Za darmo

Robinson Crusoe. I

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

HOMMES BARBUS AU PAYS DE VENDREDI

Je lui fis une description des contrées de l'Europe, et particulièrement de l'Angleterre, ma patrie. Je lui contai comment nous vivions, comment nous adorions Dieu, comment nous nous conduisions les uns envers les autres, et comment, dans des vaisseaux, nous trafiquions avec toutes les parties du monde. Je lui donnai une idée du bâtiment naufragé à bord duquel j'étais allé, et lui montrai d'aussi près que je pus la place où il avait échoué; mais depuis long-temps il avait été mis en pièces et avait entièrement disparu.

Je lui montrai aussi les débris de notre chaloupe, que nous perdîmes quand nous nous sauvâmes de notre bord, et qu'avec touts mes efforts, je n'avais jamais pu remuer; mais elle était alors presque entièrement délabrée. En appercevant cette embarcation, Vendredi demeura fort long-temps pensif et sans proférer un seul mot. Je lui demandai ce à quoi il songeait; enfin il me dit: «Moi voir pareil bateau ainsi venir au lieu à ma nation.»

Je fus long-temps sans deviner ce que cela signifiait; mais à la fin, en y réfléchissant bien, je compris qu'une chaloupe pareille avait dérivé sur le rivage qu'il habitait, c'est-à-dire, comme il me l'expliqua, y avait été entraînée par une tempête. Aussitôt j'imaginai que quelque vaisseau européen devait avoir fait naufrage sur cette côte, et que sa chaloupe, s'étant sans doute détachée, avait été jetée à terre; mais je fus si stupide que je ne songeai pas une seule fois à des hommes s'échappant d'un naufrage, et ne m'informai pas d'où ces embarcations pouvaient venir. Tout ce que je demandai, ce fut la description de ce bateau.

Vendredi me le décrivit assez bien, mais il me mit beaucoup mieux à même de le comprendre lorsqu'il ajouta avec chaleur: – «Nous sauver hommes blancs de noyer.» – Il y avait donc, lui dis-je, des hommes blancs dans le bateau?» – «Oui, répondit-il, le bateau plein d'hommes blancs.» – Je le questionnai sur leur nombre; il compta sur ses doigts jusqu'à dix-sept. – «Mais, repris-je alors, que sont-ils devenus?» – «Ils vivent, ils demeurent chez ma nation.»

Ce récit me mit en tête de nouvelles pensées: j'imaginai aussitôt que ce pouvaient être les hommes appartenant au vaisseau échoué en vue de mon île, comme je l'appelais alors; que ces gens, après que le bâtiment eut donné contre le rocher, le croyant inévitablement perdu, s'étaient jetés dans leur chaloupe et avaient abordé à cette terre barbare parmi les Sauvages.

Sur ce, je m'enquis plus curieusement de ce que ces hommes étaient devenus. Il m'assura qu'ils vivaient encore, qu'il y avait quatre ans qu'ils étaient là, que les Sauvages les laissaient tranquilles et leur donnaient de quoi manger. Je lui demandai comment il se faisait qu'ils n'eussent point été tués et mangés: – «Non, me dit-il, eux faire frère avec eux» – C'est-à-dire, comme je le compris, qu'ils avaient fraternisé. Puis il ajouta: – «Eux manger non hommes que quand la guerre fait battre,» – c'est-à-dire qu'ils ne mangent aucun homme qui ne se soit battu contre eux et n'ait été fait prisonnier de guerre.

Il arriva, assez long-temps après ceci, que, se trouvant sur le sommet de la colline, à l'Est de l'île, d'où, comme je l'ai narré, j'avais dans un jour serein découvert le continent de l'Amérique, il arriva, dis-je, que Vendredi, le temps étant fort clair, regarda fixement du côté de la terre ferme, puis, dans une sorte d'ébahissement, qu'il se prit à sauter, et à danser, et à m'appeler, car j'étais à quelque distance. Je lui en demandai le sujet: – «Ô joie! ô joyeux! s'écriait-il, là voir mon pays, là ma nation!

Je remarquai un sentiment de plaisir extraordinaire épanoui sur sa face; ses yeux étincelaient, sa contenance trahissait une étrange passion, comme s'il eût eu un désir véhément de retourner dans sa patrie. Cet air, cette expression éveilla en moi une multitude de pensées qui me laissèrent moins tranquille que je l'étais auparavant sur le compte de mon nouveau serviteur Vendredi; et je ne mis pas en doute que si jamais il pouvait retourner chez sa propre nation, non-seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu'il m'avait, et qu'il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut-être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu'il avait eu pour habitude de l'être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre.

Mais je faisais une violente injustice à cette pauvre et honnête créature, ce dont je fus très-chagrin par la suite. Cependant, comme ma défiance s'accrut et me posséda pendant quelques semaines, je devins plus circonspect, moins familier et moins affable avec lui; en quoi aussi j'eus assurément tort: l'honnête et agréable garçon n'avait pas une seule pensée qui ne découlât des meilleurs principes, tout à la fois comme un Chrétien religieux et comme un ami reconnaissant, ainsi que plus tard je m'en convainquis, à ma grande satisfaction.

Tant que durèrent mes soupçons on peut bien être sûr que chaque jour je le sondai pour voir si je ne découvrirais pas quelques-unes des nouvelles idées que je lui supposais; mais je trouvai dans tout ce qu'il disait tant de candeur et d'honnêteté que je ne pus nourrir long-temps ma défiance; et que, mettant de côté toute inquiétude, je m'abandonnai de nouveau entièrement à lui. Il ne s'était seulement pas apperçu de mon trouble; c'est pourquoi je ne saurais le soupçonner de fourberie.

Un jour que je me promenais sur la même colline et que le temps était brumeux en mer, de sorte qu'on ne pouvait appercevoir le continent, j'appelai Vendredi et lui dis: – «Ne désirerais-tu pas retourner dans ton pays, chez ta propre nation?» – «Oui, dit-il, moi être beaucoup Ô joyeux d'être dans ma propre nation.» – «Qu'y ferais-tu? repris-je: voudrais-tu redevenir barbare, manger de la chair humaine et retomber dans l'état sauvage où tu étais auparavant?» – Il prit un air chagrin, et, secouant la tête, il répondit: – «Non, non, Vendredi leur conter vivre bon, leur conter prier Dieu, leur conter manger pain de blé, chair de troupeau, lait; non plus manger hommes.» – «Alors ils te tueront.» – À ce mot il devint sérieux, et répliqua: – «Non, eux pas tuer moi, eux volontiers aimer apprendre.» – Il entendait par là qu'ils étaient très-portés à s'instruire. Puis il ajouta qu'ils avaient appris beaucoup de choses des hommes barbus qui étaient venus dans le bateau. Je lui demandai alors s'il voudrait s'en retourner; il sourit à cette question, et me dit qu'il ne pourrait pas nager si loin. Je lui promis de lui faire un canot. Il me dit alors qu'il irait si j'allais avec lui: – «Moi partir avec toi! m'écriai-je; mais ils me mangeront si j'y vais.» – «Non, non, moi faire eux non manger vous, moi faire eux beaucoup aimer vous.» – Il entendait par là qu'il leur raconterait comment j'avais tué ses ennemis et sauvé sa vie, et qu'il me gagnerait ainsi leur affection. Alors il me narra de son mieux combien ils avaient été bons envers les dix-sept hommes blancs ou barbus, comme il les appelait, qui avaient abordé à leur rivage dans la détresse.

Dès ce moment, je l'avoue, je conçus l'envie de m'aventurer en mer, pour tenter s'il m'était possible de joindre ces hommes barbus, qui devaient être, selon moi, des Espagnols ou des Portugais, ne doutant pas, si je réussissais, qu'étant sur le continent et en nombreuse compagnie, je ne pusse trouver quelque moyen de m'échapper de là plutôt que d'une île éloignée de quarante milles de la côte, et où j'étais seul et sans secours. Quelques jours après je sondai de nouveau Vendredi, par manière de conversation, et je lui dis que je voulais lui donner un bateau pour retourner chez sa nation. Je le menai par conséquent vers ma petite frégate, amarrée de l'autre côté de l'île; puis, l'ayant vidée, – car je la tenais toujours enfoncée sous l'eau, – je la mis à flot, je la lui fis voir, et nous y entrâmes touts les deux.

Je vis que c'était un compagnon fort adroit à la manœuvre: il la faisait courir aussi rapidement et plus habilement que je ne l'eusse pu faire. Tandis que nous voguions, je lui dis: – «Eh bien! maintenant, Vendredi, irons-nous chez ta nation?» – À ces mots il resta tout stupéfait, sans doute parce que cette embarcation lui paraissait trop petite pour aller si loin. Je lui dis alors que j'enavais une plus grande. Le lendemain donc je le conduisis au lieu où gisait la première pirogue que j'avais faite, mais que je n'avais pu mettre à la mer. Il la trouva suffisamment grande; mais, comme je n'en avais pris aucun soin, qu'elle était couchée là depuis vingt-deux ou vingt-trois ans, et que le soleil l'avait fendue et séchée, elle était pourrie en quelque sorte. Vendredi m'affirma qu'un bateau semblable ferait l'affaire, et transporterait – beaucoup assez vivres, boire, pain: – c'était là sa manière de parler.

En somme, je fus alors si affermi dans ma résolution de gagner avec lui le continent, que je lui dis qu'il fallait nous mettre à en faire une de cette grandeur-là pour qu'il pût s'en retourner chez lui. Il ne répliqua pas un mot, mais il devint sérieux et triste. Je lui demandai ce qu'il avait. Il me répondit ainsi: – «Pourquoi vous colère avec Vendredi? Quoi moi fait?» – Je le priai de s'expliquer et lui protestai que je n'étais point du tout en colère. – «Pas colère! pas colère! reprit-il en répétant ces mots plusieurs fois; pourquoi envoyer Vendredi loin chez ma nation?» – «Pourquoi!.. Mais ne m'as-tu pas dit que tu souhaitais y retourner?» – «Oui, oui, s'écria-t-il, souhaiter être touts deux là: Vendredi là et pas maître là.» – En un mot il ne pouvait se faire à l'idée de partir sans moi. – «Moi aller avec toi, Vendredi! m'écriai-je; mais que ferais-je là?» – Il me répliqua très-vivement là-dessus: – «Vous faire grande quantité beaucoup bien, vous apprendre Sauvages hommes être hommes bons, hommes sages, hommes apprivoisés; vous leur enseigner connaître Dieu, prier Dieu et vivre nouvelle vie.» – «Hélas! Vendredi, répondis-je, tu ne sais ce que tu dis, je ne suis moi-même qu'un ignorant.» – «Oui, oui, reprit-il, vous enseigna moi bien, vous enseigner eux bien.» – «Non, non, Vendredi, te dis-je, tu partiras sans moi; laisse-moi vivre ici tout seul comme autrefois.» – À ces paroles il retomba dans le trouble, et, courant à une des hachettes qu'il avait coutume de porter, il s'en saisit à la hâte et me la donna. – «Que faut-il que j'en fasse, lui dis-je?» – «Vous prendre, vous tuer Vendredi.» – «Moi te tuer! Et pourquoi?» – «Pourquoi, répliqua-t-il prestement, vous envoyer Vendredi loin?.. Prendre, tuer Vendredi, pas renvoyer Vendredi loin.» – Il prononça ces paroles avec tant de componction, que je vis ses yeux se mouiller de larmes. En un mot, je découvris clairement en lui une si profonde affection pour moi et une si ferme résolution, que je lui dis alors, et souvent depuis, que je ne l'éloignerais jamais tant qu'il voudrait rester avec moi.

 

Somme toute, de même que par touts ses discours je découvris en lui une affection si solide pour moi, que rien ne pourrait l'en séparer, de même je découvris que tout son désir de retourner dans sa patrie avait sa source dans sa vive affection pour ses compatriotes, et dans son espérance que je les rendrais bons, chose que, vu mon peu de science, je n'avais pas le moindre désir, la moindre intention ou envie d'entreprendre. Mais je me sentais toujours fortement entraîné à faire une tentative de délivrance, comme précédemment, fondée sur la supposition déduite du premier entretien, c'est-à-dire qu'il y avait là dix-sept hommes barbus; et c'est pourquoi, sans plus de délai, je me mis en campagne avec Vendredi pour chercher un gros arbre propre à être abattu et à faire une grande pirogue ou canot pour l'exécution de mon projet. Il y avait dans l'île assez d'arbres pour construire une flottille, non-seulement de pirogues ou de canots, mais même de bons gros vaisseaux. La principale condition à laquelle je tenais, c'était qu'il fût dans le voisinage de la mer, afin que nous pussions lancer notre embarcation quand elle serait faite, et éviter la bévue que j'avais commise la première fois.

CHANTIER DE CONSTRUCTION

À la fin Vendredi en choisit un, car il connaissait mieux que moi quelle sorte de bois était la plus convenable pour notre dessein; je ne saurais même aujourd'hui comment nommer l'arbre que nous abattîmes, je sais seulement qu'il ressemblait beaucoup à celui qu'on appelle fustok et qu'il était d'un genre intermédiaire entre celui-là et le bois de Nicaragua, duquel il tenait beaucoup pour la couleur et l'odeur. Vendredi se proposait de brûler l'intérieur de cet arbre pour en faire un bateau; mais je lui démontrai qu'il valait mieux le creuser avec des outils, ce qu'il fit très-adroitement, après que je lui en eus enseigné la manière. Au bout d'un mois de rude travail, nous achevâmes notre pirogue, qui se trouva fort élégante, surtout lorsque avec nos haches, que je lui avais appris à manier, nous eûmes façonné et avivé son extérieur en forme d'esquif. Après ceci toutefois, elle nous coûta encore près d'une quinzaine de jours pour l'amener jusqu'à l'eau, en quelque sorte pouce à pouce, au moyen de grands rouleaux de bois. – Elle aurait pu porter vingt hommes très-aisément.

Lorsqu'elle fut mise à flot, je fus émerveillé de voir, malgré sa grandeur, avec quelle dextérité et quelle rapidité mon serviteur Vendredi savait la manier, la faire virer et avancer à la pagaie. Je lui demandai alors si elle pouvait aller, et si nous pouvions nous y aventurer. – «Oui, répondit-il, elle aventurer dedans très-bien, quand même grand souffler vent.» – Cependant j'avais encore un projet qu'il ne connaissait point, c'était de faire un mât et une voile, et de garnir ma pirogue d'une ancre et d'un câble. Pour le mât, ce fut chose assez aisée. Je choisis un jeune cèdre fort droit que je trouvai près de là, car il y en avait une grande quantité dans l'île, je chargeai Vendredi de l'abattre et lui montrai comment s'y prendre pour le façonner et l'ajuster. Quant à la voile, ce fut mon affaire particulière. Je savais que je possédais pas mal de vieilles voiles ou plutôt de morceaux de vieilles voiles; mais, comme il y avait vingt-six ans que je les avais mises de côté; et que j'avais pris peu de soin pour leur conservation, n'imaginant pas que je pusse jamais avoir occasion de les employer à un semblable usage, je ne doutai pas qu'elles ne fussent toutes pourries, et au fait la plupart l'étaient. Pourtant j'en trouvai deux morceaux qui me parurent assez bons; je me mis à les travailler; et, après beaucoup de peines, cousant gauchement et lentement, comme on peut le croire, car je n'avais point d'aiguilles, je parvins enfin à faire une vilaine chose triangulaire ressemblant à ce qu'on appelle en Angleterre une voile en épaule de mouton, qui se dressait avec un gui au bas et un petit pic au sommet. Les chaloupes de nos navires cinglent d'ordinaire avec une voile pareille, et c'était celle dont je connaissais le mieux la manœuvre, parce que la barque dans laquelle je m'étais échappé de Barbarie en avait une, comme je l'ai relaté dans la première partie de mon histoire.

Je fus près de deux mois à terminer ce dernier ouvrage, c'est-à-dire à gréer et ajuster mon mât et mes voiles. Pour compléter ce gréement, j'établis un petit étai sur lequel j'adaptai une trinquette pour m'aider à pincer le vent, et, qui plus est, je fixai à la poupe un gouvernail. Quoique je fusse un détestable constructeur, cependant comme je sentais l'utilité et même la nécessité d'une telle chose, bravant la peine, j'y travaillai avec tant d'application qu'enfin j'en vins à bout; mais, en considérant la quantité des tristes inventions auxquelles j'eus recours et qui échouèrent, je suis porté à croire que ce gouvernail me coûta autant de labeur que le bateau tout entier.

Après que tout ceci fut achevé, j'eus à enseigner à mon serviteur Vendredi tout ce qui avait rapport à la navigation de mon esquif; car, bien qu'il sût parfaitement pagayer, il n'entendait rien à la manœuvre de la voile et du gouvernail, et il fut on ne peut plus émerveillé quand il me vit diriger et faire virer ma pirogue au moyen de la barre, et quand il vit ma voile trélucher et s'éventer, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, suivant que la direction de notre course changeait; alors, dis-je, il demeura là comme un étonné, comme un ébahi. Néanmoins en peu de temps je lui rendis toutes ces choses familières, et il devint un navigateur consommé, sauf l'usage de la boussole, que je ne pus lui faire comprendre que fort peu. Mais, comme dans ces climats il est rare d'avoir un temps couvert et que presque jamais il n'y a de brumes, la boussole n'y est pas de grande nécessité. Les étoiles sont toujours visibles pendant la nuit, et la terre pendant le jour, excepté dans les saisons pluvieuses; mais alors personne ne se soucie d'aller au loin ni sur terre, ni sur mer.

J'étais alors entré dans la vingt-septième année de ma Captivité dans cette île, quoique les trois dernières années où j'avais eu avec moi mon serviteur Vendredi ne puissent guère faire partie de ce compte, ma vie d'alors étant totalement différente de ce qu'elle avait été durant tout le reste de mon séjour. Je célébrai l'anniversaire de mon arrivée en ce lieu toujours avec la même reconnaissance envers Dieu pour ses miséricordes; si jadis j'avais eu sujet d'être reconnaissant, j'avais encore beaucoup plus sujet de l'être, la Providence m'ayant donné tant de nouveaux témoignages de sollicitude, et envoyé l'espoir d'une prompte et sûre délivrance, car j'avais dans l'âme l'inébranlable persuasion que ma délivrance était proche et que je ne saurais être un an de plus dans l'île. Cependant je ne négligeai pas mes cultures; comme à l'ordinaire je bêchai, je semai, je fis des enclos; je recueillis et séchai mes raisins, et m'occupai de toutes choses nécessaires, de même qu'auparavant.

La saison des pluies, qui m'obligeait à garder la maison plus que de coutume, étant alors revenue, j'avais donc mis notre vaisseau aussi en sûreté que possible, en l'amenant dans la crique où, comme je l'ai dit au commencement, j'abordai avec mes radeaux. L'ayant halé sur le rivage pendant la marée haute, je fis creuser à mon serviteur Vendredi un petit bassin tout juste assez grand pour qu'il pût s'y tenir à flot; puis, à la marée basse, nous fîmes une forte écluse à l'extrémité pour empêcher l'eau d'y rentrer: ainsi notre vaisseau demeura à sec et à l'abri du retour de la marée. Pour le garantir de la pluie, nous le couvrîmes d'une couche de branches d'arbres si épaisse, qu'il était aussi bien qu'une maison sous son toit de chaume. Nous attendîmes ainsi les mois de novembre et de décembre, que j'avais désignés pour l'exécution de mon entreprise.

Quand la saison favorable s'approcha, comme la pensée de mon dessein renaissait avec le beau temps, je m'occupai journellement à préparer tout pour le voyage. La première chose que je fis, ce fut d'amasser une certaine quantité de provisions qui devaient nous être nécessaires. Je me proposais, dans une semaine ou deux, d'ouvrir le bassin et de lancer notre bateau, quand un matin que j'étais occupé à quelqu'un de ces apprêts, j'appelai Vendredi et lui dis d'aller au bord de la mer pour voir s'il ne trouverait pas quelque chélone ou tortue, chose que nous faisions habituellement une fois par semaine; nous étions aussi friands des œufs que de la chair de cet animal. Vendredi n'était parti que depuis peu de temps quand je le vis revenir en courant et franchir ma fortification extérieure comme si ses pieds ne touchaient pas la terre, et, avant que j'eusse eu le temps de lui parler, il me cria: – «Ô maître! ô maître! ô chagrin! ô mauvais!» – «Qu'y a-t-il, Vendredi? lui dis-je.» – «Oh! Là-bas un, deux, trois canots! un, deux, trois!» – Je conclus, d'après sa manière de s'exprimer, qu'il y en avait six; mais, après que je m'en fus enquis, je n'en trouvai que trois, – «Eh bien! Vendredi, lui dis-je, ne t'effraie pas.» – Je le rassurai ainsi autant que je pus; néanmoins je m'apperçus que le pauvre garçon était tout-à-fait hors de lui-même: il s'était fourré en tête que les Sauvages étaient venus tout exprès pour le chercher, le mettre en pièces et le dévorer. Il tremblait si fort que je ne savais que faire. Je le réconfortai de mon mieux, et lui dis que j'étais dans un aussi grand danger, et qu'ils me mangeraient tout comme lui. – «Mais il faut, ajoutai-je, nous résoudre à les combattre; peux-tu combattre, Vendredi?» – «Moi tirer, dit-il, mais là venir beaucoup grand nombre.» – «Qu'importe! répondis-je, nos fusils épouvanteront ceux qu'ils ne tueront pas.» – Je lui demandai si, me déterminant à le défendre, il me défendrait aussi et voudrait se tenir auprès de moi et faire tout ce que je lui enjoindrais. Il répondit: – «Moi mourir quand vous commander mourir, maître.» Là-dessus j'allai chercher une bonne goutte de rum et la lui donnai, car j'avais si bien ménagé mon rum que j'en avais encore pas mal en réserve. Quand il eut bu, je lui fis prendre les deux fusils de chasse que nous portions toujours, et je les chargeai de chevrotines aussi grosses que des petites balles de pistolet; je pris ensuite quatre mousquets, je les chargeai chacun de deux lingots et de cinq balles, puis chacun de mes deux pistolets d'une paire de balles seulement. Je pendis comme à l'ordinaire, mon grand sabre nu à mon côté, et je donnai à Vendredi sa hachette.

Quand je me fus ainsi préparé, je pris ma lunette d'approche et je gravis sur le versant de la montagne, pour voir ce que je pourrais découvrir; j'apperçus aussitôt par ma longue vue qu'il y avait là vingt-un Sauvages, trois prisonniers et trois pirogues, et que leur unique affaire semblait être de faire un banquet triomphal de ces trois corps humains, fête barbare, il est vrai, mais, comme je l'ai observé, qui n'avait rien parmi eux que d'ordinaire.

Je remarquai aussi qu'ils étaient débarqués non dans le même endroit d'où Vendredi s'était échappé, mais plus près de ma crique, où le rivage était bas et où un bois épais s'étendait presque jusqu'à la mer. Cette observation et l'horreur que m'inspirait l'œuvre atroce que ces misérables venaient consommer me remplirent de tant d'indignation que je retournai vers Vendredi, et lui dis que j'étais résolu à fondre sur eux et à les tuer touts. Puis je lui demandai s'il voulait combattre à mes côtés. Sa frayeur étant dissipée et ses esprits étant un peu animés par le rum que je lui avais donné, il me parut plein de courage, et répéta comme auparavant qu'il mourrait quand je lui ordonnerais de mourir.

Dans cet accès de fureur, je pris et répartis entre nous les armes que je venais de charger. Je donnai à Vendredi un pistolet pour mettre à sa ceinture et trois mousquets pour porter sur l'épaule, je pris moi-même un pistolet et les trois autres mousquets, et dans cet équipage nous nous mîmes en marche. J'avais eu outre garni ma poche d'une, petite bouteille de rum, et chargé Vendredi d'un grand sac et de balles. Quant à la consigne, je lui enjoignis de se tenir sur mes pas, de ne point bouger, de ne point tirer, de ne faire aucune chose que je ne lui eusse commandée, et en même temps de ne pas souffler mot. Je fis alors à ma droite un circuit de près d'un mille, pour éviter la crique et gagner le bois, afin de pouvoir arriver à portée de fusil des Sauvages avant qu'ils me découvrissent, ce que, par ma longue vue, j'avais reconnu chose facile à faire.

 

Pendant cette marche mes premières idées se réveillèrent et commencèrent à ébranler ma résolution. Je ne veux pas dire que j'eusse aucune peur de leur nombre; comme ils n'étaient que des misérables nus et sans armes, il est certain que je leur étais supérieur, et quand bien même j'aurais été seul. Mais quel motif, me disais-je, quelle circonstance, quelle nécessité m'oblige à tremper mes mains dans le sang, à attaquer des hommes qui ne m'ont jamais fait aucun tort et qui n'ont nulle intention de m'en faire, des hommes innocents à mon égard? Leur coutume barbare est leur propre malheur; c'est la preuve que Dieu les a abandonnés aussi bien que les autres nations de cette partie du monde à leur stupidité, à leur inhumanité, mais non pas qu'il m'appelle à être le juge de leurs actions, encore moins l'exécuteur de sa justice! Quand il le trouvera bon il prendra leur cause dans ses mains, et par un châtiment national il les punira pour leur crime national; mais cela n'est point mon affaire.

Inne książki tego autora