La Querelle d'Homère dans la presse des Lumières

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Z serii: Biblio 17 #225
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Refus de l’œuvre de La Motte

Après avoir analysé les défenses de l’Iliade homérique au sens strict du terme, nous étudierions le deuxième grand axe stratégique des Anciens pour contrer les Modernes. Ils s’attaquent à L’Iliade, poème, avec un Discours sur Homère d’Houdar de La Motte dont l’introduction forme une véritable dénonciation de l’œuvre originale. Commençons par celui-là, avant d’analyser les jugements des Anciens à propos de son imitation de l’épopée grecque ainsi que des principes sur lesquels il base sa traduction.

Premièrement, il paraît essentiel d’évoquer les critiques formulées contre les réflexions théoriques de La Motte, c’est-à-dire son Discours sur Homère. La première Ancienne à qui le Nouveau Mercure galant donne l’occasion de défendre sa conviction est Anne Dacier. Un auteur anonyme, qui réagit en février 1715 aux Causes de la corruption du goût de la traductrice, lui donne la parole. Selon l’érudite, « tout le discours de M. de la Motte, roule sur de faux principes : Que la critique des passages d’Homere qu’il a rapportez, est frivole, & qu’il regne par tout un certain esprit très capable de nuire aux belles lettres1 ». Anne Dacier n’est pas la seule à penser que les reproches formulés par Houdar de La Motte manquent de bon sens et ignorent les règles des belles-lettres. Deux mois plus tard, dans le numéro d’avril 1715, un contributeur neutre2 fait évoluer l’argument de l’érudite « sans ployer [pourtant] les genoux3 » devant elle. Dans son article, il propose une « Comparaison des Discours de Monsieur de la Motte & de Madame Dacier, sur les Ouvrages d’Homère » et suggère que le leader des Modernes ait pris la mauvaise position tout en louant le style de l’homme de lettres : « [La] politesse du discours de M. de la Motte fait souhaiter qu’il eût soûtenu une meilleure cause que celle qu’il a deffenduë4. » Puis, il souligne que le public attend d’un membre de l’Académie française de défendre Homère et de proposer un jugement plus nuancé5. C’est d’ailleurs aussi un reproche qu’Anne Dacier fait à toute l’institution dans Des causes de la corruption du goût. Elle s’y plaint que « l’Académie se taist […] [et qu’elle] ne s’éleve pas contre cet excés si injurieux pour elle6 ».

Vers la fin de sa contribution au Nouveau Mercure galant, le contributeur d’avril 1715 devient plus catégorique. Selon lui, Houdar de La Motte a commis une grave erreur méthodologique ; le Moderne ne serait pas à même de se prononcer sur l’Iliade puisqu’il n’a pas pu consulter la version originale du poème grec : « M. de la Motte parle de la langue Franҫoise par comparaison à la langue Grecque qu’il n’entend pas, comme si l’on pouvait comparer deux choses dont il y en a une qu’on ne connoist pas7. » Un point de vue également partagé par les Anciens. Dans Des causes de la corruption du goût, Anne Dacier constate : « Cela est […] assez plaisant qu’un homme [Houdar de La Motte] qui ne sait pas lire en cette Langue, veuille par un soupҫon critiquer les Commentateurs sur un mot de cette même Langue8. » Et avant la savante, Jean Racine, JeanRacine reproche déjà aux Modernes en général et à Charles Perrault, CharlesPerrault en particulier une méconnaissance sidérante de l’Antiquité grecque. Dans la préface de son Iphigénie, il constate :

Je m’étonne après cela que des Modernes aient témoigné depuis tant de dégout pour ce grand poète [EuripideEuripide] […] j’ai trop d’obligation à EuripideEuripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l’occasion de le réconcilier avec ces Messieurs. Je m’assure qu’il n’est si mal dans leur esprit que parce qu’ils n’ont pas bien lu l’ouvrage sur lequel ils l’ont condamné9.

Enfin, en décembre 1715, c’est de nouveau un Moderne qui fait circuler les arguments des Anciens dans le Nouveau Mercure galant. Le responsable du périodique publie une « Critique sur l’examen pacifique de M. l’abbé Fourmont, ÉtienneFourmont ». Il y cite aussi l’érudit qui reprend l’argument de l’abbé de ***, l’auteur neutre de la « Comparaison des Discours ». Comme celui-ci, Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont reproche à La Motte d’être trop sévère, voire trop radical à l’égard d’Homère dans ses réflexions théoriques : « [Ne] trouver rien de beau dans un Auteur [Homère] à qui elle [Anne Dacier] a crû devoir donner des éloges si excessifs, ne seroit ce pas une autre extrémite10 ? »

À ces doutes au sujet du Discours sur Homère d’Houdar de La Motte, que certains auteurs considèrent être extrême, s’ajoute une critique sévère de son imitation-traduction de l’Iliade qui est la réalisation pratique des principes théoriques annoncés dans sa préface. Les Anciens s’attaquent à son style et à son approche en tant que traducteur.

Deuxièmement, regardons la critique stylistique de l’Iliade. En ce qui concerne celle de La Motte, c’est encore une fois un Moderne qui introduit les arguments des Anciens dans le Nouveau Mercure galant de février 1715. Il s’agit toujours de l’auteur anonyme de la « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour Titre, des Causes de la Corruption du goust ». Avant de parler du livre de l’Ancienne, il résume brièvement toute la Querelle des Anciens et des Modernes. D’après lui, les Anciens considèrent l’imitation-traduction de La Motte comme un « criminel attentat11 » – terme également utilisé par Anne Dacier qui se passe, pourtant, de l’épithète dépréciateur dans Des causes de la corruption du goût12. D’après le critique de février 1715, les Anciens reprochent à La Motte d’être un « homme sans lumiere & sans goût13 » et, ensuite, ils caractérisent son Iliade de « miserable & pire que le Clovis14 », le poème épique de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, JeanDesmarets de Saint-Sorlin de 1657, qui n’a pas rencontré un grand succès15. Toujours selon le contributeur anonyme, Anne Dacier partage cette opinion et cherche à prouver « que sa Poesie [de La Motte] est si platte & si prosaïque, qu’en demontant ses vers, on n’y trouve pas la moindre expression de Poete16 ».

Sans grande surprise, la dame d’érudition antique reprend l’argument de la femme de lettres et traductrice d’Homère. Dans sa « Lettre à un Académicien Franҫois moderne », elle condamne dès le début l’imitation-traduction de La Motte en la traitant de « petite Iliade precieuse & corrigée17 » et qualifie ses beautés de « pretenduës18 ». En conséquence, son programme est clair et, tout au long de son texte, elle dénonce le manque de talent de l’auteur ainsi que les passages qu’elle trouve fautifs ou mal traduits. L’autrice commence par critiquer son style. Elle constate qu’Houdar de La Motte n’a aucun respect pour « la source du grand & du beau […] [et qu’] on ne trouveroit dans aucun de […] [ses] livres 3 ou 4 vers qui fussent de poids19 ». Par conséquent, ce n’est guère surprenant qu’elle se serve du mot péjoratif de « verbiage20 » pour décrire un passage de l’Iliade en douze chants. Selon le Dictionnaire de l’Académie française de 1718, verbiage signifie une « abondance de paroles qui ne disent presque rien, qui contiennent peu de sens21 ». Plus loin dans sa lettre, le ton monte encore et – d’une façon polémique – elle insinue que les « vers […] froids & […] durs22 » d’Houdar de La Motte sont une conséquence de sa mauvaise vue23.

Mais elle trouve également des raisons plus sérieuses pour justifier sa condamnation de l’Iliade moderne qui fait « bâiller24 » tous ceux qui la lisent ou à qui elle est lue. Selon la dame d’érudition antique, c’est évident : il manque à Houdar de La Motte « ce sel attique qui doit être l’assaisonnement de la bonne Poësie25 ». Il s’agit clairement d’une référence à un topos important de la rhétorique du monde gréco-romain et d’un élément central de l’atticisme français. Roger Zuber précise : « Le ‘sel’, le ‘ragoût’, le ‘piquant’, le ‘secret de n’ennuyer point’ sont mentionnés sans cesse, de Balzac, Jean-Louis Guez deBalzac et VoitureVoiture à La Fontaine, Jean deLa Fontaine et La Bruyère, Jean deLa Bruyère, comme des qualités éminentes non seulement de la conversation, mais également de la prose et de la poésie26. » Le « sel attique » forme donc une métaphore en vogue au XVIIe et au XVIIIe siècle. Et au vu de la bonne formation intellectuelle en général et de la profonde connaissance des belles-lettres de la dame d’érudition antique en particulier – dans sa contribution au Nouveau Mercure galant, elle cite différentes traductions d’Homère –, il est fortement probable qu’elle cherche ainsi à s’inscrire dans cette tradition littéraire qui lie la France du siècle de Louis XIVLouis XIV à l’Antiquité.

Or, au-delà du débat sur l’origine de cette figure de style, il semble clair qu’en employant la métaphore du « sel attique », elle suggère qu’un ingrédient important manque à l’Iliade moderne et que sa lecture est ennuyeuse car son auteur a omis de s’inspirer suffisamment des grandes œuvres de l’Antiquité gréco-latine. La raison de cette pénurie paraît évidente aux yeux de la contributrice ancienne : « C’est que les raisons des Romans les plus frivoles vous déterminent toujours27. » Selon la dame d’érudition antique, la supposée préférence d’Houdar de La Motte pour les nouveaux genres de son époque limite son horizon intellectuel. Elle lui reproche d’avoir « le Caffé pour Cabinet & pour Parnasse28 ». Apparemment, cette critique constitue un élément-clé du message de l’Ancienne. Elle n’en parle pas seulement au début de la lettre, mais elle y revient également dans la deuxième partie. À son avis, le membre de l’Académie française n’apprécie pas les héros de la version originale de l’Iliade car il est « accoutumé à nos Opera & à nos Romans29 ». La conséquence en est néfaste : La Motte « metamorphos[e] […] les plus fameux Heros de l’antiquité fabuleuse en Bourgeois Damoiseaux30 ». Cette critique de l’extrême modernité d’Houdar de La Motte ne constitue pas une innovation de la contributrice. Déjà en 1711, Anne Dacier dénonce le goût de la société mondaine : « [L]e Poëme Epique […] est fort different de nos Poëmes Epiques, & encore plus de ces ouvrages frivoles que l’Ignorance & l’Amour ont enfantez ; qui ne semblent faits que pour ériger en vertus des foiblesses ; où le bon sens & la raison sont assez souvent negligez31. »

 

Contrairement à cette attaque polémique d’avril 1715, la critique formulée par Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont contre l’Iliade d’Houdar de La Motte et introduite dans le périodique par Hardouin Le Fèvre de Fontenay est plus sérieuse. Le verdict de l’Ancien32 est clair : « Son style [de La Motte] est obscur, ambigu, scabreux, plein d’hiperbates ; il est affecté, il cherche des jeux de mots, il manque de naïveté & de force33. » Et un peu plus loin, il doute de la qualité des vers de La Motte, en les qualifiant de « badin[s]34 ». À part cette critique de style que l’auteur de l’Examen pacifique décrit comme guère naturel, celui-ci constate également que La Motte semble ne pas voir les beautés de l’épopée homérique35 et Le Fèvre de Fontenay présente même une liste avec des passages de l’Iliade moderne qui, selon Fourmont, ÉtienneFourmont, sont mal traduits. Il y montre par exemple que l’Académicien moderne ne respecte pas le bon usage de sa propre époque ou que son ouvrage est contradictoire36.

En résumé, si la critique de l’imitation-traduction d’Houdar de La Motte est riche et variée, son œuvre est peu appréciée par les Anciens dû à un style faussement naïf et trop banal. Cependant, aujourd’hui, ces attaques paraissent un peu exagérées. Noémi Hepp rappelle justement que si l’Iliade moderne a des défauts évidents, il n’en suit pas automatiquement que d’autres auteurs de l’époque aient mieux rendu les « caractères de la poésie homérique37 ». Mais au lieu de remettre tout de suite en question les productions des Anciens, il nous faut d’abord aborder un dernier volet des critiques formulées à l’égard de La Motte.

Troisièmement, la critique des Anciens dépasse les simples questions stylistiques. Ils s’interrogent également sur la meilleure façon de traduire une œuvre littéraire. Ce n’est pas pour rien que l’époque du classicisme français est connue pour ses « belles infidèles38 ». Ce concept refuse la traduction littérale et prône une certaine liberté avec le texte de départ qu’il faut adapter au goût du public contemporain pour qu’il le trouve utile et divertissant. Il n’est donc guère étonnant que ni Anne Dacier ni Houdar de La Motte n’aient produit de traductions de l’Iliade qui puissent satisfaire l’exigence de fidélité d’aujourd’hui. Or, même si les deux auteurs ont altéré l’Iliade d’Homère, les étendues des changements apportés à la version originale diffèrent énormément39. Et cela à tel point que les Anciens critiquent ouvertement l’approche de La Motte.

Selon l’auteur anonyme de « Critique modeste du Livre de Madame Dacier, qui a pour Titre, des Causes de la Corruption du goust » de février 1715, les Anciens cherchent à démontrer « la fausseté des nouveaux dogmes [de La Motte]40 ». Quelques pages plus loin, il précise son observation en citant un extrait du livre d’Anne Dacier. L’érudite s’y « flatte de demontrer que M. de la Motte a esté également malheureux dans ce qu’il a retranché, dans ce qu’il a ajoûté, & dans ce qu’il a changé41 ». En résumé, elle dénonce les modifications importantes faites par l’Académicien moderne qui, selon elle, a complètement défiguré l’épopée grecque. En conséquence, elle appelle à une traduction plus littérale. Une idée qu’elle exprime également en 1711 dans la préface de sa traduction de l’Iliade :

Quand je parle d’une traduction en prose, je ne veux point parler d’une traduction servile ; je parle d’une traduction genereuse & noble, qui en s’attachant fortement aux idées de son original, cherche les beautez de sa langue, & rend ses images sans compter les mots. La première, par une fidelité trop scrupuleuse, devient tres infidelle : car pour conserver la lettre, elle ruine l’esprit, ce qui est l’ouvrage d’un froid et sterile genie ; au lieu que l’autre, en ne s’attachant principalement qu’à conserver l’esprit, ne laisse pas, dans ses plus grandes libertez ; de conserver aussi la lettre ; & par ses traits hardis, mais tousjours vrays, elle devient non seulement la fidelle copie de son original, mais un second original mesme42.

La dame d’érudition antique partage de nouveau l’avis de Madame Dacier. Dans le Nouveau Mercure galant d’avril 1715, elle déplore la grande distance entre l’imitation-traduction moderne et l’œuvre originale :

[En] vain y cherche-t-on quelque portion, quelque fragment de ce Prince des Poëtes, à peine y apperҫoit-on son ombre. Il me paroist que si vous aviez pû estre fidele en quelque endroit de ce Poëme, au moins vous l’auriez dû estre dans l’exposition & l’invocation, non seulement on n’y reconnoist point Homere, mais ce que vous luy prêtez. Est en misere un champ si fertile, Que de courroux vous échauffez ma bile43.

Dans la suite de sa « Lettre […] à un Académicien Franҫois moderne », elle continue à traiter la version d’Houdar de La Motte de « fausse monnoye44 », de « malheureuse45 » et de « défigurée46 ». La raison en est évidente. Contrairement à d’autres traducteurs de l’Iliade, comme par exemple Hugues Salel, HuguesSalel, La Motte « modifie […] toutes choses à […] [sa] fantaisie47 ». Elle ne lui reproche donc pas son infidélité en soi, mais de prendre trop de libertés. À en croire ses explications, le vrai problème est le fait qu’Houdar de La Motte n’a pas traduit, mais réécrit l’Iliade. N’a-t-il pas lui-même qualifié son œuvre seulement de simple imitation ? Curieusement, la dame d’érudition antique formule ce reproche après avoir analysé le premier livre de son Iliade qui en reste, pourtant, la partie la plus fidèle. On peut supposer qu’elle ait critiqué encore plus vivement les livres V à XII de l’imitation-traduction qui sont fortement modifiés48.

Néanmoins, il reste révélateur que les Anciens ne réclament pas de traductions fidèles au sens moderne du terme. Ils n’abandonnent pas le principe des « belles infidèles » et aucun traité théorique de la traduction ne voit le jour pendant la Querelle d’Homère ou le XVIIIe siècle. Il faut attendre le XIXe siècle pour assister à un changement de paradigme dans le domaine de la traduction49.

Au bout du compte, plusieurs arguments contre la traduction-imitation de La Motte doivent être évoqués. Quelques-uns de ses contemporains lui reprochent de ne pas respecter suffisamment l’épopée originale, de ne pas parler la langue d’Homère et d’avoir changé d’une façon peu inspirée le texte de la traduction d’Anne Dacier. Selon les détracteurs de La Motte, son style est, en outre, défectueux et sa traduction-imitation rappellerait le Clovis de Jean Desmarets de Saint-Sorlin, JeanDesmarets de Saint-Sorlin. Ces arguments figurent pourtant dans plusieurs catégories – des contributions d’une Ancienne, d’un auteur neutre et même des Modernes qui prêtent leur plume aux Anciens en citant leurs textes.

Afin de conclure ce chapitre, force est de constater – malgré la place accordée aux Anciens – que les défenseurs d’Homère restent minoritaires dans le périodique d’Hardouin Le Fèvre de Fontenay. Les rares contributions en faveur d’Homère ne sont pourtant pas très novatrices. Elles reflètent les prises de position des leaders du camp ancien, tels qu’Anne Dacier ou Étienne Fourmont, ÉtienneFourmont. Un parfait exemple qui valide cet argument est aussi la « Lettre à un Académicien Franҫois moderne » de la dame d’érudition antique dont le style rappelle point par point la réfutation de l’Iliade moderne qu’est le livre Des causes de la corruption du goût de Madame Dacier50. Néanmoins, au vu de la violence des hostilités, il reste remarquable qu’Hardouin Le Fèvre de Fontenay fait circuler les arguments des défenseurs d’Homère. Si nous faisons donc abstraction des intérêts économiques du périodique, il est évident que le responsable de la revue tient à présenter une image complète de la Querelle d’Homère et à informer ses lecteurs – quasiment en direct – des derniers rebondissements.

Or, bien évidemment, il ne s’agit pas d’une couverture objective et équilibrée des idées des Anciens : d’un côté, certains arguments ne sont guère évoqués ou même complètement oubliés. Il faut penser par exemple aux savants grecs, que cite pourtant Anne Dacier, ou au relativisme historique. Cette reproduction biaisée peut s’expliquer par un certain parti-pris51, un manque d’intérêt pour une cause que les Modernes estiment perdue ou leur incompréhension d’une nouvelle ligne de défense52. De l’autre, les textes du Nouveau Mercure galant sont souvent polémiques. Son directeur, par exemple, n’hésite pas à traiter les Anciens de « Grecs » ou d’« Antiquaires53 ». Un trait stylistique que nous retrouverons également dans le prochain sous-chapitre.

1.2 Rejet de l’Iliade homérique

Après avoir analysé les prises de position des Anciens et leur présence dans le Nouveau Mercure galant, il est essentiel de se pencher également sur les idées des Modernes. À première vue, cela pourrait paraître plus facile, mais cette impression est bien trompeuse. Certes, les partisans d’Houdar de La Motte rédigent la plupart des contributions relatives à la Querelle d’Homère du périodique, mais ces textes constituent un corpus très hétérogène et parfois difficile à élucider. On y trouve des articles savants, comme le compte rendu du livre Des causes de la corruption du goût de Madame Dacier1, mais également des contributions badines et enjouées qui témoignent pourtant du grand intérêt du public envers cette dispute entre Anciens et Modernes. Un parfait exemple qui l’illustre est la « Scene d’Arlequin, Deffenseur d’Homère2 », un extrait d’une pièce de théâtre de Louis Fuzelier, LouisFuzelier3, qui fut publié dans la livraison d’août 1715. Un autre défi est toujours la présence des contributions neutres ou même modernes qui font circuler plusieurs points de vue et dont les auteurs peinent occasionnellement à déconstruire d’une façon convaincante les thèses des Anciens. C’est notamment le cas dans le compte rendu de l’Apologie d’Homère et Bouclier d’Achille de Jean Boivin, Jean [M. B.]Boivin, paru dans le Nouveau Mercure galant d’août 1715.

Néanmoins, il est possible d’établir plusieurs catégories qui permettent de bien classifier les différents arguments, indépendamment de la qualité intellectuelle du texte d’origine, et donc de développer un fil conducteur : des héros brutaux et impolis, des dieux immoraux, l’absence de toute vraisemblance, le rejet des interprétations allégoriques et les faiblesses stylistiques d’Homère. À cela s’ajoutera également un résumé de l’accueil accordé par les Modernes à la traduction-imitation de l’Iliade en douze chants.

Ce n’est point un hasard si la structure de ce chapitre rappelle celle de la partie précédente ; au contraire, puisque le but reste le même : faire un inventaire minutieux des principaux arguments, ce qui aboutira, ultérieurement, à une analyse plus approfondie des conceptions du bon goût présentées et discutées dans le Nouveau Mercure galant.