La Pire Espèce

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Il n’a jamais touché à ça, mais il a vu Pulp Fiction à la tv, donc il sait en théorie ce qu’il faut faire. Il retourne dans la salle de bain, puis dans un premier temps s’enferme dedans pour ne pas être dérangé durant son initiation. Il s’assoit sur un siège de salle de bains et prend, dans l’un des tiroirs, un miroir qu’il pose sur le lavabo en marbre. Il complète la panoplie avec un billet de banque de dix dollars, tout en pensant qu’en avoir un de cent serait plus cool, mais il a la flemme d’en chercher un. Il veut en venir au but. Il ouvre le sachet et dépose un peu de cocaïne sur le lavabo, puis avec le miroir, il essaie de rendre la ligne plus régulière. Il fait en sorte que la première ligne soit courte, comme ça il ne sera pas trop perché et il pourra se faire une autre tournée si l’effet lui plaît. Il enroule le billet de banque jusqu’à obtenir une fine paille, puis se regarde dans le miroir, celui plus grand, en face du lavabo : ouais, il est en train de devenir un vrai drogué ? Pour compléter cette scène digne d’un film, ce serait génial si, à ce moment-là, une superbe fille faisait irruption dans la salle de bain pour l’implorer de la prendre, elle, plutôt que la drogue.

En réalité, étant donné que la porte est fermée à clé, plus qu’une fille, il s’agirait plutôt de la Femme-Canon... Il retient difficilement un rire qui risquerait de faire voler la poudre dans tous les coins de la pièce.

« Mais, qu’est-ce que j’en ai à foutre » pense-t-il. « Je suis jeune et je n’ai besoin de personne. C’est pas ça qui va me tuer » .

Il porte la paille-billet de banque à son nez, l’approche de la ligne, puis il aspire fortement, en suivant la trace.

L’effet est instantané, explosif, hallucinant, douloureux, pénible, paradisiaque. C’est comme un choc, une bombe en plein dans le cerveau et dans le coeur. Il a envie de tousser, car il n’est pas encore habitué à la poudre, mais il se retient de le faire pour conserver intact l’effet.

Il reste immobile un instant, puis vérifie son état dans le miroir pour être sûr de ne pas être explosé pour avoir semé de la matière cérébrale dans toute la salle de bain. Non, vu de l’extérieur, tout est ok. Juste les yeux sont un peu étranges, l’air presque stupéfait, mais il n’y a pas de quoi s’étonner, parce que, lui aussi, est vraiment stupéfait.

Soudain, il se sent plein d’énergie.

Indestructible, invincible.

Il est prêt à exploser.

« Au diable les emmerdes, cette soirée est en train de devenir fantastique » pense-t-il, en souriant à son image reflétée. Il se lève du siège et se balance un instant sur ses jambes, en proie à une ineptie momentanée. Il cligne les paupières, retrouve l’équilibre et prend le matériel utilisé pour sniffer, plus le reste de la cocaïne, puis cache le tout dans un endroit restreint du réservoir des wc. Ça aussi, il l’a vu faire dans un film, mais bien sûr il ne se rappelle pas lequel. Alors qu’il enfile ses chaussures, il se demande distraitement s’il existe une drogue capable d’augmenter la mémoire. Il devra se renseigner.

Il sort de la chambre et trouve sa mère étendue sur le canapé du salon, en robe de chambre : elle regarde la télévision les yeux mi-clos et elle a posé une bouteille de gin sur le tapis.

« Je sors » lui dit-il et, en passant à côté d’elle, il flaire la puanteur familière d’alcool.

« Chaluutrésorrr... » sa mère agite le bras. « ... Dis bonjour pour moi à ta p’tite amie... » ajoute-t-elle, avec un petit rire qui lui provoqua une série de petits rots.

« Dégoûtante » se dit Lake en rejoignant la porte d’entrée. « Mais elle non plus ne réussira pas à gâcher ma nouvelle humeur. « Pas maintenant » .

La porte se referme derrière lui et il arrête de penser.

Il prend une des voitures de son père dans le garage, il contourne le Garden Park, il s’engage sur Artists Boulevard et se dirige hors de la ville, au Luxuria Palace, le club le plus branché des environs. Il est principalement fréquenté par des jeunes de son âge et des militaires de passage, donc il est quasiment sûr de ne pas y rencontrer la blonde, parce que les jeunes de l’université préfèrent aller dans des endroits plus reculés et, souvent, dans un but précis, pour un concert ou une rave, après avoir passé la semaine dans les confréries ou dans une propriété. Pour l’instant, il serait incapable de mettre en place un plan drague : il veut une approche expéditive et sans règles, avec des personnes inconnues qu’idéalement il ne reverra plus.

Il se gare devant la boîte, il montre la fausse carte d’identité que Rich lui a préparée, il franchit l’entrée tenue par les deux videurs, il traverse le couloir sombre en suivant la musique de plus en plus forte et déboule dans la salle principale, au moment où passe à fond Out of control des Chemical Brothers. Il regarde autour de lui : la boîte est moyennement bondée et en trente secondes il classe les filles présentes dans ses trois catégories habituelles. Soixante pour cent représentent les “ intouchables ”, c’est-à-dire celles qu’il ne pourrait pas se faire, même avec une dose d’héroïne dans le sang ; trente-cinq pour cent sont à classer dans la catégorie des “ normales ”, à savoir fades mais baisables en s’aidant de quelques verres d’alcool ; les cinq pour cent restants sont nommés les “ tops ”, celles qui sont vraiment bien et surtout qui ne sont pas déjà accompagnées. Il ne veut pas avoir d’ennuis. Outre l’identification des filles, son calcul lui permet de rester bien en vue le temps nécessaire pour faire remarquer son arrivée auprès de la gent féminine.

Il sourit. Il a de belles perspectives pour la nuit et il est tout excité.

Tout en restant proche de la piste, il fait un tour rapide de la salle et rejoint le bar pour commander une vodka citron. Il ne connaît pas l’effet combiné de la drogue et de l’alcool, mais il ne prend pas la peine de s’en inquiéter. Les avoir dans le corps tous les deux sera un truc de fou.

« Salut chéri ! » s’exclame une fille en s’accoudant au comptoir, à côté de lui.

Lake se retourne : il y a une brune avec un corps de rêve moulé dans une mini-jupe blanche, et elle fait partie de la dernière catégorie de son classement. Incroyable.

« C’est la première fois que tu viens ici ? Je ne t’ai jamais vu dans le coin » elle l’observe de ses yeux noisette dissimulés par de longs cils.

« Plus ou moins... » Lake reste vague. Ce n’est pas la conversation qui l’intéresse. « Je peux t’offrir un verre ? »

« Volontiers » .

Lake commande un cocktail au barman, puis revient vers elle : « Moi non plus, je ne t’avais jamais vu avant. Et c’est vraiment dommage... »

« Ah oui ? Pourquoi ? » la fille sourit, s’attendant à un compliment.

« Parce que ça veut dire que, jusqu’à maintenant, j’ai manqué un beau spectacle » .

La brune est sur le point de dire quelque chose, mais il ne lui en laisse pas le temps : il la tire vers lui et lui enfile la langue dans la bouche. Elle ne se retire pas. Elle lui rend son baiser.

« Comment tu t’appelles ? » demande Lake, déjà confiant pour son prochain objectif.

« Sisely. Et toi ? » la fille sourit, en lui mettant les bras autour du cou.

« Lake » .

« Okay Lake, que dis-tu de commander une bouteille de ce fantastique champagne qu’ils vendent ici pour fêter notre rencontre ? » la brune met un doigt dans le verre d’un des cocktails et puis se le passe sur les lèvres.

Lake sourit, l’embrasse à nouveau et puis hoche la tête : « Oui, avec le champagne, tu seras encore plus belle » il appelle à nouveau le barman et, pendant ce temps, Sisely trempe le doigt dans le cocktail, le fait glisser dans le cou du garçon et puis le lèche le long de sa gorge. Lake paie la bouteille alors que la fille trifouille déjà sa chemise. Mon Dieu, il est tombé dans un endroit fabuleux.

« Ça te dirait de le boire ailleurs ? » Sisely acquiesce et prend Lake par la main.

Depuis les enceintes réparties dans toute la salle sort It’s our time now des Plain White T’s et Lake pense que ça tombe à pic : oui, c’est le bon moment. C’est vraiment le bon moment. De sa main libre, la brune saisit au vol un cocktail et, sur un déhanchement sexy, traverse la piste de danse pour se planquer dans un petit coin caché par des plantes ornementales. Elle pose le verre sur la table, s’installe sur la banquette en velours et s’approche de Lake. Il soulève le bouchon de la bouteille qu’il renverse sur elle.

« Putain, excuse-moi, chérie » fait-il, absolument pas désolé de voir le décolleté de la fille trempé de vin et reluire sous les lumières stroboscopiques.

« Merde, T’es malade ! Ce vêtement coûte quatre-cents dollars ! » la fille se lève et file en direction des toilettes.

« Attends, tu peux te nettoyer après... » Lake essaie de la rattraper, mais elle est plus rapide et elle lui échappe. « ... Ou je peux t’aider moi... » lui crie-t-il après.

Aucune réponse. Volatilisée, tout comme son espérance de conclure tout de suite.

Il devrait apporter avec lui le reste de la coke, pour en reprendre dans des moments comme celui-ci.

Mais peu importe, il peut toujours se consoler avec le champagne, juste pour ne pas le gaspiller, et reprendre la chasse.

Il boit la bouteille directement au goulot, c’est alors que deux ruisseaux se mettent à couler depuis les extrémités de ses lèvres. Il se rend compte qu’il ne sent plus sa bouche. Le vin n’a presque pas de goût.

« Voilà les effets collatéraux » pense-t-il. Il se lève de la banquette, retourne sur la piste et, joignant la foule qui danse, il lève la bouteille au-dessus de la tête et crie : « VIVE LES EFFETS COLLATÉRAUX ! »

Quelques filles, juste à côté, lui répondent avec des hurlements d’approbation et se mettent dessous pour boire le champagne que Lake fait couler vers le bas.

 

Il est en train de se frotter à elles quand quelqu’un lui touche l’épaule et le retourne :

« Ehi, imbécile, tu m’as déjà oublié ? » la brune d’avant lui encercle le cou d’un bras. « J’ai ramené une amie ! » lui hurle-t-elle dans le brouhaha de la musique, en indiquant une fille noire au corps plantureux.

« GÉNIAL ! » Lake les enlace et propose de retourner dans le petit coin.

Pour boire. Et être plus confortables.

Il ouvre les yeux dans la pénombre. Une, deux, trois fois. Il met au moins plusieurs minutes à reconnaître les murs de sa chambre.

Les rideaux, tirés, empêchent la lumière d’entrer, ce dont il est extrêmement reconnaissant. Il se sent épuisé et souhaite seulement se rendormir.

« Comment est-ce-que... ? J’étais en train de danser en boîte, et puis... »

Comment est-il rentré à la maison ? Pourquoi est-il rentré à la maison ? Où sont toutes ces filles qui hurlaient ?

Il est sur le point de se lever et de regarder autour de lui, mais un mal de tête éclate, lui perforant les tempes. Il retourne se plonger dans son coussin et, avec un effort de volonté, empêche son estomac de se retourner.

Durant sa brève remontée en surface du lit, il a seulement pu constater qu’il portait encore les vêtements de la soirée de la veille.

Une chose est sûre : il a trop bu. Plus que bu.

Il y réfléchira. Oui, il réussit à revoir les bouteilles de champagne se multiplier sur la table dans le petit coin où lui et les filles ont fait la fête. À un moment donné, l’alcool les avait tellement désinhibées qu’elles ont commencé à enlever leurs vêtements. Et lui, il les a suivies.

Fabuleux. Il est presque sûr d’en avoir baisé deux. La brune ? La belle panthère noire ?

Sa tête n’arrive pas à se souvenir jusque là.

Il tâte les poches de son jean pour trouver le portable. Il veut savoir quelle heure il est. Il ne le trouve pas. Il s’hasarde à tourner la tête de quelques degrés, dans l’espoir de l’avoir laissé quelque part dans la chambre, et il a de la chance : il est sur la table de nuit, avec le portefeuille. Un autre point en sa faveur : il n’a même pas été volé pendant la nuit. Très bien.

Il l’attrape, appuie sur une touche au hasard et l’écran s’illumine : seize heures.

Seize heures ? Quatre heures de l’après-midi ?

Bon sang, ce qu’il a dormi. Qui sait à quelle heure il est rentré ?

Il a un message sur son téléphone. Il l’ouvre. Il est de Keira qui dit : Où est-ce que t’es passé, idiot ?

Il sourit. Il a manqué un autre jour d’école. Quel dommage.

Il retourne à ses préoccupations fondamentales : s’il était en train de s’occuper de toutes ces filles dans le fond de la discothèque, comment se fait-il, qu’aujourd’hui, il soit seul à la maison sans aucun souvenir de ses prouesses ? Il vérifie dans ses contacts s’il a au moins ajouté leurs numéros de téléphone, afin de pouvoir réitérer l’expérience. Il ne voit aucun nouveau nom.

Ça craint. Il faudra qu’il écrive le mot “ anonyme ”dans son carnet.

Il médite sur le fait de sniffer le reste de la coke, pour rendre plus amusant le lendemain de cuite, mais finalement il décide qu’il en a trop peu, et que c’est mieux de la garder pour une autre soirée.

Il laisse glisser le téléphone sur le lit. Il reste quelques minutes à moitié endormi. Puis, une pensée lui traverse l’esprit, le réveillant complètement : ils l’ont jeté dehors.

Surexcités, lui et les filles ont foutu un peu le bordel, et dans le petit coin, il y avait une foule si dense que les mecs de la sécurité les ont chassés, menaçant d’appeler la police.

[Vidéo numéro 77. 03 : 02]

Après quoi, complètement bourrés, ils sont allés dans la boîte d’à côté pour poursuivre ce qu’ils avaient commencé. Puis, les filles ont disparu. Ou elles ont trouvé d’autres garçons. Ça, il ne le sait pas. Il sait qu’il s’est écroulé et que le propriétaire l’a réveillé au moment de la fermeture.

Sorti de là, il est resté une demi-heure sur le trottoir, à rire de l’enseigne de la boîte. Nom de Dieu, il avait passé les dernières heures dans un bar gay.

Le trajet jusqu’à la maison est un trou noir total. Il ne saurait même pas dire s’il l’a fait à pied ou en voiture. Il devrait se lever pour aller voir dans le garage... La veille au soir, il avait laissé la voiture... devant la boîte ? Ou le parking était plein ? Ou il l’a abandonnée au milieu de la route ? Il l’a offerte à un inconnu ?

Trou noir.

Il récupère le téléphone et fait un numéro. À la troisième sonnerie, une voix répond.

« Tu connais une technique pour retrouver la mémoire ? » demande-t-il.

« Tu t’es complètement ramolli le cerveau ? » répond Keira.

EXPLORATION

MERCREDI 13 MARS.

NATIONALE 77, À 59 MILLES DU DÉSERT DE MOJAVE, CALIFORNIE.

“ Celui qui veut vivre doit lutter. Celui qui ne veut pas se battre dans ce monde de lutte éternelle ne mérite pas de vivre ”

Adolf Hitler

Il veut le faire tout seul.

C’est une tâche simple, qui l’apaise. Une routine pacificatrice.

Il reprend la fourgonnette et ses principes de précautions évidentes.

La fourgonnette, il la considère déjà comme une amie. C’est dans ses habitudes de s’attacher aux choses, plus qu’aux personnes. Les choses ne trahissent pas. Elles ne gênent pas. Elles ne déclenchent pas de démangeaisons nerveuses, à l’inverse des hommes qui savent souvent les provoquer.

Oui, la fourgonnette est un animal docile qu’il sera dommage de tuer à la fin du voyage. Tant pis. Il y aura sans aucun doute d’autres, savoureuses, consolations.

Il roule sur l’asphalte lisse, sur la route plate et linéaire, se permettant un instant de se perdre dans ses pensées, dans le paysage décharné.

Le paysage colle bien. Au fur et à mesure qu’il avance, la civilisation se fait moins importante et la nature prend racine. Une nature aride, hostile. Le vide, dans un monde surpeuplé, est une perle rare et précieuse. Une perle qui peut devenir un excellent outil. Une perle à conquérir et à exploiter.

Il a le sentiment d’être sur la bonne voie. Non pas celle correcte, indiquée sur la carte. Celle qui est juste pour eux. Pour l’action.

Il poursuit. Calme et lucide.

Sans s’arrêter, il contrôle les indications aux alentours. L’objectif est à l’horizon. Un point unique et sombre.

Il réduit sa vitesse. Il fait durer l’attente.

Il ne veut pas se laisser ronger par l’impatience. Il la contrôle.

Il n’y a aucun arbre, ni le long de la chaussée, ni à des milles à la ronde. Il se gare à une certaine distance. Sa présence peut être vue, de loin, mais aucune cible et aucun visage ne peuvent être mémorisés, reconnus.

Il défait la ceinture de sécurité et s’installe confortablement sur le siège. Il sort des jumelles du tableau de bord. Un vieux cadeau d’un père fait à son enfant boy-scout. Un père qui n’aurait jamais pu prévoir l’utilité et l’usage d’un gadget si innocent.

Il perd quelques minutes pour les mettre au point à la perfection. Avec les gants, il est plus difficile de tourner la molette afin de régler les prismes. Il ne les enlève pas. Il patiente et respire.

Puis, il observe.

Cela lui prend quelques heures.

Il veut avoir une vue d’ensemble, pas uniquement sur un point précis, mais sur tout ce qui se trouve là-bas. Il se déplace, il cherche à voir encore plus loin, il revient à son poste de surveillance.

Pour ne pas avoir à se repentir d’erreurs commises, il ne faut rien laisser passer.

Il faut un tableau complet. Et son tableau, un tableau qui n’a que soif de se transformer en une oeuvre d’art, se compose bientôt de chiffres.

Trois représente le nombre de voitures qui circulent aux alentours durant son exploration sur place. Deux proviennent du Nevada, une de l’Utah. Toutes de passage, aucune permanente. Aucune qui ne ralentit à la vue de la camionnette stationnée.

Deux, c’est le nombre de présences. Un jeu d’enfants.

Zéro, le nombre de possibilités d’échappatoire.

Un bon bilan, digne d’un business parfait.

Il repose les jumelles. Il a joué son rôle. Pour le reste, on n’a pas besoin de lui.

Il ne remet pas la ceinture. Il passe une vitesse et appuie de manière décisive sur l’accélérateur.

Aucune grille. Aucune barrière.

Il s’arrête devant l’entrée, le nez du camion dirigé vers la porte.

Il rallume la radio.

KEIRA

LUNDI 11 MARS

« Excusez-moi, je peux vous parler une minute ? »

Keira Sullivan referme d’un claquement sec le téléphone avec lequel elle a envoyé un message à Lake, puis interpelle une femme d’une cinquantaine d’années.

Elle s’est garée devant l’école de son frère et l’attend. Mais, avant de le voir sortir, elle a remarqué son enseignante et a réussi à l’intercepter.

« Je voulais savoir comment Josh s’en sort » poursuit-elle.

Josh a été le premier de sa classe en primaire, mais maintenant il est en cinquième et l’année précédente, avec ce qui est arrivé, ses notes ont chuté. Il a commencé à mentir, il a trafiqué son bulletin de notes et, par miracle, il est passé dans la classe supérieure. Keira ne veut pas que cela se répète.

Elle sent distinctement les yeux de la femme se poser d’abord sur son jean déchiré, puis sur son corsage en dentelle et enfin remonter pour examiner son piercing à la lèvre et, plus haut, l’autre au sourcil gauche. À la fin, elle esquisse une grimace et souligne : « Personne de la famille de Josh n’est venu aux entretiens du premier semestre » .

Cette fois-ci, c’est Keira qui grimace. Elle se souvient très bien que c’était son père qui devait s’en occuper. Elle et Josh attendaient comme toujours qu’il rentre à la maison avec un cadeau pour tous les deux, heureux d’avoir des enfants aussi brillants.

Elle se souvient aussi que la dernière fois, en revanche, ça ne s’est pas passé comme ça. Sa mère n’est pas venue car elle s’est écroulée dans la salle de bains après avoir ingurgité la moitié d’un flacon de pilules, et elle, elle a passé l’après-midi à côté de la cuvette des toilettes pour la faire vomir.

« Je sais, excusez-nous, ma mère et moi, nous travaillons et nous n’avons pas beaucoup de temps » se justifie-t-elle. C’est plus ou moins la vérité, même si son temps partiel au supermarché est pourri et que sa mère est licenciée en moyenne tous les deux mois.

L’enseignante semble accepter l’explication et soupire : « Josh arrive tout juste à la moyenne, mais il ne s’implique pas beaucoup et a des problèmes de concentration. Je sais qu’il pourrait obtenir de brillants résultats, parce qu’il est intelligent et qu’en classe il se comporte bien, mais je crois que le problème est en dehors d’ici et qu’à la maison il n’étudie pas » .

Keira se mord la lèvre. Son frère reste souvent seul, donc il n’y a personne pour l’encourager ou pour l’aider dans ses devoirs.

« Ce qui me préoccupe le plus » continue l’enseignante. « Ce sont les jeunes qu’il fréquente. Plus grands et redoublants. Je ne suis pas sûr qu’ils aient une influence positive sur lui, surtout parce que, de cette façon, il s’exclut du reste de la classe » .

« Josh n’a pas d’amis dans sa classe ? »

« Personne à qui il prête une attention particulière. Il est souvent tout seul » .

« Je vois » .

« Je pense qu’il aurait besoin d’être proche de quelqu’un » .

« Oui, je crois aussi » Keira hoche la tête. « Je vous remercie » .

Josh a été catapulté dans une série d’événements plus grands que lui, il a été abandonné à lui-même et maintenant il tente de se consoler en s’entourant des mauvaises personnes. C’est une solution simple à laquelle s’accrocher. C’est la voie la plus facile. Si elle lui interdisait de sortir, ou de voir ces jeunes, elle obtiendrait le résultat inverse, juste par provocation.

Elle doit utiliser une autre tactique.

Elle le voit descendre les marches de l’école, la chercher parmi les gens et venir vers elle. Elle essaie de ne pas montrer sa préoccupation.

« Pourquoi t’étais en train de parler avec celle-là ? » Josh lui passe devant pour rejoindre la voiture.

« Quoi ? »

 

« Oui, je t’ai vue, t’étais en train de parler dans mon dos » .

« Celle-là, c’est ton enseignante et je ne parlais pas dans ton dos. On discutait en attendant que tu arrives » .

« Bien sûr » Josh hausse les épaules. « De toute façon, je m’en fous » .

Keira ouvre la voiture et tente une approche : « Écoute, pourquoi est-ce que tu n’invites pas un ami à dîner, ce soir ? Je peux cuisiner moi » .

« Jamais de la vie » .

« Jamais de la vie ? »

« Je n’invite personne à assister aux scènes de maman » .

« Maman ne fera rien. Au contraire, elle sera contente » .

Josh s’installe sur le siège passager, il jette son sac à l’arrière puis il la regarde : « Tu me prends pour un con, sister ? J’imagine que tu me le demandes uniquement parce que celle-là t’aura rapporté je ne sais quoi sur moi » .

Keira sourit. Elle adore son frère. Alors, elle n’acceptera pas qu’il se détruise.

Elle démarre.

« Pourquoi ? Elle aurait dû me signaler quelque chose de grave ? »

« Mais non ! C’est juste une emmerdeuse. Comme toi » .

« Merci » .

« Mes amis sont très biens et vous, arrêtez de vous mêler de ma vie » .

« Josh, tu crois que, si ton ensegnante devait exprimer un jugement sur moi, elle estimerait que je suis une personne recommandable ? »

« Sûrement pas ! » son frère rit. « Elle déteste les piercings, les tatouages et les fringues débraillées et toi, t’as toute la panoplie ! »

« Moi, je n’ai pas de fringues débraillées » Keira dépasse quelques voitures.

« En plus, tu conduis comme une tarée » .

« Ok, donc son jugement sur moi serait négatif. Mais toi, tu te rendrais compte de toute façon qu’elle se trompe, parce que tu me connais. Pas vrai ? »

« Ben oui, bien sûr... »

« Eh bien pour moi, c’est la même chose. Je me fous de ce que ton enseignante dit de tes amis, seulement au lieu de sortir vous pourriez vous voir pour le dîner et manger correctement, pour une fois » .

« Correctement ? » Josh sourit.

« Oui, tu sais que je cuisine très bien » Keira lui retourne le sourire.

« Et s’ils ne te plaisent pas, tu m’empêcheras de les voir ? » son frère redevient sérieux.

« S’ils te plaisent à toi, je suis sûre qu’ils seront biens » s’hasarde la jeune fille, en espérant que ce sera vraiment le cas.

« Okay. J’y penserai » .

Keira essaie de se détendre. Elle donnera une chance à ses types, et s’ils ne valent pas grand chose elle réfléchira à comment les éloigner. Ou à comment faire ouvrir les yeux à son frère. Mais, elle ne veut pas qu’il pense qu’il est indigne de confiance. Peut-être qu’elle devrait aussi connaître un de ses camarades de classe...

« Comment ça se passe ? » Josh interrompt ses pensées.

« Quoi ? À la maison ? »

« Non, toi. Comment ça va pour toi ? »

Keira le regarde. Bizarre, elle ne le lui demande pas d’habitude. D’habitude, elle évite la question car ça la rend nerveuse.

« Tout va bien » répondit-il rapidement, s’introduisant dans l’allée.

Broken Street. Route abîmée. Quelle ironie. Elle déteste cette adresse et elle déteste ce quartier. Un des pires de la ville. Loin de la mer. Et de son ancienne vie.

Chaque fois qu’elle rentre, elle doit faire face au taudis qu’ils ont pris en location : la véranda est en train de s’écrouler, et elle, elle n’arrive pas à économiser l’argent nécessaire pour la remettre en état.

« Alors, chef, qu’est-ce qu’on mange aujourd’hui ? » Josh récupère son sac et descend de la voiture.

« Un sandwich ? »

« Pff » son frère rejoint la porte. « Je devrai te faire une liste de courses pour quand viendront mes amis » .

« Ok, mais que ce soit un menu simple, parce que … » Keira s’arrête net et observe une Camaro bleu effectuer un dérapage dans le virage du pâté de maisons et se diriger droit vers eux.

« Regarde cet idiot… » commence Josh.

« Va à l’intérieur » ordonne Keira.

« Eh ? »

« Josh, va à l’intérieur et ferme à clé » .

« Qu’est-ce qui se passe ? Tu le connais ? »

La Camaro freine d’un coup sec à environ trois centimètres des jambes de Keira, qui ne prend pas la peine de se décaler car elle est encore trop occupée à parler à son frère :

« Je t’ai dit d’aller à l’intérieur ! » répète-t-elle, haussant le ton pour que Josh obéisse enfin. Il entre dans la maison, ferme à double tour et se met à la fenêtre juste à côté : un mec énorme, grand et blême, habillé tout en noir, descend de la voiture. Il porte un long manteau en cuir et une paire de rangers à la pointe en métal.

« Enfin, je t’ai trouvée » il ferme la porte d’un coup sec et prend Keira par le bras. « Tu pensais peut-être pouvoir m’échapper indéfiniment ? »

« Qu’est-ce que tu veux, Evan ? » .

Elle déteste être touchée, surtout par ce genre de porc.

« Ce que je veux depuis toujours, trésor » le type la plaque contre la voiture et passe sa main sous son top en dentelle. « Je te veux toi et ton corps, et je veux te voir allongée sous moi, sur le siège arrière » .

Keira retire sa main avec une telle violence qu’elle la griffe, et maudit cette soirée, dans un pub, où elle était si ivre et inconsciente au point de permettre à cet idiot de s’approcher.

« Nous deux c’est terminé. N’essaie plus de me retrouver » .

Elle tente de se libérer de lui pour clore la question et s’en aller, mais il l’en empêche : il attrappe ses épaules, l’adossant sur le côté de la voiture, et sort un couteau de son manteau.

« Maintenant, on va faire un tour, tu verras tu changeras d’avis » il la tient fermement et sort la lame, lui pointant entre les seins. « Et ne fais pas d’histoires sinon je risque de perdre patience » .

Keira se mord les lèvres : quelle belle discussion.

Josh, qui a observé toute la scène, écarquille les yeux à la vue du couteau, réouvre la porte et se met à hurler : « Laisse ma soeur tranquille ! Laisse-la tranquille ! »

« Josh, retourne tout de suite dans la maison, bon Dieu ! » s’exclame Keira en retour.

« Oh, quelle scène émouvante, le fiston qui veut jouer les héros » Evan ricane et saisit Keira au cou. « Tu ne veux pas que je règle son compte à ton gentil petit frère, pas vrai ? » demande-t-il.

Keira jette un coup d’oeil à Josh : il est sur le pas de la porte, une main agrippée à la poignée, pris entre l’envie d’intervenir pour l’aider et la peur qui se lit sur ses grands yeux clairs.

Merde.

Ça ne doit pas arriver maintenant, pas devant lui. Il ne doit pas assister à des scènes comme ça.

Si elle était seule, elle aurait tenté n’importe quelle manoeuvre, mais avec son frère au milieu, elle ne veut prendre aucun risque. Rien qu’à l’idée qu’Evan puisse lui faire du mal, elle frémit de rage.

« Non, c’est vrai. Il n’a rien à voir avec tout ça » répondit-elle.

« Bien. Alors, monte et n’essaie pas de me baiser » lui tenant toujours le bras, Evan la conduit vers l’autre côté du véhicule. Il ouvre la portière côté passager.

« Keira, où tu vas ? ! » la voix grinçante et angoissée de Josk parvient jusqu’à elle.

« Ne t’en fais pas, je reviens tout de suite. Toi, mange et fais tes devoirs » Keira maintient un ton catégorique dans sa voix.

« Tu ne... Tu ne peux pas aller avec lui... »

« J’en ai pas pour longtemps. Sois tranquille, okay ? »

Evan la pousse à l’intérieur et referme la portière. Puis, le couteau pointé en direction de Josh, en guise d’avertissement, il passe devant le capot et prend place au volant.

La Camaro démarre et part en trombe, faisant vrombir le moteur.

Depuis le rétroviseur, Keira voit Josh courir dans la rue et les regarder disparaître au loin.

Bien. Au moins, maintenant, ça se joue entre eux deux.

Elle lorgne Evan du coin de l’oeil : il conduit vite et a toujours le couteau dans sa main.

Elle respire à fond. Elle a vu pire. Elle sortira aussi de cette situation absurde. Car, comme le dit sa mère, tout n’est qu’un concours de circonstances : un petit geste, au moment opportun, peut tout changer. De plus, bien qu’effrayant et enclin au sadisme, Evan reste toujours un crétin. Un détail qui a son importance quand tu dois t’en libérer.