La Pire Espèce

Tekst
0
Recenzje
Przeczytaj fragment
Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

« Oh non, non, je ne peux pas me permettre de dépenser pour d’autres bricoles... Merci quand même ! » la femme se retourne et s’en va sans attendre de réponse, chancelant sur les talons roses.

Polly reste un moment à fixer l’espace resté vide devant elle. Quelque chose avec les poires ?

QUELQUE CHOSE AVEC LES POIRES ? !

Elle doit penser à écrire au gourverneur pour lui demander de revoir ses standards pour l’asile.

« Eh, Patter ! » une voix aigüe la fait sortir de son blocage.

Elle reprend le contrôle de son indignation.

« Qu’est-ce que tu fais avec tout ça ? Tu as décidé d’émigrer ? » une grande nana, avec une énorme poitrine saillante écrasée dans un micro top et un short inexistant, s’arrête devant elle. Melissa Boots. La Pamela Anderson de l’école. Celle devant qui tous les mecs bavent. Celle dont le cerveau est inversement proportionnel au décolleté.

Polly se retient de crier après madame Saumon que si elle veut toujours deux grosses poires, maintenant, elle en a. Elle sent venir un petit rire et remarque que cette Boots est accompagnée de Barbara Leroy, mieux connue sous le nom de Large Bouche.

« Ciao... » fait-elle, espérant qu’elles retournent d’où elles viennent et lui foutent la paix.

« Tu veux venir faire des emplettes avec nous ? » lui demande alors Melissa, sur un ton étonnamment gentil.

« Non, je ne peux pas, merci, je suis occupée là... » répond Polly, surprise par la proposition. D’habitude, elles interdisent à quiconque de s’approcher de leur petit groupe exclusif. Mais, peut-être que c’est un petit groupe de lesbiennes.

« Ohhh, quel dommage ! » Melissa explose de rire. « Tu aurais vraiment besoin de quelques habits décents ! On t’avait prise pour une squatteuse ! »

Polly reste plantée là, sans prononcer un seul mot.

« Ehi poupée, console-toi ! » intervient Barbara. « Même si tu étais super sexy, tu ne vendrais jamais ces horreurs ! »

« Mais peut-être qu’elle pourrait vendre autre chose ! » Melissa prend sous le bras son amie et les deux entrent dans le centre commercial, tout en riant vulgairement.

Polly s’affale sur le muret de l’esplanade, manquant de s’asseoir sur l’album ouvert. Elle se demande pourquoi il existe tant de personnes odieuses sur cette terre. Elle se demande pourquoi les seins de cette Boots ne la font pas tomber en avant pour qu’elle se pète le nez.

Elle complète le dessin avec un nez cassé et l’appelle Chaos au centre commercial. Elle mettrait bien Chaos et connes au centre commercial, mais ce ne serait pas digne d’une professionnelle ayant un minimum d’éducation. Elle ne s’abaissera jamais à ce genre de niveau aussi grossier.

Elle se met à calculer le temps qu’il lui reste avant que Melissa et Barbara ne finissent leur tournée de vêtements pornographiques et retournent dehors.

Elle se sent sale et en sueur, et n’a pas gagné encore un centime.

« Au diable Picasso et toutes les biographies de peintres célèbres » pense-t-elle. « Pourquoi personne ne mentionne combien de temps dure la période d’incompréhension ? Combien d’humilations faut-il subir avant de devenir assez riche et célèbre à en faire crever d’envie les nanas qui t’ont fait sentir comme une merde ? »

Lui vient en mémoire Van Gogh. Il est mort fou et pauvre. Merde.

« C’est cette fin-là qui m’attend ? Une vie déprimante et une mort certaine ? » se demande-t-elle.

Puis, elle se reprend : « Non. Sûrement qu’avant je tuerai cette Boots » .

Elle ferme les yeux et bâille, un peu hébétée par la chaleur étouffante anomale de l’après-midi. On est seulement en mars, et si ça continue comme ça, la ville fondera avant juillet.

Une main lui touche l’épaule : « Mademoiselle ? » fait une voix masculine.

Polly se retourne. Un homme, vêtu d’un uniforme blanc et noir, la fixe d’un air renfrogné.

« Vous êtes autorisé à rester ici ? » lui demande le vigile du centre commercial.

« Mmm... Je crois que oui... » bredouille Polly, confuse.

« Alors, montrez-moi l’autorisation du directeur » .

« Comment, s’il-vous-plaît ? »

« Pour exposer vos dessins au sein du Cinq Étoiles, vous devez avoir l’autorisation de monsieur Strumbord, le directeur du centre commercial » .

« Ohhh, mais certainement ! » dit Polly avec une conviction feinte. « Oui, j’ai demandé la permission, mais monsieur Trumbett était occupé et a dit qu’il me la fera parvenir prochainement ! Il était tout à fait d’accord pour que je reste ici, mais vous savez comment sont les directeurs, toujours super occupés... »

« J’ai compris » répond le vigile.

« Je vous remercie, vous êtes vraiment... »

« Tant que vous n’aurez pas la permission, vous ne pourrez rien exposer. Je vous demande de rassembler vos affaires et de les montrer ailleurs » .

« Eh ? Je... Je... Croyais... »

« Désolé, ce sont les règles. Si vous ne les respectez pas, je serai obligé d’appeler la police » .

« Merci beaucoup. Votre disponibilité m’émeut » fâchée, Polly rassemble les toiles, l’album, les dessins et le drap posés par terre devant les yeux vigilants du guardien, se sentant vraiment comme l’a dit Melissa Boots : une pauvre fille, chassée des lieux fréquentés par les gens biens.

La poisse s’amuse à me poursuivre.

Tout en essayant de garder un minimum de dignité, elle remet tout dans la grande chemise qu’elle a apportée de la maison, la referme et quitte l’espace du centre commercial sans dire un mot.

Elle retourne à la voiture, sort du parking et réfléchit à ce qu’elle pourrait faire.

Elle n’est plus dans un bon état d’esprit pour essayer de vendre ailleurs et elle n’a pas appris grand chose sur le commerce durant sa brève permanence au Cinq Étoiles, à part quelque chose qu’elle savait déjà : les gens n’ont aucune raison d’être gentils avec toi si tu n’as pas ou que tu ne leur donnes pas ce qu’ils veulent. Comme un tableau avec les poires ou une permission de monsieur Trombett.

Elle ne peut pas non plus faire du shopping sans argent et elle n’a pas emmené son maillot de bain pour aller à la plage.

Elle passe devant la Kennedy, son école : elle pourrait donner des cours de dessin payants. Sur le tableau d’affichage, il y a toujours un tas d’annonces pourries sur des réunions et des bulletins d’informations... elle en écrira une elle aussi, super colorée et facilement identifiable.

« Je pourrai faire réviser ceux pour qui ça se passe mal en arts plastiques et enseigner d’autres choses à ceux qui ont pour hobby la peinture ou qui veulent apprendre quelque chose de nouveau... » réfléchit-elle alors qu’elle tourne sur Ocean Avenue, en direction de la maison. « ... Me faisant payer sur la base horaire... Pas trop par contre, car je ne suis pas diplômée... Il doit bien y avoir quelqu’un parmi cinq cents étudiants à qui peindre plaît ! Et puis, je pourrais toujours diffuser l’annonce aussi dans d’autres écoles... »

Ce serait bien de pouvoir partager avec quelqu’un sa passion. La collaboration avec d’autres élèves motivés stimulerait de nouvelles idées et de nouveaux projets.

Elle s’arrête dans la petite allée de la maison, légèrement rassurée : elle veut se précipiter dans sa chambre et se mettre au travail devant l’ordinateur. Même si elle préfère les méthodes de représentations classiques, elle est aussi douée pour la créativité graphique, technique qui, dernièrement, remporte du succès dans de nombreux concours d’art moderne. Si elle est utilisée de la bonne manière, elle peut créer des effets grandioses. Son annonce, aussi, sera grandiose, si grandiose qu’on verrait tout de suite qu’avec une enseignante comme elle, l’argent serait bien dépensé.

« Je sais déjà qui serait mon élève idéal... Et pas seulement pour la peinture... »

Elle s’apprête à se lancer, les yeux ouverts, dans un de ces rêves habituels sur Lake Pierce, le garçon le plus divin du lycée, de la ville et de l’univers tout entier, mais elle fait l’erreur de refermer la porte, après être entrée, d’un coup sonore que sa mère a appris à détecter à des milles de distance.

« Tu ne dois pas étudier ? Où as-tu été ? » madame Patter apparaît depuis le corridor des escaliers, au premier étage, et regarde en bas en direction de sa fille.

« Trésor, ne sois pas aussi sévère » le père sort de son bureau et s’approche de sa femme. « Il faut bien aussi un peu de loisirs en dehors des études » dit-il, en regardant Polly monter les escaliers. « C’est pas vrai, Schtroumpfette ? » il lui ébouriffe les cheveux alors que Polly se glisse entre eux et se dirige vers sa chambre, sans prêter attention à l’un ni à l’autre.

« Oh, Perry, je ne suis pas sûre que la permissivité soit une bonne solution... »

Polly laisse ses parents discuter dans le couloir et continue à monter jusqu’au deuxième étage. Une fois dans sa chambre, elle réouvre la chemise et pose ses dessins au pied de l’armoire, excepté le dernier qu’elle pose sur la table, à côté d’elle : elle reviendra dessus, pour l’affiner et le colorier, après s’être occupée de l’annonce. Elle veut imprimer quelques exemplaires ce soir pour pouvoir en accrocher un le lendemain matin à l’école, et pourquoi pas faire un tour dans d’autres établissements.

Son père, qui avait apparemment réussi à se libérer de sa femme, entre sans frapper, comme à son habitude.

« Je te dérange, schtroumpfette ? »

Polly bougonne un “ uhmm ”flou et ne prend même pas la peine de faire semblant de faire ses devoirs : elle allume l’ordinateur.

« Ehi, qu’est-ce que c’est ça ? le père voit l’album ouvert à côté d’elle, et se penche pour l’examiner. « Tu l’as fait aujourd’hui ? »

 

« Il n’est pas fini... » répond distraitement la fille, insérant son mot de passe sur l’écran.

« Cela n’a pas d’importance, il est déjà très beau ! » s’exclame-t-il, enthousiaste. « Quel nom pensais-tu lui donner ? »

Polly pivote sur son siège et lève la tête pour regarder son père en face : « Allez papa, dis-moi ce que tu veux » .

« Oh oui, quel étourdi, j’étais venu te faire une proposition très alléchante ! » monsieur Patter sourit. « Ça te plairait de m’aider à préparer ma prochaine exposition ? »

« Et, tu l’organises où cette fois ? Dans la salle paroissiale de l’église ? »

« Non, non, non, j’ai pensé à un lieu plus accessible pour donner plus de visibilité aux oeuvres. Tu me crois si je te dis qu’un espace spécifique sera amenagé au centre commercial ? »

Polly palpe son dos pour s’assurer que le coup de poignard qu’elle vient de recevoir est seulement moral et non physique.

« Tu as convaincu le directeur d’exposer ton travail à l’intérieur du Cinq Étoiles ? » demande-t-elle, sceptique.

« Exactement ! C’est pas merveilleux ? »

« C’est maman qui a payé ? »

« Oui, maman m’a donné un coup de main, et je voudrais que, toi aussi, tu me soutiennes... »

Polly sent le poignard remuait dans son dos, s’enfonçant de plus en plus. Sa mère a financé une autre des idées stupéfiantes de son père. Elle ne veut pas dépenser un sous pour l’envoyer à Londres, mais quand il s’agit de faire confiance au pauvre Perry, elle est prête à depenser une fortune. Une fortune destinée à l’homme qui, une demi-heure plus tôt, a donné l’ordre de l’humilier et de la chasser de son esplanade sans intérêt.

« Je parie que, cette fois-ci, aucun agent ne demandera à mon père une autorisation. Au contraire, il sentira probablement l’odeur des dollars et l’invitera à dîner ! » se dit-elle.

« Alors schroumpfette, ça te va ? Ton aide me serait précieuse ! » son père cherche à la distraire.

« Combien de tes toiles sont prêtes ? »

« J’en ai rassemblé quatre ! »

« Quatre ? » Polly lui lance un regard noir. « Dans ce cas, tu n’as pas besoin de mon aide pour les transporter jusqu’au Cinq Étoiles, tu peux très bien le faire tout seul... » répondit-elle, se demandant si le mot exposition était bien choisi pour quatre misérables tableaux.

« Oh, mais tu ne te limiterais pas à ça ! Par exemple, même si ce n’est encore qu’une esquisse, je suis sûr que ton dessin serait très bien au centre commercial ! Sans compter les autres que tu as ici dans ta chambre ! »

« Ça ne me plaît pas beaucoup d’associer mon nom à un événement autofinancé... Je voudrais que les gens apprennent à me connaître à travers un concours, ou quelque chose dans ce genre-là... »

« Je partage ton idée, schtroumpfette, mais tu pourrais essayer. Nous mettrions tout sous l’acronyme P. Patter, comme ça, si ça ne devait pas fonctionner, tu serais dans tous les cas à l’abri d’une mauvaise réputation et d’un mauvais... départ artistique ! Ça ne te semble pas être une idée parfaite ? »

Polly est sur le point de rétorquer quelque chose. Puis, elle se fige.

Elle reste silencieuse.

Une idée parfaite ? UNE IDÉE PARFAITE ?

« Et comment, papa » dit-elle d’une voix monotone. « Une idée absolument parfaite » .

« Ça me fait plaisir que tu l’apprécies, schtroumpf... »

« Oui, j’apprécie énormément le fait qu’avec ton petit nom générique tu puisses vendre comme étant les tiennes, les oeuvres que moi j’ai réalisées ! » explose la fille. « En te présentant comme Perry Patter, personne ne remarquera la différence entre toi et moi, comme ça mon nom sera astucieusement caché par ton P., pas vrai ? ! » elle se lève brusquement de la chaise et le pousse pour pouvoir sortir de sa chambre. « TU ES IGNOBLE ! » hurle-t-elle. « N’ESSAIE PAS DE T’APPROCHER DE MES AFFAIRES, OU JE TE LE FERAI REGRETTER ! » elle claque la porte pour ne pas entendre de justifications stupides et dévale les escaliers.

« Pollyanna, pourquoi tu cries ? » sa mère la croise dans le couloir au premier étage. « Où tu vas ? »

« DEHORS ! » aboie Polly sans s’arrêter. Elle est aussi furieuse contre elle, d’avoir permis une telle mascarade. Elle passe l’entrée, ouvre la Chrysler avec la télécommande, saute dedans et part sur les chapeaux de roues en marche arrière jusque sur la route principale.

Elle attendra que la nuit tombe à Garden Park.

Elle doit absolument se décharger de la situation absurde dans laquelle elle se trouve, et elle sait déjà quoi faire pour cela.

Parce qu’elle a déjà fait.

Elle choisit le Garden Park pour deux bonnes raisons : la première, parce qu’il bénéficie de la présence du meilleur kiosque à hot dog de tout l’État ; la deuxième, parce que le Garden se situe pratiquement devant la maison du garçon de ses rêves, et en s’installant juste à côté, elle aura plus de chances de le rencontrer “ par hasard ”.

Non pas que tous les deux soient amis. Lui, il ne la connaît même pas, et elle, elle n’a jamais eu le courage de se présenter, mais le voir est de toute façon une dose d’adrénaline. Ou du moins, une belle consolation.

Assise par terre, le dos contre un arbre, accompagnée de son premier sandwich de la journée, Polly se demande ce que Lake Pierce est en train de faire en ce moment.

RECRUTEMENT

MERCREDI 13 MARS.

HIGHWAY 22, À 26 MILLES DE CLES, CALIFORNIE.

“ Nous devons fermer nos coeurs à la compassion et mener une conduite brutale ”

Adolf Hitler

Depuis des directions opposées, chacun arrive à pied.

La rencontre a lieu devant un restaurant, en public. Par ailleurs, ils n’ont rien à cacher. Pas encore.

La fourgonnette a été garée derrière, à l’abri. Elle attend patiemment de reprendre la route.

« Je crois que j’ai trouvé ce qu’il faut » .

« Tu crois ou t’en es sûr ? »

« Tout ira bien » .

S’ensuit un bref échange d’informations.

« Je jetterai un oeil » .

« Un oeil ne suffira pas » .

« Tu sais ce que je veux dire » .

Oui. Et comment ils le savent.

« Besoin d’un coup de main ? »

« Non. Pas pour l’instant » .

Ils se regardent.

« Aucune hésitation. Aucun revirement. C’est clair ? »

Silence.

La conviction, la foi dans le travail est fondamentale. C’est la base. Et elle doit être présente jusqu’au dénouement final. C’est ça sinon rien.

Mais le rien est bien peu attrayant.

Souvent, la vie entière semble remplie d’un seul et unique grand vide.

Il est temps de trouver quelque chose à faire.

Les lèvres entrouvertes laissent apparaître une rangée de dents blanches. Les canines resplendissent dans une grimace féroce, à laquelle s’ajoute cette même lueur bestiale dans les yeux.

Oui.

Une fois sur le terrain, il faut jouer.

LAKE

Dimanche 10 mars

« Oui chérie, continue comme ça, ne t’arrête pas… »

La chambre est plongée dans la pénombre. Les rideaux tirés empêchent le soleil d’entrer, mais l’atmosphère est tout aussi bouillante.

Il y a un problème. C’est la troisième fois qu’il couche avec cette fille, une blonde plantureuse, un peu plastifiée, de celles toujours partantes pour baiser, et dont il ne se souvient absolument pas du nom, sans doute parce qu’elle ressemble à beaucoup d’autres. Belinda ? Molly ? Monica ? Merde. Il a l’impression d’avoir le cerveau en bouillie, en plus des parties basses.

Ça lui arrive souvent d’oublier le nom d’une nana. L’astuce est de ne pas se faire prendre, car les femmes aiment se sentir importantes, se sentir uniques, se sentir aimées et inoubliables et vénérées. Quel ramassis de conneries. Comme si elles avaient toutes ce que lui recherche.

Il opte pour sa solution habituelle : il continuera à l’appeler “ chérie ”, et puis il essaiera de savoir son nom à l’école ou en dehors, probablement par un autre qui se l’est faite.

« Lake… Lake, je sens que je vais jouir… » halète la blonde, à cheval sur lui.

Lake Pierce la regarde, et décide que c’est le moment de s’investir.

« Okay, chérie » dit-il. « Je m’en occupe » il se relève, la prend par les épaules et l’incline vers le bas, pour alterner les positions. Ils s’embrassent, tout en augmentant le rythme.

Keira serait dégoûtée de savoir qu’il est en train de baiser une inconnue. Elle le traiterait de porc. Keira est le seul nom qu’il ne peut pas oublier s’il ne veut pas perdre ses couilles.

Elle est courageuse, Keira. Un peu agressive, mais courageuse.

« T’es incroyable, chéri ! » murmure la blonde, se détachant momentanément de ses lèvres.

« Tu l’es toi aussi baby… » répondit-il de manière automatique.

Putain, il doit se concentrer !

Il regarde les seins énormes qui dansent sous lui, au rythme des vas-et-vient, et accélère. La fille s’accroche à son dos avec ses jambes et lui plante les ongles dans les bras, gémissant fort. Le lit commence à danser avec eux et la tête de lit se met à battre de manière répétée contre le mur.

Ils s’embrassent à nouveau et Lake ferme les yeux. Les pensées se brouillent et puis s’évanouissent dans un enchevêtrement confus de sensations... Il aime, là, il aime vraiment et il en faut peu, il est en train d’atteindre l’orgasme, il est en train de...

« LAAKE, MON PETIT ! » une voix, derrière la porte, l’appelle et l’instant d’après la lumière de l’après-midi inonde la chambre « Tu n’aurais pas, par hasard, un de ces… »

Madame Pierce entre et remarque que son fils est au lit. Nu. Sur une fille. Nue, elle aussi.

« … Petits chocolats à la liqueur ? » finit-elle.

Les deux se figent et se tournent vers elle.

« Oh, désooléée ! » chuchote-t-elle, en gloussant.

« MAMAN ! » Lake se retire de la blonde et tire vers lui un morceau de drap chiffonné. « CASSE-TOI D’ICI ! » hurle-t-il.

« Je cherchais seulement une de ces petites douceurs… »

« PUTAIN, SORS D’ICI ! » le garçon attrape un coussin rouge feu et le lance vers la porte. La mère la referme rapidement, puis le coussin atteint la porte close, pour finalement terminer sa course sur le sol.

« Vas te faire foutre » .

Il se passe les mains dans les cheveux, exaspéré. La blonde esquisse un demi-sourire et, sans se couvrir, prend une cigarette dans la table de chevet. « Ta petite maman a un sens parfait de l’opportunité » commente-t-elle.

« Je vais prendre une douche » Lake laisse tomber le drap et se met debout.

« Si tu veux, on peut continuer. Je me trompe ou tu n’as pas conclu ? »

« L’envie m’est passée » dit-il. « Et avec tes putains de questions, c’est sûr, elle ne va pas revenir » pense-t-il avec irritation.

Dans la salle de bains, il tourne le robinet d’eau froide et se met sous le jet pour que l’eau lui arrive directement sur le visage. Il tente de se calmer. Tôt ou tard, il faudra qu’il se décide à résoudre cette affaire, car là, c’est arrivé à un point où il ne peut même plus tirer un petit coup tranquille. Il se tourne encore et encore dans la douche, se laissant masser par l’eau afin de se relaxer. Lui viennent en tête uniquement des idées violentes et irréalisables.

Après dix minutes, il en a assez. Il sort, il se sèche et pose les mains sur le lavabo, en se regardant dans la glace. Il sait qu’il serait le seul à essayer d’obtenir quelque chose de bon, mais ce n’est pas juste, car, au fond, ce n’est pas lui le chef de famille. Lui, il est jeune et veut s’amuser. Mais, dans ces conditions, c’est impossible. Tout est tellement morne.

« Ehi, chéri » la blonde entre dans la salle de bains et l’enlace par-derrière. Elle s’est rhabillée.

« C’était quand même génial, tu sais ? Et, pour te remercier, je t’ai laissé un cadeau... »

Elle l’embrasse sur la joue, puis le regarde dans la glace.

« ... Mais, maintenant, je dois filer, parce que j’ai un cours. On se voit sur le campus, okay ? »

Lake lève un sourcil. Sur le campus ?

« Oui... Bien sûr... » fait-il, peu convaincu.

« Et, ne t’en fais pas, on se rattrapera la prochaine fois ! »

« Mais oui... » Lake l’observe prendre son sac et s’en aller.

Quel campus ? Lui, il n’a jamais été à l’université... Il doit encore terminer le lycée... Quel âge a cette nana ? Et, détail encore plus important, à qui pourra-t-il demander son nom si elle ne fréquente pas son école ?

 

Cette chose l’intrigue. Qui sait, si ça se trouve, dans cette université paradisiaque, elles se donnent toutes aussi facilement ? La nana avait l’air de croire que, lui aussi, la fréquentait... Donc s’infiltrer doit être plutôt facile... Il essaie d’observer son image d’un point de vue extérieur et de voir s’il fait vingt ans. Il a les cheveux châtains, coupés courts, les yeux verts et un joli nez droit. Sa silhouette est mince et, même s’il ne pratique pas une activité régulière, à part le sexe, faire du surf à l’océan lui permet de se maintenir.

« Mais oui. Si je me sape bien, je peux même en faire vingt-deux » se réjouit-il.

Maintenant, il ne lui reste plus qu’à se souvenir de ce qu’il a raconté à la blonde. Ce qu’il a raconté comme mensonge, évidemment. Car, pour accoster ses amies, il doit s’assurer que l’histoire soit crédible, qu’elle tienne debout. Se contredire signifierait donner une mauvaise image et perdre toute occasion.

« Qu’est-ce que Keira m’avait conseillé de manger pour la mémoire ? » se demande-t-il. « Des carottes ? Du poisson ? Peut-être des trucs avec des légumes ? »

Un autre blanc. La barbe. Voilà pourquoi il doit écrire les choses vraiment importantes sur un bloc-notes, rangé dans le dernier tiroir de son bureau. Le carnet de ses conquêtes.

Là-dedans, il y a les noms de toutes les filles avec qui il a été au moins une fois. Elles sont quatre-vingt-six. Quatre-vingt-sept, avec celle-là, mais sans le nom il ne peut pas la rajouter à la liste. Il lui faut faire un effort mental pour une juste cause. Bientôt, il dépassera Casanova, il en est certain.

Il retourne dans sa chambre et trouve les slips sur le radiateur. Il en enfile un.

« Je suis prêt ! » réfléchit-il en ouvrant les rideaux, l’obligeant à cligner des yeux pour s’habituer au soleil aveuglant. « Il y a deux semaines, je m’étais incrusté à une fête universitaire ! C’est là que je l’ai connue ! Et, pour la ramener avec moi en voiture, je lui ai dit qu’on fréquentait le même cours de je ne sais plus quoi... » il enfile un jean et récupère la chemise sous le lit. « ... Parfait. Je dois me souvenir de quel cours c’était et me pointer là-bas pour rencontrer ses copines » .

Il ramasse le coussin par terre, esquissant une grimace à la pensée de la dernière entrée de sa mère, et lorsqu’il le pose sur le lit, il aperçoit le sachet abandonné dans les draps. Il le prend dans ses mains : il est transparent et contient une petite quantité de poudre blanche.

C’est donc vrai : la blonde lui a laissé un cadeau. Et il ne s’agit même pas des habituelles culottes en dentelles, ou de son énorme soutien-gorge.

Il vient tout juste de devenir détenteur de cocaïne.

Génial.

Que doit-il en faire ? La vendre, non, il n’a pas besoin d’argent et il n’en tirerait pas grand chose, car la quantité est minime. Il pourrait appeler quelqu’un avec qui la tester. Son ami Rich, par exemple : même si, à le voir, il semble être un garçon élégant et bien éduqué, en réalité il est le fidèle fournisseur d’une grande partie des lycées de la ville. Il saurait tirer un truc même d’un bonbon moisi, pour récupérer un peu de blé.

Certainement que lui serait partant pour se faire un rail, mais Lake, après quelques secondes de réflexion, renonce à l’appeler : Rich connaît Keira et, à long terme, s’ils faisaient ça ensemble, l’histoire pourrait se savoir. Alors, Keira sortirait de ses gonds, elle le traquerait, elle lui filerait des coups et puis elle lui ferait la gueule pendant des décennies, étant donné qu’elle est opposée aux drogues dures.

« Excuse-moi, mais c’est quoi la différence ? » lui a-t-il demandé un jour, durant une discussion sur le sujet. « Se défoncer avec du shit et des cachetons pendant des années te ramollit le cerveau presque qu’autant qu’une drogue dure, non ? Alors, autant en essayer une, une fois ou deux » .

Keira lui a donné un coup de poing sur le bras lui passant un savon, qui lui a paru une éternité, sur la dépendance créée par les stupéfiants, et sur comment cette dépendance pouvait te tuer, te détruire physiquement et mentalement, et cetera, et cetera. Sa devise est “ Peu et peu souvent ”.

Il sourit en s’étalant sur le lit. C’est une vraie casse-couilles, Keira. Mais, c’est en quelque sorte une façon adorable de s’inquiéter pour lui.

“ Le peu et peu souvent ”, ils l’ont presque toujours respecté, sauf avec l’alcool. Nombreux ont été les week-ends où est resté seul le “ souvent ”, avec l’ajout du “ beaucoup ”, et où ils ont dû se traîner jusqu’à chez eux tour à tour, après des pauses répétées pour vomir.

Au fond, personne n’est parfait.

Lui, il se laisse surtout trop influencer par cette fille. Et elle, qui n’est même pas sur sa précieuse liste, lui détruit les neurones du cerveau plus que n’importe quelle autre drogue ou boisson, et ce n’est absolument pas normal. S’il arrive le moindre problème, il prend de plein fouet sa voix qui lui explose les tympans, elle lui rentre dedans et lui fait son procès, lui donnant toujours l’impression d’être un gros incapable. Il n’entend pas la voix de la raison en lui, il a la voix de Keira qui résonne dans sa tête, et c’est absurde qu’il se laisse manipuler comme un gamin, alors que normalement il se fout royalement de ce que pensent les filles.

« Keira est mon exception » pense-t-il, tout en installant l’oreiller sous sa tête.

Il prend le téléphone dans la poche du pantalon, à l’endroit où il l’avait laissé avant les acrobaties avec la blonde inconnue, et écrit un message : J’ai un nouveau surnom pour toi. The Exception.

Il l’envoie. Il s’étire pour attraper la télécommande de la tv sur la table de nuit et allume l’écran qui se trouve en face de son lit. Il attend.

Le téléphone vibre, signalant l’arrivée de la réponse.

Arrête d’inventer des conneries et ramène ton cul à l’école demain.

« J’adore sa gentillesse... » pense Lake en souriant. Et, alors qu’il réfléchit à la réponse la plus adaptée à envoyer, il s’endort.

Une odeur de nourriture le réveille. Il ouvre les yeux, il bâille et il s’étire, se rendant compte que sa chemise était froissée. Quelle plaie ! Maintenant, il va devoir passer une demi-heure à en choisir une repassée parmi la centaine de chemises qui se trouve dans sa garde-robe.

Le soleil est descendu et il fait déjà noir. Il cherche le plateau-repas déposé, comme chaque soir, par la philippine de service, et le trouve sur une petite table portable au pied du lit. Il s’assoit et le tire vers lui, jetant un oeil au portable : il est en stand-by et il n’a plus reçu aucun autre appel ni message. C’est mauvais signe. Il doit plus s’investir dans les relations interpersonnelles. Il vérifie ses comptes. La semaine dernière, il a dépensé seulement quarante dollars en appels et sms, alors il doit absolument se rattraper s’il ne veut pas risquer de devenir un asocial sans fréquentations.

Il soulève le couvercle du plateau qui se trouve devant lui et se crispe à la vue de la côtelette accompagnée de légumes qui se présente à lui depuis l’assiette. Son père a décrété une alimentation saine et équilibrée pour tout le monde, ce qui, évidemment, pour le cuisinier signifie servir un truc infecte sans aucune saveur. Comme si sa mère pouvait aller mieux grâce à ça : en mangeant moins, elle arrive juste à se soûler plus rapidement.

Il se met à jurer et laisse tomber le dîner. Il ouvre son frigo personnel, en sort un tas de cochonneries à base de chocolat et il envoie mentalement se faire foutre tous les idiots qui sont convaincus que le chocolat améliore l’humeur. Ce n’est pas tout à fait ça. Ça améliore la digestion, à la limite, mais de toute façon ça ne le concerne pas, heureusement ; ça le stresserait trop de devoir se préoccuper aussi de ça.

Après un demi bac de glace, deux sachets de chips et trois bières, il est suffisamment repu et réveillé pour prendre la meilleure décision : sniffer la coke tout seul.

Au moins, pendant un moment, tous ses problèmes familiaux disparaîtront et personne ne sera au courant de son échappée temporaire.