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L'assassinat du Pont-rouge

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« Mais que cette exaltation était vaine et qu'il fallait peu de chose pour l'éteindre ! Cette nuit même, comme je poussais notre porte, que j'avais recommandé à Rosalie de laisser entr'ouverte, j'éprouvai une résistance imprévue. Par l'entre-bâillement, j'appelai Rosalie à voix basse. Point de réponse. Étouffant d'inquiétude, je réunis toutes mes forces, et je parvins à entrer. À terre, près de la porte, en travers, gisait la malheureuse Rosalie sans connaissance. Elle ne revint à elle que pour battre la campagne et me faire craindre qu'elle ne fût devenue folle. Ce n'était que le délire de la fièvre… »

Chapitre 16. Remords

Outre qu'il était resté debout jusqu'à ce moment, Clément avait encore joint à son débit une pantomime et un accent parfois très énergiques. Avant d'aller plus loin, il s'assit pour se reposer et reprendre haleine. Max, lui, n'avait pas plus remué qu'un marbre. Le sang s'était retiré de son visage ; la sueur mouillait son front ; son regard, fiché en terre, avait l'inflexible roideur d'une balle échappée d'un fusil ; il semblait que la colonne d'air qui pesait sur ses épaules eût la densité du plomb. Dans son accablement, il ne songea guère à mesurer l'intervalle qui sépara l'instant où Clément s'était arrêté de celui où il reprit :

« À présent, rappelez-vous ma feinte misère, ma conversion hypocrite, mon mariage avec Rosalie sous le patronage de la société Saint-François-Régis, ma place, mes travaux, mon aisance progressive, ma préoccupation de la justifier, de la prouver au besoin par mes livres, et vous aurez, en même temps que l'intelligence de ma tactique, l'explication de la plupart des scènes énigmatiques auxquelles vous avez assisté. Ce qui vous reste à savoir, ce que vous n'avez pu que pressentir, c'est ce que j'ai souffert et ce que je souffre encore à cette heure.

« Par rapport aux faits, je ne fus trompé dans aucune de mes prévisions : tout se passa pour moi de la manière la plus rassurante. Si la valise et les cent mille francs accusaient chez Thillard un projet de fuite, le corps intact, les cent mille francs même, et, mieux que cela, une lettre adressée à sa femme où il déclarait, en termes ambigus, que « compromis dans des spéculations malheureuses, et impuissant à se relever, il se sentait incapable d'assister au spectacle de sa honte, » parurent autant de témoignages irrécusables de son suicide. On se borna à conjecturer qu'au moment de passer à l'étranger, il avait été assailli par le remords et qu'il s'était tué pour s'y soustraire. Il n'y a donc pas à le contester : habile autant qu'il se peut, favorisé à souhait par les circonstances, mon crime, aux yeux des hommes, n'était vraiment pas ; je n'avais à redouter ni soupçon, ni enquête ; partant, d'après mes principes, je pouvais gager avec moi-même que rien au monde ne serait capable de troubler ma sécurité. Cependant, je bâtissais sur des mensonges. Au contraire, ce qui eut lieu, l'état où je suis réduit, tout tend à me faire croire que, dans une société purement formaliste, si la certitude de l'impunité y devient une source de scélératesses, cette impunité, la plupart du temps, n'est que fictive, et que le plus insigne scélérat, supposez qu'il soit assez adroit pour échapper au bagne ou à l'échafaud, peut encore trouver en lui-même un châtiment mille fois plus terrible que celui dont il se joue…

« Dans le principe, les bruits que je recueillais de droite et de gauche sur l'agent de change, les plaintes de ceux de ses clients qu'il réduisait à la misère, le désespoir de sa belle-mère et de sa femme, le tollé général contre lui, aidaient amplement à me rassurer, presque à m'absoudre. Sa lettre à madame de Tranchant m'avait révélé une nouvelle et dernière infamie. Il pressait cette femme de tout quitter : mari, enfants, famille ; il lui donnait rendez-vous à Londres ; il lui recommandait de ne pas oublier ses bijoux et lui faisait passer, dans les feuillets d'un livre, cinq billets de cent francs pour le cas où elle ne pourrait mettre aussi la main sur l'argent. J'ajouterai que la préoccupation de nous envelopper d'une ceinture impénétrable de mensonges, le soin d'organiser notre intérieur, notre assiduité dans les églises, les exigences de mon emploi, les préparatifs de notre mariage, ne nous laissaient guère le temps de songer au repentir. Mais ces jours de calme, qui nous semblaient devoir toujours durer, passèrent pour nous avec plus de rapidité encore que, dans un convoi à toute vapeur, les panoramas ne défilent sous les yeux.

« Cette quiétude fut troublée dès les premiers jours de notre mariage. À moins de l'intervention directe d'une puissance occulte, il faut convenir que le hasard se montra ici étrangement intelligent. Si merveilleux que paraisse le fait, vous ne penserez même pas à le mettre en doute, puisque aussi bien vous en avez la preuve vivante en mon fils. Bien des gens, au reste, ne manqueraient pas d'y voir un fait purement physique et physiologique et de l'expliquer rationnellement. Quoi qu'il en soit, je remarquai tout à coup des traces de tristesse sur le visage de Rosalie. Je lui en demandai la raison. Elle éluda de me répondre. Le lendemain et les jours suivants, sa mélancolie ne faisant que croître, je la conjurai de me tirer d'inquiétude. Elle finit par m'avouer une chose qui ne laissa pas que de m'émouvoir au plus haut degré. La première nuit même de nos noces, en mon lieu et place, bien que nous fussions dans l'obscurité, elle avait vu, mais vu, prétendait-elle, comme je vous vois, la figure pâle de l'agent de change. Elle avait épuisé inutilement ses forces à chasser ce qu'elle prenait d'abord pour un simple souvenir : le fantôme n'était sorti de ses yeux qu'aux premières lueurs du crépuscule. De plus, ce qui certes était de nature à justifier son effroi, la même vision l'avait persécutée avec une ténacité analogue plusieurs nuits de suite. Je simulai un profond dédain et tâchai de la convaincre qu'elle avait été dupe tout uniment d'une hallucination. Je compris, au chagrin qui s'empara d'elle et se tourna insensiblement en cette langueur où vous l'avez vue, que je n'avais point réussi à lui inculquer mon sentiment. Une grossesse pénible, agitée, équivalente à une maladie longue et douloureuse, empira encore ce malaise d'esprit ; et, si un accouchement heureux, en la comblant de joie, eut une influence salutaire sur son moral, ce fut de bien courte durée. Je me vis contraint, par-dessus cela, de la priver du bonheur d'avoir son enfant auprès d'elle, puisque, par rapport à mes ressources officielles, une nourrice à demeure chez moi eût paru une dépense au-dessus de mes moyens.

« Émus de sentiments à figurer dignement dans une pastorale, nous allions voir notre enfant de quinzaine en quinzaine. Rosalie l'aimait jusqu'à la passion, et moi-même, je n'étais pas loin de l'aimer avec frénésie ; car, chose singulière, sur les ruines amoncelées en moi, les instincts de la paternité seuls restaient encore debout. Je m'abandonnais à des rêves ineffables ; je me promettais de faire donner une éducation solide à mon enfant, de le préserver, s'il était possible, de mes vices, de mes fautes, de mes tortures ; il était ma consolation, mon espérance. Quand je dis moi, je parle également de la pauvre Rosalie qui se sentait heureuse rien qu'à l'idée de voir ce fils grandir à ses côtés. Quelles ne furent donc pas nos inquiétudes, notre anxiété, quand, à mesure que l'enfant se développait, nous aperçûmes sur son visage des lignes qui rappelaient de plus en plus celui d'une personne que nous eussions voulu à jamais oublier. Ce ne fut d'abord qu'un doute sur lequel nous gardâmes le silence même vis-à-vis l'un de l'autre. Puis, la physionomie de l'enfant approcha à ce point de celle de Thillard, que Rosalie m'en parla avec épouvante, et que moi-même je ne pus cacher qu'à demi mes cruelles appréhensions. Enfin, la ressemblance nous apparut telle, qu'il nous sembla vraiment que l'agent de change fût rené en notre fils. Le phénomène eût bouleversé un cerveau moins solide que le mien. Trop ferme encore pour avoir peur, je prétendis rester insensible au coup qu'il portait à mon affection paternelle, et faire partager mon indifférence à Rosalie. Je lui soutins qu'il n'y avait là qu'un hasard : j'ajoutai qu'il n'était rien de plus changeant que le visage des enfants, et que, probablement, cette ressemblance s'effacerait avec l'âge ; finalement, qu'au pis aller, il nous serait toujours facile de tenir cet enfant à l'écart. J'échouai complètement. Elle s'obstina à voir dans l'identité des deux figures un fait providentiel, le germe d'un châtiment effroyable qui tôt ou tard devait nous écraser, et, sous l'empire de cette conviction, son repos fut pour toujours détruit.

« D'autre part, sans parler de l'enfant, quelle était notre vie ? Vous avez pu vous-même en observer le trouble permanent, les agitations, les secousses chaque jour plus violentes. Quand toute trace de mon crime avait disparu, quand je n'avais plus rien à craindre absolument des hommes, quand l'opinion sur moi était devenue unanimement favorable, au lieu d'une assurance fondée en raison, je sentais croître mes inquiétudes, mes angoisses, mes terreurs. Je m'inquiétais moi-même avec les fables les plus absurdes ; dans le geste, la voix, le regard du premier venu, je voyais une allusion à mon crime. Les allusions m'ont tenu incessamment sur le chevalet du bourreau. Souvenez-vous de cette soirée où M. Durosoir raconta une de ses instructions. Dix années de douleurs lancinantes n'équivaudront jamais à ce que je ressentis au moment où, sortant de la chambre de Rosalie, je me trouvai vis-à-vis du juge qui me regardait au visage. J'étais de verre, il lisait jusqu'au fond de ma poitrine. Un instant, j'entrevis l'échafaud. Rappelez-vous ce dicton : « Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu, » et vingt autres détails de ce genre. C'était un supplice de tous les jours, de toutes les heures, de toutes les secondes. Quoi que j'en eusse, il se faisait dans mon esprit des ravages effrayants. L'état de Rosalie était de beaucoup plus douloureux encore : elle vivait vraiment dans les flammes. La présence de l'enfant dans la maison acheva d'en rendre le séjour intolérable. Incessamment, jour et nuit, nous vécûmes au milieu des scènes les plus cruelles. L'enfant me glaçait d'horreur. Je faillis vingt fois l'étouffer. Outre cela, Rosalie, qui se sentait mourir, qui croyait à la vie future, aux châtiments, aspirait à se réconcilier avec Dieu. Je la raillais, je l'insultais, je menaçais de la battre, j'entrais dans des fureurs à l'assassiner. Elle mourut à temps pour me préserver d'un deuxième crime. Quelle agonie ! Elle ne sortira jamais de ma mémoire.

 

« Depuis, je n'ai pas vécu. Je m'étais flatté de n'avoir plus de conscience, de ne jamais connaître le remords, et cette conscience, ces remords grandissent à mes côtés, en chair et en os, sous la forme de mon enfant. Cet enfant, dont, malgré l'imbécillité, je consens à être le gardien et l'esclave, ne cesse de me torturer par son air, ses regards étranges, par la haine instinctive qu'il me porte. N'importe où que j'aille, il me suit pas à pas, il marche ou s'assoit dans mon ombre. La nuit, après une journée de fatigue, je le sens à mes côtés, et son contact suffit à chasser le sommeil de mes yeux ou tout au moins à me troubler de cauchemars. Je crains que tout à coup la raison ne lui vienne, que sa langue ne se délie, qu'il ne parle et ne m'accuse. L'inquisition, dans son génie des tortures, Dante lui-même, dans sa suppliciomanie, n'ont jamais rien imaginé de si épouvantable. J'en deviens monomane. Je me surprends dessinant à la plume la chambre où je commis mon crime ; j'écris au bas cette légende : Dans cette chambre, j'empoisonnai l'agent de change Thillard-Ducornet, et je signe. C'est ainsi que, dans mes heures de fièvre, j'ai détaillé sur mon journal à peu près mot pour mot tout ce que je vous ai raconté.

« Ce n'est pas tout. J'ai réussi à me soustraire au supplice dont les hommes châtient le meurtrier, et voilà que ce supplice se renouvelle pour moi presque chaque nuit. Je sens une main sur mon épaule et j'entends une voix qui murmure à mon oreille : « Assassin ! » Je suis mené devant des robes rouges ; une pâle figure se dresse devant moi et s'écrie : « Le voilà ! » C'est mon fils. Je nie. Mon dessin et mes propres mémoires me sont représentés avec ma signature. Vous le voyez, la réalité se mêle au songe et ajoute à mon épouvante. J'assiste enfin à toutes les péripéties d'un procès criminel. J'entends ma condamnation : « Oui, il est coupable. » On me conduit dans une salle obscure où viennent me joindre le bourreau et ses aides. Je veux fuir, des liens de fer m'arrêtent, et une voix me crie : « Il n'est plus pour toi de miséricorde ! » J'éprouve jusqu'à la sensation du froid des ciseaux sur mon cou. Un prêtre prie à mes côtés et m'invite parfois au repentir. Je le repousse avec mille blasphèmes. Demi-mort, je suis cahoté par les mouvements d'une charrette sur le pavé d'une ville ; j'entends les murmures de la multitude comparables à ceux des vagues de la mer, et, au-dessus, les imprécations de mille voix. J'arrive en vue de l'échafaud. J'en gravis les degrés. Je ne me réveille que juste à l'heure où le couteau glisse entre les rainures ; quand, toutefois, mon rêve ne continue pas, quand je ne suis pas traîné en présence de celui que j'ai voulu nier, de Dieu même, pour y avoir les yeux brûlés par la lumière, pour y plonger dans l'abîme de mes iniquités, pour y être supplicié par le sentiment de ma propre infamie. J'étouffe, la sueur m'inonde, l'horreur comble mon âme. Je ne sais plus combien de fois déjà j'ai subi ce supplice.

« J'ai recours à l'opium. Mes douleurs en combattent l'effet, et rien n'est plus atroce que cette lutte de la souffrance contre les fatigues du corps. Et il n'y a pas à prétendre que je puisse me soustraire à cela. Je ne puis pas mourir. Que deviendrait mon enfant ? Il me possède, je suis sa proie, sa bête de somme ; il tient ferme dans sa main les rênes du mors que j'ai à la bouche, et, par instants, il tire à me faire hurler. En d'autres termes, il me rive à la vie, il cloue mes membres sur cette terre, pour que le remords puisse à l'aise dévorer et redévorer mon cœur, mes entrailles.

« Ce n'est rien encore. Au lieu de dormir, souvent je me lève ; comme un fantôme, j'erre à travers les rues, je gagne les champs, je vais m'asseoir dans quelque endroit écarté. Les millions d'étoiles qui émergent dans l'espace me semblent autant d'yeux fixés sur moi, et je courbe honteusement la tête : le front dans les mains, en dépit de moi-même, je me recueille, je plonge dans le passé, je reconstruis la chaîne de mes idées et de mes actions. À ces ressouvenirs se mêlent, comme autant de voix qui m'accusent, me maudissent, les bruissements des arbres et des herbes, les hurlements lugubres des chiens. Ces bruits s'enflent graduellement et prennent les proportions d'une tempête. Glacé de terreur, je me dresse ; un cercle de spectres hideux dansent autour de moi, remplissent mon oreille de cris sauvages, déchirent ma chair de leurs griffes. Trop robuste pour perdre connaissance, je suis sans force pour fuir, et je dois endurer ce supplice jusqu'à l'heure où l'hallucination m'abandonne, de guerre lasse sans doute.

« Voilà mon existence. Vous voyez jusqu'à quel point elle est horrible. Eh bien, je n'aspire qu'à souffrir encore plus. Ah ! que je rende vingt yeux pour un œil, vingt dents pour une dent, mais que je périsse une fois, que mon corps soit la pâture des vers et qu'enfin je connaisse le repos de la mort !… »

Clément se tut, il n'ajouta plus rien ; un long et funèbre silence eut lieu.

Après ce qu'il venait d'entendre, rempli des sentiments les plus douloureux, muet d'ailleurs à force d'épouvante, Destroy n'avait pas un mot à dire. Il se leva et avec une profonde irrésolution que dénotait son pas mal assuré, se dirigea vers la porte. Clément, pleurant et sanglotant pour ainsi dire, sans pleurs ni sanglots, livide et flasque, affaissé sur lui-même, agonisait, en quelque sorte, comme ces condamnés en proie déjà à la mort, avant même que le couteau ait touché leur tête. Au moment de passer le seuil, Max, qui se détourna et vit ce spectacle, ne put se défendre d'un mouvement de pitié. À cet homme, son ami tant d'années, et dont la vue actuellement ne pouvait plus lui causer que de l'horreur, il jeta, avant de disparaître, un long regard de commisération…

Destroy quitta Clément pour ne jamais le revoir.

Courbé sous le poids des plus effroyables confidences que puissent ouïr des oreilles humaines, le pauvre Max, marchant devant lui, gagna la campagne et y erra longtemps au hasard. La mélancolie et l'amertume gonflaient sa poitrine ; il étouffait, les yeux lui faisaient mal, et la solitude où il cherchait un allégement augmentait encore son malaise. De détours en détours, un besoin instinctif de consolation le conduisit, sans que sa volonté y fût pour rien, jusque chez Mme Thillard. Effrayée, en le voyant tout défait :

« Mon Dieu, mon ami, lui demanda celle-ci avec inquiétude, que vous est-il arrivé ? »

À demi suffoqué, Destroy s'agenouilla aux pieds de son amie et embrassa ses genoux avec fièvre. Puis, levant vers elle un visage baigné de larmes et un œil étincelant de passion :

« Oh ! madame, s'écria-t-il, que je vous aime ! »

À cet élan passionné qui trahissait une incommensurable douleur, Mme Thillard, oubliant même d'être curieuse, sentit, elle aussi, l'émotion l'envahir et les pleurs monter à ses yeux…

Chapitre 17. Un homme heureux

La disparition de Clément ne laissa pas que d'être remarquée. Dans le principe, on ne voulait point admettre que Destroy ignorât ce qu'il était devenu : on le harcelait pour en avoir des nouvelles. Bien que fondé à le croire aux États-Unis, il se défendait immuablement de savoir en quel lieu ledit Clément s'était réfugié. Dix années et plus s'écoulèrent. Insensiblement on l'oublia, comme les absents s'oublient. Max lui-même y pensait déjà beaucoup moins ; en son souvenir, l'histoire de son ancien ami persistait sans doute, mais comme y eussent persisté les impressions d'un rêve sinistre. Peu s'en fallait qu'il ne prît toutes ces aventures pour les fantaisies d'une sombre imagination.

Cependant, il se rencontra chez son ami Rodolphe avec un jeune homme qui venait de parcourir le monde en touriste. Ce jeune homme, bien connu sous le nom de Sosthènes, avait tout uniment cette valeur qu'aux yeux du plus grand nombre donne la fortune. Pour le soustraire à l'influence ruineuse qu'exerçait sur lui une femme entretenue, sa mère l'avait obligé d'entreprendre un long voyage. Trois années de séjour dans l'Amérique du Nord avaient meublé sa mémoire d'une série d'anecdotes plus ou moins dignes d'intérêt. Il avait visité nombre d'endroits, et, en dernier lieu, s'était arrêté assez longtemps dans une petite ville de commerce située sur le lac Ontario. A beau mentir, ou, au moins, a beau parler qui vient de loin. Max et Rodolphe l'écoutaient avec distraction. Il s'interrompit tout à coup.

« N'avez-vous pas connu un nommé Clément ? » demanda-t-il aux deux amis.

Tandis que Rodolphe, dont la curiosité prenait feu, s'empressait de répondre affirmativement, Max tressaillait et regardait Sosthènes avec inquiétude.

« Je vous en parle, reprit Sosthènes, parce que, soi-disant, il a vécu ici dans le monde des gens de lettres et des artistes. »

Tout ému de la rencontre, Rodolphe, avec son étourderie habituelle, plus soucieux de parler que d'écouter, accumula questions sur questions. Sosthènes, exceptionnellement, fut intéressant parce qu'il avait été intéressé lui-même. Max, contre toute attente, connut, jusque dans les moindres détails, la nouvelle existence d'un homme auquel il ne pouvait penser sans frémir.

Le jeune touriste représentait Clément comme un personnage étrange, mystérieux, foncièrement misérable au milieu de la prospérité, et qui, pour peu qu'on l'approchât, éveillait aussitôt chez autrui d'indicibles impressions. Il dépassait de peu la quarantaine, et ses yeux caves, son front chauve, ses joues creuses et livides, la maigreur de son corps courbé, lui donnaient les apparences d'un vieillard, ou mieux, celles d'un cadavre ambulant. Tout en ayant l'humeur la plus douce, il était sombre, taciturne, inaccessible à la gaieté, et dévoré d'une activité fébrile qui achevait de ruiner sa constitution.

On ne se rappelait pas l'avoir jamais vu sans son fils, jeune homme pâle, plus étrange encore que son père. Un œil noir d'une fixité stupide, de longs cheveux bruns naturellement bouclés, rehaussaient encore sa pâleur. Bien qu'il n'eût pas plus de quinze ou seize ans, il en accusait vingt, à cause de ses traits accentués et d'une légère moustache qui estompait déjà sa lèvre supérieure. Sous le rapport des facultés intellectuelles, il n'était pas à la hauteur d'un enfant de six mois ; il n'ouvrait la bouche que pour articuler des syllabes dénuées de sens ou pousser des cris rauques. Jamais il ne quittait son père, pas même pour dormir.

On les rencontrait fréquemment dans les rues, sur les promenades, bras dessus, bras dessous, le père remorquant le fils, comme le crime traîne à sa suite la honte et la vengeance. C'était la croyance commune qu'un incommensurable malheur empoisonnait l'existence de cet homme. Il avait des mœurs irréprochables, il ne mesurait ses jours que par le travail et les bonnes actions, et n'éveillait partout que des antipathies. Peut-être, sans son fils, fût-on parvenu à les vaincre ; mais la vue de ce bel et étrange idiot, qui couchait dans son ombre, soulevait une véritable horreur : on s'en détournait comme on se gare d'un reptile dangereux.

Clément semblait tourmenté d'une soif d'argent inextinguible. Se livrant au commerce avec frénésie, d'une hardiesse sans exemple, d'une habileté rare, d'un bonheur proverbial dans toutes ses opérations, il était déjà plus que millionnaire. Cependant qu'il faisait bâtir de vastes hangars, qu'il agrandissait ses chantiers, qu'il étendait le cercle de ses affaires, qu'il multipliait le nombre de ses agents, il vivait avec son fils dans la plus modeste maison de l'endroit, se passait de domestiques et se privait même du luxe de l'aisance. Cette austérité, si peu d'accord non-seulement avec sa fortune, mais encore avec le poids des travaux qu'il accumulait sur lui, surprenait d'autant plus, qu'il était invariablement, à l'égard des malheureux, libéral jusqu'à profusion. Sans parler des aventuriers qui l'exploitaient journellement, toujours impunément, il accordait du travail à qui en voulait, distribuait les aumônes à pleines mains, fondait des écoles, contribuait pour une somme considérable à l'édification d'un hôpital. On l'avait vu sacrifier des intérêts immenses plutôt que d'avoir un procès.

 

Ce n'était rien encore. À toute heure du jour et de nuit, on trouvait Clément prêt à rendre service, à se dévouer, voire à sacrifier sa vie. On eût dit même qu'il ne fût nulle part plus à l'aise qu'au centre des plus grands dangers. Il n'était pas un désastre, dans la ville, auquel ne se rattachât le souvenir de son courage. On citait de lui plus volontiers divers traits qui approchaient réellement de l'héroïsme. Un sinistre, allumé par la foudre, menaçait de dévorer la ville ; le vent propageait l'incendie de quartier en quartier avec une rapidité extraordinaire ; les habitants, comprenant leur impuissance, restaient plongés dans la terreur et le désespoir. Tout à coup, sur le faîte d'une charpente menaçant ruine, dans un tourbillon de fumée rougeâtre, était apparu Clément la hache à la main. Au risque d'être vingt fois englouti sous les décombres, frappant à droite et à gauche avec une vigueur surhumaine, il était parvenu à faire ce qu'on appelle la part du feu et à préserver ainsi de la ruine une foule d'artisans et d'industriels.

Quelque six mois auparavant, par un temps effroyable, pour sauver quatre malheureux que l'orage avait surpris, il s'était bravement, sans hésitation, exposé sur le lac à un péril peut-être plus grand encore. En présence du ciel noir sillonné d'éclairs, du vent furieux qui bouleversait l'Ontario et y soulevait des montagnes, les hommes les plus intrépides manquaient de courage. Il eût fallu, à leur avis, être frappé de démence pour oser affronter un pareil ouragan. Aussi fût-ce avec une indicible épouvante qu'on vit Clément s'élancer dans une barque et s'abandonner aux vagues. On le considéra sur-le-champ comme perdu. Toutefois, il n'avait pas seulement échappé à une mort certaine, il avait encore eu l'incroyable bonheur de voir son audace couronnée d'un plein succès.

Enfin, on ne se souvenait pas sans le plus vif enthousiasme du dévouement vraiment sublime qu'il avait déployé durant une épidémie. La population était plus que décimée ; les riches, les prêtres, les médecins eux-mêmes, du moins ceux qui n'avaient pas succombé, s'étaient enfuis ; on ne voyait que morts et mourants ; à l'aspect du drapeau noir flottant sur les églises et la maison commune, ceux que la contagion épargnait agonisaient de peur. Clément parut se jouer d'un fléau qui répandait l'alarme à dix lieues aux alentours. Non content de ne pas émigrer, il parcourait les rues, relevait le courage des uns, contraignait les autres à l'action, soignait les malades, enterrait les morts. Outre qu'il sauva nombre de gens par l'intrépidité de son exemple, à force d'énergie il préserva de la peste une ville déjà dépeuplée par l'épidémie. Cependant, le fléau passa sur sa tête et celle de son fils sans même y toucher. Il semblait décidément que cet homme qui méprisait si profondément la mort fût également méprisé d'elle.

En dépit de tels services, la reconnaissance à son égard se bornait à une sorte d'admiration superstitieuse. Il donnait lieu à trop de marques singulières et inquiétantes. Les remercîments ne lui causaient que de la gêne. Le contact de ses semblables le rendait tout honteux. Sa tristesse, son abnégation, sa témérité, ressemblaient aux effets du remords. De plus, il était notoire que de sa maison, la nuit, s'échappaient parfois des hurlements sauvages à croire que le père et l'enfant se prenaient de querelle et se ruaient l'un sur l'autre. Comment ne l'eût-on pas fui, quand déjà son extérieur, sa taciturnité, la vue de son fils, suffisaient et au delà à éteindre aussitôt dans tous les esprits jusqu'à la velléité de le connaître intimement ?

Sosthènes occupait le premier étage d'une maison située non loin du domicile de Clément. Les contradictions étaient évidentes dans quelques-uns des bruits dont celui-ci était l'objet. On pouvait d'ailleurs les avoir inventés, ou du moins singulièrement exagérés. En définitive, il n'était personne qui ne tînt ce Français pour le plus inoffensif et le meilleur des hommes. Sosthènes s'était décidé à lui rendre visite.

Il n'avait qu'à se louer de l'accueil qu'il en avait reçu. Les apparences étaient loin de répondre aux commérages en circulation. Au premier abord, Sosthènes se félicita d'avoir fait ses réserves. C'était trop se hâter. Insensiblement, il se livra à des observations du caractère le plus attristant. Clément se pliait en esclave à tous les caprices de son fils ; il semblait l'idolâtrer et se complaire à lui obéir. Mais l'enfant n'était touché ni de cette affection, ni de ces complaisances ; il avait à peine ce qu'il exigeait impérieusement par des cris, qu'il redevenait impassible. Il repoussait en hurlant les caresses paternelles et avait le privilège étrange, avec sa pâleur morne, son œil dur, l'inflexibilité de sa bouche, son mutisme, de remplir son père lui-même de terreur. Quel effet ne devait-il pas produire sur les étrangers ?

Sans y être provoqué, Clément avait fait quelques confidences à son compatriote. « Tout me réussit, » avait-il dit, « je ne comprends rien à mon bonheur. » La plus désastreuse entreprise devenait excellente dès qu'il s'en mêlait. On disait effectivement dans le pays : « Heureux comme M. Clément. » En moins de onze ans, il avait amassé une brillante fortune. Cela ne lui suffisait pas. Il voulait avoir des millions avant de retourner en Europe. Son intention était d'y fonder des établissements utiles.

Encouragé par cette confiance, Sosthènes s'était hasardé à le questionner sur son incurable mélancolie. Clément eut l'air embarrassé, « J'ai perdu une femme que j'adorais, » dit-il enfin en détournant la tête. « Je comptais passer mes vieux jours avec elle. Sa mort m'a laissé entièrement seul, puisque aussi bien, comme vous voyez, mon fils est innocent. Depuis cette perte, je n'ai pas goûté une heure de repos. Ma douleur croît même avec le temps. » Sosthènes se rappelait encore ces paroles : « Je n'ai jamais ni faim ni soif, je ne dors presque pas, quand le travail auquel je m'assujettis briserait l'organisation la plus robuste. Au milieu des plus rudes fatigues, je ne puis trouver l'oubli : mon esprit reste libre et travaille de son côté. Quand je suis prêt à tomber d'épuisement, je le suis aussi à succomber sous le poids de mes souvenirs. J'ignore comment je puis vivre ainsi. Il faut que la vie tienne au corps d'une étrange façon. » Et comme Sosthènes s'étonnait d'une douleur aussi persistante : « Oh ! reprit Clément d'un accent et d'un air à tirer les larmes des yeux, j'ai aussi une maladie cruelle qui exerce son influence sur moi. Je fais tout au monde pour me distraire, pour chasser les noires tristesses qui m'accablent, mais sans y réussir. »

Clément et son fils n'avaient pas tardé à faire naître chez Sosthènes ce sentiment de répulsion que finissait toujours par causer leur présence. Celui-ci s'était hâté de quitter le pays pour ne plus les voir.