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Jane Eyre; ou Les mémoires d'une institutrice

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Je courus de nouveau, et je revins bientôt, portant un énorme manteau garni de fourrure.

«Maintenant j'ai encore une commission à vous faire faire, me dit mon infatigable maître. Quel bonheur, Jane, que vous ayez des souliers de velours! un messager moins léger ne me servirait à rien; en bien donc, allez dans ma chambre, ouvrez le tiroir du milieu de ma toilette, et vous y trouverez une petite fiole et un verre que vous m'apporterez.»

Je partis et je rapportai ce qu'on m'avait demandé.

«C'est bien. Maintenant, docteur, je vais administrer à notre malade une potion dont je prends toute la responsabilité sur moi. J'ai eu ce cordial à Rome, d'un charlatan italien que vous auriez roué de coups, Carter; c'est une chose qu'il ne faut pas employer légèrement, mais qui est bonne dans des occasions comme celle-ci. Jane, un peu d'eau.»

Je remplis la moitié du petit verre.

«Cela suffit; maintenant mouillez le bord de la fiole.»

Je le fis, et il versa douze gouttes de la liqueur rouge dans le verre qu'il présenta à Mason.

«Buvez, Richard, dit-il; cela vous donnera du courage pour une heure au moins.

– Mais cela me fera mal; c'est une liqueur irritante.

– Buvez, buvez.»

M. Mason obéit, parce qu'il était impossible de résister. Il était habillé; il me parut bien pâle encore; mais il n'était plus souillé de sang. M. Rochester le fit asseoir quelques minutes lorsqu'il eut avalé le cordial, puis il le prit par le bras.

«Maintenant, dit-il, je suis persuadé que vous pourrez vous tenir debout; essayez.»

Le malade se leva.

«Carter, soutenez-le sous l'autre bras. Voyons, Richard, soyez courageux; tâchez de marcher. Voilà qui va bien.

– Je me sens mieux, dit Mason.

– J'en étais sûr. Maintenant, Jane, descendez avant nous; ouvrez la porte de côté; dites au postillon que vous trouverez dans la cour ou bien dehors, car je lui ai recommandé de ne pas faire rouler sa voiture sur le pavé, dites-lui de se tenir prêt, que nous arrivons; si quelqu'un est déjà debout, revenez au bas de l'escalier et toussez un peu.»

Il était cinq heures et demie et le soleil allait se lever; néanmoins la cuisine était encore sombre et silencieuse; la porte de côté était fermée; je l'ouvris aussi doucement que possible, et j'entrai dans la cour que je trouvai également tranquille: mais les portes étaient toutes grandes ouvertes, et dehors je vis une chaise de poste attelée et le cocher assis sur son siège. Je m'approchai de lui et je lui dis que les messieurs allaient venir; puis je regardai et j'écoutai attentivement. L'aurore répandait son calme partout; les rideaux des fenêtres étaient encore fermés dans les chambres des domestiques; les petits oiseaux commençaient à sautiller sur les arbres du verger tout couverts de fleurs, et dont les branches retombaient en blanches guirlandes sur les murs de la cour; de temps en temps, les chevaux frappaient du pied dans les écuries; tout le reste était tranquille. Je vis alors apparaître les trois messieurs. Mason, soutenu par M. Rochester et le médecin, semblait marcher assez facilement; ils l'aidèrent à monter dans la voiture, et Carter y entra également.

«Prenez soin de lui, dit M. Rochester au chirurgien; gardez-le chez vous jusqu'à ce qu'il soit tout à fait bien; j'irai dans un ou deux jours savoir de ses nouvelles. Comment vous trouvez-vous maintenant, Richard?

– L'air frais me ranime, Fairfax.

– Laissez la fenêtre ouverte de son côté, Carter; il n'y a pas de vent. Adieu, Dick.

– Fairfax!

– Que voulez-vous?

– Prenez bien soin d'elle; traitez-la aussi tendrement que possible; faites…»

Il s'arrêta et fondit en larmes.

«Jusqu'ici j'ai fait tout ce que j'ai pu et je continuerai, répondit-il; puis il ferma la portière et la voiture partit. Et pourtant, plût à Dieu que tout ceci fût finit» ajouta M. Rochester, en fermant les portes de la cour.

Puis il se dirigea lentement et d'un air distrait vers une porte donnant dans le verger; supposant qu'il n'avait plus besoin de moi, j'allais rentrer, lorsque je l'entendis m'appeler: il avait ouvert la porte et m'attendait.

«Venez respirer l'air frais pendant quelques instants, dit-il. Ce château est une vraie prison; ne le trouvez-vous pas?

– Il me semble très beau, monsieur.

– Le voile de l'inexpérience recouvre vos yeux, répondit-il, vous voyez tout à travers un miroir enchanté; vous ne remarquez pas que les dorures sont misérables, les draperies de soie semblables à des toiles d'araignée, les marbres mesquins, les boiseries faites avec des copeaux de rebut et de grossières écorces d'arbres. Ici, dit-il en montrant l'enclos où nous venions d'entrer, ici, tout est frais, doux et pur.

Il marchait dans une avenue bordée de buis; d'un côté, se voyaient des poiriers, des pommiers et des cerisiers; de l'autre, des oeillets de poète, des primeroses, des pensées des aurones, des aubépines et des herbes odoriférantes; elles étaient aussi belles qu'avaient pu les rendre le soleil et les ondées d'avril suivis d'un beau matin de printemps; le soleil perçait à l'orient, faisait briller la rosée sur les arbres du verger, et dardait ses rayons dans l'allée solitaire où nous nous promenions.

«Jane, voulez-vous une fleur?» me demanda M. Rochester.

Et il cueillit une rose à demi épanouie, la première du buisson et me l'offrit.

«Merci, monsieur, répondis-je.

– Aimez-vous le lever du soleil, Jane? ce ciel couvert de nuages légers qui disparaîtront avec le jour? aimez-vous cet air embaumé?

– Oh! oui, monsieur, j'aime tout cela.

– Vous avez passé une nuit étrange, Jane.

– Très étrange, monsieur.

– Cela vous a rendue pâle; avez-vous eu peur quand je vous ai laissée seule avec Mason?

– Oui, j'avais peur de voir sortir quelqu'un de la chambre du fond.

– Mais j'avais fermé la porte, et j'avais la clef dans ma poche; j'aurais été un berger bien négligent, si j'avais laissé ma brebis, ma brebis favorite, à la portée du loup; vous étiez en sûreté.

– Grace Poole continuera-t-elle à demeurer ici, monsieur?

– Oh! oui; ne vous creusez pas la tête sur son compte, oubliez tout cela.

– Mais il me semble que votre vie n'est pas en sûreté tant qu'elle demeure ici.

– Ne craignez rien, j'y veillerai moi-même.

– Et le danger que vous craigniez la nuit dernière est-il passé maintenant, monsieur?

– Je ne puis pas en être certain tant que Mason sera en Angleterre, ni même lorsqu'il sera parti; vivre, pour moi, c'est me tenir debout sur le cratère d'un volcan qui d'un jour à l'autre peut faire éruption.

– Mais M. Mason semble facile à mener: vous avez tout pouvoir sur lui; jamais il ne vous bravera ni ne vous nuira volontairement.

– Oh non! Mason ne me bravera ni ne me nuira volontairement; mais, sans le vouloir, il peut, par un mot dit trop légèrement, me priver sinon de la vie, du moins du bonheur.

– Recommandez-lui d'être attentif, monsieur, dites-lui ce que vous craignez, et montrez-lui comment il doit éviter le danger.»

Je vis sur ses lèvres un sourire sardonique; il prit ma main, puis la rejeta vivement loin de lui.

«Si c'était possible, reprit-il, il n'y aurait aucun danger; depuis que je connais Mason, je n'ai eu qu'à lui dire: «Faites cela,» et il l'a fait. Mais dans ce cas je ne puis lui donner aucun ordre; je ne peux pas lui dire: «Gardez-vous de me faire du mal, Richard!» car il ne doit pas savoir qu'il est possible de me faire du mal. Vous avez l'air intriguée; eh bien, je vais vous intriguer encore davantage. Vous êtes ma petite amie, n'est-ce pas?

– Monsieur, je désire vous être utile et vous obéir dans tout ce qui est bien.

– Précisément, et je m'en suis aperçu; j'ai remarqué une expression de joie dans votre visage, dans vos yeux et dans votre tenue, lorsque vous pouviez m'aider, me faire plaisir, travailler pour moi et avec moi: mais, comme vous venez de le dire, vous ne voulez faire que ce qui est bien. Si, au contraire, je vous ordonnais quelque chose de mal, il ne faudrait plus compter sur vos pieds agiles et vos mains adroites; je ne verrais plus vos yeux briller et votre teint s'animer; vous vous tourneriez vers moi, calme et pâle, et vous me diriez: «Non, monsieur, cela est impossible, je ne puis pas le faire, parce que cela est mal;» et vous resteriez aussi ferme que les étoiles fixes. Vous aussi vous avez le pouvoir de me faire du mal; mais je ne vous montrerai pas l'endroit vulnérable, de crainte que vous ne me perciez aussitôt, malgré votre coeur fidèle et aimant.

– Si vous n'avez pas plus à craindre de M. Mason que de moi, monsieur, vous êtes en sûreté.

– Dieu le veuille! Jane, voici une grotte; venez vous asseoir.»

La grotte était creusée dans le mur et toute garnie de lierre; il s'y trouvait un banc rustique. M. Rochester s'y assit, laissant néanmoins assez de place pour moi; mais je me tins debout devant lui.

«Asseyez-vous, me dit-il; le banc est assez long pour nous deux. Je pense que vous n'hésitez pas à prendre place à mes côtés; cela serait-il mal?»

Je répondis en m'asseyant, car je voyais que j'aurais tort de refuser plus longtemps.

«Ma petite amie, continua M. Rochester, voyez, le soleil boit la rosée, les fleurs du jardin s'éveillent et s'épanouissent, les oiseaux vont chercher la nourriture de leurs, petits, et les abeilles laborieuses font leur première récolte: et moi, je vais vous poser une question, en vous priant de vous figurer que le cas dont je vais vous parler est le votre. D'abord, dites-moi si vous vous sentez à votre aise ici, si vous ne craignez pas de me voir commettre une faute en vous retenant, et si vous-même n'avez pas peur de mal agir en restant avec moi.

– Non, monsieur, je suis contente.

– Eh bien! Jane, appelez votre imagination à votre aide: supposez qu'au lieu d'être une jeune fille forte et bien élevée, vous êtes un jeune homme gâté depuis son enfance; supposez que vous êtes dans un pays éloigné, et que là vous tombez dans une faute capitale, peu importe laquelle et par quels motifs, mais une faute dont les conséquences doivent peser sur vous pendant toute votre vie et attrister toute votre existence. Faites attention que je n'ai pas dit un crime: je ne parle pas de sang répandu ou de ces choses qui amènent le coupable devant un tribunal; j'ai dit une faute dont les conséquences vous deviennent plus tard insupportables. Pour obtenir du soulagement, vous avez recours à des mesures qu'on n'emploie pas ordinairement, mais qui ne sont ni coupables ni illégales; et pourtant vous continuez à être malheureux, parce que l'espérance vous a abandonné au commencement de la vie; à midi, votre soleil est obscurci par une éclipse qui doit durer jusqu'à son coucher; votre mémoire ne peut se nourrir que de souvenirs tristes et amers; vous errez çà et là, cherchant le repos dans l'exil, le bonheur dans le plaisir: je veux parler des plaisirs sensuels et bas, de ces plaisirs qui obscurcissent l'intelligence et souillent le sentiment. Le coeur fatigué, l'âme flétrie, vous revenez dans votre patrie après des années d'exil volontaire; vous y rencontrez quelqu'un, comment et où, peu importe; vous trouvez chez cette personne les belles et brillantes qualités que vous avez vainement cherchées pendant vingt ans, nature saine et fraîche que rien n'a encore flétrie; près d'elle vous renaissez à la vie, vous vous rappelez des jours meilleurs, vous éprouvez des désirs plus élevés, des sentiments plus purs; vous souhaitez commencer une vie nouvelle, et pendant le reste de vos jours vous rendre digne de votre titre d'homme. Pour atteindre ce but, avez-vous le droit de surmonter l'obstacle de l'habitude, obstacle conventionnel, que la raison ne peut approuver, ni la conscience sanctifier?»

 

M. Rochester s'arrêta et attendit une réponse. Que pouvais-je dire? Oh! si quelque bon génie était venu me dicter une réponse juste et satisfaisante! Vain désir! le vent soufflait dans le lierre autour de moi, mais aucune divinité n'emprunta son souffle pour me parler; les oiseaux chantaient dans les arbres, mais leurs chants ne me disaient rien.

M. Rochester posa de nouveau sa question:

«Est-ce mal, dit-il, à un homme repentant et qui cherche le repos, de braver l'opinion du monde, pour s'attacher à tout jamais cet être bon, doux et gracieux, et d'assurer ainsi la paix de son esprit et la régénération de son âme?

– Monsieur, répondis-je, le repos du voyageur et la régénération du coupable ne peuvent dépendre d'un de ses semblables; les hommes et les femmes meurent, les philosophes manquent de sagesse et les chrétiens de bonté. Si quelqu'un que vous connaissez a souffert et a failli, que ce ne soit pas parmi ses égaux, mais au delà, qu'il aille chercher la force et la consolation.

– Mais l'instrument, l'instrument! Dieu lui-même qui a fait l'oeuvre a prescrit l'instrument. Je vous dirai sans plus de détours que j'ai été un homme mondain et dissipé; je crois avoir trouvé l'instrument de ma régénération dans…»

Il s'arrêta. Les oiseaux continuaient à chanter et les feuilles à murmurer; je m'attendais presque à entendre tous ces bruits s'arrêter pour écouter la révélation: mais ils eussent été obligés d'attendre longtemps. Le silence de M. Rochester se prolongeait; je levai les yeux sur lui, il me regardait avidement.

«Ma petite amie,» me dit-il d'un ton tout différent, et sa figure changea également: de douce et grave, elle devint dure et sardonique; «vous avez remarqué mon tendre penchant pour Mlle Ingram; pensez-vous que, si je l'épousais, elle pourrait me régénérer?»

Il se leva, se dirigea vers l'autre bout de l'allée et revint en chantonnant.

«Jane, Jane, dit-il en s'arrêtant devant moi, votre veille vous a rendue pâle; ne m'en voulez-vous pas de troubler ainsi votre repos?

– Vous en vouloir? oh! non, monsieur.

– Donnez-moi une poignée de main pour me le prouver. Comme vos doigts sont froids! ils étaient plus chauds que cela la nuit dernière, lorsque je les ai touchés à la porte de la chambre mystérieuse. Jane, quand veillerez-vous encore avec moi?

– Quand je pourrai vous être utile, monsieur.

– Par exemple, la nuit qui précédera mon mariage, je suis sûr que je ne pourrai pas dormir; voulez-vous me promettre de rester avec moi et de me tenir compagnie? à vous, je pourrai parler de celle que j'aime, car maintenant vous l'avez vue et vous la connaissez.

– Oui, monsieur.

– Il n'y en a pas beaucoup qui lui ressemblent, n'est-ce pas,

Jane?

– C'est vrai, monsieur.

– Elle est belle, forte, brune et souple; les femmes de Carthage devaient avoir des cheveux comme les siens. Mais voilà Dent et Lynn dans les écuries; tenez, rentrez par cette porte.»

J'allai d'un côté et lui de l'autre; je l'entendis parler gaiement dans la cour.

«Mason, disait-il, a été plus matinal que vous tous; il est parti avant le lever du soleil; j'étais debout à quatre heures pour lui dire adieu.»

CHAPITRE XXI

Les pressentiments, les sympathies et les signes sont trois choses étranges qui, ensemble, forment un mystère dont l'humanité n'a pas encore trouvé la clef; je n'ai jamais ri des pressentiments, parce que j'en ai eu d'étranges; il y a des sympathies qui produisent des effets incompréhensibles, comme celles, par exemple, qui existent entre des parents éloignés et inconnus, sympathies qui se continuent, malgré la distance, à cause de l'origine qui est commune; et les signes pourraient bien n'être que la sympathie entre l'homme et la nature.

Un jour, à l'âge de six ans, j'entendis Bessie raconter à Abbot qu'elle avait rêvé d'un petit enfant, et que c'était un signe de malheur pour soi ou pour ses parents; cette croyance populaire se serait probablement effacée de mon souvenir, sans une circonstance qui l'y fixa à jamais: le jour suivant, Bessie fut demandée au lit de mort de sa petite soeur.

Depuis quelques jours, je pensais souvent à cet événement, parce, que, pendant une semaine entière, j'avais toutes les nuits rêvé d'un enfant: tantôt je l'endormais dans mes bras, tantôt je le berçais sur mes genoux, tantôt je le regardais jouer avec les marguerites de la prairie ou se mouiller les mains dans une eau courante. Une nuit l'enfant pleurait; la nuit suivante, au contraire, il riait; quelquefois il se tenait attaché à mes vêtements, d'autres fois il courait loin de moi: mais, sous n'importe quelle forme, cette apparition me poursuivit pendant sept nuits successives.

Je n'aimais pas cette persistance de la même idée, ce retour continuel de la même image; je devenais nerveuse au moment où je voyais approcher l'heure de me coucher, l'heure de la vision. J'étais encore dans la compagnie de ce fantôme d'enfant la nuit où j'entendis le terrible cri, et l'après-midi du lendemain on vint m'avertir que quelqu'un m'attendait dans la chambre de Mme Fairfax; je m'y rendis et j'y trouvai un homme qui me parut un domestique de bonne maison; il était en grand deuil, et le drapeau qu'il tenait à la main était entouré d'un crêpe.

«Je pense que vous avez de la peine à me remettre, mademoiselle, dit-il en se levant; je m'appelle Leaven; j'étais cocher chez Mme Reed lorsque vous habitiez Gateshead, et je demeure toujours au château.

– Oh! Robert, comment vous portez-vous? je ne vous ai pas oublié du tout; je me rappelle que vous me faisiez quelquefois monter à cheval sur le poney de Mlle Georgiana. Et comment va Bessie? car vous avez épousé Bessie.

– Oui, mademoiselle. Ma femme se porte très bien, je vous remercie; il y a à peu près deux mois, elle m'a encore donné un enfant, nous en avons trois maintenant; la mère et les enfants prospèrent.

– Et comment va-t-on au château, Robert?

– Je suis fâché de ne pas pouvoir vous donner de meilleures nouvelles, mademoiselle; cela ne va pas bien, et la famille vient d'éprouver un grand malheur.

– J'espère que personne n'est mort?» dis-je en jetant un coup d'oeil sur ses vêtements.

Il regarda le crêpe qui entourait son chapeau et répondit: «Il y a eu hier huit jours, M. John est mort dans son appartement de Londres.

– M. John?

– Oui.

– Et comment sa mère a-t-elle supporté ce coup?

– Dame, mademoiselle Eyre, ce n'est pas un petit malheur: sa vie a été désordonnée; les trois dernières années, il s'est conduit d'une manière singulière, et sa mort a été choquante.

– Bessie m'a dit qu'il ne se conduisait pas bien.

– Il ne pouvait pas se conduire plus mal, il a perdu sa santé et gaspillé sa fortune avec ce qu'il y avait de plus mauvais en hommes et en femmes; il a fait des dettes, il a été mis en prison. Deux fois sa mère est venue à son aide; mais, aussitôt qu'il était libre, il retournait à ses anciennes habitudes, Sa tête n'était pas forte; les bandits avec lesquels il a vécu l'ont complètement dupé. Il y a environ trois semaines, il est venu à Gateshead et a demandé qu'on lui remit la fortune de toute la famille entre les mains; Mme Reed a refusé, car sa fortune était déjà bien réduite par les extravagances de son fils; celui-ci partit donc, et bientôt on apprit qu'il était mort; comment, Dieu le sait! On prétend qu'il s'est tué.»

Je demeurai silencieuse, tant cette nouvelle était terrible.

Robert continua:

«Madame elle-même a été bien malade; elle n'a pas eu la force de supporter cela: la perte de sa fortune et la crainte de la pauvreté l'avaient brisée. La nouvelle de la mort subite de M. John fut le dernier coup; elle est restée trois jours sans parler. Mardi dernier, elle était un peu mieux, elle semblait vouloir dire quelque chose et faisait des signes continuels à ma femme; mais ce n'est qu'hier matin que Bessie l'a entendue balbutier votre nom, car elle a enfin pu prononcer ces mots: «Amenez Jane, allez chercher Jane Eyre, je veux lui parler.» Bessie n'est pas sûre qu'elle ait sa raison et qu'elle désire sérieusement vous voir; mais elle a raconté ce qui s'était passé à Mlle Reed et à Mlle Georgiana, et leur a conseillé de vous envoyer chercher. Les jeunes filles ont d'abord refusé; mais, comme leur mère devenait de plus en plus agitée, et qu'elle continuait à dire: «Jane, Jane», elles ont enfin consenti. J'ai quitté Gateshead hier, et si vous pouviez être prête, mademoiselle, je voudrais vous emmener demain matin de bonne heure.

– Oui, Robert, je serai prête; il me semble que je dois y aller.

– Je le crois aussi, mademoiselle; Bessie m'a dit qu'elle était sûre que vous ne refuseriez pas. Mais je pense qu'avant de partir il vous faut demander la permission.

– Oui, et je vais le faire tout de suite.»

Après l'avoir mené à la salle des domestiques et l'avoir recommandé à John et à sa femme, j'allai à la recherche de M. Rochester.

Il n'était ni dans les chambres d'en bas, ni dans la cour, ni dans l'écurie, ni dans les champs; je demandai à Mme Fairfax si elle ne l'avait pas vu, elle me répondit qu'il jouait au billard avec Mlle Ingram. Je me dirigeai vers la salle de billard, où j'entendis le bruit des billes et le son des voix. M. Rochester, Mlle Ingram, les deux demoiselles Eshton et leurs admirateurs étaient occupés à jouer; il me fallut un peu de courage pour les déranger, mais je ne pouvais plus retarder ma demande; aussi, m'approchai-je de mon maître, qui était à côté du Mlle Ingram. Elle se retourna et me regarda dédaigneusement; ses yeux semblaient demander ce que pouvait vouloir cette vile créature, et lorsque je murmurai tout bas: «Monsieur Rochester!» elle fit un mouvement comme pour m'ordonner de me retirer. Je me la rappelle à ce moment; elle était pleine de grâce et frappante de beauté: elle portait une robe de chambre en crêpe bleu de ciel; une écharpe de gaze également bleue était enlacée dans ses cheveux; le jeu l'avait animée, et son orgueil irrité ne nuisait en rien à l'expression de ses grandes lignes:

«Cette personne a-t-elle besoin de vous?» demanda Mlle Ingram à M. Rochester, et M. Rochester se retourna pour voir quelle était cette personne.

Il fit une curieuse grimace, étrange et équivoque; il jeta à terre la queue qu'il tenait et sortit de la chambre avec moi.

«Eh bien, Jane? dit-il en s'appuyant le dos contre la porte de la chambre d'étude qu'il venait de fermer.

«Je vous demanderai, monsieur, d'avoir la bonté de m'accorder une ou deux semaines de congé.

– Pour quoi faire? Pour aller où?

– Pour aller voir une dame malade qui m'a envoyé chercher.

– Quelle dame malade? Où demeure-t-elle?

– À Gateshead, dans le comté de…

– Mais c'est à cent milles d'ici; quelle peut être cette dame qui envoie chercher les gens pour les voir à une pareille distance?

 

– Elle s'appelle Mme Reed, monsieur.

– Reed, de Gateshead? Il y avait un M, Reed, de Gateshead; il était magistrat.

– C'est sa veuve, monsieur.

– Et qu'avez-vous à faire avec elle? comment la connaissez-vous?

– M. Reed était mon oncle, le frère de ma mère.

– Vous ne m'avez jamais dit cela auparavant; vous avez toujours prétendu, au contraire, que vous n'aviez pas de parents.

– Je n'en ai pas, en effet, monsieur, qui veuillent bien me reconnaître; M. Reed est mort, et sa femme m'a chassée loin d'elle.

– Pourquoi?

– Parce qu'étant pauvre, je lui étais à charge, et qu'elle me détestait.

– Mais M. Reed a laissé des enfants; vous devez avoir des cousins. Sir George Lynn me parlait hier d'un Reed de Gateshead, qui, dit-il, est un des plus grands coquins de la ville, et Ingram me parlait également d'une Georgiana Reed qui, il y un hiver ou deux, était très admirée, à Londres, pour sa beauté.

– John Reed est mort, monsieur; il s'est ruiné et a à moitié ruiné sa famille; on croit qu'il s'est tué; cette nouvelle a tellement affligé sa mère, qu'elle a eu une attaque d'apoplexie.

– Et quel bien pourrez-vous lui faire, Jane? Vous ne prétendez pas parcourir cent milles pour voir une vieille femme qui sera peut-être morte avant votre arrivée; d'ailleurs, vous dites qu'elle vous a chassée.

– Oui, monsieur; mais il y a bien longtemps, et sa position était différente alors; je serais mécontente de moi si je ne cédais pas à son désir.

– Combien de temps resterez-vous?

– Aussi peu de temps que possible, monsieur.

– Promettez-moi de ne rester qu'une semaine.

– Il vaut mieux que je ne promette pas, parce que je ne pourrai peut-être pas tenir ma parole.

– Mais en tout cas vous reviendrez? rien ne pourra vous faire rester toujours avec votre tante?

– Oh! certainement, je reviendrai dès que tout ira bien.

– Et qui est-ce qui vous accompagne? vous n'allez pas faire ce long voyage seule?

– Non, monsieur, elle a envoyé son cocher.

– Est-ce un homme de confiance?

– Oui, monsieur; il est dans la famille depuis dix ans.»

M. Rochester réfléchit.

«Quand désirez-vous partir? demanda-t-il.

– Demain matin de bonne heure.

– Mais il vous faut de l'argent, vous ne pouvez pas partir sans rien, et je pense que vous n'avez pas grand-chose; je ne vous ai pas encore payée depuis que vous êtes ici. Jane, me demanda-t-il en souriant, combien avez-vous d'argent en tout?»

Je tirai ma bourse; elle n'était pas bien lourde.

«Cinq schillings, monsieur» répondis-je.

Il prit ma bourse, la retourna, la secoua dans sa main, et parut content de la voir aussi peu garnie; il tira son portefeuille.

«Prenez.» dit-il, en m'offrant un billet. Il était de cinquante livres, et il ne m'en devait que quinze.

Je lui dis que je n'avais pas de monnaie.

«Je n'ai pas besoin de monnaie; prenez ce sont vos gages»

Je refusai d'accepter plus qu'il ne m'était dû. Il voulut d'abord m'y forcer; puis tout à coup, comme se rappelant quelque chose, il me dit:

«Vous avez raison: il vaut mieux que je ne vous donne pas tout maintenant. Si vous aviez cinquante livres; vous pourriez bien rester six mois; mais en voilà dix. Est-ce assez?

– Oui, monsieur, mais vous m'en devez encore cinq.

– Alors, revenez les chercher; je suis votre banquier pour quarante livres.

– Monsieur Rochester, je voudrais vous parler encore d'une autre chose importante, puisque je le puis maintenant.

– Et quelle est cette chose? je suis curieux de l'apprendre.

– Vous m'avez presque dit, monsieur, que vous alliez bientôt vous marier.

– Oui. Eh bien! après?

– Dans ce cas, monsieur, il faudra qu'Adèle aille en pension; je suis convaincue que vous en sentirez vous-même la nécessité.

– Pour l'éloigner du chemin de ma femme, qui, sans cela, pourrait marcher trop impérieusement sur elle. Sans doute, vous avez raison, il faudra mettre Adèle en pension, et vous, vous irez tout droit… au diable!

– J'espère que non, monsieur; mais il faudra que je cherche une autre place.

– Oui! s'écria-t-il d'une voix sifflante et en contorsionnant. les traits de son visage d'une manière à la fois fantastique et comique. Il me regarda quelques minutes. «Et vous demanderez à la vieille Mme Reed ou à ses filles de vous chercher une place, je suppose?

– Non, monsieur; mes rapports avec ma tante et mes cousines ne sont pas tels que je puisse leur demander un service. Je me ferai annoncer dans un journal.

– Oui, oui; vous monterez au haut d'une pyramide; vous vous ferez annoncer, sans vous inquiéter du danger que vous courez en agissant ainsi, murmura-t-il. Je voudrais ne vous avoir donné qu'un louis au lieu de dix livres. Rendez-moi neuf livres, Jane, j'en ai besoin.

– Et moi aussi, monsieur, répondis-je en cachant ma bourse, je ne pourrais pas un instant me passer de cet argent.

– Petite avare, dit-il, qui refusez de me rien prêter! Eh bien, rendez-moi cinq livres seulement, Jane.

– Pas cinq schellings, monsieur, pas même cinq sous.

– Donnez-moi seulement votre bourse un instant, que je la regarde.

– Non, monsieur, je ne puis pas me fier à vous.

– Jane?

– Monsieur.

– Voulez-vous me promettre ce que je vais vous demander?

– Oui, monsieur, je veux bien vous promettre tout ce que je pourrai tenir.

– Eh bien, promettez-moi de ne pas vous faire annoncer et de vous en rapporter à moi pour votre position; je vous en trouverai une avec le temps.

– Je le ferai avec plaisir, monsieur, si à votre tour vous me promettez qu'Adèle et moi nous serons hors de la maison et en sûreté avant que votre femme y entre.

– Très bien, très bien, je vous le promets; vous partez demain, n'est-ce-pas?

– Oui, monsieur, demain matin.

– Viendrez-vous au salon ce soir après dîner?

– Non, monsieur; j'ai des préparatifs de voyage à faire.

– Alors il faut que je vous dise adieu pour quelque temps.

– Je le pense, monsieur.

– Et comment se pratique cette cérémonie de la séparation? Jane, apprenez-le-moi, je ne le sais pas bien.

– On se dit adieu, ou bien autre chose si l'on préfère.

– Eh bien! dites-le.

– Adieu, monsieur Rochester, adieu pour maintenant.

– Et moi, que dois-je dire?

– La même chose si vous voulez, monsieur.

– Adieu, mademoiselle Eyre, adieu pour maintenant. Est-ce tout?

– Oui.

– Cela me semble bien sec et bien peu amical; je préférerais autre chose, rien qu'une petite addition au rite ordinaire; par exemple, si l'on se donnait une poignée de main. Mais non, cela ne me suffirait pas; ainsi donc, je me contenterai de dire: Adieu, Jane!

– C'est assez, monsieur; beaucoup de bonne volonté peut être renfermée dans un mot dit avec coeur.

– C'est vrai; mais ce mot adieu est si froid!»

«Combien de temps va t'il rester ainsi le dos appuyé contre la porte?» me demandai-je; car le moment de commencer mes paquets était venu.

La cloche du dîner sonna et il sortit tout à coup sans prononcer une syllabe; je ne le vis pas pendant le reste de la journée, et le lendemain je partis avant qu'il fût levé.

J'arrivai à Gateshead à peu près à cinq heures du soir, le premier du mois de mai.

Je m'arrêtai d'abord devant la loge: elle me parut très propre et très gentille; les fenêtres étaient ornées de petits rideaux blancs; le parquet bien ciré; la grille, la pelle et les pincettes reluisaient, et le feu brillait dans la cheminée; Bessie, assise devant le foyer, nourrissait son dernier-né; Robert et sa soeur jouaient tranquillement dans un coin.

«Dieu vous bénisse, je savais bien que vous viendriez! s'écria

Mme Leaven en me voyant entrer.

– Oui, Bessie, répondis-je après l'avoir embrassée. J'espère que je ne suis pas arrivée trop tard. Comment va Mme Reed? elle vit encore, n'est-ce pas?

– Oui, elle vit, et même elle a plus qu'hier le sentiment de ce qui se passe autour d'elle; le médecin dit qu'elle pourra traîner une semaine ou deux; mais il ne pense pas qu'elle guérisse.

– A-t-elle parlé de moi dernièrement!

– Elle parlait de vous ce matin, et désirait vous voir arriver; mais elle dort maintenant, ou du moins elle dormait il y a dix minutes. Elle est ordinairement plongée dans une sorte de léthargie pendant toute l'après-midi et ne se réveille que vers six ou sept heures: voulez-vous vous reposer ici une heure, mademoiselle? et alors je monterai avec vous.»