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L'assassinat du Pont-rouge

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Chapitre 10. Soirée musicale

Clément donna une grande soirée, sans troubler l'ordre de ses soirées habituelles.

Depuis plusieurs années, Rodolphe, jetant sa gourme, comme on dit, racontait en style de précieuses, au bas d'un petit journal, les menus détails de sa vie intime. Dans ces feuilletons, Rodolphe, qu'on eût pu surnommer le Bas-de-Cuir de la pièce de cent sous, tant il passait de temps et dépensait d'adresse à la chasse de ce gibier métallique, s'adjugeait le privilège de s'y moquer de lui-même et des autres avec infiniment de grâce et d'esprit. Il y avait fête chez bien des gens le jour où le nom de Rodolphe rayonnait à l'un des angles du petit journal.

Cependant, un dramaturge, fort habile, quoique jeune, avait eu l'idée, à l'instigation d'un tiers, de compiler les feuilletons de Rodolphe, d'en trier les plus amusants personnages, d'en extraire les dialogues, d'en pressurer l'esprit, et d'infuser le tout dans les cinq actes d'une intrigue plus ou moins attachante. Cette sorte de bouillabaisse dramatique venait d'avoir un éclatant succès.

C'était en l'honneur de cet événement que Clément organisait une fête à laquelle il conviait autant de personnes que son salon, agrandi de sa salle à manger et du cabinet où il travaillait, pouvait en contenir.

Au moment où Destroy arriva, la réunion était déjà nombreuse. Il présenta à Clément deux ou trois musiciens de ses amis, entre autres un pianiste dont les improvisations pleines de mérite et quelques morceaux gravés promettaient un compositeur. Max fut soudainement frappé de surprise. Levant les yeux sur un groupe, il venait d'apercevoir de Villiers lui-même, causant avec Rosalie et lui faisant sa cour avec empressement. Pour le distraire des pensées pénibles qui l'inquiétèrent en cette occasion, il ne fallait pas moins que le plaisir de regarder Mme Thillard, auprès de qui se tenaient Mme Ducornet et le vieux Frédéric, et la curiosité de passer en revue la physionomie des invités. Près de la cheminée, accolé au marbre, se tenait M. Durosoir, le juge d'instruction. Invariablement habillé de noir et en cravate blanche, il avait reçu le surnom de Spectre, sans doute à cause de sa grande maigreur, de son teint jaune, de son petit œil gris invisible, de ses airs mystiques et de sa voix sépulcrale. Quoique parlant avec lenteur et s'arrêtant quelquefois au milieu d'une phrase, comme s'il eût été bègue, ce qui provenait d'une certaine difficulté d'élocution, toujours est-il qu'il savait intéresser et émouvoir, notamment dès qu'il daignait entrer dans le détail des instructions qu'il avait faites. Il causait alors avec un poète chez lequel une aptitude décidée pour les spéculations les plus ardues n'excluait pas une poésie solide, chaude, colorée, essentiellement originale et humaine. Destroy compta encore quelques artistes et gens de lettres, et plusieurs femmes qu'il voyait pour la première fois. Au reste, la porte du salon ne discontinuait pas de s'ouvrir et d'encadrer de nouvelles figures. Le héros de la fête n'avait pas encore paru.

Une rumeur l'annonça. Il vint en compagnie d'une dame, laquelle, malgré la blancheur de sa peau et ses traits réguliers, rappelait bien plutôt une belle écaillère que ce que l'imagination entrevoit sous le titre de duchesse. Elle pouvait d'ailleurs avoir trente-cinq ans. Elle était de la famille des tours par l'opulence de ses formes. Sa robe décolletée, en velours grenat d'une fraîcheur contestable, devait avoir servi à bien des Marguerites de Bourgogne avant de tirer l'œil des chalands du Temple. Elle avait aux oreilles, au cou, à la ceinture, aux poignets, au moins deux livres pesant de bijoux en chrysocale ou en pierres fausses. À ses cheveux bruns, dont les myriades de vrilles pendillaient de chaque côté des tempes, étaient artistement mêlés à la fois un double cordon de perles, un léger feuillage, une grappe de raisins blonds, des roses naines, des cerises et une tulipe panachée de blanc et de violet, dite veuve, de telle sorte que sa tête ressemblait à un verger en miniature. Il faut croire que Clément avait ouï parler des locutions peu académiques à l'usage de cette grosse personne, car il ne l'eut pas plutôt aperçue, qu'il courut au-devant de Rodolphe d'un air effrayé et lui dit précipitamment à voix basse, du ton de la menace :

« Perds-tu la tête de m'amener cette créature ? Je te déclare que je ne souffrirai pas la plus légère inconvenance, et que si elle a le malheur d'ouvrir la bouche, j'affirmerai aux gens curieux de la connaître, que tu es marié avec elle. »

Rodolphe se le tint pour dit. Il rejoignit sa dame, la prit par la main, la présenta à Rosalie, la conduisit ensuite à un fauteuil et s'assit à côté d'elle.

« Douce amie, » lui dit-il à l'oreille, mais assez haut pour que Max entendît, « je suis jaloux plus qu'un tigre du Bengale, jaloux à faire comme Othello pour un simple regard. Daignez donc tirer le verrou sur vos lèvres, et conserver pour moi tous les trésors de votre conversation. Si quelque renard, affriolé par les raisins de votre tête, venait à rôder aux alentours, gardez-vous bien d'imiter le corbeau et d'ouvrir votre joli bec, sinon je vous répudie comme une Messaline, si je ne vous étouffe comme une Desdémona. »

La reine de théâtre sourit, regarda Rodolphe en coulisse et agita sa tête, qui rendit un son comparable à celui de feuilles sèches secouées par un vent d'automne. Là-dessus, Rodolphe, un peu rassuré, se leva, pirouetta sur ses talons, et dit à Max :

« Décidément, Clément vise au prix Montyon ou veut être couronné rosière. »

Rosalie, au milieu de l'affluence de personnes qui s'empressaient autour d'elle, avait le visage riant et semblait heureuse. Sous une robe en satin bleu clair, garnie de dentelles aux épaules, au corsage, aux manches et à la jupe, à cause de sa pâleur maladive, de son œil voilé, de ses lèvres blanches, elle faisait songer aux peintures ascétiques de Lesueur. À côté d'elle brillait l'or de la reliure d'un album magnifique, vierge encore du crayon et de la plume. Son mari, qui n'avait rien tant à cœur que de la distraire, le lui avait offert le matin même, en l'invitant à profiter de la soirée pour le faire couvrir d'illustrations. Rodolphe, le premier dont naturellement elle mit l'obligeance à l'épreuve, s'exécuta de bonne grâce et écrivit sur l'un des feuillets ce passage, destiné sans doute à l'une de ses prochaines nouvelles :

Cette pure colombe s'est laissé fasciner par le regard vainqueur d'un farouche milan avec qui elle plane dans les régions bleues d'un platonisme transcendant.

La complaisance de Rodolphe porta bonheur à l'album, qu'on se passa de main en main, et qui, en moins d'une heure, s'enrichit de toutes sortes d'autographes. M. Durosoir, encore sous l'influence d'une discussion fort vive sur les romans, mit son nom à la suite de cette pensée, ou mieux de cette boutade :

Les romanciers sont des brouillons qui tendent incessamment à déplacer l'axe de toutes choses.

Deux ou trois feuillets plus loin s'épanouissait cette opinion d'un critique à qui Clément avait fait voir l'ébauche sur panneau d'une Résurrection qu'on attribuait à Jouvenet :

On pourrait dire de Jouvenet qu'il peint au courant du pinceau, comme on dit d'un calligraphe qu'il a une belle écriture courante.

Après un autographe musical du pianiste, consistant en un canon à trois voix, qui, lu à rebours, produisait un deuxième morceau parfaitement régulier, le poëte, dont il a été parlé, transcrivit ce sonnet de mémoire :

 
Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire,
Que diras-tu, mon cœur, cœur autrefois flétri,
À la Très-Belle, à la Très-Bonne, à la Très-Chère,
Dont le regard divin t'a soudain refleuri ?
Nous mettrons notre orgueil à chanter ses louanges ;
Rien ne vaut la douceur de son autorité ;
Sa chair spirituelle a le parfum des anges,
Et son œil nous revêt d'un habit de clarté.
Que ce soit dans la nuit et dans la solitude,
Que ce soit dans la rue et dans la multitude,
Son Fantôme en dansant marche comme un flambeau ;
Parfois il parle et dit : Je suis belle et j'ordonne
Que pour l'amour de Moi vous n'aimiez que le Beau,
Je suis l'Ange gardien, la Muse et la Madone.
 

Finalement, Rosalie n'eut qu'à se louer de la bienveillance avec laquelle poëtes, peintres, musiciens, etc., alternèrent sur son album la prose, les vers, les croquis et les spécimens de calligraphie musicale.

Pendant ce temps-là, Rodolphe, sautillant, communiquait sa gaieté aux personnes les plus graves. Ayant avisé un confrère capable de lui donner la réplique, il convertissait sa langue en raquette et jouait au volant avec des mots et des concetti. Il adressait en outre des madrigaux à toutes les femmes, notamment à la dame aux raisins dorés, qui buvait, mangeait, riait, branlait la tête, mais ne soufflait mot.

De temps à autre on cessait de causer pour entendre soit un quatuor, soit un trio, soit une sonate pour piano, violoncelle ou violon, soit un morceau de chant. Le pianiste, à son tour, avec cette bonne grâce et cette discrétion que ne connaissent point les plates médiocrités, qui finissent par ne plus finir après s'être laissé implorer comme des demi-dieux, se mit au piano sans se faire prier, et joua, à la demande d'un groupe, quelques-unes des Romances sans paroles de Mendelssohn. M. Durosoir, dont on se plaisait à provoquer les souvenirs, s'interrompit et prêta l'oreille à ces suaves et nébuleuses compositions. Aux prises avec une mélancolie croissante, Max, auprès de qui Clément était venu s'asseoir, s'absorbait de plus en plus dans la contemplation de Mme Thillard, dont la splendide beauté empruntait un nouvel éclat à la profusion des lumières et à l'atmosphère musicale qui l'enveloppait. Il semblait que Destroy connut l'envie et qu'il souffrît de n'avoir point à mettre aux pieds de cette femme adorable une gloire analogue à celle de son ami Rodolphe.

 

Animé d'une joie amère et méchante, Clément, qui, selon l'ordinaire des gens systématiquement corrompus, prétendait aux propriétés des maladies contagieuses, ne perdait pas une si belle occasion de distiller sa philosophie méphistophélique. Il voulait voir, dans le spectacle qu'il avait sous les yeux, une preuve éclatante de ses théories. D'un air et d'un accent où se révélaient ses sentiments odieux, il passait la revue des convives et imaginait, la chose la plus vaine, que les misères et les joies étaient réparties sur la tête de chacun d'eux à tort et à travers, avec la plus parfaite injustice. Il en vint à Rodolphe, dont rien, à ses yeux, ne justifiait la bonne aventure ; puis à cette grosse bourgeoise, informe et sans esprit, mère de famille, qui, dans l'oubli de ce qu'on appelle ses devoirs, trouvait mille caresses pour son imbécile vanité.

« Te paraîtrait-elle digne d'envie ? interrompit Destroy avec impatience.

– En attendant, répliqua Clément aussitôt, les hautes qualités de ta Mme Thillard n'ont déterminé que son martyre !… »

Max haussa dédaigneusement les épaules.

« Faut-il donc, continua Clément blessé au vif, que je te parle encore de Rosalie et de moi ?… Rappelle-toi ce que je t'ai dit : J'aurai de l'argent et je deviendrai un personnage. Me suis-je trompé ? J'ai l'estime, voire l'amitié d'hommes considérables ; des magistrats et des prêtres fréquentent dans ma maison ; j'ai des amis et des flatteurs à n'en savoir que faire. Je deviens estimable aux yeux mêmes de ton ami de Villiers, lequel, entraîné par le courant, ne dédaigne plus de venir chez moi. Je pourrais mener ma femme dans les plus respectables familles avec la certitude de l'y voir bien accueillie. Cependant, pauvre Max, au point de vue de vous autres gens honnêtes, je ne sais pas vraiment s'il est au monde deux créatures plus viles que nous. Le mystère et l'hypocrisie sont nos seuls talismans. Avec l'horrible fait que j'ai sur la langue, je produirais ici plus d'épouvante que ne ferait l'éboulement d'un plafond… »

Il se rapprocha de Destroy et poursuivit d'une voix plus basse :

« Rosalie n'a pas toujours été timorée comme tu la vois actuellement. Profitant de sa nature de cire, je l'avais pétrie et moulée exactement sur moi. Un moment, je l'ai connue avec une incrédulité plus robuste que la mienne, et capable de me prouver qu'en fait de mal je n'étais qu'un enfant. Il faut remonter à l'époque où j'allais être contraint d'entrer chez Thillard-Ducornet. Nous demeurions alors dans un hôtel misérable de la rue de Bucy. Objet de dégoût et de réprobation, le corps brisé par des courses stériles, j'avais, en pure perte, rempli vingt lettres de récits navrants et de prières. De mon imagination, pressurée dans tous les sens, je ne parvenais plus à extraire même l'apparence d'un expédient. Grelottant de froid et mourant de faim, Rosalie et moi nous nous regardions avec désespoir. Tout à coup surgit simultanément en nous l'idée d'une ressource infernale qui, à cette heure encore, me cause un frisson mortel. Je ne prends pas plaisir à te scandaliser. En présence de ce que nous paraissons, je ne songe qu'à te faire voir ce que nous sommes. Par ma fuite, Rosalie eut ses coudés franches… Qu'ajouterais-je de plus ? À ta pâleur, je vois que tu comprends. Nous mangeâmes ce soir-là, mais seulement ce soir-là ! Il en résulta pour nous un supplice, des inquiétudes tellement intolérables, que, tout en étant d'accord sur ce point, qu'il n'est de malhonnête et d'infâme que la misère, nous dûmes aussitôt renoncer à cet exécrable commerce… »

Max, la tête penchée, dans une immobilité de pierre, étouffait et suait de terreur. Ce qu'il venait d'entendre était en même temps pour lui un trait de lumière. Il était enfin convaincu de connaître la source des remords qui empoisonnaient l'existence de Rosalie et en faisaient une agonie permanente, et il se sentait pris d'une incommensurable pitié pour cette malheureuse qui, au moins, avait conscience d'une dégradation que son mari confessait avec une aussi révoltante impudence.

Chapitre 11. Étrange intermède

Cependant, dans le salon, il se produisait peu à peu un silence motivé qui contraignait décidément Clément à se taire. Bien des éclaircies se remarquaient déjà parmi les invités : Rodolphe et sa dame, de Villiers et nombre d'autres avaient disparu ; si bien que la foule de tout à l'heure se réduisait actuellement à environ une vingtaine de personnes. Le pianiste, pour avoir fermé le cahier des Romances sans paroles, n'en restait pas moins au piano, sur lequel il préludait. Son auditoire était allé grossir celui qui faisait cercle autour du juge d'instruction.

La voix de celui-ci, lente et grave, s'élevait graduellement en raison même du bruit décroissant des conversations particulières et dominait à la fin jusqu'aux plus légers chuchotements. Elle parvenait ainsi jusqu'aux oreilles du pianiste, lequel, étouffant les cordes avec les sourdines et s'effaçant sans y songer dans une harmonie nuageuse, prêtait une attention croissante au récit de M. Durosoir.

« On vante beaucoup trop, selon moi, disait le magistrat, l'habileté de nous autres juges d'instruction et celles des agents placés sous nos ordres. Réduits à nos seules forces, nous serions bien souvent dans l'impuissance de réunir les éléments nécessaires au prononcé d'une condamnation. Quoi qu'on dise de la maladresse incurable des criminels, je vous jure qu'il s'en rencontre qui mettraient en défaut même des esprits bien autrement perspicaces que ne le sont les nôtres. Il y a tel de ces gens-là qui a quelquefois du génie en son genre… »

Ce début frappa Clément de stupeur. Il tressaillit comme l'homme qu'on tire brusquement d'un demi-sommeil, et fixa sur le juge des yeux remplis d'anxiété.

« Ma longue carrière et mon expérience me permettent d'affirmer, continua M. Durosoir, que malgré une police exemplaire, bien des crimes resteraient impunis, n'était, il faut lâcher le grand mot, l'intervention des hasards providentiels. Entre des preuves multipliées de ce que j'avance, je choisirai un fait curieux, tout récent… »

Ce n'est pas à dire que M. Durosoir prétendît à des succès de beau diseur ; c'était même à son insu que tant d'oreilles l'écoutaient. Une fois engagé dans son récit, la difficulté de rappeler ses souvenirs, d'enchaîner ses idées et de trouver ses expressions, lui donnait un travail qui l'absorbait complètement et lui ôtait jusqu'à la faculté de percevoir ce qui se passait autour de lui. Il semblait que ce fût tout simplement un greffier devant la cour, récitant de mémoire un acte d'accusation. Voici :

« Le locataire d'une grande maison, sombre, misérable, du douzième arrondissement, vieillard de soixante et quinze ans, du nom de Lequesne, n'avait pas été vu de ses voisins depuis plusieurs jours. Accompagné d'agents et d'un serrurier, le commissaire de police dudit arrondissement se rendit sur les lieux et procéda à une enquête. La serrure fut forcée. On trouva en entrant la clef à terre, près de la porte. À la vue d'un cadavre déjà en décomposition, de deux réchauds éteints, on fut convaincu sur-le-champ que Lequesne s'était suicidé. Ce qui ajouta à cette conviction fut que, dans la chambre, tout témoignait d'un horrible dénûment. Il n'y avait au reste qu'une opinion sur ce vieillard. Inscrit au bureau de bienfaisance, vivant d'aumônes au su et au vu de tout le monde, d'un extérieur sordide, d'un caractère défiant et taciturne, il n'inspirait pas le moindre intérêt. Sa famille, s'il en avait une, n'était pas connue. On le transporta à la Morgue ; personne ne vint l'y réclamer ; il n'en fut pas autrement question… »

Clément voulut évidemment empêcher M. Durosoir d'aller plus loin. De l'air d'un homme qui n'a pas la tête saine, il se leva tout d'une pièce, marcha rapidement et bruyamment au travers de ses convives, au risque d'en heurter quelques-uns, demanda un verre d'eau à haute voix, d'un ton brusque, puis se tourna vers le pianiste et le pria de jouer quelque chose ; mais il ne causa que de la surprise et ne troubla que momentanément l'attention qu'on prêtait au conteur. Fasciné, en quelque sorte, par les regards qui semblaient lui demander compte de son tapage, il courba la tête, et revint soucieux, consterné, s'asseoir auprès de son ami, tandis que l'imperturbable juge reprenait :

« Deux années plus tard, une femme plus que sexagénaire, demeurant rue Saint-Jacques, et bien connue aux alentours sous le nom de mère Durand, était étranglée et volée, à trois heures de l'après-midi, dans une chambre qui n'était séparée que par une cloison d'une boutique où l'on venait manger à toute heure du jour.

« La vitrine de la rue n'avait point de rideaux ; du dehors, on voyait le comptoir à gauche, les fourneaux à droite ; plus loin se dressaient les tables. Sur le feu des fourneaux, les marmites exhalaient leurs odeurs habituelles ; des clients attendaient la maîtresse du logis et s'impatientaient de ne pas la voir. Las d'appeler et de frapper les verres de leurs couteaux, deux d'entre eux allèrent questionner l'épicier voisin sur l'absence prolongée de l'hôtesse. L'épicier présuma que la vieille femme avait été prise d'une indisposition subite dans sa chambre du fond. Plus hardi que les ouvriers, il pénétra dans cette chambre et y trouva effectivement la pauvre vieille renversée à terre et ne donnant plus aucun signe de vie. À l'une de ses mains pendait un trousseau de clefs, de l'autre elle serrait une pièce de vingt francs, et la direction de son corps indiquait qu'au moment de sa chute elle se disposait à ouvrir son armoire. Pendant qu'un autre voisin, pâtissier de son état, se chargeait d'éteindre les fourneaux, on courut chercher un médecin. Il en vint deux successivement. Le premier jeta un coup d'œil hâtif sur le cadavre et déclara aussitôt qu'elle était morte d'apoplexie foudroyante ; mais l'autre, moins pressé ou plus consciencieux, à la suite d'un examen attentif, constata à la figure et à la gorge des traces de violence, et affirma que cette vieille femme avait péri par la strangulation. Une instruction suivit… »

Le magistrat, à cet endroit, fit une pause pour reprendre haleine. Il s'établit un silence à faire supposer qu'un cauchemar oppressait toutes les poitrines. On put du moins mesurer la vivacité de l'intérêt et de l'impression que causait M. Durosoir.

« Mille francs, poursuivit-il, avaient disparu de l'armoire de la vieille femme. Un sarrau en toile bleue, trouvé sur le théâtre du crime, témoignait du passage de l'assassin et du voleur. Les deux voisins, l'épicier et le pâtissier, mandés au parquet, donnèrent le signalement d'un individu aux allures suspectes, qui, dans l'établissement, à l'heure où l'on découvrait le cadavre, élevait la voix et demandait d'un ton brutal si on ne lui donnerait pas bientôt à manger. Les témoins, à qui cet homme était inconnu, avaient tous deux été frappés de la dureté de ses traits et de son accoutrement. Sa casquette en velours jaunâtre, à côtes, sa veste en drap roux, son pantalon à raies, étaient encore devant leurs yeux. Ce signalement fut transmis aux agents de la police de sûreté, qui, sans perdre un instant, se mirent en campagne.

« Disséminés dans les cabarets du voisinage, ils ne tardaient pas à mettre la main sur un individu exactement semblable à celui qu'on leur avait signalé. Les témoins, avec qui il fut confronté, crurent en effet le reconnaître, mais non sans faire quelques réserves. Il marqua au reste une extrême surprise, se défendit énergiquement du crime dont on le soupçonnait, et se montra parfaitement rassuré sur les suites de l'affaire. Toutes ses réponses furent précises, catégoriques. Il s'appelait Bannes, il était marié, il travaillait chez un corroyeur, demeurait rue des Noyers. Une descente eut lieu dans son domicile. Tout y respirait l'aisance. On n'y trouva de suspect qu'une somme de quatre cents et quelques francs cachée sous le linge d'un tiroir. La femme, d'abord émue de ces perquisitions, répondit toutefois sans balancer que cet argent représentait leurs économies. Bannes fit une réponse identique. En même temps que des agents, répandus dans les environs, prenaient des renseignements sur les deux époux, le patron de Bannes était questionné, et l'on apprenait, d'une part, que ceux-ci vivaient dans l'abondance, qu'ils ne se refusaient rien, payaient tout comptant ; de l'autre, que Bannes travaillait tout au plus quatre jours par semaine et gagnait au maximum quatre fr. par jour. Il était donc au moins surprenant qu'il eût réalisé d'aussi grosses économies. Après cela, on ne pouvait pas non plus augurer de son passé par le présent, et conclure, de ce qu'il travaillait peu aujourd'hui, qu'il n'eût pas jadis travaillé beaucoup. D'ailleurs, le témoignage des témoins, relatif à l'identité du personnage était plus que jamais indécis. Finalement, Bannes prouva un alibi et fut relâché… »

 

Max, dont les regards ne discontinuaient pas d'aller de Clément à Rosalie, les voyait actuellement suivre, avec une tension d'esprit excessive, ces détails de cour d'assises, qui produisaient, notamment sur Rosalie, des impressions poignantes qu'elle essayait vainement de dominer. L'inquiétude, la douleur, l'épouvante, devenaient à chaque instant plus visibles sur son visage.

« Il arrive fréquemment en justice, ajouta M. Durosoir, qu'un homme est renvoyé d'une accusation sans que pour cela il soit absolument innocenté à nos yeux. Attendu que Bannes ne m'avait nullement satisfait sur l'origine de sa petite fortune, j'étais bien décidé à ne pas le perdre tout de suite de vue. J'usai d'un procédé bien simple. Pendant plusieurs mois, sans qu'il s'en doutât, je fis tenir un journal exact, quotidien, de l'emploi de ses journées, de ses heures de travail et de ses dépenses. Quand, vérification faite de son actif et de son passif, il fut raisonnable de croire à l'épuisement de ses ressources, je tombai chez lui à l'improviste.

« J'eus quelque peine à cacher mon étonnement à la découverte, dans le même meuble, dans le même tiroir, à la même place, d'une somme plus élevée que la première de deux ou trois pièces d'or. Les époux, cette fois encore, me répondirent : Ce sont nos économies. Mais séance tenante, mon procès-verbal à la main, je les fis pâlir tous les deux avec mes calculs : « Bannes avait travaillé tant d'heures, touché tant et dépensé beaucoup plus qu'il n'avait gagné ; donc, rigoureusement, à moins que deux et deux ne fissent plus quatre, non-seulement ils ne devaient pas avoir d'économies, mais il fallait encore forcément qu'ils eussent des dettes. » La femme ne sut que répondre, tandis que son mari, plus ingénieux, prétendit bientôt être rentré dans des fonds prêtés. À qui ? À un camarade. Son nom ? Il en inventa un. Où est-il ? En voyage. C'était dérisoire. Cependant, je savais aussi que dans le temps qu'on l'avait surveillé, mon homme n'avait non plus commis aucun méfait. Partant de là, ou la logique n'était plus la logique, ou, sans chercher plus loin, Bannes, dans la chambre même où je me trouvais, devait avoir quelque part une mine d'argent plus ou moins inépuisable.

« Je donnai l'ordre de mettre les tiroirs sens dessus dessous, de fouiller les matelas, de déplacer tous les meubles, et j'eus l'indicible satisfaction de constater que mes prévisions étaient justes. Dans un panneau de la boiserie, masquée en cet endroit par une lourde commode, avait été grossièrement pratiquée une petite cachette au fond de laquelle gisait une somme de neuf mille francs à peu près, partie en or, partie en billets de banque. »

Clément avait les apparences d'une figure en cire ou encore d'une statue peinte ; Rosalie devenait livide et paraissait lutter contre un malaise mortel : on voyait, de temps à autre, Mme Thillard se pencher vers elle avec inquiétude et s'informer de son état.

« Arrêtés tous deux et mis séparément au secret, reprit le magistrat à la suite d'une nouvelle halte, le mari et la femme se renfermèrent longtemps dans un silence absolu. La femme, toutefois, n'était pas de bronze comme son mari ; dans la solitude, sa fermeté fléchit peu à peu. Deux mois n'étaient pas écoulés, qu'elle tombait sérieusement malade. Sur ma recommandation, on lui prodigua les soins, et l'aumônier de la prison la visita souvent. Le remords, qui entamait enfin l'endurcissement de cette malheureuse, occasionnait en elle des luttes terribles. Dans la prostration du désespoir, elle suffoquait parfois de sanglots et emplissait sa cellule de plaintes déchirantes. À voir ses traits décomposés, ses yeux caves, son amaigrissement, je commençais à craindre qu'elle n'emportât son secret dans la tombe, quand, un jour où j'y pensais le moins, m'ayant fait appeler, elle me révéla, avec des flots de larmes et les marques d'un profond repentir, ce que, certes, je ne m'attendais guère à savoir… »

Pendant que d'un côté Rosalie oscillait convulsivement comme si des serpents lui eussent rongé les entrailles ; de l'autre, une agitation, comparable à un feu souterrain, se manifestait à cette heure chez Clément et paraissait sur le point de le faire éclater. Près de conclure, M. Durosoir ajoutait à l'effet de son dénoûment par un accent plus ferme et quelques gestes pathétiques. Il dit :

« Vous présumez sans doute, comme moi-même je l'avais cru jusqu'à ce jour, que Bannes avait trempé dans le crime de la rue Saint-Jacques. Là est l'erreur ! Il n'avait rien de commun avec l'assassin de la vieille femme…

« Souvenez-vous, cependant, du vieillard dont la mort avait été mise sur le compte d'un suicide. C'était un avare. L'histoire en est fort commune. Sa mendicité ostensible avait pour double but de défendre un petit trésor et de l'accroître. Bannes et sa femme étaient ses voisins. Un léger bruit métallique qui plusieurs fois, la nuit, avait retenti chez Lequesne et attiré leur attention, avait éveillé en eux une convoitise indomptable. Le crime semblait à ce point aisé, qu'ils cédèrent à la tentation. La femme, étant parvenue à apprivoiser l'avare jusqu'à lui faire accepter de temps en temps un bouillon ou un verre de tisane, lui servit un soir, en dissolution dans un liquide quelconque, un narcotique puissant. Le mari et la femme profitèrent du sommeil léthargique de Lequesne pour pénétrer chez lui, enlever le trésor qu'il cachait dans un coin de son matelas, boucher toutes les issues et allumer deux fourneaux. Ils étaient ensuite sortis, avaient tourné deux fois la clef dans la serrure et avaient glissé cette clef sous la porte. Vous prévoyez le reste.

« Mais que dire du hasard ? Est-ce trop que d'y joindre l'épithète providentiel ? Deux années avaient passé sur ce crime ; il n'y avait pas apparence qu'on dût jamais le découvrir. Dans le nombre des criminels, on en conviendra, Bannes, plus raisonnablement que pas un, pouvait se flatter de l'impunité. Eh bien, non. Il fallait que, par l'enchaînement des circonstances les plus singulières, il fût arrêté pour un crime qu'il n'avait pas commis, et convaincu d'un assassinat qui semblait devoir échapper toujours à la justice des hommes !…

– Ah ! mon Dieu, s'écria Mme Thillard sur ce dernier mot, Mme Rosalie se trouve mal !… »

En effet, Rosalie, blanche à faire peur, fermant les yeux, inclinant la tête, s'affaissait sur elle-même et offrait ainsi tous les symptômes de la mort.

Clément bondit. D'un trait il fendit les groupes qui se pressaient autour de sa femme, la souleva dans ses bras comme il eût fait d'un liège, et se précipita dans sa chambre à coucher en faisant signe impérieusement qu'il ne voulait pas être suivi.

La réunion, actuellement, était enveloppée comme d'une gaze noire ; les uns et les autres ne croyaient pouvoir moins faire que de s'entreregarder d'un air contristé. Le juge d'instruction surtout, qui craignait d'avoir provoqué ce douloureux incident, marquait une désolation sincère. La porte de la chambre à coucher ne roula pas plutôt sur ses gonds, qu'il y courut. Peu s'en fallut qu'il ne heurtât Clément qui rentrait seul. Ces deux hommes s'arrêtèrent simultanément l'un devant l'autre. Immobiles, roides, muets, à l'instar de deux automates, ils se regardèrent quelques instants au visage, dans les yeux. Destroy, qui les voyait tous deux de profil, observa avec un âpre intérêt le jeu étrange du masque de Clément. Son œil, grand et fixe, était plein d'épouvante ; les ailes de ses narines se dilataient à se rompre ; il serrait les mâchoires et les faisait craquer ; enfin, l'eau suintait au travers de sa chair, et si robuste qu'il fût, on eût dit qu'il allait tomber de faiblesse. Mais, sans qu'il s'en doutât, le verre éclatant de ses lunettes dérobait les angoisses auxquelles il était en proie à ceux qui le considéraient de face. Il est au moins certain que M. Durosoir était loin d'avoir une pensée d'inquisition quelconque. Son inquiétude au sujet de Rosalie le troublait et lui fermait momentanément la bouche. Quinze secondes tout au plus, et il retrouvait la parole pour demander d'un air de compassion :