La Pire Espèce

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STRATÉGIE

MERCREDI 13 MARS.

NATIONALE 77, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE. LA BASE.

“ L’homme le plus fort a raison ”

Adolf Hitler

Clic.

La musique s’arrête.

La Totentanz de Liszt, provenant des enceintes de la camionnette, s’interrompt soudainement.

S’ensuit l’attente.

Des bruits de pas lourds, énervés, parviennent à l’intérieur.

Le couteau est le premier à apparaître devant la porte, suivi de la main qui l’accompagne et de son propriétaire : « ... C’est toi » grogne-t-il, reconnaissant l’intrus.

À contrecoeur, il baisse la main. Il déteste être interrompu.

Il le voit hocher la tête.

« Tu as fait vite. L’endroit t’a plu » .

Ce n’est pas une question, c’est une constatation.

L’odeur du sang est partout. Telle une présence palpable, pour celui qui est habitué à la sentir.

Il y a un accord.

Ils savent que c’est comme ça. L’inauguration, le moment où l’on coupe le ruban, doit être fait par la bonne personne. Et pour une consécration de ce genre, il faut de l’intimité.

« Rallume » ordonne-t-il. « Et viens à l’intérieur » .

Il est important de rester discret, de ne pas se montrer là, devant.

Un petit sourire. Un nouveau clic.

Les notes recommencent à remplir l’air.

Ils entrent.

Les corps n’y sont pas. Leur adresse a changé.

Aucun mot n’est nécessaire. Il y a toujours trop d’échanges de mots, entre les individus. Les mots sèment le trouble. Les faits, à l’inverse, fixent les règles.

Ils savent comment ça s’est passé. Le lieu était parfait, et était occupé. Donc, il était normal de l’évacuer.

L’évacuation s’est faite en quelques minutes.

La scène est nettoyée. Même sans explications, il était possible de la visualiser mentalement par un simple retour en arrière. La camionnette a identifié la propriété, elle l’a menacée par sa présence. Le bruit du moteur a attiré l’attention. La femme, la vieille, s’est traînée dehors, s’appuyant sur une canne, et a ouvert la porte. Même si elle ne l’avait pas ouverte, cela n’aurait rien changé.

Elle a ouvert la porte mais elle n’a pu prononcer aucun son.

Elle a ouvert la bouche pour essayer. Lentement.

Très lentement.

Son cerveau n’a même pas eu le temps d’enregistrer l’approche rapide des pas, ni le mouvement du bras, ni le bâton arraché à ses doigts.

La femme a ouvert la bouche et le bâton lui est sorti de l’autre côté de la tête.

Le cerveau s’est déconnecté du corps et les yeux se sont arrêtés sur l’écran vide d’une vie interrompue.

Les jambes ont fléchi. Le cadavre est tombé. Le bâton est le premier à être tombé à terre, il s’est encastré dans un angle, puis le cou de la femme s’est brisé en un seul bruit.

Le cadavre a été déplacé à coups de pied puis ignoré. La porte a été refermée.

Le vieux, le mari du cadavre, se trouvait dans le salon. Il regardait dans le vide devant lui, léthargique. L’endroit empestait déjà le moisi et la décomposition.

Il n’y avait évidemment pas besoin d’un deuxième effet surprise.

Ils sont restés là un moment, les yeux dans les yeux.

Aucune réaction, aucun son.

Juste une faible respiration.

Cela a été difficile, presque compliqué, d’y trouver un minimum d’amusement.

L’amusement a consisté en une espèce de vivisection facile et ennuyeuse, ponctuée d’exclamations rauques et bestiales que l’on ne pouvait identifier comme étant humaines. La chair protestait par de simples convulsions. Le reste n’était déjà plus là.

Une faveur, plus qu’un homicide.

Un hors-d’oeuvre sans saveur.

La corvée, c’est de devoir nettoyer le lieu du sacrifice.

Il n’y a aucun signe de contestation.

À chacun sa tâche.

Ils se mettent au travail.

Il y a différentes choses à terminer, des parties à revoir. Le plan doit se dérouler de façon précise.

Le soleil se couche, mais rien ne presse. Ils continueront dans le noir.

Ils répètent par coeur les actions à suivre.

Et, repenser à tout ça est jouissif : décider du destin d’êtres humains innocents appartient aux élus. Aux dieux.

Un bruit de pneus s’introduit dans leur conversation.

Ils observent par la fenêtre.

Les yeux se plissent.

En signe de rejet.

Non, ils n’attendaient pas d’autres visites.

JULIETTE

LUNDI 11 MARS

Elle se suicidera cette nuit.

Elle n’a pas de raisons particulièrement graves de le faire, ni de particulièrement valables. Elle sait simplement que pour elle, ce sont de bonnes raisons.

Le rose est la couleur préférée de sa grand-mère. Et, donc, aussi la sienne. Ça ne pourrait pas être autrement. Juliette est très proche de ses grands-parents. Ils ont pris soin d’elle lorsqu’elle avait dix ans, au moment où ses parents ont divorcé. Juliette n’aime pas en parler. Mais, elle se souvient parfaitement.

Ses parents ont toujours plus prêté attention à leurs carrières plutôt qu’à leur relation, et finalement, c’est cette dernière qui a fini par céder. Sa mère a déménagé à Paris pour travailler dans la haute couture, alors que son père, un homme d’affaires, a fini à Moscou. Ils se sont construit deux nouvelles vies et deux nouvelles familles, dans deux nouveaux pays. Juliette s’est sentie être l’unique chose restante de cette ancienne vie.

Elle a essayé d’aller vivre avec les deux. Et, avec les deux, les résultats ont été mauvais. À Moscou, elle a trouvé que la nouvelle copine de papa était très jolie, tellement belle, jeune et blonde si bien qu’elle avait l’impression d’avoir une soeur, plus qu’une adulte, mais, malgré la grandeur majestueuse de la ville, elle n’a pas du tout réussi à apprécier autant le climat glacial et la langue, difficile à apprendre. Alors, elle est allée chez sa mère. Elle a découvert que le français est plus facile, qu’elle peut rencontrer des stylistes et avoir de magnifiques vêtements, que Paris est une ville romantique, remplie de restaurants et d’artistes. Cela aurait été un cadre de vie parfait, s’il n’y avait pas eu le nouveau et insupportable mari français, constamment méchant et agacé par sa présence.

Finalement, Juliette a fui les deux et, prétextant l’envie de voir ses grands-parents, elle est rentrée aux États-Unis. Chez ses grands-parents, elle a ressenti quelque chose qu’elle n’avait pas trouvé, ni à Moscou, ni à Paris : elle se sentait chez elle. Donc, quand ils lui ont demandé de rester, elle a accepté. Elle a été contente de pouvoir continuer à aller à la même école, celle où elle a toujours été, sans avoir à connaître une autre manière de parler ou d’autres enfants, et puis elle a été contente de pouvoir vivre à Cles, la petite ville rassurante où elle est naît.

Surtout, elle était reconnaissante de tout l’amour qu’elle recevait. Les petites attentions, les cadeaux, les discussions devant une tasse de chocolat hypercalorique, les jeux n’avaient jamais fait partie du mode éducatif de ses parents. Alors que, pour ses grands-parents, ces attentions étaient normales et elles lui ont permis d’avoir une enfance parfaite.

C’est bon d’avoir deux personnes si proches et dévouées à prendre soin d’elle.

Maintenant, elle voit sa mère deux fois par an, au moment des fêtes, toujours accompagnée de son copain ; papa, lui, téléphone, quelques fois, mais il est toujours très occupé. Voyager loin coûte cher, et elle s’est habituée à être sans eux.

Tout s’est toujours bien passé. Jusqu’à hier.

Elle soupçonne William et Matthew d’en être responsables. Ces deux-là ont toujours été ses meilleurs amis, les seuls qu’elle connaît depuis l’école primaire. Ils ont toujours joué ensemble, suivi les cours ensemble, fait les devoirs ensemble. Ils ont toujours été tous les trois. Les autres garçons étaient seulement de passage. Elle ne s’est jamais liée d’amitié avec les filles. Elle s’en moquait, elle croyait, de toute façon, qu’être avec eux lui suffisait. Puis, la dernière année du collège, Will a reçu d’un parent un héritage si énorme que ça s’est retrouvé dans les journaux locaux, alors il a décidé de s’inscrire à l’unique lycée privé du coin. Pour Matthew, ça n’a pas été un problème, son père a toujours été contre l’école publique choisie par sa femme parce qu’il considère qu’elle fournit un enseignement inadéquat et que les élèves qui la fréquentent sont des débauchés, donc il a été ravi de payer les frais de scolarité. Alors que, pour Juliette, les problèmes ont commencé.

Sachant que ses parents vivaient à l’étranger et avaient une situation stable, elle était sûre d’aller avec eux, comme toujours. Au fond, elle était d’accord : le nouveau et coûteux lycée qui l’attendait était classe et sélect contrairement au préfabriqué gris et fade du quartier.

Donc, elle en a parlé avec enthousiasme à ses grands-parents, qui se sont limités à un échange de regard préoccupé, et qui lui ont conseillé d’appeler ses parents.

Au téléphone, elle a appris toute la vérité : sa mère a été licenciée il y a plus d’un an, elle n’a plus de beaux vêtements, plus de bonnes relations et vit grâce au salaire de cuisinier de l’insupportable nouveau mari. Les affaires de son père n’ont pas marché aussi bien qu’il l’avait prévu, et il a été contraint de lui expliquer qu’il ne pouvait pas rester plus longtemps à écouter les caprices d’une adolescente gâtée alors qu’il a une deuxième famille à nourrir.

À cet instant-là, Juliette a été prise de panique. Okay, ce n’était pas vraiment l’école en elle-même qui l’importait, mais le fait qu’elle ne pouvait pas laisser tomber les seules personnes avec lesquelles elle se sentait bien. Elle n’a jamais essayé d’élargir son cercle social, parce qu’elle n’en voyait pas l’utilité et qu’elle n’en ressentait pas le besoin, alors elle n’arriverait jamais à commencer une nouvelle année toute seule, dans un lieu aussi grand, rempli d’inconnus.

 

Comme elle ne sait pas tenir sa langue, avant d’appeler ses parents, Matt et Will se sont inscrits à la Kennedy High School sachant, comme elle avait dit, qu’elle les aurait suivis. Par conséquent, contrairement à ce que son père lui a ordonné, elle n’a eu d’autre option que de s’agripper à la jupe de sa grand-mère et de commencer vraiment à faire des caprices. Elle l’a implorée pendant des jours, elle a crié, disant que si elle n’y allait pas elle passerait ses plus horribles années. En définitive, elle savait que l’argent, ils ne l’avaient pas, mais il devait bien exister une autre solution. Et elle, elle voulait, elle devait la trouver.

La grand-mère, qui n’était pas indifférente à ses supplications et à ses plaintes, contrairement à son père, a trouvé une solution par la suite. Elle connaissait le gardien de l’école privée, alors elle l’a supplié de parler avec le directeur pour expliquer le cas de sa petite-fille. Elle a évité de mentionner la carrière scolaire de Juliette, car dans bon nombre de matières, soit elle n’a jamais été très forte, soit elle n’a jamais été vraiment intéressée. En revanche, elle a longuement parlé de sa situation familiale.

L’affaire a été réglée à la façon d’une chaîne de Saint Antoine : le gardien devait une faveur à la grand-mère, et le directeur, en plus d’avoir un sérieux penchant envers ceux que l’on appelle les cas sociaux, devait une faveur au gardien. Juliette a été satisfaite grâce une bourse d’études particulière, créée spécialement pour elle.

Durant tout l’été, elle a été sur un petit nuage, heureuse de pouvoir commencer le lycée avec ses amis au sein d’un établissement prestigieux, sans que rien ne change.

Erreur.

Les choses changent. Un peu, parce que la vie est comme ça et que tout change en permanence, un peu à cause de cette stupide loi de la nature selon laquelle les meilleures choses ont une fin.

C’est pourquoi, la première année à la Kennedy s’est révélée être sans aucun doute la pire de sa carrière scolaire.

Will et Matt ont rencontré d’autres filles et ont commencé à se désintéresser complètement d’elle. Juliette espérait qu’entre elle et Matthew pourrait naître quelque chose depuis qu’il l’avait embrassée sur la joue, en CM2. Ses attentes sont parties en fumée dès qu’il a commencé à sortir avec d’autres filles, dont certaines étaient même plus vieilles que lui.

Elle s’est sentie trahie et dupée par ses propres sentiments. Mais le pire a été sans aucun doute William : il a toujours eu le défaut de se moquer d’elle, mais ses blagues sont devenues de véritables coups de poignard après avoir appris la recommandation qu’elle avait obtenue pour réussir à entrer dans l’école. Elle n’a jamais su d’où venait la fuite, mais une chose est sûre, c’est que c’est grâce à Will qu’un bon nombre de garçons ont commencé à se moquer d’elle, à l’exclure de leurs groupes ou à l’appeler pouilleuse.

Juliette s’est énervée, jusqu’à proférer contre eux des choses ignobles, et c’est comme ça que leur amitié s’est détériorée. Les rapports sont restés assez bons uniquement avec Matthew. Juliette se souvient qu’une ou deux fois il s’est même battu pour que certains mecs obstinés arrêtent de la torturer. Matthew est fort, mais Will est son complice et elle, elle est remplacée par Rich, le nouvel ami avec qui ils peuvent parler de choses d’“ hommes ”.

Tout ça pour dire que, ce qu’elle craignait le plus, malgré ses efforts et le soutien de sa grandmère, est tout de même arrivé : elle s’est retrouvée seule.

C’est arrivé progressivement et non par sa faute. Elle, elle est restée la même. Les autres, non.

Elle a essayé de regarder autour d’elle et de rencontrer d’autres personnes avec qui sortir et s’amuser, mais à ce stade du semestre les groupes s’étaient déjà formés et elle en a été exclue car elle a perdu trop de temps à courir après ces deux ingrats. En plus, elle a découvert qu’elle a très peur des gens. Sa pathologie consiste en une timidité paranoïaque mélangée à une très faible estime de soi, qui l’empêche de s’approcher de quelqu’un sans rougir ou s’embarrasser.

À quinze ans, elle s’est retrouvée mal dans sa peau, sans amis, cataloguée comme loseuse et peu attrayante. Bien sûr, en théorie, elle savait quelles sont les règles pour l’être : les bons vêtements, le maquillage, le comportement. Elle lisait sans cesse les magazines de mode pour ados, mais elle n’arrivait jamais à appliquer les conseils qui étaient écrits. Les coiffures proposées ? Ça ne lui allait pas à elle. Les cosmétiques et les dernières tendances mode ? Trop chers. Les scénarios attrape-copain ? Absurdes et irréalisables.

Finalement, elle a arrêté de lire, convaincue que ce monde-là n’était pas fait pour elle. Elle aurait eu besoin des conseils d’une personne en chair et en os, mais la seule disposée à lui en donner était sa grand-mère, pas fiable du tout : pour elle, sa petite-fille est toujours parfaite.

Pendant quelques temps, sa compagnie lui a convenu, au moins pour se tenir à l’écart de l’école. Jusqu’à ce qu’elle devienne, elle aussi, un problème, alors Juliette a regretté ne pas être confortablement restée à l’école publique.

Oui, parce que même si les élèves paient, l’enseignement et la progression scolaire à la Kennedy ne sont pas simples. Le père de Matthew a raison lorsqu’il dit qu’elle offre de meilleurs bases et des enseignants plus qualifiés que dans les écoles publiques, mais pour elle, ça signifie seulement avoir de mauvaises notes, passer ses journées à pleurer sur des livres qu’elle ne comprenait pas et assister continuellement à des cours de rattrapages. Certains matins, elle voulait ingurgiter un somnifère puissant et dormir, sans préoccupations ni devoirs en classe, jusqu’au diplôme.

Maintenant qu’elle est en dernière année, elle croyait s’être désormais habituée aux ennuis quotidiens, et pouvoir vivre avec encore quelques temps, pour pouvoir ensuite débarquer à l’université ou trouver un travail, et tout recommencer.

Dans la peau d’une nouvelle personne.

Comme dans les contes de fée.

À l’inverse, ses espoirs de tranquillité se sont évanouis avec la maladie de son grand-père.

Ses grands-parents ont un commerce de volaille depuis des générations qu’ils ne souhaitent ni abandonner ni vendre car il représente encore une bonne source de revenu. Quand son grand-père est tombé malade, Juliette a proposé de travailler avec eux pour les aider. Cela lui a paru normal, après tout ce qu’ils ont fait pour elle.

Les premiers jours où elle a enfilé l’horrible tablier du “ Babbit Chicken ”, elle espérait vraiment pouvoir rencontrer de nouvelles personnes avec qui elle aurait sympathisé. Ou pourquoi pas un petit ami.

Eh bien, elle a découvert que la chance n’avait pas l’intention de l’effleurer, étant donné qu’il n’y avait que deux types de clientèle qui fréquentaient le magasin : les vieux amis des grands-parents, qui achetaient chez eux depuis quarante ans et qui la traitaient comme une enfant, et les sales gosses qui se limitaient à se moquer d’elle ou qui s’enfuyaient sans payer. Des princes charmants prêts à tomber éperdument amoureux d’elle et à l’emmener dans le château où ils vivraient heureux pour toujours, riches et loin de l’école, elle n’en voyait même pas l’ombre, à part dans ses rêves.

Et, bien sûr, à la Kennedy, ils l’ont tous su. Moins d’une semaine plus tard, la nouvelle se propage que la loseuse, la pouilleuse Juliette Babbit est devenue marchande de volailles. Elle sait même qui a propagé la nouvelle : Grace Wallace. Elle en est certaine. Un après-midi, la mère de Grace était passée au magasin. C’est elle qui l’avait servie. Et, le lendemain matin, elle était devenue, une fois de plus, la risée de tous.

Une bande d’élèves de dernière année a même acheté un énorme costume de poule, l’a encerclée dans la cour et a essayé de le lui faire enfiler de force.

Cette fois-là a été la deuxième bagarre que Matthew a déclenchée pour elle : il avait séché le cours de maths et était descendu dans la cour pour fumer ; puis, il l’avait vue, entourée par des gens. Sans attendre, il les avait fait fuir.

Peut-être que c’est pour ça qu’il lui plaît encore un peu.

« Merci » lui avait-elle dit, embarrassée par la scène à laquelle il avait assistée.

« De rien » Matthew s’était allumé une cigarette et l’avait regardée. « Ces gens sont de vrais nazes. N’aie pas peur d’eux et envoie-les se faire foutre, comme ça ils arrêteront » .

Peut-être qu’il lui plaît aussi parce qu’il est direct et franc.

Ses mots lui avaient remonté le morale, mais pas au point d’arriver à se retrouver face à face avec Grace et l’insulter comme elle le mérite. Au fond, elle ne sait même pas si ça l’aurait soulagée. Probablement que si elle l’avait affrontée, ça aurait été pire après, et ils auraient continué à la persécuter indéfiniment.

C’est pourquoi, elle a laissé tomber. Car c’est vraiment ce qu’elle veut. Laisser tout tomber et se laisser aller.

C’est trop dur d’aller de l’avant. Le diplôme lui semble un objectif irréalisable et lointain. Elle n’a plus envie d’attendre. Elle veut seulement se débarrasser de ses problèmes et être tranquille.

Au fond, elle est convaincue du fait que, dans la vie, très peu de personnes réalisent leurs aspirations avant de mourir. Elle, elle ne fait pas partie de ceux-là. C’est clair.

Elle pourrait changer d’école, ou de ville, mais elle a déjà essayé avec ses parents, et elle s’est sentie plus mal qu’avant. Elle est fatiguée de fuir. Elle est fatiguée de recommencer. On ne peut pas vraiment commencer quelque chose de nouveau si l’on reste la même personne, celle que l’on a toujours été. Elle est fatiguée d’elle-même. Elle est fatiguée de tout. Donc, elle a choisi de rester et de changer. Finalement, on peut dire ça comme ça.

Un changement vraiment radical.

Qu’elle a décidé la veille au soir.

Une soirée infernale.

Sa grand-mère devait organiser le cocktail pour l’inauguration d’un nouveau bar et elle lui avait demandé de l’aider. Juliette ne savait pas que le bar serait le Goah, et elle ne savait pas ce qu’était le Goah. Elle pensait que c’était un de ces cercles privés habituels pour des gens respectables. Au contraire, ce n’était pas privé, ce n’était pas fermé et ce n’était pas un endroit distingué.

Elle se présente en tant que serveuse et, avec horreur, elle se retrouve avec la moitié des élèves de l’école. En théorie, ils ne devraient pas être là, car il faut avoir vingt-et-un ans pour pouvoir entrer dans une fête où l’on sert de l’alcool, mais la sécurité laisse à désirer : Juliette remarque qu’il suffit de montrer une fausse carte d’identité pour passer. Malheureusement pour elle.

Son premier réflexe est de se réfugier dans la cuisine pour s’y cacher, ce qu’elle fait mais cela est de courte durée : sa grand-mère la trouve, la sort de sa cachette et lui tend les plateaux avec les canapés et les apéritifs à servir. Sa grand-mère n’a pas connaissance de ses problèmes sociaux, et elle, elle en a trop honte pour lui en parler. En plus, ce n’est ni le moment ni l’endroit approprié : elles sont là pour travailler, non pour se faire des confidences.

Juliette fait des efforts : elle met en place le buffet, passe entre les tables et essaie de se tenir éloignée de la piste de danse, espérant ainsi ne pas être reconnue.

Puis, elle passe à côté de la mauvaise personne et son intention de faire profil bas part en fumée. Grace, très élégante et très maquillée pour la soirée, la remarque, un éclair foudroyant jaillit alors de ses petits yeux glacials. Elle se tourne vers une amie pour bavasser sur elle et pousse le vice jusqu’à la montrer du doigt. Juliette cherche tout de suite à se noyer dans la masse, pour éviter les ennuis, mais elle ne peut s’empêcher de voir les deux rire d’elle et de jeter un oeil autour.

« Bien, peut-être qu’elles trouveront une autre distraction » suppose Juliette, se retirant dans les toilettes réservés au personnel pour faire une pause.

Elle voudrait que, parmi cette foule, Matt et Will soient là eux aussi. Will est un idiot, mais il n’est pas aussi méchant que Grace. Et elle, elle aurait vraiment besoin d’amis.

 

Elle soupire, elle reste assise sur la cuvette des toilettes le plus longtemps qu’il lui est permis, puis finit par ouvrir la porte pour sortir.

Elle se cogne la tête contre la poitrine de quelqu’un. Sous l’effet de surprise, elle sursaute et manque de trébucher en arrière. Une main la retient par le bras, l’empêchant de tomber.

« Tout va bien ? » demande une voix masculine.

Juliette lève les yeux. Devant elle, il y a un garçon, grand, avec les cheveux frisés et les yeux verts les plus incroyables qu’elle n’ait jamais vus. Il porte un coûteux costume Haute Couture qui lui va à merveille. Et il lui sourit.

« Oui, b-bien sûr... » bredouille Juliette, perturbée par cette rencontre et par sa beauté.

« Je ne voulais pas t’effrayer, je crois que je suis entré dans les mauvaises toilettes » le garçon sourit, absolument pas gêné.

« Ceux des hommes sont... sont dans le couloir, à droite » explique Juliette, elle se rend compte alors qu’elle a le souffle coupé.

« Merci » le garçon s’approche d’elle. « Mais, maintenant, ça ne m’intéresse plus. Ici, c’est beaucoup mieux » .

Juliette, avec le peu de cerveau qui lui reste encore actif, se demande de quoi il peut bien parler. Mais le reste du cerveau, bloqué, lui suggère que cela n’a pas d’importance, si elle peut continuer de regarder une chose aussi merveilleuse.

« Tu es beaucoup mieux » précise le mec, tout en lui caressant une joue.

« Je suis mieux.... que les toilettes ? »

Le garçon sourit.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire » il se penche vers elle. « Tu es mieux que toutes celles qui sont là-dehors » précise-t-il.

Et il l’embrasse. Son premier, vrai baiser. Celui de Matthew était insignifiant en comparaison. Elle reste immobile et se raidit quand elle sent une langue étrangère pénétrer dans sa bouche.

« Excuse-moi » il se retire un instant et affiche une expression moqueuse. « Je suis trop franc ? »

Il ne lui laisse pas le temps de répondre et l’embrasse à nouveau.

Cette fois, Juliette est plus préparée et moins tendue. Finalement, elle se rend compte qu’embrasser lui plaît.

Waouh, c’est très fort. De quelle planète vient ce magnifique inconnu ? Les extra-terrestres ont débarqué sur terre et elle ne s’en est pas rendu compte ? Dans tous les cas, c’est incroyable. Elle veut se jeter à corps perdu dans ce qu’elle est en train de faire. Qu’ils sont en train de faire.

Il trouve le bas de son chemisier et glisse sa main en-dessous. Au contact de sa peau, Juliette frissonne. Elle se laisse plaquer contre le bord du lavabo et ne proteste pas quand cette même main remonte le long de son dos tout en la caressant jusqu’à tomber sur la fermeture de son soutien-gorge.

« Mon dieu ! » l’exclamation d’une voix qu’elle connaît bien réveille brusquement Juliette.

Le garçon, sans précipitation, se décale de quelques centimètres. Juste assez pour voir le visage de sa grand-mère, scandalisée et furieuse, se dessiner sur le pas de la porte.

« Sors tout de suite d’ici et retourne travailler ! » lui ordonne-t-elle, les mains posées sur les hanches.

Juliette baisse la tête et suit sa grand-mère dehors, jusqu’au comptoir du bar.

« Je ne veux plus jamais te voir dans ce genre de situation ! » lui réprimande-t-elle.

« J’étais... J’étais seulement avec un garçon, mamie » Juliette s’étonne elle-même de ce qu’elle vient de dire. Elle n’y est pas habituée.

« Pas du tout. Tu étais dans des toilettes à tortiller ton corps comme... comme une catin ! Et ça, pour moi, ce n’est pas concevable » sa grand-mère remplit un plateau de boissons gazeuses et le lui met dans les mains. « On en reparlera à la maison. « Maintenant, file » .

Juliette, encore secouée, manque de le faire tomber à terre. Elle redresse les verres au dernier moment, se tourne et prend une direction au hasard.

Elle n’en croit pas ses yeux de ce qu’il vient de lui arriver. Un garçon l’a remarquée, l’a embrassée, et sa grand-mère l’a chopée en train faire des “ choses ”.

Bon sang.

En réalité, tout ça n’a pas dû durer plus de cinq minutes, donc elle n’a pas eu le temps de faire grand chose de plus, mais le peu qu’elle ait fait a été incroyablement simple. Et excitant.

« Tu as des ennuis à cause de moi ? » une voix lui susurre à l’oreille de façon provocante, et en une fraction de secondes, Juliette se retrouve à côté du même garçon. Le garçon lui fait poser le plateau sur une table, prend deux cocktails et lui en passe un.

« Je crois que tu as besoin d’une pause » il lui entoure la taille d’un bras et recommence à l’embrasser.

« Attends » réussit à protester Juliette, longtemps après. « On ne se connaît même pas » .

« On ne se connaît pas ? » le garçon prend un air offensé. « Tu penses peut-être que je me jette sur la première personne que je vois ? »

« Non... Je ne sais pas... » Juliette finit le cocktail d’un trait. Il est plus difficile de faire la conversation que de s’embrasser.

« Tu t’appelles Juliette Babbit, tu es en terminal à Kennedy et... Et ça fait une éternité que j’attendais de te rencontrer » .

« Quoi ? » Juliette est stupéfaite.

« Je sais qui tu es depuis des mois, mais je n’avais jamais trouvé le bon moment pour te parler » il lui passe un autre verre. « J’avais peur que tu me repousses » .

« Vraiment ? » Juliette continue de boire, absorbée par ses paroles. Et par la façon incroyablement séduisante avec laquelle ses lèvres remuent.

« Oui. Je ne suis pas doué en séduction » il se penche pour l’embrasser dans le cou.

« On ne... On ne dirait pas... » commente-t-elle, absorbée par la sensation envoûtante que sa bouche et l’alcool sont en train de provoquer.

« C’est pourtant vrai. Donc, s’il-te-plaît, ne me rembarre pas, parce que j’ai tellement envie de toi » .

Juliette n’en a pas la moindre attention.

Son subconscient lui ordonne de se remettre au travail, mais son corps et ses désirs la poussent dans la direction opposée, entre ses bras. Parce que se laisser aller est précisément ce qu’elle veut, ce dont elle a besoin.

Elle n’aurait jamais pensé que les cocktails de grand-mère et les baisers pouvaient être aussi bons. Par contre, maintenant qu’elle s’en est aperçue, elle ne peut s’empêcher de les essayer, encore et encore.

Elle continue de boire et de se laisser toucher, et la seule chose à laquelle elle pense, au milieu des stroboscopes et de la foule de gens qui danse sur une musique techno nullissime, c’est qu’elle est en train de s’amuser. Pour la première fois, elle est dans un bar et elle est en train de faire ce dont elle a toujours rêvé. Elle se comporte comme une ado. Ça fait du bien.

Alors, quand il ajoute quelque chose dans son cocktail, elle ne fait pas attention. Au contraire, tout est encore mieux : plus lumineux, plus joyeux, plus excitant.

Et c’est évident que ça doit se passer comme ça : au fond, ça fait dix-sept ans qu’elle attendait une occasion de ce genre.

Elle laisse tomber le buffet et accepte de retourner dans les toilettes des filles pour “ se tortiller comme une catin ”. Elle rit en repensant aux mots de sa grand-mère.

Elle a l’impression que ça fait des lustres maintenant qu’elle l’a croisée. Alors qu’elle se laisse mener par la main, elle croit apercevoir Matt et Will parmi la masse de corps en sueur.

Ils disparaissent immédiatement. De sa vue et de ses pensées.

Finalement, maintenant ils ne lui servent plus à rien.

Ensuite.

Ensuite, tout devient confus et rapide.

Il met dehors un groupe de filles occupé à se coiffer devant la glace, puis ils s’enferment dans une cabine insalubre et commencent à se déshabiller.

Elle soupire quand elle sent sa main explorer son entrejambe, tout d’abord superficiellement et ensuite en profondeur. Tout ça continue à lui sembler normal et fantastique, jusqu’à ce qu’il ouvre son pantalon et lui place l’oiseau entre les mains. Juliette ne sait pas du tout ce qu’elle doit en faire. C’est le premier qu’elle voit et sa grand-mère ne l’a pas instruite à ce sujet. Avec angoisse, elle pense qu’elle n’a jamais parlé de sexe avec personne et maintenant, il va se rendre compte qu’elle n’a pas d’expérience. En plus, l’euphorie qui l’a rendue si désinvolte est en train de se transformer en quelque chose d’autre.

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