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Le Cabinet des Fées

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Enfin le temps se passait, et la grande affliction de la reine diminuait. Il y avait quinze ans déjà, lorsqu'on entendit dire que le fils du méchant roi s'allait marier à sa dindonnière, et que cette petite créature n'en voulait point. Cela était bien surprenant, qu'une dindonnière refusât d'être reine; mais pourtant les habits de noces étaient faits, et c'était une si belle noce, qu'on y allait de cent lieues à la ronde. La petite Souris s'y transporta; elle voulait voir la dindonnière tout à son aise. Ella entra dans le poulailler, et la trouva vêtue d'une grosse toile, nu-pieds, avec un torchon gras sur la tête. Il y avait là des habits d'or et d'argent, des diamants, des perles, des rubans, des dentelles qui traînaient à terre; les dindons se huchaient dessus. La dindonnière était assise sur une grosse pierre; le fils du méchant roi, qui était tortu, borgne et boiteux, lui disait rudement: "Si vous me refusez votre coeur, je vous tuerai." Elle lui répondit fièrement: "Je ne vous épouserai point, vous êtes trop laid; vous ressemblez à votre cruel père. Laissez-moi en repos avec mes petits dindons, je les aime mieux que toutes vos braveries."

La petite Souris la regardait avec admiration; car elle était aussi belle que le soleil. Dès que le fils du méchant roi fut sorti, la fée prit la figure d'une vieille bergère, et lui dit: "Bonjour, ma mignonne, voilà vos dindons en bon état." La jeune dindonnière regarda cette vieille avec des yeux pleins de douceur, et lui dit: "L'on veut que je les quitte pour une méchante couronne; que m'en conseillez-vous? – Ma petite fille, dit la fée, une couronne est fort belle; vous n'en connaissez pas le prix ni le poids. – Mais si fait, je le connais, repartit promptement la dindonnière, puisque je refuse de m'y soumettre; je ne sais pourtant qui je suis, ni où est mon père, ni où est ma mère: je me trouve sans parents et sans amis. – Vous avez beauté et vertu, mon enfant, dit la sage fée, qui valent plus que dix royaumes. Contez-moi, je vous prie, qui vous a donc mise ici, puisque vous n'avez ni père, ni mère, ni parents, ni amis? – Une fée, appelée Cancaline, est cause que j'y suis venue; elle me battait, elle m'assommait sans sujet et sans raison. Je m'enfuis un jour, et, ne sachant où aller, je m'arrêtai dans un bois; le fils du méchant roi s'y vint promener, il me demanda si je voulais servir à la basse-cour. Je le voulus bien, j'eus soin des dindons; il venait à tous moments les voir, et il me voyait aussi. Hélas! sans que j'en eusse envie, il se mit à m'aimer tant et tant, qu'il m'importune fort."

La fée, à ce récit, commença de croire que la dindonnière était la princesse Joliette; elle lui dit: "Ma fille, apprenez-moi votre nom. – Je m'appelle Joliette, pour vous rendre service," dit-elle. A ce mot, la fée ne douta plus de la vérité; et lui jetant les bras au cou, elle pensa la manger de caresses; puis elle lui dit: "Joliette, je vous connais il y a longtemps, je suis bien aise que vous soyez si sage et si bien apprise; mais je voudrais que vous fussiez plus propre, car vous ressemblez à une petite souillon; prenez les beaux habits que voilà, et vous accommodez."

Joliette, qui était fort obéissante, quitta aussitôt le torchon gras qu'elle avait dessus la tête; et, la secouant un peu, elle se trouva toute couverte de ses cheveux, qui étaient blonds comme un bassin, et déliés comme fils d'or; ils tombaient par boucles jusqu'à terre; puis prenant dans ses mains délicates de l'eau à une fontaine qui coulait proche le poulailler, elle se débarbouilla le visage, qui devint aussi clair qu'une perle orientale. Il semblait que des roses s'étaient épanouies sur ses joues et sur sa bouche; sa douce haleine sentait le thym et le serpolet; elle avait le corps plus droit qu'un jonc; en temps d'hiver, l'on eût pris sa peau pour de la neige; en temps d'été, c'était des lis.

Quand elle fut parée des diamants et des belles robes, la fée la considéra comme une merveille; elle lui dit: "Qui croyez-vous être, ma chère Joliette? car vous voilà bien brave." Elle répliqua: "En vérité, il me semble que je suis la fille de quelque grand roi. – En seriez-vous bien aise? dit la fée. – Oui, ma bonne mère, répondit Joliette, en faisant la révérence, j'en serais fort aise. – Hé bien, dit la fée, soyez donc contente; je vous en dirai davantage demain."

Elle se rendit en diligence à son beau château, où la reine était occupée à filer de la soie. La petite Souris lui cria: "Voulez-vous gager, madame la reine, votre quenouille et votre fuseau, que je vous apporte les meilleures nouvelles que vous puissiez jamais entendre? – Hélas! répliqua la reine, depuis la mort du roi Joyeux et la perte de ma Joliette, je donnerais bien toutes les nouvelles de ce monde pour une épingle. – La la, ne vous chagrinez point, dit la fée, la princesse se porte à merveille, je viens de la voir; elle est si belle, si belle, qu'il ne tient qu'à elle d'être reine." Elle lui conta tout le conte d'un bout à l'autre; et la reine pleurait de joie de savoir sa fille si belle, et de tristesse qu'elle fût dindonnière. "Quand nous étions de grands rois dans notre royaume, disait-elle, et que nous faisions tant de bombance, le pauvre défunt et moi, nous n'aurions pas cru voir notre enfant dindonnière! – C'est la cruelle Cancaline, ajouta la fée, qui, sachant comme je vous aime, pour me faire dépit, l'a mise en cet état; mais elle en sortira, ou j'y brûlerai mes livres. – Je ne veux pas, dit la reine, qu'elle épouse le fils du méchant roi; allons dès demain la quérir et l'amenons ici."

Or, il arriva que le fils du méchant roi, étant tout à fait fâché contre Joliette, alla s'asseoir sous un arbre, où il pleurait si fort, si fort, qu'il hurlait. Son père l'entendit; il se mit à la fenêtre, et lui cria: "Qu'est-ce que tu as à pleurer? Comme tu fais la bête!" Il répondit: "C'est que notre dindonnière ne veut pas m'aimer. – Comment! elle ne veut pas t'aimer? dit le méchant roi. Je veux qu'elle t'aime ou qu'elle meure." Il appela ses gens d'armes, et leur dit: "Allez la quérir; car je lui ferai tant de mal, qu'elle se repentira d'être opiniâtre."

Ils allèrent au poulailler, et trouvèrent Joliette, qui avait une belle robe de satin blanc, toute en broderie d'or, avec des diamants rouges, et plus de mille aunes de rubans partout. Jamais, au grand jamais, il ne s'est vu une si belle fille: ils n'osaient lui parler, la prenant pour une princesse. Elle leur dit fort civilement: "Je vous prie, dites-moi qui vous cherchez ici? – Madame, dirent-ils, nous cherchons une petite malheureuse, qu'on appelle Joliette. – Hélas! c'est moi, dit-elle; qu'est-ce que vous me voulez?" Ils la prirent vitement, lièrent ses pieds et ses mains avec de grosses cordes, de peur qu'elle ne s'enfuît; ils la menèrent de cette manière au méchant roi, qui était avec son fils. Quand il la vit si belle, il ne laissa pas d'être un peu ému; sans doute qu'elle lui aurait fait pitié, s'il n'avait pas été le plus méchant et le plus cruel du monde. Il lui dit: "Ha, ha! petite friponne, petite crapaude, vous ne voulez donc pas aimer mon fils? Il est cent fois plus beau que vous, un seul de ses regards vaut mieux que toute votre personne. Allons, aimez-le tout à l'heure, ou je vais vous écorcher." La princesse, tremblante comme un petit pigeon, se mit à genoux devant lui, et lui dit: "Sire, je vous prie de ne me point écorcher, cela fait trop de mal; laissez-moi un ou deux jours pour songer à ce que je dois faire, et puis vous serez le maître." Son fils, désespéré, voulait qu'elle fût écorchée: ils conclurent ensemble de l'enfermer dans une tour, où elle ne verrait pas seulement le soleil.

Là-dessus, la bonne fée arriva dans le char volant avec la reine; elles apprirent toutes ces nouvelles; aussitôt la reine se mit à pleurer amèrement, disant qu'elle était toujours malheureuse, et qu'elle aimerait mieux que sa fille fût morte que d'épouser le fils du méchant roi. La fée lui dit: "Prenez courage, je vais tant les fatiguer que vous serez contente et vengée."

Comme le méchant roi allait se coucher, la fée se met en petite Souris, et se fourre sous le chevet du lit: dès qu'il voulut dormir, elle lui mordit l'oreille. Le voilà bien fâché, il se tourne de l'autre côté, elle lui mord l'autre oreille; il crie au meurtre, il appelle pour qu'on vienne; on vient, on lui trouve les deux oreilles mordues, qui saignaient si fort qu'on ne pouvait arrêter le sang. Pendant qu'on cherchait partout la Souris, elle alla en faire autant au fils du méchant roi. Il fait venir ses gens, et leur montre ses oreilles qui étaient tout écorchées; on lui met des emplâtres dessus. La petite Souris retourna dans la chambre du méchant roi, qui était un peu assoupi; elle mord son nez et s'attache à le ronger; il y porte les mains, et elle le mord, et l'égratigne. Il crie: "Miséricorde, je suis perdu!" Elle entre dans sa bouche et lui grignote la langue, les lèvres, les joues. L'on entre; on le voit épouvantable, qui ne pouvait presque plus parler, tant il avait mal à la langue; il fit signe que c'était une Souris. On cherche dans la paillasse, dans le chevet, dans les petits coins: elle n'y était déjà plus; 142 elle courut faire pis au fils, et lui mangea son bon oeil (car il était déjà borgne). Il se leva comme un furieux, l'épée à la main; il était aveugle, il courut dans la chambre de son père, qui de son côté avait pris son épée, tempêtant et jurant qu'il allait tout tuer, si l'on n'attrapait la Souris.

Quand il vit son fils si désespéré, il le gronda; et celui-ci, qui avait les oreilles échauffées, ne reconnut pas la voix de son père, il se jeta sur lui. Le méchant roi, en colère, lui donna un grand coup d'épée, il en reçut un autre; ils tombèrent tous deux par terre, saignant comme des boeufs. Tous leurs sujets, qui les haïssaient mortellement, et qui ne les servaient que par crainte, ne les craignant plus, leur attachèrent des cordes aux pieds, et les traînèrent dans la rivière, disant qu'ils étaient bienheureux d'en être quittes.

 

Voilà le méchant roi mort et son fils aussi. La bonne fée, qui savait cela, alla quérir la reine; elles allèrent à la tour noire, où Joliette était enfermée sous plus de quarante clefs. La fée frappa trois fois avec une petite baguette de coudre à la grosse porte, qui s'ouvrit, et les autres de même. Elles trouvèrent la pauvre princesse bien triste, qui ne disait pas un petit mot. La reine se jeta à son cou. "Ma chère mignonne, lui dit-elle, je suis ta maman la reine Joyeuse." Elle lui conta l'histoire de sa vie. O bon Dieu! quand Joliette entendit de si belles nouvelles, à peu tint qu'elle ne mourût de plaisir. Elle se jeta aux pieds de la reine, elle lui embrassait les genoux, elle mouillait ses mains de ses larmes, et les baisait mille fois. Elle caressait tendrement la fée, qui lui avait apporté des corbeilles pleines de bijoux sans prix, 143 d'or et des diamants; des bracelets, des perles, et le portrait du roi Joyeux entouré de pierreries, qu'elle mit devant elle. La fée dit: "Ne nous amusons point, il faut faire un coup d'État: allons dans la grande salle du château haranguer le peuple."

Elle marcha la première, avec un visage grave et sérieux, ayant une robe qui traînait de plus de dix aunes; et la reine une autre de velours bleu, toute brodée d'or, qui traînait bien davantage. Elles avaient apporté leurs beaux habits avec elles; puis elles avaient des couronnes sur la tête, qui brillaient comme des soleils. La princesse Joliette les suivait avec sa beauté et sa modestie, qui n'avaient rien que de merveilleux. Elles faisaient la révérence à tous ceux qu'elles rencontraient par le chemin, aux petits comme aux grands. On les suivait, fort empressé de savoir qui étaient ces belles dames. Lorsque la salle fut toute pleine, la bonne fée dit aux sujets du méchant roi, qu'elle voulait leur donner pour reine la fille du roi Joyeux qu'ils voyaient, qu'ils vivraient contents sous son empire, qu'ils l'acceptassent; qu'elle lui chercherait un époux aussi parfait qu'elle, qui rirait toujours, et qui chasserait la mélancolie de tous les coeurs. A ces mots chacun cria: Oui, oui, nous le voulons bien; il y a trop longtemps que nous sommes tristes et misérables. En même temps cent sortes d'instruments jouèrent de tous côtés. Chacun se donna la main et dansa en danse ronde, chantant autour de la reine, de sa fille et de la bonne fée: Oui, oui, nous le voulons bien.

Voilà comme elles furent reçues. Jamais joie n'a été égale. On mit les tables, l'on mangea, l'on but, et puis on se coucha pour bien dormir. Au réveil de la jeune princesse, la fée lui présenta le plus beau prince qui eût encore vu le jour. Elle l'était allé quérir dans le char volant jusqu'au bout du monde; il était aussi aimable que Joliette. Dès qu'elle le vit, elle l'aima. De son côté, il en fut charmé, et pour la reine, elle était transportée de joie. On prépara un repas admirable et des habits merveilleux. Les noces se firent avec des réjouissances infinies.

MORALITÉ
 
Cette princesse infortunée,
Dont tu viens de voir les malheurs,
Dans sa prison abandonnée,
Eût d'un destin cruel éprouvé les rigueurs;
Elle eût pleuré dans sa naissance
Joliette exposée à la mort,
Si sa juste reconnaissance
N'eût intéressé dans son sort
Cette prudente et sage fée,
Qui, par un généreux effort,
Quand du plus grand péril la reine est menacée.
Sait la conduire dans le port.
Tout ceci n'est rien qu'une fable,
Faite pour amuser quiconque la lira;
Toutefois on y trouvera
Une morale véritable:
A qui t'a fait une faveur,
Montre une âme reconnaissante;
C'est la vertu la plus puissante
Pour toucher et gagner le coeur.
 

LA BARBE-BLEUE

Il était une fois un homme qui avait de belles maisons à la ville et à la campagne, de la vaisselle 144 d'or et d'argent, des meubles en broderie et des carrosses tout dorés. Mais, par malheur, cet homme avait la barbe-bleue; cela le rendait si laid et si terrible, qu'il n'était ni femme ni fille qui ne s'enfuît de devant lui.

Une de ses voisines, dame de qualité, avait deux filles parfaitement belles. Il lui en demanda une en mariage, en lui laissant le choix de celle qu'elle voudrait lui donner. Elles n'en voulaient point toutes deux, et se le renvoyaient 145 l'une à l'autre ne pouvant se résoudre à prendre un homme qui eût la barbe bleue. Ce qui les dégoûtait encore, c'est qu'il avait déjà épousé plusieurs femmes, et qu'on ne savait ce que ces femmes étaient devenues.

La Barbe-Bleue, pour faire connaissance, les mena avec leur mère, et trois ou quatre de leurs meilleures amies, et quelques jeunes gens du voisinage, à une de ses maisons de campagne, où on demeura huit jours entiers. Ce n'était que promenades, que parties de chasse et de pêche, que danses et festins, que collations: on ne dormait point, et on passait toute la nuit à se faire des malices 146 les uns aux autres; enfin, tout alla si bien, que la cadette commença à trouver que le maître du logis n'avait plus la barbe si bleue, et que c'était un fort honnête 147 homme. Dès qu'on fut de retour à la ville, le mariage se conclut.

Au bout d'un mois, le Barbe-Bleue dit à sa femme qu'il était obligé de faire un voyage en province, de six semaines au moins, pour une affaire de conséquence; qu'il la priait de se bien divertir pendant son absence; qu'elle fît venir ses bonnes amies, qu'elle les menât à la campagne si elle voulait; que partout elle fît bonne chère.

-Voilà, lui dit-il, les clefs de deux grands garde-meubles; 148 voilà celle de la vaisselle d'or et d'argent, qui ne sert pas tous les jours; 149 voilà celle de mes coffres-forts, où est mon or et mon argent; celle de mes cassettes, où sont mes pierreries; et voilà le passe-partout de tous les appartements. Pour cette petite clef-ci, c'est la clef du cabinet au bout de la grande galerie de l'appartement bas: ouvrez tout, allez partout; mais pour ce petit cabinet, je vous défends d'y entrer, et je vous le défends de telle sorte, que, s'il vous arrive de l'ouvrir, il n'y a rien que vous ne deviez attendre de ma colère.

Elle promit d'observer exactement tout ce qui lui venait d'être ordonné; et lui, après l'avoir embrassée, monte dans son carrosse, et part pour son voyage.

Les voisines et les bonnes amies n'attendirent pas qu'on les envoyât quérir pour aller chez la jeune mariée, tant elles avaient d'impatience de voir toutes les richesses de sa maison, n'ayant osé y venir pendant que le mari y était, à cause de sa barbe bleue, qui leur faisait peur. Les voilà aussitôt à parcourir les chambres, les cabinets, les garde-robes toutes plus belles les unes que les autres. Elles montèrent ensuite aux garde-meubles, où elles ne pouvaient assez admirer le nombre et la beauté des tapisseries, des lits, des sofas, des cabinets, des guéridons, 150 des tables et des miroirs où l'on se voyait depuis les pieds jusqu'à la tête, et dont les bordures, les unes de glace, les autres d'argent et de vermeil doré, 151 étaient les plus belles et les plus magnifiques qu'on eût jamais vues; elles ne cessaient d'exagérer 152 et d'envier le bonheur de leur amie, qui, cependant, ne se divertissait point à voir toutes ces richesses, à cause de l'impatience qu'elle avait d'aller ouvrir le cabinet de l'appartement bas.

Elle fut si pressée de sa curiosité, que, sans considérer qu'il était malhonnête 153 de quitter sa compagnie, elle descendit par un escalier dérobé, et avec tant de précipitation, qu'elle pensa 154 se rompre le cou deux or trois fois. Étant arrivée à la porte du cabinet, elle s'y arrêta quelque temps, songeant à la défense 155 que son mari lui avait faite, et considérant qu'il pourrait lui arriver malheur d'avoir été désobéissante: mais la tentation était si forte, qu'elle ne put la surmonter; elle prit donc la petite clef, et ouvrit en tremblant la porte du cabinet.

D'abord elle ne vit rien, parce que les fenêtres étaient fermées; après quelques moments, elle commença à voir que le plancher était tout couvert de sang caillé, 156 dans lequel se miraient les corps de plusieurs femmes mortes et attachées le long des murs: c'étaient toutes les femmes que la Barbe-Bleue avait épousées, et qu'il avait égorgées l'une après l'autre.

 

Elle pensa mourir de peur, et la clef du cabinet, qu'elle venait de retirer de la serrure, lui tomba de la main.

Après avoir un peu repris ses sens, elle ramassa la clef, referma la porte, et monta à sa chambre pour se remettre 157 un peu; mais elle n'en pouvait venir à bout, 158 tant elle était émue. 159 Ayant remarqué que la clef du cabinet était tachée de sang, elle l'essuya deux ou trois fois; mais le sang ne s'en allait point; elle eut beau la laver, et même la frotter avec du sable et du grès, il y demeura toujours du sang; car la clef était fée, et il n'y avait pas moyen de la nettoyer tout à fait: quand on ôtait le sang d'un côté, il revenait de l'autre.

La Barbe-Bleue revint de son voyage dès le soir même, et dit qu'il avait reçu des lettres dans le chemin, qui lui avaient appris que l'affaire pour laquelle il était parti venait d'être terminée à son avantage. Sa femme fit tout ce qu'elle put pour lui témoigner 160 qu'elle était ravie de son prompt retour.

Le lendemain, il lui redemanda les clefs, et elle les lui donna; mais d'une main si tremblante, qu'il devina sans peine tout ce qui s'était passé.

–D'où vient, lui dit-il, que la clef du cabinet n'est point avec les autres?

-Il faut, dit-elle, que je l'aie laissée là-haut 161 sur ma table.

-Ne manquez pas, dit la Barbe-Bleue, de me la donner tantôt. 162

Après plusieurs remises, 163 il fallut apporter la clef. La Barbe-Bleue, l'ayant considérée, dit à sa femme: – Pourquoi y a-t-il du sang sur cette clef?

–Je n'en sais rien, répondit la pauvre femme, plus pâle que la mort.

–Vous n'en savez rien? reprit la Barbe-Bleue; je le sais bien, moi. Vous avez voulu entrer dans le cabinet? Eh bien, madame, vous y entrerez aussi, et vous irez prendre place auprès des dames que vous y avez vues.

Elle se jeta aux pieds de son mari, en pleurant et en lui demandant pardon avec toutes les marques d'un vrai repentir, de n'avoir pas été obéissante. Elle aurait attendri un rocher, belle et affligée comme elle était; mais la Barbe-Bleue avait un coeur plus dur qu'un rocher.

–Il faut mourir, madame, lui dit-il, et tout à l'heure.

–Puisqu'il faut mourir, répondit-elle en le regardant, les yeux baignés de larmes, donnez-moi un peu de temps pour prier Dieu.

–Je vous donne un demi-quart d'heure, reprit la Barbe-Bleue, mais pas un moment davantage.

Lorsqu'elle fut seule, elle appela sa soeur, et lui dit:

–Ma soeur Anne (car elle s'appelait ainsi), monte, je te prie, sur le haut de la tour, pour voir si mes frères ne viennent point: ils m'ont promis qu'ils viendraient me voir aujourd'hui; et, si tu les vois, fais-leur signe de se hâter.

La soeur Anne monta sur le haut de la tour; et la pauvre affligée lui criait de temps en temps:

–Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?

Et la soeur Anne lui répondait:

-Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, 164 et l'herbe qui verdoie. 165

Cependant la Barbe-Bleue, tenant un grand coutelas à la main, criait de toute sa force: – Descends vite, ou je monterai là-haut.

–Encore un moment, s'il vous plaît, lui répondit sa femme.

Et aussitôt elle criait tout bas:

–Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?

Et la soeur Anne répondait:

–Je ne vois rien que le soleil qui poudroie, et l'herbe qui verdoie.

–Descends donc vite, criait la Barbe-Bleue, ou je monterai là-haut.

–Je m'en vais, répondait sa femme.

Et puis elle criait:

–Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?

–Je vois, répondit la soeur Anne, une grande poussière qui vient de ce côté-ci.

–Sont-ce mes frères?

–Hélas! non, ma soeur, je vois un troupeau de moutons.

–Ne veux-tu pas descendre? criait la Barbe-Bleue.

–Encore un petit moment, répondit sa femme.

Et puis elle criait:

–Anne, ma soeur Anne, ne vois-tu rien venir?

–Je vois, répondit-elle, deux cavaliers qui viennent de ce côté; mais ils sont bien loin encore.

–Dieu soit loué! s'écria-t-elle un moment après, ce sont mes frères.

–Je leur fais signe tant que je puis de se hâter.

La Barbe-Bleue se mit à crier si fort, que toute la maison en trembla. La pauvre femme descendit, et alla se jeter à ses pieds tout éplorée et tout échevelée.

-Cela ne sert de rien, 166 dit la Barbe-Bleu, il faut mourir. Puis, la prenant d'une main par les cheveux, et de l'autre levant le coutelas en l'air, il allait lui abattre la tête.

La pauvre femme, se tournant vers lui, et le regardant avec des yeux mourants, lui demanda un petit moment pour se recueillir.

–Non! non! dit-il, recommande-toi bien à Dieu; et levant son bras…

Dans ce moment, on heurta 167 si fort à la porte, que la Barbe-Bleue s'arrêta tout court: on ouvrit, et aussitôt on vit entrer deux cavaliers qui, mettant l'épée à la main, coururent droit à la Barbe-Bleue. Il reconnut que c'étaient les frères de sa femme, l'un dragon, et l'autre mousquetaire; de sorte qu'il s'enfuit aussitôt pour se sauver. Mais les deux frères le poursuivirent de si près, qu'ils l'attrapèrent avant qu'il pût gagner le perron. Ils lui passèrent leur épée au travers du corps, et le laissèrent mort. La pauvre femme était presque aussi morte que son mari, et n'avait pas la force de se lever pour embrasser ses frères.

Il se trouva que la Barbe-Bleue n'avait point d'héritiers, et qu'ainsi sa femme demeura maîtresse de tous ses biens. Elle en employa une partie à marier sa jeune soeur Anne avec un jeune gentilhomme, 168 dont elle était aimée depuis longtemps; une autre partie à acheter des charges 169 de capitaine à ses deux frères; et le reste à se marier elle-même à un fort honnête 170 homme, qui lui fit oublier le mauvais temps qu'elle avait passé avec la Barbe-Bleue.

142Elle n'y était déjà plus, she had already run away.
143Sans prix, of great price.
144Vaisselle, plate.
145se le renvoyaient, sent him back from one to another.
146malices, roguish tricks.
147honnête, kind.
148Garde-meubles, wardrobe.
149qui ne sert pas tous les jours, which is not in common use.
150guéridons, candlestick stands.
151vermeil doré, silver gilt.
152d'exagérer, to exalt.
153Malhonnête, impolite.
154qu'elle pensa, she was near.
155défense, prohibition.
156caillé, coagulated.
157se remettre, to recover herself.
158en venir à bout, to succeed.
159émue, afraid.
160témoigner, to show.
161Là-haut, up stairs.
162tantôt, very soon.
163remises, put off.
164Poudroie, dazzles.
165verdoie, grows green.
166cela ne sert de rien, that is of no use.
167On heurta, some one knocked.
168gentilhomme, a nobleman.
169charges, commissions.
170honnête, good.

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