veut pas dire qu’il ne croit pas à cet exploit de l’ambassadeur perse. Au contraire, il insiste sur la véracité de ces informations15 et rappelle la présence de nombreux témoins16. Mais cette remarque en dit long sur la réception de la Querelle d’Homère en 1715 : elle était un phénomène bien connu auquel on pourrait faire référence sans craindre de déconcerter le public et on pouvait également utiliser le bouclier d’AchilleAchille comme une métaphore pour faire référence à des événements incroyables.

Moins novateur que ce clin d’œil aux Anciens est un passage d’un supplément au Nouveau Mercure galant qui résume et critique l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont. Comme Houdar de La Motte dans son Discours sur Homère17, Le Fèvre de Fontenay juge improbable que « les Heros [s’]y adressent à leurs Chevaux18 » et ajoute qu’il « ne croyoi[t] pas qu’il y eût aujourd’huy un seul homme dont le zele, pour Homere, put aller jusqu’à rompre une lance en faveur de ces Haranges19 ». Le responsable du Nouveau Mercure galant considère ces épisodes de l’Iliade homérique comme des « bevuës les plus énormes » et des « sottises les plus inexusables20 ». Donc, voici à nouveau un verdict peu clément qui s’inscrit pourtant bien dans la réception générale de l’épopée grecque par les Modernes.

En conclusion, tout comme le manque de bienséance, l’absence de vraisemblance ressemble à un lieu commun. Or, encore une fois, une plume du Nouveau Mercure galant fait preuve d’un certain talent littéraire : elle jette un pont entre un événement historique peu crédible et la nécessité d’en produire des preuves, ce qui montre un état d’esprit dubitatif d’inspiration cartésienne. Pourtant, il existe encore d’autres arguments contre l’Iliade d’Homère qui relèvent de la critique du goût : le style de son auteur.

Les allégories mises en question

Le dernier chapitre a montré que l’Iliade est considérée comme immorale. Bien que cette critique date de l’Antiquité, elle est toujours reformulée au siècle de Louis XIVLouis XIV et les Anciens n’ont cessé de défendre l’épopée grecque : pendant longtemps, une de leurs armes les plus puissantes fut l’allégorie. Développée par des membres de l’école pythagoricienne et transmise par des philosophes et savants comme Porphyre de TyrPorphyre de Tyr, ProclusProclus ou Eustathe de ThessaloniqueEustathe de Thessalonique, elle figure dans les écrits des humanistes de la Renaissance : citons, en guise d’exemples, la Mythologiae sive explicationis fabularum libri decem de Natalis Comis, NatalisComis parue en 1551 et traduite en français par Jacques de Montlyard, Jacques deMontlyard en 1599 ainsi que par Jean Baudoin, JeanBaudoin en 16271. Au XVIIe siècle, au moins à son début, l’allégorie est donc toujours en « vogue2 » et Georges Couton constate que « les gens du XVIIe siècle sont formés à une discipline intellectuelle qui est de ne pas se contenter du sens évident, mais qui les porte à chercher des réalités cachées derrière des apparences3 ». Par conséquent, il est peu surprenant que Desmarets de Saint-Sorlin, JeanDesmarets de Saint-Sorlin essaie de christianiser le merveilleux païen4 et que René Le Bossu, RenéLe Bossu, un habitué de l’académie Lamoignon, y consacre son Traité du poème épique5. Ce dernier écrit : « L’épopée est un discours inventé avec art, pour former les mœurs par des instructions déguisées sous les allégories d’une action importante, qui est racontée en vers d’une manière vraisemblable, divertissante et merveilleuse6. » Et paraphrasant PétronePétrone, l’auteur du Satyricon, Le Bossu, RenéLe Bossu ajoute : « Enfin, il [PétronePétrone] veut que l’on distingue un poème d’avec une histoire en toutes ses parties, non par des vers seulement mais par cette fureur poétique qui ne s’exprime que par allégories et qui ne fait rien que par les ministères des dieux7. » Le Bossu, René Le Bossu est, par conséquent, persuadé que les allégories forment un ingrédient essentiel des fables et des épopées, telles que l’Énéide ou l’Iliade8. Les Modernes, en revanche, ne semblent pas convaincus par cette argumentation9. Probablement inspiré par Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle, Houdar de La Motte refuse toute interprétation allégorique. Dans son Discours sur Homère, il constate : « On essaie encore de se tirer d’embarras à la faveur des allégories ; et l’on va jusqu’à faire un parallèle scandaleux des Livres saints. Je n’ai que deux mots à opposer à ce parallèle : je ferais scrupule de m’y arrêter plus longtems10. » Même après l’éclatement de la Querelle d’Homère, il ne change pas d’avis et précise encore qu’un ouvrage dont le but est d’instruire doit avoir un dessein clair, ce qui signifie qu’aucun lecteur ne doit chercher un sens caché11.

Au vu de l’importance que les hommes de lettres de toutes les époques ont accordé à l’allégorie, il n’est guère surprenant que les contributeurs du Nouveau Mercure galant en discutent également. En revanche, il est étonnant que seules trois contributions des Modernes s’apparentent à ce système de défense des Anciens. S’agit-il d’un sujet trop théorique pour un périodique qui ne vise pas un public savant ou la question a-t-elle été considérée comme définitivement réglée ? La lecture du périodique suggère que la deuxième option est la bonne, mais Hardouin Le Fèvre de Fontenay ne propose aucune réponse définitive à cette question. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il suit La Motte et condamne fermement le recours aux allégories.

Dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715, Le Fèvre de Fontenay résume l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, professeur de grec au Collège royal. Après avoir jugé sévèrement l’immoralité des dieux homériques, il salue la décision de Boivin, Jean [M. B.]Boivin de ne pas défendre toutes les allégories : « On doit rendre justice à M. B. touchant l’employ des Allegories, il les abandonne pour la plus grande partie, y en ayant de son propre aveu de confuses, de chymeriques, & s’il l’ose dire d’alambiquées12. » Il n’approuve pas les explications des allégories qui trouvent grâce aux yeux de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin : « Quand M. B. auroit encore placé […] [celles-là] au nombre des Chymeres Allegoriques, il n’en auroit que fait plus d’honneur à son jugement13. » Pour appuyer ses propos, il réfute une allégorie défendue par le professeur de grec du Collège royal. Selon lui, la déesse MinerveMinerve incarne la prudence lorsqu’elle dissuade AchilleAchille de s’engager dans un combat d’épée avec AgamemnonAgamemnon14. Le Fèvre de Fontenay y oppose un autre passage de l’Iliade homérique. Il ne croit pas que cela soit bien prudent de la part de MinerveMinerve d’inciter le Troyen PandarosPandaros à blesser MénélasMénélas, le frère d’AgamemnonAgamemnon. Son verdict est clair : « Qu’elle noire perfidie de faire servir son ministere à rompre l’alliance [un accord de paix] qui avoit été juré si religieusement & si solemnellement entre les deux Camps15. » De cette démonstration, le responsable du périodique tire la conclusion que les allégories morales permettent de justifier des épisodes isolés de l’Iliade, mais pas l’œuvre dans son ensemble16. Si Le Fèvre de Fontenay a donc clairement de l’aversion pour ce système de défense, il est curieux qu’il critique vivement l’Examen pacifique d’Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont, mais qu’il omette de contester les interprétations allégoriques défendues par l’Ancien17.

 

Hardouin Le Fèvre de Fontenay n’est pas le premier à évoquer la question des allégories dans le Nouveau Mercure galant. Déjà en juin 1715, un contributeur anonyme, l’auteur du « Dialogue magnifique entre Iris, Mercure & un Moderne », qui semble se moquer un peu de la véhémence du débat, met en question la pertinence des défenses allégoriques. À priori, il présente un simple argument récurrent des Anciens : le Moderne de la conversation fictive veut savoir comment on peut « sauver du mépris la Majesté des Dieux [de l’Iliade]18 » et IrisIris, une déesse déguisée en Ancienne, lui répond en se servant « de la clef du merveilleux Allegorique19 ».

Ce qui, à première vue, pourrait être une simple illustration d’une position des Anciens, constitue en réalité une parodie sophistiquée de la Querelle d’Homère. Le contributeur a habilement construit son texte et principalement le personnage d’IrisIris qui paraît incarner une femme érudite ignorant toutes les règles sociétales : « interrompant brusquement20 » le Moderne, elle l’accuse d’être un « traître21 » et de « blasphême[r]22 » contre Homère et son Iliade. Ces emportements rappellent plus Alceste, le personnage principal du Misanthrope qu’une femme de la bonne société23. Et – sans surprise – face à une question quelque peu provocatrice du Moderne, elle perd de nouveau son sang-froid et reproche aux Modernes d’être « plus grossier que les païsans de la Grece qui respectoient ces sҫavantes tenebres24 ». Ceci n’est certainement pas la meilleure façon de s’attirer la sympathie et du Moderne du dialogue et des lecteurs du Nouveau Mercure galant qui sont majoritairement du côté de La Motte et donc forcément sceptiques envers une argumentation érudite. De ce fait, l’allégorie météorologique qu’elle donne ensuite en tant qu’exemple25, n’a plus la moindre chance de convaincre qui que ce soit. Au contraire, elle contribue à renforcer la méfiance des Modernes vis-à-vis des Anciens.

Même sans mentionner explicitement les allégories, l’auteur anonyme qui commente Des causes de la corruption du goût d’Anne Dacier dans le Nouveau Mercure galant de février 1715 accuse l’immoralité du monde antique qu’il ne juge pas excusable. Il écrit :

Oüy, la morale de nos Operas est un poison dangereux pour les ames chrestiennes : mais qu’il me soit permis de le dire, la morale du Galant Ancreon26 dont elle [Madame Dacier] fait des délices, & qu’elle nous a traduit en franҫois, n’est-elle pas beaucoup plus licentieuse, que celle de nos Operas ? elle a jugé que cette Traduction pouvoit aider au progrés du genre lyrique, & à la perfection du goust, mais l’utilité des lettres, selon son principe, devoit ceder au peril des mœurs27.

Si l’on suit ces lignes, il devient clair, selon le contributeur du périodique, que les épopées, les pièces de théâtre et les romans28 de l’Antiquité manquent de moralité. Ce constat trahit évidemment un refus des interprétations allégoriques. Le Moderne semble lire littéralement ces textes et ne cherche pas de fond caché qui pourrait excuser les héros et les dieux homériques.

Le refus de toute interprétation allégorique des textes du monde gréco-romain est évident. D’un côté, celui-ci s’inscrit dans le « progressif effacement [de l’allégorie], qui n’est pas disparition, au XVIIe siècle29 » et confirme de cette façon également les recherches de Monique Vincent qui souligne l’appartenance du périodique au camp des Modernes30. De l’autre, il illustre bien l’état d’esprit d’une France qui, au début de ce XVIIIe siècle, n’est pas encore familière des travaux de Giambattista Vico, GiambattistaVico qui jette les bases d’une nouvelle approche. Elle aboutit au siècle des Lumières dans l’acceptation du fait que « la vérité peut ne pas être la même partout et en tout temps31 ». Certes, Fontenelle, Bernard Le Bovier deFontenelle commence à se poser des questions similaires, mais au moment de la Querelle d’Homère, une nouvelle compréhension de la fable fait encore défaut32. Il faut attendre les Lumières pour franchir ce cap. Hardouin Le Fèvre de Fontenay et les contributeurs du Nouveau Mercure galant, par contre, restent des enfants du Grand Siècle et du cartésianisme. Une fois de plus, il devient clair que le périodique constitue principalement un moyen de vulgarisation du savoir existant, mais, dans la suite, nous quitterons la méthode géométrique et nous nous intéresserons à une question plus esthétique.