Za darmo

L'assassinat du Pont-rouge

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

« Eh bien, comment va Mme Rosalie ?

– Mieux, répondit Clément en aspirant l'air à pleins poumons. La longueur de cette soirée, ajouta-t-il, et la chaleur qu'il fait ici l'ont accablée. Actuellement elle dort ; demain elle n'y pensera plus. »

Malgré ces paroles rassurantes, le vide se fit rapidement dans le salon. D'un groupe bruyant qui sortait, s'échappa cette parole :

« Il ne faut pas parler de corde dans la maison d'un pendu.

– De qui parle-t-il ? » fit Clément en se retournant d'un air effrayé du côté de Max.

Les quelques jeunes gens qui restaient ne tardèrent pas à se retirer. Clément dit à Destroy :

« As-tu jamais vu un homme plus infatué de son état que ce M. Durosoir ? Que penses-tu de sa providence qui tue une pauvre vieille pour aider à découvrir l'assassin d'un vieil homme ? »

Disant cela, il affectait de sourire.

« Clément, fit Max d'un air de profonde tristesse, avoue au moins que ce soir tu as horriblement souffert.

– Ça n'est pas vrai ! répliqua Clément avec violence. Pourquoi ? que me fait cette sotte histoire ? D'ailleurs, pour peu que cela me plaise, j'ai une volonté à mourir de volupté dans la douleur. Je ne veux pas souffrir ! je ne souffrirai jamais ! ! !… »

Chapitre 12. L'enfant terrible

À dater de cette époque, Rosalie ne cessa plus de décliner. Il n'y avait que le médecin qui gardât encore de l'espoir. Du nombre de ceux pour qui l'homme n'est qu'une machine plus ou moins parfaite, et qui ne voient dans les maladies que la lésion ou l'affection de tel ou tel organe, à vrai dire, il avait été d'abord perplexe. Les symptômes alarmants qu'offrait sa cliente l'avaient conduit à la percuter et à l'ausculter, et, à sa grande surprise, il n'avait découvert aucune oblitération dans les divers rouages de l'organisme : le cœur, les poumons, les reins, etc., fonctionnaient avec la précision de la meilleure horloge. Il était trop honnête homme pour prescrire une ordonnance banale, mais incapable aussi de donner tort à ses théories physiologiques ; ne pouvant palper le mal, il avait déclaré qu'il n'y en avait point. Un jour, plus que jamais dérouté, il se risqua à dire, il est vrai, bien timidement, qu'il se pourrait que l'âme fût malade. « Eh bien, répliqua Clément, « donnez-lui une potion. » Sensible au sarcasme, il en revint à sa première déclaration, qu'il n'y avait pas de lésion, partant, rien à guérir. Deux années, Rosalie alla de mal en pis, et il tint le même langage. Elle se mourait enfin, que le docteur soutenait de plus belle mordicus, qu'elle était constituée pour cent ans de vie et qu'elle recouvrerait la santé. Il se bornait à recommander, outre le repos et la patience, l'essai d'une nourriture aussi substantielle que possible.

Clément ne croyait point aux affirmations du médecin, il puisait toutefois dans ses prescriptions le prétexte qu'il cherchait pour ne plus donner de soirées et restreindre de plus en plus le nombre de ses connaissances. Quelque effort qu'il fît pour ne rien laisser voir, il était maintenant hors de doute que sous un calme apparent il cachait des appréhensions dévorantes, des douleurs atroces. Il surveillait sa femme avec la jalousie d'un amoureux de vingt ans ou de soixante. S'il tolérait que Mme Thillard, ou Max, ou Rodolphe se trouvât seul avec elle, il ne permettait plus à aucun prêtre, pas même à l'abbé Ponceau, d'en approcher. Esclave de sa femme presque en toutes choses, sur ce chapitre il était inflexible. Déterminé à la maintenir dans le cercle de croyances où elle avait si longtemps vécu, pour peu que par quelque signe extérieur elle trahît la préoccupation d'un Dieu, d'une vie future ou d'autres idées de cet ordre, il passait graduellement de l'ironie à la fureur, et n'échappait souvent que par la fuite à l'horrible tentation de la brutaliser. Somme toute, cet intérieur, où le trouble avait été sans cesse en augmentant, aujourd'hui, n'était plus qu'un enfer.

Des personnes qui y allaient encore, Max était seul assez au fait pour s'apercevoir de tout cela. N'eût été une curiosité dont les exigences approchaient de celles d'une manie, il n'eût jamais remis les pieds dans la maison, tant les scènes auxquelles il y assistait lui faisaient de mal. De l'ensemble de ce qui s'y était passé et s'y passait incessamment sous ses yeux, il résultait pour lui une sorte de problème dramatique dont il souhaitait de connaître la solution, et bien que les détails qu'il ne discontinuait pas de surprendre lui causassent une réelle terreur, il ne mettait ni moins d'âpreté ni moins de passion à les recueillir et à les grouper dans sa mémoire.

Mme Thillard eut une nouvelle indisposition qui, sans être plus grave que la précédente, la força néanmoins à garder le lit plusieurs jours. Sous l'influence d'un amour croissant pour elle, Destroy parvint à lui arracher la faveur de passer des heures entières auprès de son lit. N'étant jamais entré, avant cette circonstance, dans la chambre à coucher de son amie, il eût été au moins surprenant qu'il ne l'examinât pas avec le plus grand intérêt. Tout à coup, à un endroit de la muraille qu'on ne pouvait apercevoir du lit et que l'ombre envahissait d'ordinaire, il entrevit un portrait dont la perception, si confuse qu'elle fût, lui donna une secousse. Cédant à une impulsion irrésistible, il se leva aussitôt et s'en approcha pour le mieux voir.

À la vue distincte de ce portrait, il s'arrêta frappé de stupeur et poussa une légère exclamation. Ce portrait, fort bien peint, était celui d'un homme encore jeune. Par suite de la pâleur du teint, de l'expression des yeux, de la grâce des lèvres, des cheveux noirs, longs et naturellement bouclés, l'ensemble en était séduisant. L'air doux de cette physionomie n'en excluait pas une teinte de cruauté qui, du reste, ne frappait qu'un homme attentif et exercé. Or, ces traits, ces yeux, cette expression, ce visage enfin était pour Max la révélation d'un fait bien autrement extraordinaire et mystérieux que tout ce qui l'avait étonné et inquiété jusqu'à ce jour dans l'existence de Clément et de Rosalie. Un moment, il voulut croire que la ressemblance d'un enfant, d'un enfant qu'il n'avait vu qu'une fois, avec cette figure, était extrêmement lointaine et qu'il était dupe de ses sens ou de ses souvenirs ; mais, à la suite d'un nouvel examen, longuement réfléchi, il comprit qu'il n'y avait pas de confusion possible et que le phénomène n'était pas contestable. Bouleversé, presque terrifié, il se tourna vers son amie, qui, de son côté, le considérait sans comprendre sa pantomime. « Ce portrait, madame, » lui dit-il avec précipitation, n'était-il pas autrefois dans votre salle à manger ? » Mme Thillard fit un geste affirmatif. « C'est cela, » repartit Max d'un air profondément pensif ; « je me rappelais bien l'avoir vu, mais je ne savais plus où. » Il ne dit rien de plus ; si bien que Mme Thillard, dont les pressantes questions n'eurent pas de réponse, en fut réduite à faire des conjectures. Par le fait de cette faiblesse qui nous porte à interpréter les actes d'autrui dans le sens le plus conforme à notre passion, elle avait jadis fait disparaître ce portrait de son mari du mur de la salle à manger, pour avoir cru que Destroy ne le voyait pas sans déplaisir, quand, véritablement, il y prenait à peine garde. Elle continua volontiers son erreur, et y ajouta, en attribuant, comme elle l'avoua peu après, l'émotion de Max, puis son accablement, à cette même jalousie rétrospective qu'elle lui avait déjà supposée.

Il arriva, environ trois semaines plus tard, que Mme Thillard, sa mère et Frédéric, Max, Rodolphe, de Villiers et deux ou trois autres personnes, se trouvèrent un soir réunis chez Clément. C'était la première fois, depuis la grande soirée, que tant de visiteurs s'y rencontraient en même temps. Rosalie, étendue languissamment sur une chaise longue, était l'objet d'une sollicitude exclusive. Elle semblait extrêmement touchée de cet empressement et marquait sa reconnaissance en imprimant, par intervalles, à ses lèvres sèches et décolorées l'inflexion d'un sourire. Bien moins pour elle-même qu'une prostration insurmontable rendait incapable de s'intéresser à quoi que ce fût, que dans l'intention de procurer à son mari une distraction qu'il préférait à toute autre, elle pria même instamment Mme Thillard et Max de faire un peu de musique. Mais cette déférence pour les goûts de Clément dépassait la mesure de ses forces. Les sons pénétrants du violon faisaient vibrer douloureusement sa chair et produisaient sur tout son corps l'effet d'un acide sur une plaie ; Destroy fut contraint de s'arrêter au tiers du morceau. Sur les ordres de Clément, la vieille Marguerite servit une collation improvisée. Si la soirée était triste, du moins était-elle d'une tristesse tranquille. La pendule marquait déjà dix heures. Rodolphe, de Villiers, puis bientôt le vieux Frédéric, parlèrent de se retirer. Au milieu du silence qui précédait leur départ, la sonnette de la porte rendit tout à coup des sons éclatants. Rosalie et Clément tressaillirent.

« L'heure des visites, fit Clément en regardant la pendule d'un air inquiet, est passée, ce me semble. »

La vieille sourde entra. Clément l'interpella d'une voix forte. Marguerite répondit que c'était la nourrice avec l'enfant de madame. Rosalie jeta un cri qu'on pouvait prendre pour un cri de bonheur. Elle essaya de se lever, mais elle retomba aussitôt sur le dossier de sa chaise, tandis que ses gestes fébriles et l'animation de sa physionomie témoignaient d'une émotion extraordinaire. Clément, qui, contrairement au vœu constant de sa femme, voulait que l'enfant restât à Saint—Germain, se dirigea sur-le-champ vers l'antichambre, disant d'un air irrité :

« Qu'est-ce que cela signifie ? »

La nourrice avait suivi de près la vieille sourde ; elle entrait dans le salon avec l'enfant juste au moment où Clément allait en sortir. Il l'envisagea quelques secondes avec colère.

 

« Qui vous a commandé d'amener cet enfant ? lui dit-il ensuite d'un ton à faire trembler une femme moins brave.

– Ah ! monsieur, fit celle-ci avec vivacité, sans reculer d'un pas, votre enfant, je ne sais plus qu'en faire. Il ne décesse pas depuis un mois de pleurer le jour et la nuit, et d'appeler sa maman. Mon pauvre homme, qui fatigue dans les champs du matin au soir, ne peut plus dormir. Quant à moi, je suis sur les dents, j'en ai assez, et vous me donneriez bien cent francs par mois que je ne voudrais pas garder davantage votre petit. Reprenez-le… »

Clément était atterré.

« Donnez-le-moi ! » s'écria Rosalie dans un élan irrésistible de tendresse.

La nourrice, d'un air de satisfaction, tout en disant : « La voilà, ta maman, mon chéri, » s'empressa de mettre l'enfant dans les bras de la mère. Rosalie le baisa et le serra contre elle avec transport. Mais l'enfant, sans paraître le moins du monde ému de ces caresses, se démenait et tâchait à se débarrasser du châle dont il était emmailloté. En accompagnant ses gestes de quelques cris aigus, il eut bientôt raison de la faible résistance que lui opposait sa mère. Rosalie dut l'asseoir sur ses genoux et lui découvrir le visage. Il tournait le dos à la lumière et avait naturellement la face dans l'ombre ; à moins d'être près de lui, on ne pouvait distinguer bien nettement ses traits.

Mme Thillard, n'eût-elle pas eu une réelle amitié pour Rosalie, se fût encore par simple politesse occupée de son enfant. Elle se leva donc en vue d'en approcher. Clément, devinant tout de suite l'intention de Mme Thiliard, secoua subitement sa torpeur pour s'agiter avec une vivacité d'écureuil. En deux enjambées il fut devant sa femme.

« Rosalie, lui dit-il d'une voix pleine d'anxiété, si tu rentrais chez toi ? Cet enfant va nous importuner de ses cris, et toi-même tu as besoin de repos. »

Et sans attendre de réponse :

« Max, ajouta-t-il, viens donc m'aider à la rouler dans sa chambre… »

La chaise était déjà ébranlée.

« Laissez-nous au moins le temps de le voir et de l'embrasser, « dit Mme Thillard en se baissant vers l'enfant.

Elle se redressa sur-le-champ avec effroi. Un peu après, croyant s'être trompée, elle se baissa de nouveau. Sa première impression fut à ce point confirmée qu'elle en eut la peau moite et chancela. Clément et sa femme étaient pétrifiés. À l'exception de Max, les autres personnes ne comprenaient rien au trouble de Mme Thillard, laquelle, d'un pas incertain, regagnant sa place, dit :

« C'est étrange ! »

Sa mère lui dit à mi-voix :

« Qu'y a-t-il d'étrange ! »

Mme Thillard s'attacha encore à l'idée d'avoir mal vu ; elle alla à l'enfant, le prit dans ses bras, le regarda de tous ses yeux ; puis, le présentant à Mme Ducornet :

« Voyez ! » lui dit-elle.

Mme Ducornet eut à peine jeté les yeux sur l'enfant qu'elle s'écria toute saisie :

« Ah ! c'est plus qu'étrange !

– Voyez, Frédéric ! » reprit Mme Thillard en tournant l'enfant du côté du vieillard.

Celui-ci considéra l'enfant à son tour et parut n'avoir point d'yeux assez grands pour le voir.

« Vous avez raison, madame, » dit-il d'une voix altérée, c'est vraiment miraculeux ! »

Pendant ce temps, la paysanne, qui prenait pour du ravissement l'effet que causait son nourrisson, s'approchait et disait :

« Je puis bien dire qu'il est aussi mignon que gentil et qu'il n'a pas été difficile à élever. Sauf ces derniers temps, ç'a toujours été un modèle de douceur. Je réponds bien qu'il ne criera plus, le mignon chéri, à cette heure qu'il sera avec sa maman… »

Mme Thillard, sa mère, Frédéric, avaient toujours les yeux sur l'enfant.

« C'est étrange ! » répétaient-ils tour à tour.

Clément commençait à s'impatienter de son supplice. Il montait insensiblement à ce degré de colère où, dominé par sa propre violence, on devient incapable de garder des ménagements. Croisant les bras ;

« Après tout, madame, fit-il d'une voix qui présageait un orage intérieur, que voyez-vous donc là de si étrange ? »

Mme Thillard remettait l'enfant sur les genoux de la mère.

Elle se tourna vers Clément.

« Vous avez connu mon mari, monsieur, dit-elle d'un air pénétré, et vous vous étonnez de ma surprise !

– Eh bien, quoi ! madame, repartit Clément, parce que mon fils ressemble vaguement à feu votre mari… !

– C'est à s'y méprendre, fit bien bas Mme Thillard.

– Que voulez-vous que j'y fasse, madame ? » dit aussitôt Clément d'un ton de plus en plus brutal.

Mme Thillard, par égard pour Rosalie, ne voulut prendre garde ni à ces manières, ni à ce langage.

« Comment ! monsieur, dit-elle de l'accent le plus affectueux, vous ne voulez pas même que je m'étonne d'une ressemblance aussi extraordinaire ?

– C'est qu'en vérité, madame, dit Clément toujours de même, votre étonnement a quelque chose de si injurieux pour moi !

– Mais non, monsieur, je vous assure que vous vous trompez.

– Cependant, madame, dit encore Clément, que la politesse de Mme Thillard achevait d'exaspérer, n'est-ce pas, en quelque sorte, mettre en doute l'honneur de ma femme ?

– Ah ! monsieur, » fit Mme Thillard en devenant rouge.

Rosalie semblait sur le point de rendre l'âme. D'une voix éteinte, avec l'accent de la prière :

« Clément ! » fit elle en joignant les mains.

Un calme sinistre suivit cette scène. Impatientes de se soustraire à ce qu'il avait de pénible, choquées, d'ailleurs, de l'inconvenante conduite de leur hôte, et peut-être aussi travaillées du désir de la commenter, la mère et la fille, puis, coup sur coup, les diverses autres personnes présentes s'en allèrent. À sa demande, Rosalie, avec son enfant, fut traînée dans sa chambre par la vieille sourde, aidée de la nourrice. Destroy et Clément restèrent seuls. Une rage sourde contractait horriblement les traits de ce dernier. La tête dans les épaules, le front penché, les mains plongées convulsivement dans ses poches, il mesurait la pièce de long en large.

« Tu ne peux nier, dit tout à coup Max à mi-voix, qu'il n'y ait en tout cela quelque chose de prodigieux… »

Clément s'arrêta brusquement devant Destroy.

« Vous êtes étonnants, vous autres gens de génie ! s'écria-t-il d'un air de haute impudence. Il faut tout vous dire. Je ne puis cacher aucune de mes hontes. Je dois aussi confesser publiquement que ma femme a été la maîtresse de Thillard… »

À moins que de cela, Max ne concevait pas, en effet, qu'il fût possible d'expliquer la conformité singulière du visage de l'enfant avec celui de l'agent de change. Aussi, quand Mme Thillard, qu'il alla voir le lendemain, anéantit cette explication rationnelle en lui faisant remarquer que le fils de Clément devait être né au moins quinze ou dix-huit mois après la mort de son mari, s'obstina-t-il à croire que son amie, malgré une excellente mémoire, faisait confusion de dates.

Chapitre 13. Mort de Rosalie

Dès lors, Clément consigna rigoureusement les visiteurs à sa porte ; hormis Destroy et le médecin, personne ne pénétra plus chez lui. En dépit de cette résolution, il vivait dans des transes perpétuelles ; poursuivi d'une méfiance outrée, il était incessamment sur le qui-vive, ce qui lui donnait l'air d'un maniaque. La présence de l'enfant dans la maison n'était, entre le mari et la femme, qu'un élément nouveau de discorde et de douleurs. Stupidement sérieux, apathique, il ne voulait toutefois pas se séparer de Rosalie, bien qu'il fût insensible à sa tendresse. Elle le couvrait de baisers, l'étreignait avec amour, essayait de le faire sourire, de l'animer ; mais toujours en vain. Dès qu'elle le voyait, en réponse à ces tendres provocations, la regarder de son air impassible, dénué d'intelligence, elle ne manquait pas de porter la main à ses yeux en signe de terreur et de désespoir. Ce qui ajoutait à ses tortures, c'était d'observer chez ce fils une aversion à chaque instant plus profonde pour Clément. Celui-ci n'avançait pas plutôt les bras pour le saisir, que le petit s'agitait comme un forcené et jetait des cris perçants ; si bien que le père, dont les lèvres souriait d'abord, s'irritait graduellement et parvenait à une exaspération sauvage qui faisait craindre qu'il n'étouffât son fils au lieu de l'embrasser. Rosalie avait alors des crises terribles : ce n'était point assez qu'elle fondît en larmes et suffoquât de sanglots, elle tombait en proie à d'effrayantes convulsions. Sous l'influence de ces secousses continuelles, elle mourait un peu tous les jours. Clément, lui, desséchait d'angoisses ; sa fièvre de surveiller sa femme mourante rappelait toujours mieux celle d'un espion passionné. Il sollicitait fréquemment des congés pour la garder lui-même à vue, surtout quand il appréhendait qu'elle n'eût des spasmes et le délire. Il ne lui suffisait plus de la priver impitoyablement de la consolation des visites, il commençait même à marquer de l'ombrage des assiduités de Destroy ; ce qu'il laissait voir parfois si grossièrement, que Max eût déjà rompu définitivement avec lui, n'eussent été les pleurs et les prières de Rosalie.

Celle-ci connut enfin cette tranquillité morne qui précède quelquefois la mort. Après être resté des semaines entières sans dormir, elle eut des sommeils profonds, presque léthargiques. Clément, déjà moins soupçonneux, se relâcha sensiblement dans son espionnage et cessa d'avoir autant peur de la laisser seule avec Destroy.

Une après-dînée, Max, étant venu à une heure où Clément travaillait encore à son bureau, trouva Rosalie dans un état inquiétant. Elle avait les yeux hagards, les traits bouleversés ; ses gestes convulsifs accusaient des souffrances intolérables ; par intervalles, elle portait la main à sa poitrine et disait :

« Oh ! mon ami, que je souffre ! c'est du feu, du feu que j'ai là ! »

L'enfant la regardait d'un air qui n'avait rien d'humain.

Destroy ne savait que fixer sur elle un œil rempli de commisération.

Tout à coup, elle discontinua de se plaindre. Avec des peines infinies, elle parvint à se mettre sur son séant. À son air inspiré, on eût dit qu'elle puisait dans une espérance soudaine la force de dompter toutes ses douleurs.

« Écoutez-moi, cher Max, balbutia-t-elle d'une voix haletante : je mourrai peut-être demain, peut-être cette nuit ; je sens que ma fin est proche. Il dépend de vous, mon ami, d'adoucir mes derniers instants. J'ai commis de grandes fautes, oh ! oui, de bien grandes fautes, et je crois à la vie éternelle !… Je ne voudrais pas m'en aller sans pardon… Vous savez que Clément ne veut pas entendre parler de confesseur… Mon ami, cette dernière preuve d'affection, je vous la demande à mains jointes, courez vite chercher un prêtre !… »

Épuisée, elle fit un effort suprême et ajouta :

« Clément ne rentrera pas d'ici à trois heures. Il ne saura rien, et je mourrai plus tranquille… »

Quoique Destroy fût ému jusqu'aux larmes, il balançait à écouter cette prière. Faute d'avoir encore été prié pour un service de ce genre, dans une situation analogue, le cas échéant ne l'avait jamais préoccupé. Très-empêché, pour ne point être versé dans les usages orthodoxes, il répugnait en outre à une conduite tortueuse, et, par dessus cela, était retenu par l'incertitude des conséquences que pourrait avoir sa trahison. Mais il avait moins de prudence que de sentiment ; tandis que l'une lui conseillait de ne pas s'immiscer dans des affaires aussi délicates, l'autre le pressait de répandre un peu de baume sur les blessures de cette pauvre femme et de rendre moins cruelles ses dernières heures. Le nom de l'abbé Ponceau, que prononça Rosalie, acheva de le décider : en tout état de choses, il ne pouvait être dangereux de se confier en cet excellent homme.

Max arriva tout essoufflé au domicile du prêtre. À sa demande de le voir, on lui répliqua qu'il était à la sacristie ; que, toutefois, c'était l'heure de son dîner ; qu'il rentrerait sûrement d'un moment à l'autre. Invité à l'attendre, Destroy jugea plus prudent d'aller au-devant de lui. Justement, comme Max escaladait les marches du parvis, l'abbé Ponceau sortait de l'église. Demeurant dans le voisinage, le vieillard était coiffé de sa barrette noire liserée de rouge et portait son camail de chanoine.

« Monsieur l'abbé, lui dit Destroy hors d'haleine, Mme Rosalie veut absolument vous voir ; elle est à toute extrémité : il n'y a pas un moment à perdre. »

Le digne prêtre, bien qu'il sût Rosalie très-malade, parut extrêmement affligé de la nouvelle. Sans hésiter un seul instant, oubliant à la fois et qu'il était en tenue de chœur, et qu'on l'attendait pour dîner :

« Allons ! » fit-il d'un ton résolu.

 

Ils prirent une voiture. Pendant le trajet, par mesure de précaution, Max cru devoir dire au prêtre une partie de la vérité : « Clément ne voulait pas que sa femme fût aussi mal qu'elle l'était réellement ; il était, de plus, sous l'empire de cette superstition commune qui consiste à voir un présage de mort dans la présence d'un prêtre auprès d'un malade ; par ces raisons, il reculait chaque jour d'en appeler un. Rosalie, de son côté, qui avait conscience de sa fin prochaine, dans le double but de remplir ses devoirs et de ne pas attrister son mari, avait donc résolu, pour se confesser, de profiter d'un moment où il n'était pas là. » À tout, l'abbé Ponceau répondit : « Benè, benè. ». Ils eurent bientôt dévoré la distance qui les séparait du domicile de Clément.

Si peu de temps qu'ils eussent mis à venir, ils arrivèrent encore trop tard. Inquiet sans savoir pourquoi, oppressé de vagues pressentiments, Clément avait quitté brusquement son bureau et était rentré chez lui. Tout porte à croire que Rosalie jugea à propos de l'avertir du service qu'elle avait exigé de Destroy. La vieille Marguerite n'eut pas plutôt ouvert, l'abbé Ponceau et Max furent à peine dans l'antichambre, que Clément se montra. D'une lividité de cadavre, muet de fureur, embrassant sa poitrine de ses poings crispés, il les regarda en face avec une hauteur foudroyante. Le récit le plus exact et le plus ferme n'atteindra jamais à l'horreur de la scène qui suivit. Pendant que Clément, de l'air d'une bête fauve, tenait en arrêt, magnétisait, pour ainsi parler, son ami et le prêtre, au fond de l'appartement, malgré les portes closes, on entendait, mêlées à des cris d'enfant d'une acuité sauvage, les plaintes d'une femme qu'on semblait égorger.

Ces hurlements de détresse, à émouvoir des cœurs en marbre, ajoutaient à la rage de Clément et le jetaient insensiblement hors de lui. D'une voix étouffée, lançant les syllabes comme des flèches :

« Que venez-vous faire ici ? dit-il à l'abbé, et à Max : De quoi vous mêlez-vous ? »

Ceux-ci, en proie à une confusion douloureuse, baissaient la tête et gardaient le silence.

« Voulez-vous donc finir de la tuer ? continua Clément, dont l'emportement devenait de la furie. Son état n'est-il pas assez grave ? Ne sais-je pas ce que j'ai à faire ? Me fera-t-on la loi dans ma maison ? Suis-je pas meilleur juge que personne du choix de l'heure ? Retirez-vous !… »

Les lamentations de Rosalie retentissaient avec une intensité nouvelle.

« Je tiens au moins à constater, balbutia Destroy, que ce que j'ai fait, je ne l'ai fait que sur les instances réitérées de ta femme.

– Ma femme ne sait ce qu'elle fait ! repartit Clément. Elle s'abuse sur son état ; elle a encore de longs jours à vivre !

– Souffrez, monsieur, dit à son tour l'abbé, dont la frayeur accroissait le bégayement, que je vous fasse remarquer la responsabilité redoutable que vous assumez sur votre tête.

– C'est mon affaire ! s'écria Clément avec une énergie effroyable. Que ma femme ait commis des crimes si vous voulez, et que, par impossible, elle meure sans absolution, eh bien ! que Dieu m'accable mille fois de son châtiment, et y ajoute, durant l'éternité, des tortures inouïes !… »

Depuis quelques instants, on n'entendait plus ni les cris de Rosalie, ni ceux de l'enfant. Max et l'abbé, dans une consternation profonde, s'apprêtaient à sortir.

Soudainement, l'une des portes donnant sur l'antichambre fut ébranlée, puis ouverte, et Rosalie apparut. Pieds nus, les cheveux épars, d'une main elle retenait sa chemise à son cou ; de l'autre, elle s'accrochait à l'un des battants de la porte. Sur sa face hâve, ses yeux agrandis, presque sans couleur, brillaient d'une expression étrange. Son corps de squelette vacillait et menaçait de s'affaisser. Max, le prêtre, et Clément lui-même, se retournèrent simultanément et s'arrêtèrent saisis d'épouvante.

« Je me meurs ! » fit Rosalie chez qui la soif d'entendre une parole consolante étouffa jusqu'aux instincts de pudeur. Elle glissa sur ses genoux, et, laissant à découvert une poitrine épuisée, tendit ses bras débiles vers le prêtre.

« Pardon ! oh ! pardon ! » s'écria-t-elle d'une voix éteinte, avec toute son âme.

Le vieillard, dont le cœur s'emplit de pitié, fit irrésistiblement un pas vers elle.

Ce seul mouvement de l'abbé faillit rendre Clément fou. À ce degré d'égarement qui blanchit les lèvres d'écume et rend capable d'un meurtre, de sa femme, il se tourna vers le prêtre et lui cria, en jetant les poings en arrière :

« Allez-vous-en ! Épargnez-moi le tort de porter les mains sur vous ! »

Rosalie tomba à terre comme une masse inerte.

Si l'abbé et Destroy ne fussent pas sortis précipitamment, Clément, dont la frénésie n'avait plus de bornes, accomplissait infailliblement sa menace…

Quelques jours plus tard, Max, qui était fermement résolu à ne jamais remettre les pieds dans cette maison maudite, reçut une lettre où Clément, après lui avoir annoncé la mort de sa femme, le suppliait de venir l'assister dans les préparatifs funèbres.