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L'assassinat du Pont-rouge

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Chapitre 6. Son portrait en pied

Il prit en cet endroit un ton plus décidé.

« Tu es convaincu, toi, fit-il, que nous naissons avec le sentiment du bien et du mal, qu'il est un Dieu, une Providence ; tu es la proie, en un mot, de toutes ces inepties hyperphysiques à l'aide desquelles on exploite les niais. Que ne puis-je t'arracher de désastreuses illusions et te soustraire du nombre des dupes ! Regarde-moi ! c'est ma jouissance et mon orgueil : outre que je suis une négation vivante, agissante et prospère de ces croyances et de ces préjugés, fut-il jamais exemple plus éclatant du triomphe de l'ignominie habile sur ce qu'on appelle honnêteté, droiture, vertu ?… »

Il s'arrêta d'un air interrogeant, et continua bientôt avec une animation croissante :

« Tu m'as dit quelquefois que j'étais meilleur que je ne me faisais. C'est me connaître mal. Je ne suis pas un fanfaron de vices, non, certes ; aussi peux-tu me croire quand j'affirme que, si mauvaise que soit ma réputation, je vaux encore mille fois moins qu'elle. En passant la revue de tous ces actes qualifiés crimes par les hommes, je serais en peine d'en trouver un que je n'ai pas commis. Mon orgueil et mon égoïsme sont sans bornes ; je sacrifierais, à l'occasion, le monde entier à la moindre de mes fantaisies. J'ai été beaucoup aimé, et je n'ai jamais aimé personne. Pendant nombre d'années, je n'ai vécu que de dettes. J'en faisais d'autant plus volontiers que je ne pensais pas pouvoir les payer jamais. J'ai puisé sans scrupule dans la bourse de mes amis, et je ne puis pas dire que je me sois jamais employé efficacement pour aucun d'eux. J'ai fait plus : je les ai diffamés dès qu'ils ne pouvaient plus ou ne voulaient plus me rendre service. Enfin, non content d'exploiter, de duper sciemment tous les gens que j'ai trouvés sur mon chemin, je me suis complu dans les plus ignobles débauches, je me suis roulé complaisamment dans la fange. Je n'ai pas même reculé devant l'infamie de vivre aux dépens de plusieurs femmes… »

En cet instant, sous l'empire d'une exaltation à chaque instant plus vive, il se leva et arpenta son cabinet à grands pas.

« L'idée de Dieu, poursuivit-il, n'a pas une seule fois été émise devant moi, que je n'aie sur-le-champ proféré un blasphème : je l'ai maudit, défié ; ce Dieu ; j'eusse voulu croire à son existence, afin d'être convaincu qu'il entendait ces blasphèmes et ces provocations ; j'ai souhaité de revenir au temps où l'on vendait son âme… Regarde-moi ! »

Debout devant Max, les bras croisés sur la poitrine, le visage livide, les traits contractés, l'impudence sur le front, Clément faisait peur à voir. Il ajouta :

« Moi, pétri d'iniquités, gâté jusqu'à la moelle, chargé de souillures ; moi, dont chaque molécule est un vice ; moi, plus criminel que pas un de ceux qu'on livre aux bourreaux et qu'on jette dans les prisons, il m'a suffi de prendre un rôle ignoble, de simuler des sentiments que j'exècre, de consentir à être plus infâme que je n'étais, pour passer de la misère à l'aisance, pour conquérir la sécurité, pour être heureux !… »

Destroy exprimait des doutes en branlant la tête d'un air plein de tristesse.

« Je pourrai être soumis aux douleurs physiques, dit encore Clément ; quant aux douleurs morales, je n'en veux point avoir, et je n'en aurai point. Je serai heureux ! moi, le plus indigne des hommes au point de vue social, pendant que toi, pauvre Maximilien, aussi honnête que je le suis peu, tu vis et vivras misérable, déchiré de mille supplices, humilié, insulté et calomnié par des gens de mon espèce. »

Ce qui était contradictoire, il disait : Je serai heureux ! de la manière dont on dit : Ah ! que je souffre ! Max ne lui en fit pas moins remarquer que son bonheur d'aujourd'hui, fût-il réel et profond, ne lui permettait d'aucune façon de préjuger celui de l'avenir.

« Ce que je tiens, s'écria Clément, il n'est pas de puissance humaine qui puisse faire que je m'en dessaisisse. Quant aux idées qui prétendraient me troubler intérieurement, j'en connais trop bien la source artificielle pour manquer jamais de la force de les fouler aux pieds. Craindrais-je les hommes ? Rien n'est plus facile que de leur en imposer. Je mentirai effrontément en leur présence, je me montrerai à eux tel qu'ils veulent que je sois, et j'aurai leur considération.

– Es-tu donc aussi assuré contre l'impuissance de vivre avec toi-même ? demanda Destroy.

– Après ? fit Clément. Je serai toujours le maître de mettre un terme à une vie insupportable. Las de jouissances ou d'ennuis, j'embrasserai la mort, je me plongerai dans le néant, je m'endormirai d'un sommeil éternel.

– Qu'en sais-tu, dit Max avec commisération.

– Un Dieu ne saurait être ! répliqua Clément d'un ton de véhémence indicible. D'où sortirait-il ? Pourquoi serait-il plutôt Dieu que moi ? D'ailleurs, ce Dieu qui connaîtrait le passé et l'avenir, qui embrasserait absolument toutes choses d'un coup d'œil, pour lequel il ne saurait y avoir ni joie, ni peine, ni imprévu, serait saisi d'un ennui incommensurable et mourrait de son éternité même… »

Destroy, qui savait par cœur ces tristes arguments, ne connaissait rien de plus affligeant que de discuter avec des hommes capables de s'y arrêter.

« Ils traitent de visions, disait-il, tous les élans de l'âme et soumettent leur esprit au joug du plus vulgaire bon sens. Ils ont bientôt fait de trouver qu'il n'y a rien en dehors d'eux, que ce qu'ils ne conçoivent pas ne saurait exister, que, partant, l'inconnu est leur égal ; de ne croire enfin qu'à ce qu'ils touchent et de s'écrier : Dieu n'est pas ! parce que, dans l'étroitesse de leur cerveau, ils ne sauraient concevoir comment il peut être.

– La douleur me fera nier éternellement Dieu, s'écria Clément au paroxysme de l'exaltation. Je te le déclare, je ne serais condamné qu'à souffrir quinze jours d'un petit caillou dans mon soulier, que je dirais opiniâtrement : « Non, IL n'est pas. »

– Je ne saisis pas le rapport, dit Max. En quoi la douleur implique-t-elle la non-existence d'un Dieu ? C'est parler comme une harengère : Si Dieu existait, souffrirait-il cela ? La douleur existe, c'est un fait ; reste à savoir si, essentiellement, elle est un bien ou si elle est un mal, pourquoi elle existe, à quoi elle sert. Quant-à-moi, je l'avoue, sans elle, je ne me rends compte de la possibilité d'aucune existence. Elle est la force de cohésion qui soude l'un à l'autre les atomes de la matière. Elle est le souffle, l'âme, la conservatrice, non pas seulement de tout ce qui vit, mais encore de tout ce qui végète. Sans elle, ces myriades de trompes capillaires, par où l'arbre aspire la sève, deviennent inertes, et l'arbre périt ; sans elle, la fleur oublie de tourner son calice au vent chargé de pollen et se dessèche dans la stérilité. Son action sur nous est encore plus saisissante. Langues, arts, sciences, industries, elle est l'origine, la source de toutes les merveilles que l'homme doit aux hommes. Elle est l'aiguillon infatigable qui nous inquiète dans l'inaction et nous jette dans le chemin de la perfectibilité. Elle nous féconde, elle est la mère des grandes pensées et des grandes actions. Beaucoup de ceux qui sont grands parmi les hommes sont fils de la douleur, à ce point qu'on pourrait dire : Celui-là sera le plus grand parmi vous qui aura le plus souffert. Aussi, les gens de bonne volonté, qui, pleins d'enthousiasme, se sont levés avec l'ambition de soustraire l'homme à la douleur, outre qu'ils ont échoué devant l'impossible, me semblent-ils, si grand qu'ait été leur génie, avoir prouvé plus de sentiment que de pénétration.

– C'est trop fort ! s'écria Clément avec une sorte de fureur. Comment ! tu t'estimes heureux de souffrir ! Comment ! un désir légitime que tu ne peux contenter te réjouit ! Comment ! les préventions ineptes sous lesquelles tu succombes te remplissent de joie !

– Le cheval qu'on éperonne, répliqua Destroy, ou qu'on cingle avec un fouet, n'est pas heureux ; mais il va plus vite. Combien de fois ne me suis-je pas écrié : « Ô mes amis ! à force de me dédaigner, de ne me compter pour rien, de me juger à tort et à travers, vous me contraindrez à faire des chefs-d'œuvre. »

– N'allons pas plus loin, fit Clément hors de lui ; le sang bout dans mes veines, je ne sais à quoi l'exaspération pourrait me porter. Si tu n'étais pas mon ami, je t'aurais déjà broyé dans mes mains. Comment veux-tu qu'en présence d'aussi révoltantes opinions, je ne crie pas de toutes mes forces : « Je suis athée ! »

– Tu crois l'être.

– Aurais-tu la prétention de voir plus clair en moi que moi-même.

– Oui, certes ; car tu rappelles une lanterne sourde devant laquelle on a tiré le volet : celui-là même qui la porte ne peut pas voir la lumière qui est dedans.

– Ma conviction est telle, continua Clément, que je suis prêt à en tirer toutes les conséquences possibles. Il n'est au monde de respectable et de désirable que l'argent, et il n'est d'obstacle pour s'en procurer que la loi qu'il faut défendre jusqu'au jour où l'on peut la violer impunément. Le reste n'est que préjugé. Oui, oui, je l'atteste, demain je pourrais, sans encourir de peine, prendre un million dans la caisse d'un banquier, que je le ferais sans balancer.

– Que ne mets-tu tout de suite un meurtre à la place d'un vol ? » fit Destroy croyant lui causer de l'embarras.

Clément hésita en effet ; mais son audace eut promptement le dessus. Avec une énergie sourde :

« Si un assassinat pouvait m'enrichir, dit-il, et que l'impunité me fût assurée, pourquoi ne le ferais-je pas ? »

Max, par ses gestes, marquait la plus profonde incrédulité.

« Je m'obstine, dit-il avec l'accent de la conviction, à ne voir là que de monstrueuses fanfaronnades. On s'enivre avec des idées comme avec du vin, et tu es à ce degré d'ivresse où l'on ne se connaît plus.

 

– Tu tiens toujours, à ce qu'il paraît, dit Clément dont la chaleur de tête se tempéra tout à coup pour redescendre à la glace, à ce que je sois moins mauvais que je ne le prétends. Garde ton illusion : mon désir de te l'enlever ne va pas présentement jusqu'à me commander des aveux plus complets. Sache seulement, pour ta gouverne, que mon scepticisme est d'autant plus inébranlable que mon repos en dépend, et que, de par ma seule volonté, tes plus solides preuves n'auront jamais à mes yeux même l'importance des bulles de savon. »

Destroy regarda Clément avec surprise. Il se défendit d'avoir voulu prouver quelque chose. Il était d'avis qu'en métaphysique on ne prouve rien, ou, mieux, qu'on prouve tout ce qu'on veut, le pour et le contre, avec une égale force, et que le simple sentiment remporte souvent sur mille preuves rationnelles.

« Au lieu de discuter avec toi, ajouta-t-il, j'eusse mieux fait de me borner à une simple observation. Si notre penchant nous porte à mal faire, notre intérêt nous commande de bien agir. À un moment donné de notre vie, cela est infaillible, de la somme de nos actions découle pour nous une moyenne de joie ou de peine en rapport rigoureux avec la qualité de ces mêmes actions. Mme de Maintenon reconnaissait évidemment la vérité de cela quand elle disait : Il y a dans la droiture autant d'habileté que de vertu. »

Chapitre 7. Mme Thillard chez Clément

Tout en Clément était étrange et inexplicable : son mariage, sa manière de vivre, sa préoccupation des jugements d'autrui à l'égard de son aisance, son affectation à en expliquer l'origine, jusqu'au tressaillement qu'il éprouvait dès qu'on sonnait à sa porte. Si Max réussissait à voir de l'exagération dans la perversité dont son ami faisait parade, il ne parvenait pas aussi aisément à se tranquilliser au sujet du mystère qui en imprégnait, pour ainsi dire, les actions et le langage. Il l'avait revu plusieurs fois, et s'était senti plus empêché à l'issue de chaque visite. En d'autres instants, las de conjecturer, il aimait à croire sa pénétration en défaut, et se persuadait qu'il n'y avait pas dans l'histoire de Clément autre chose que les détails bien assez scandaleux déjà que celui-ci en racontait. Au reste, il gardait pour lui ses observations et ses doutes. Se flattant peut-être de voir Clément venir un jour à résipiscence, il n'en parlait même jamais que pour en faire valoir l'heureuse transfiguration. Il eut, à cause de cela, une nouvelle et assez aigre altercation avec de Villiers.

« Il paraît, dit de Villiers, que vous avez renoué avec lui ?

– Vous ne le reconnaîtriez pas, dit Max, tant il est changé.

– Serait-il malade ? demanda de Villiers d'un ton sarcastique.

– Il est marié, il travaille, il vit tranquille chez lui.

– En voilà pour combien de temps ? continua de Villiers du même ton.

– Ainsi, fit Destroy, votre intolérance ne souffre même pas que vous admettiez le repentir ?

– Des gens de cette espèce ne se repentent jamais !

– Qu'en savez-vous ? répliqua Max sourdement irrité. À cet égard, rien ne m'étonnerait moins que de vous prendre un jour en flagrant délit de contradiction… »

À quelque temps de là, Destroy rencontra Rodolphe qui lui dit :

« Eh bien, le Pactole coule donc décidément chez l'ami Clément ?

– Il est plus heureux, je crois, repartit Max ; est-ce là ce que tu veux dire ?

– Y dîne-t-on bien ?

– Rien n'empêche que tu n'ailles t'assurer de cela par toi-même. »

Max n'avait pu voir Rosalie qu'après avoir été diverses fois chez Clément. À la vue de cette pauvre femme, il n'avait pas été moins frappé de surprise qu'ému de pitié. Rosalie, eu égard à sa nature de blonde, à ses traits fins et réguliers, à son tempérament froid, semblait destinée à conserver longtemps sa jeunesse et sa fraîcheur. Quand, deux années auparavant, elle resplendissait encore de tous les charmes extérieurs que peut envier une jeune femme, rien ne pouvait donc autant surprendre Destroy que de la retrouver pâle, amaigrie, exténuée, prête, en quelque sorte, à rendre le dernier soupir, et cela, sans qu'il fût possible de préciser sa maladie ou seulement son mal. Son œil, autrefois d'un bleu magnifique et d'une limpidité juvénile, était actuellement pâle et s'éteignait ; ses lèvres, dont jadis le rouge vif rappelait la fleur du grenadier, devenaient violettes et dessinaient une ligne sans grâce ; ses cheveux s'éclaircissaient et ne suffisaient déjà plus, en plusieurs endroits, à cacher la tête. On songeait à l'oiseau au moment de la mue, au rosier à l'automne, avec cette différence qu'il ne paraissait pas que la pauvre femme dût jamais reprendre des forces et refleurir.

Cependant la visite de Max, qu'elle accueillit avec effusion, eut momentanément sur elle une influence salutaire. Elle sortit de la torpeur où elle était plongée ; son visage s'éclaira de joie, ses lèvres sourirent mélancoliquement, le sang coula sous sa peau avec plus de vivacité. Sa langue aussi se délia pour causer avec son ami, le questionner avec intérêt sur sa position et lui rappeler certains épisodes du passé. « Vous souvenez-vous de ceci, cher Max ; vous souvenez-vous de cela ? » disait-elle. Et sa figure respirait un attendrissement mêlé de regret, et des larmes apparaissaient aux bords de ses paupières. Clément les écoutait d'un air dédaigneux ou les raillait impitoyablement de leurs souvenirs. Rosalie parla ensuite de son enfant avec une tendresse passionnée. Son grand regret était de ne pas pouvoir le nourrir. Elle devait se contenter d'en avoir des nouvelles hebdomadairement. Il était en nourrice à Saint-Germain.

« Un jour, dit-elle à Destroy, nous irons le voir ensemble.

– À la bonne heure, dit Clément ; tâche d'aller mieux ; nous ferons tous les trois cette promenade. »

Rosalie, que sa faiblesse habituelle rendait incapable de bouger et qui mangeait à peine, avoua bientôt que depuis longtemps elle ne s'était trouvée aussi bien. Elle eut effectivement la force de faire quelques pas et de s'asseoir à table. Son mari en marqua beaucoup de joie ; il dérida son front et laissa glisser de ses lèvres quelques saillies de son ancien répertoire. Rosalie, qui attribuait le bien-être exceptionnel qu'elle goûtait à la présence de Destroy, épuisa les témoignages de la plus tendre amitié envers lui, et le supplia, dès qu'il pensa à s'en aller, de ne pas tarder à revenir.

« Venez dîner avec nous tous les jours, si vous voulez, ajouta-t-elle, ne vous gênez pas ; ce n'est pas du plaisir, c'est du bonheur que vous nous causerez. »

Clément, avec l'accent de la franchise, confirma pleinement ce que disait sa femme.

À dater de ce moment, Max fit de fréquentes apparitions dans cet intérieur. À dire vrai, sa venue qui, dans le principe, agissait si heureusement sur Rosalie, perdit sensiblement de son efficacité. Il crut remarquer que la pauvre femme ne redoutait rien autant que la solitude, et que ses nombreuses rechutes provenaient surtout du manque de distractions. Il en parla à Clément. Celui-ci déplorait son impuissance à y remédier. À cause de sa place, il ne pouvait rester auprès de Rosalie plus qu'il ne faisait. Elle était d'ailleurs trop faible pour qu'il songeât à la conduire soit au théâtre, soit à la promenade. Du moins espérait-il pouvoir prochainement la mettre à même de se distraire sans quitter la maison.

En effet, quelques mois plus tard, ayant touché les premiers bénéfices d'une opération commerciale qu'il détailla minutieusement à son ami, il s'empressa de réaliser le plan qu'il avait lentement mûri dans sa tête. Il loua, rue de Seine, au second d'une maison magnifique, un bel appartement qu'il garnit de meubles neufs, commodes et élégants. Tout en effectuant ces dépenses, il s'accusait de faire des folies et ajoutait qu'au cas de la plus légère déception dans ses entreprises, il pouvait se trouver dans les plus graves embarras. Aussi reculait-il devant l'énormité du prix d'un piano, malgré son envie immodérée d'en avoir un. Max vint à son aide. Il le mit en rapport avec un facteur qui, à la suite de quelques informations, consentit à lui livrer un excellent instrument en échange de billets payables de trimestre en trimestre.

Clément se préoccupa alors d'une maîtresse de musique pour Rosalie, et Destroy pensa naturellement à Mme Thillard. Son intimité avec cette dernière devenait chaque jour plus étroite ; il en était déjà au moins l'ami le plus aimé. Après s'être concerté avec elle, il la proposa à Clément pour donner des leçons à sa femme.

« Ce n'est pas seulement une bonne musicienne, ajouta-t-il, c'est encore une femme charmante que Rosalie, j'en suis sûr, sera bien aise de connaître. »

Clément fit sur-le-champ une supposition injurieuse à laquelle Max dédaigna de répondre. Il fut ensuite convenu que la protégée de celui-ci viendrait deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, à raison de cinq francs le cachet.

Les leçons, au début, se succédèrent assez régulièrement. Rosalie, sans avoir de grands moyens, s'appliqua avec fièvre à cette étude et y fit des progrès rapides. Malheureusement, l'état toujours plus chancelant de sa santé la contraignit bientôt de ralentir son zèle, et Mme Thillard ne tarda pas à se trouver fréquemment en présence d'une élève incapable de l'entendre. Les choses en vinrent à ce point que Clément dit à Max : « Deux leçons par semaine fatiguent ma femme, elle n'en prendra plus qu'une. Au lieu de celle du vendredi, si cela te convient, tu apporteras ton violon et tu feras de la musique avec ton amie. Je donnerai à chacun de vous un cachet en échange. » À cause de la gêne dont Clément ne cessait pas de se plaindre, Destroy n'accepta des honoraires que vaincu par la persistance opiniâtre de Clément et de Rosalie.

Mme Thillard consentit volontiers à ces nouveaux arrangements.

De véritables soirées musicales devaient prochainement résulter de ces séances intimes.

Mme Thillard n'avait traité directement dans aucune de ces négociations ; Max, son fondé de pouvoir, l'avait toujours remplacée, et, par le fait de l'habitude, il ne l'avait encore désignée que sous le prénom de Mme Henriette. Un matin, Clément, devant sa femme, dit à Max qui déjeunait avec eux : « Ah ça ! tu ne nous as pas encore dit le nom de ton amie la musicienne.

– C'est singulier, » répondit Destroy. Il ajouta aussitôt : « Mme Thillard-Ducornet. »

Ce nom fut un coup de foudre pour le mari et la femme ; tous deux tressaillirent, notamment Rosalie, qui, moins maîtresse d'elle-même, faillit se trouver mal.

« Comment ! s'écria Clément en regardant Max avec stupeur, la femme de cet agent de change qui a été assassiné ?

– Non, qui s'est noyé, » fit observer Destroy.

Tout à coup, Rosalie, frappant dans ses mains, éclata de rire, mais d'un rire forcé et convulsif, tandis que son mari, l'air hébété, reprenait précipitamment :

« Oui, c'est ce que je voulais dire, noyé. On l'a repêché, si je ne me trompe, dans les filets de Saint-Cloud.

– Est-ce que tu l'as connu ? demanda Max.

– Pardieu ! fit Clément qui recouvra subitement son sang-froid. Juge toi-même si j'ai lieu d'être surpris : Thillard-Ducornet est précisément l'agent de change chez lequel j'ai été garçon de recettes.

– Effectivement, dit Max stupéfait à son tour, la rencontre est on ne peut plus étonnante.

– Et je riais, dit Rosalie, en songeant combien la fortune est drôle. Voici une femme qui jadis n'eût pas voulu de moi pour sa femme de chambre et qui est aujourd'hui ma maîtresse de piano. »

Destroy, qui ne s'était pas aperçu que Rosalie fût vindicative, ne put, sans étonnement, l'entendre parler ainsi.

« Le fait est, dit Clément enchérissant sur sa femme, que ce jeu de bascule a quelque chose de comique. »

Max fut d'avis que, par ménagement pour Mme Thillard, loin d'ébruiter cette circonstance, il fallait la tenir dans le plus profond secret.

« C'est justement ce que j'allais te dire, » répliqua Clément…