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La Nation canadienne

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CHAPITRE XVI
POPULATION CANADIENNE-FRANÇAISE
DANS LES PROVINCES DE QUÉBEC ET D'ONTARIO

La merveilleuse multiplication de la population canadienne est devenue presque proverbiale. Tout le monde a entendu parler de ces familles de quinze ou vingt enfants qui fleurissent sur les bords du Saint-Laurent. Tout le monde connaît aussi cette curieuse coutume qui veut que le vingt-sixième soit élevé aux frais de la commune. Ces faits sont dans toutes les bouches, ont été relatés dans tous les récits de voyage, et reproduits par tous les journaux.

En 1890, l'Assemblée législative de Québec vota une loi accordant une certaine quantité de terres à tout chef de famille père de douze enfants vivants. L'année suivante, plus de 1,500 demandes étaient déjà enregistrées81. Dix-sept avaient pu être émises dans une seule paroisse!

Inutile d'insister sur un fait si universellement connu. Il suffira de donner ici quelques chiffres pour montrer que non seulement la population canadienne augmente, mais qu'elle augmente d'une façon bien plus rapide que celle de tous ses voisins, anglais, américains ou autres.

Dans la province de Québec, les Canadiens, que nous avions laissés, en 1763, au nombre de 68 à 70,000, s'élèvent aujourd'hui au chiffre de 1,200,000. La population totale de la province étant de 1,500,000 habitants, le chiffre laissé pour les Anglais n'est pas bien fort, on le voit. Et cependant, si faible qu'il soit déjà, chaque recensement décennal indique, d'une façon continue, une diminution constante de leur nombre relativement à celui des Canadiens.

En 1851 les Anglais formaient les 25,49 p. 100 de la population.

En 1861 – 23,68 —

En 1871 – 21,93 —

En 1881 – 20,98 —

En 1891 – 20,00 – 82

Ces chiffres se passent de tout commentaire. Il peut être intéressant pourtant d'en suivre le détail dans certaines régions de la province de Québec. Il en est dans lesquelles est groupée d'une façon toute spéciale la population anglaise, qui ont été ouvertes et colonisées par elle. Voyons ce qui s'y passe.

La principale et la plus connue de ces régions est celle des cantons de l'Est, peuplés, à la suite de la guerre d'Amérique, par quelques-uns des loyalistes réfugiés au Canada. Jusqu'en 1830 environ, la population y demeura exclusivement anglaise; pas un Canadien n'avait pénétré dans ces régions où sa langue était inconnue, qui portaient des noms anglais et s'appelaient des Townships, des Trompe-chipes comme ils disaient, faute de pouvoir mieux prononcer cette désignation étrangère.

Mais un moment arriva où les Canadiens furent contraints de sortir des vieilles seigneuries françaises, devenues trop pleines, et, dès lors, la nécessité les poussa à chercher des terres dans les cantons anglais; ils osèrent aborder de front ces noms terribles qui les avaient effrayés; ils surent d'ailleurs tourner la difficulté, et dans une bouche canadienne, Sommerset devint Sainte-Morisette, et Standfold se changea en Sainte-Folle. En même temps qu'ils en altéraient les noms, ils changeaient de fond en comble la situation ethnographique de la contrée, si bien que, partis de 0 en 1830, ils formaient, en 1881, 63 pour 100 de la population des cantons de l'Est83.

Une à une dans cette région les municipalités, autrefois anglaises, deviennent des municipalités françaises: «La langue anglaise, dit le journal anglais le Witness, du 22 juillet 1890, a été abolie dans une partie du canton de Stanbridge (comté de Missiquoi), maintenant appelé Notre-Dame de Stanbridge; elle est à la veille d'être abolie dans une partie du canton de Whitton (comté de Compton). Dans dix ans, que seront devenus les cantons de langue anglaise dans l'Est?»

Même résultat au point de vue des élections politiques. Sur les soixante comtés ou divisions électorales existant dans la province de Québec, treize présentaient encore, il y a quelques années, une majorité anglaise; elles sont aujourd'hui réduites au nombre de six84; dans les cinquante-quatre autres, les Canadiens dominent.

Les villes elles-mêmes, où l'élément anglais, attiré par l'industrie, le commerce et les affaires, avait afflué bien plus que dans les campagnes, sont peu à peu reconquises par les Canadiens.

A Montréal la population comprenait:

450 Français sur 1,000 habitants en 1851

482 – 1861

530 – 1871

559 – 1881

576 – 189185.

Tels sont les progrès, indéniables et flagrants, des Canadiens dans la province de Québec. Suivons-les dans les autres provinces de la Confédération.

Dans la province d'Ontario elle-même, peuplée entièrement, comme nous l'avons dit plus haut, par les descendants des loyalistes, – milieu hostile certes à l'élément français et catholique, – les Canadiens se sont fait une place et l'agrandissent chaque jour. Peu à peu ils ont acheté des terres dans la province anglaise, et partout où ils s'établissent ils tendent à supplanter et à remplacer leurs voisins de sang étranger, moins actifs, moins patients et surtout moins prolifiques. De l'aveu même de leurs rivaux, le taux de la natalité des Canadiens est bien plus fort et bien plus continu que chez les Anglais: «Le Canada anglais, dit M. Johnson, directeur du recensement de 1891, n'a pas échappé au courant d'abaissement dans la natalité qui se fait sentir aux États-Unis, et les naissances y ont diminué à mesure que montent les gages et que se propage l'instruction. Le nombre des membres de la famille moyenne a baissé depuis vingt ans dans Ontario. En 1871, la famille ontarienne comptait en moyenne 5,54 personnes. En 1881 elle n'en compte plus que 5,24, et 1891 la réduit à 5,1086.» Cette décadence ne se fait pas sentir dans la famille canadienne-française, et les Canadiens gagnent d'une façon constante sur leurs voisins. Dans cette province d'Ontario où ils n'avaient, il y a cinquante ans, aucun représentant, ils comptaient déjà en 1871 pour 4 pour 100 de la population totale; ils atteignaient 5 pour 100 en 1881. Là, comme dans les cantons de l'Est, ce mouvement est une véritable conquête.

Il est plus apparent encore si on l'étudie dans les comtés d'Ontario limitrophes de la province de Québec, les plus à portée, par conséquent, d'être envahis par l'élément canadien. Dans l'ensemble des huit comtés orientaux d'Ontario, la proportion des Canadiens était en 1871 de 13 pour 100; elle est passée à 22 pour 100 en 188187. Dans les comtés de Prescott et de Russell, ils tiennent même la majorité et envoient au parlement provincial de Toronto deux députés canadiens. Ils sont nombreux encore dans le comté d'Essex, limitrophe de la rivière de Détroit, à l'extrémité opposée de la province, et sont en voie d'occuper encore les régions septentrionales du lac Supérieur, dédaignées jusqu'ici par les Anglais.

La presse anglaise d'Ontario, qui ne se pique pas de sympathie pour les Canadiens-Français, ne peut cependant nier leurs progrès. Un journal de Toronto, le Mail, terminait ainsi un de ses articles: «Nous nous plaignons, non sans raison, de nous sentir envahis par nos voisins; mais au lieu de nous répandre en plaintes stériles et en invectives irritées et irritantes, observons ce qu'ils font, et faisons en même temps un retour sur nous-mêmes. Il est inutile de chercher à conquérir par la violence, ou par des règlements, ce que l'on peut acquérir par la raison et par le travail; si les Canadiens forment des établissements agricoles prospères, s'ils réussissent mieux que nos cultivateurs à y vivre heureux et contents, c'est qu'ils ont sans doute quelques procédés ou quelques qualités qui sont cause de leurs succès. Pour nous, il nous semble qu'ils sont plus sobres que les nôtres, plus économes aussi de leur argent, et en même temps moins économes de leur travail et de leurs soins; ils recherchent moins les distractions hors de leurs familles; ils ont enfin plus de modération dans les habitudes de leur vie, dans leurs désirs et dans leurs visées.

 

«Est-ce que nous pourrions, par contrainte ou par artifice, allonger notre taille d'une coudée? Comment donc espérer que nous puissions par ordonnance ou par violence ajouter un atome de force à notre faiblesse, si celle-ci est réelle? C'est notre impuissance, en effet, qu'il faut modifier, et non pas la puissance de nos associés qu'il faut abattre. Ne cherchons donc pas à dénigrer ceux-ci, mais bien plutôt à nous perfectionner. Si nous le voulons bien, nous réussirons tout comme eux; mais si nous ne savons pas, si nous ne pouvons pas modifier nos habitudes et notre existence, à quoi servirait-il d'inventer de vaines formules ou de créer des associations? Si notre énergie est défaillante, il faut nous résoudre à supporter ce que nous n'aurons su ni prévenir, ni empêcher88

Devant cet aveu des intéressés eux-mêmes, les chiffres donnés par le recensement de 1891 ont étonné tout le monde. S'il fallait les en croire, cette progression constante et ininterrompue de la population française dans Ontario, constatée régulièrement depuis vingt ans et plus, aurait tout d'un coup cessé, et les Canadiens-singulière stagnation-seraient aujourd'hui justement le même nombre-à 71 près-qu'en 1881! Résultat tellement inattendu, tellement contraire à la vraisemblance, que personne au Canada, ni parmi les Canadiens, ni parmi les Anglais, n'a pu croire à son exactitude. Le directeur du recensement, M. Johnson, a été vivement attaqué pour avoir un peu trop autorisé, de la part de ses agents, les artifices par lesquels on espérait voiler les progrès incontestables des Canadiens dans Ontario. Un sénateur canadien, M. Joseph Tassé, a protesté au nom de ses compatriotes, devant le Sénat fédéral, contre l'évident parti pris des recenseurs et l'évidente inexactitude de leur œuvre. La presse anglaise elle-même n'a pu admettre un pareil tour de passe-passe dans un travail fort onéreux aux contribuables, et dont la seule utilité n'est autre que son exactitude même: «Ceux qui savent par un examen personnel, disait à ce propos un journal anglais d'Ottawa, qu'il y a eu, depuis dix ans, une augmentation considérable de la population française dans les comtés de Prescott, Russell, Glengary, ainsi que dans la cité d'Ottawa et le district de Nipissing, seront certainement surpris d'apprendre que les Canadiens ont diminué en nombre, de 1881 à 1891, dans notre province. Et vraiment il y a lieu d'être stupéfait; on le serait à moins89

En présence des chiffres évidemment faux du recensement, comment évaluer le nombre des Canadiens dans la province d'Ontario? M. O. Reclus, basant son appréciation sur des calculs tirés de la comparaison du nombre des catholiques à celui de la population totale, pense qu'on ne peut admettre pour les Canadiens dans la province anglaise une augmentation inférieure à vingt-cinq ou trente mille âmes depuis dix ans, ce qui porterait leur nombre à 131,000.

Ainsi, prépondérance incontestée dans Québec, gains considérables dans Ontario, tel est le résumé de la situation numérique des Canadiens dans ces deux provinces.

CHAPITRE XVII
LES ACADIENS

Les Canadiens ne sont pas les seuls de ses enfants que la France ait abandonnés en Amérique. A côté du Canada, et, par les ordres aussi et l'initiative de Henri IV, une autre colonie avait été fondée, celle de l'Acadie, devenue aujourd'hui, sous la domination anglaise, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick.

Malgré leur création simultanée, malgré la proximité de leurs frontières, l'Acadie et le Canada reçurent, dès le début, une organisation différente, se développèrent séparément et furent séparément aussi cédés aux Anglais. Dans une évolution historique distincte, leurs populations ont eu toutefois des destinées analogues; comme les Canadiens, les Acadiens subirent de cruelles persécutions, et comme eux en sortirent plus vigoureux et plus forts.

Moins favorisée que le Canada par le gouvernement français, l'Acadie demeura un peu négligée, presque oubliée, et dans le plus fort de l'élan colonial donné par Colbert, alors que de nombreux convois d'émigrants quittaient les côtes de France, elle ne reçut, de 1630 à 1710, que 400 colons!

C'était plutôt une colonie commerciale qu'une colonie agricole: le territoire accidenté de la presqu'île et des côtes acadiennes, le long de la baie Française (aujourd'hui baie de Fundy)90, sillonné de rivières torrentielles et pittoresques, coupé de profonds ravins, se prêtait peu à la culture; mais ses forêts renfermaient en grand nombre les animaux dont les riches fourrures, si recherchées en Europe, étaient l'objet d'un commerce considérable. Ainsi, tandis que les Canadiens occupaient la terre et devenaient agriculteurs, les Acadiens demeuraient chasseurs et coureurs des bois.

La vie mouvementée, au milieu de leurs vassaux sauvages, de quelques-uns des chefs de la colonie, les Poutraincourt, les Menou, les Razilly, qui s'étaient assuré sur les tribus indiennes une sorte de pouvoir féodal, a été contée d'une façon pittoresque par M. Rameau de Saint-Père91. Un des types les plus accentués de cette série d'aventureux gentilshommes est le baron de Saint-Castain. Né Béarnais, capitaine au régiment de Carignan, il débarque au Canada en 1667, quitte le service pour aller s'établir en Acadie, s'y taille un fief, s'intitule Capitaine des sauvages et épouse une femme indienne. Brave, vigoureux, adroit, il devient en peu de temps l'idole des indigènes. A leur tête, pendant la guerre de 1688, il repousse victorieusement toutes les attaques des Anglais. Vers 1708, il rentre en France, mais laisse ses «domaines d'Acadie» à l'un des fils qu'il avait eus de sa princesse indienne. Digne successeur de son père, celui-ci continue, pendant la guerre de 1701, à guerroyer contre les Anglais. Le traité d'Utrecht, qui livre l'Acadie à l'Angleterre, ne l'arrête même pas: de la signature des diplomates, lui le libre seigneur des sauvages, il ne s'inquiète guère; il bataille toujours, et jusqu'en 1722 il parvient (dans le fort qu'il s'est construit au sein de la forêt) à tenir tête à l'ennemi. Fait prisonnier, il s'échappe, s'embarque pour l'Europe, tombe en Béarn juste à temps pour y recueillir la succession de son père, puis il retourne en Acadie, où, en 1731, on le retrouve guerroyant encore à la tête des tribus d'Indiens Abenakis.

De tels chefs et une existence aussi agitée n'avaient guère favorisé les progrès de l'agriculture, de la colonisation ni du peuplement. En 1713, trois centres agricoles existaient seuls dans la presqu'île Acadienne, peuplés à eux tous de 2,000 habitants. Le plus important des trois, Port-Royal, était la modeste capitale de la colonie.

Telle était la situation numérique et territoriale du pays au moment où la fortune des armes nous força, en 1713, de le céder à l'Angleterre. Il semblait de si peu d'importance, était resté si peu connu en France, que l'opinion publique ne s'émut guère de son abandon; triste précédent pourtant, c'était comme un acheminement à la cession du Canada lui-même.

Livrés à une nation étrangère, ces 2,000 Français ont lutté pour conserver, au milieu de la population nouvelle amenée par les conquérants, leur nationalité et leur foi. Nous voyons avec quel succès, puisqu'ils se comptent aujourd'hui par le chiffre de plus de 120,000, toujours catholiques fervents, toujours fidèles à la langue française.

Mais à travers quelles cruelles persécutions, quelles épouvantables catastrophes ils ont conduit cette lutte, c'est ce qui rend encore leur succès plus éclatant, leur nom plus beau et leur histoire plus touchante.

Les Anglais, peu confiants dans la valeur du pays (dont ils n'avaient recherché la possession que pour débarrasser leur colonie de Boston du voisinage gênant d'une colonie française si belliqueuse), s'étaient tout d'abord contentés de mettre une garnison à Port-Royal. Ils avaient débaptisé la ville, et lui avaient donné le nom d'Annapolis, en l'honneur de la reine Anne, dont le règne marque une des époques les plus brillantes de l'histoire de l'Angleterre.

Longtemps, malgré la cession, les Acadiens restèrent seuls en Acadie. Par cet isolement, sevrés tout à coup des luttes militaires qui les avaient tenus en éveil et les avaient éloignés de la culture du sol, ils transformèrent peu à peu leurs habitudes et leurs mœurs, et de soldats devinrent agriculteurs. Sur les rivages escarpés qu'ils habitaient, disputant pied à pied à la mer le terrain cultivable, ils réussirent, à force de travail, à créer des digues, des aboitteaux, suivant leur expression, et transformèrent en riches prairies des rivages autrefois incultes. Devenus riches possesseurs d'un bétail nombreux, leur population s'accrut, et de 2,000 à peine qu'ils étaient au moment de la cession, ils s'étaient élevés dès 1730 au chiffre de 4,000, doublant leur population en vingt ans!

Le gouverneur anglais, Philipps, effrayé de cette progression rapide, écrivait alors à Londres: «Il est temps de considérer le formidable accroissement de ce peuple, car il semble que ce soit la race du père Noé qui s'avance autour de nous pour nous engloutir92

Cette appréhension ne cessa de hanter l'esprit de chacun de ses successeurs, et l'un d'eux, Cornwalis, résolut, en 1749, de mettre une digue aux progrès des Acadiens par l'établissement dans la Nouvelle-Écosse (c'est ainsi qu'on nommait l'Acadie depuis la conquête) de fortes colonies de population anglaise, qui pussent à la fois servir de centres civils et de points d'appui militaires pour l'assimilation de la province.

La fondation d'une ville fut résolue, et son emplacement déterminé sur la côte orientale de la presqu'île. L'exécution du projet suivit de près cette décision. Le 14 mai 1749, quatorze navires embarquèrent à Boston 2,576 personnes avec tous les approvisionnements nécessaires, et, le 27 juin, la flotte entrait dans la rade de Chibouctou, y débarquait une population toute prête qui se mettait à l'œuvre aussitôt: Chibouctou perdait son nom, Halifax était fondé!

Dès lors les Acadiens se trouvèrent, sur le sol de leur patrie, en présence d'une population nouvelle, pleine de jactance et de haine. Ils durent subir toutes ses injustices et toutes ses cruautés. Ce n'est pas que le gouvernement et les ministres anglais ordonnassent, ni même encourageassent ces persécutions, mais les gouverneurs prenaient sur eux de recourir aux moyens les plus violents; l'un d'eux, le gouverneur Lawrence, se signala parmi tous les autres.

 

Injuste durant la paix, le danger le rendit féroce. La guerre avait repris en 1755 après une bien courte période de paix, et, dès le début, elle avait été défavorable aux Anglais. Nous avons dit déjà quels brillants succès avait obtenus, au commencement de la guerre de Sept ans, la vaillante conduite des Canadiens sous les ordres de Montcalm. Ces succès des armes françaises avaient jeté une certaine effervescence dans la population acadienne, qui se souvenait avec amour de son ancienne patrie; elle était toute prête à se soulever en sa faveur.

Pour conjurer le danger qui menaçait la domination anglaise dans la colonie, Lawrence ne recula pas devant les moyens les plus barbares: il résolut la déportation en masse de tous les Acadiens.

Ourdi dans le plus profond secret, le complot fut exécuté avec promptitude. A l'insu des habitants, des milices bostoniennes avaient été débarquées et de nombreux navires mouillés le long des côtes. Le 5 septembre 1755, toutes les paroisses furent cernées et la population, hommes, femmes, enfants et vieillards, fut déclarée prisonnière et enfermée dans les églises. De là, à coups de crosse et de baïonnette les malheureux furent poussés jusqu'aux navires et embarqués pêle-mêle, sans égard aux lamentations des parents et des proches qui, séparés les uns des autres, s'appelaient de leurs cris déchirants.

Le colonel des milices américaines chargé de cette barbare exécution, Winslow, raconte la scène avec une placidité qui fait frémir: «J'ordonnai aux prisonniers de marcher, dit-il; tous répondirent qu'ils ne partiraient pas sans leurs pères. Je leur dis que c'était une parole que je ne comprenais pas… que je n'aimais pas les mesures de rigueur, mais que le temps n'admettait pas de pourparlers ni de délais. Alors j'ordonnai à toutes les troupes de croiser la baïonnette et de s'avancer sur les Français93

Quel rôle pour des soldats que de croiser la baïonnette contre des hommes désarmés et contre des femmes! Ces bourreaux, disons-le de suite, n'étaient pas des soldats de l'armée anglaise, mais des miliciens de Boston qui se vengeaient ainsi, sur une population sans défense, des perpétuelles défaites que leur avaient invariablement infligées les Français.

Ils ne manquèrent pas, en se retirant, de livrer aux flammes le pays tout entier. Suivant un historien anglais de la Nouvelle-Écosse, 255 maisons furent brûlées dans le seul district des Mines, avec 276 granges, 155 bâtiments, 11 moulins et l'église94. Longtemps, autour des ruines encore fumantes, on vit errer les fidèles chiens de garde, poussant des hurlements plaintifs pour appeler, mais en vain, le retour de leurs maîtres proscrits!

En des vers d'une majestueuse ampleur, le poète américain Longfellow a chanté les malheurs des Acadiens. Évangéline, l'héroïne du poème, est une douce jeune fille acadienne séparée violemment de sa famille et de son fiancé par les brutaux exécuteurs des ordres de Lawrence. Jetés bien loin l'un de l'autre en une terre étrangère, les deux amants se cherchent de longues années, puis, vieillis et abattus, ne se retrouvent que pour mourir ensemble. Le poète débute en nous conduisant dans le pays des Acadiens, occupé désormais par leurs ennemis: «La forêt vierge reste encore, dit-il, mais sous ses ombres vit une autre race, avec d'autres mœurs, une autre langue. Seuls, sur la rive du triste et brumeux Atlantique, languissent encore quelques paysans acadiens, dont les pères revinrent de l'exil pour mourir dans le pays natal. Dans la cabane du pêcheur, le rouet travaille encore, les jeunes filles portent encore leur bonnet normand, et le soir, auprès du foyer, elles répètent l'histoire d'Évangéline, tandis que dans ses cavernes rocheuses l'Océan mugit d'une voix profonde et répond par de lamentables accents à l'éternel gémissement de la forêt.»

Oui, le poète dit vrai: les rouets tournent encore et les jeunes filles portent toujours le bonnet normand! C'est qu'ils sont revenus, les Acadiens proscrits; c'est qu'ils ont, sur les ruines encore fumantes de leurs chaumières, réédifié de nouvelles demeures et repris une partie de ces domaines sur lesquels leurs spoliateurs avaient cru s'installer en maîtres pour toujours!

Trois mille habitants à peine, sur vingt mille environ, étaient parvenus, en se cachant dans la forêt, à échapper à la grande proscription et étaient demeurés dans le pays. Après la paix, un certain nombre de proscrits put les rejoindre; les uns et les autres réoccupèrent leurs villages dévastés, réussirent à les faire renaître de leurs ruines, et s'y multiplièrent de nouveau. Déjà, dès 1812, ils avaient regagné le nombre de 11,000. Aujourd'hui, ils s'élèvent à celui de 120,000, répartis en huit groupes dans les trois provinces de la Nouvelle-Écosse, du Nouveau-Brunswick et de l'île du Prince Édouard.

Si leur situation numérique est bonne, leur influence politique, morale et religieuse n'est pas moindre. Patiemment, sans éclat, si modestement que l'histoire semblait les oublier et ne s'occupait d'eux que pour conter leurs malheurs, ils se sont reformés en groupe national. Les proscrits ont repris peu à peu le titre de citoyens. Vers 1810 ils furent dispensés de l'obligation du serment du test qui, en qualité de catholiques, leur fermait toutes les fonctions publiques. Ils siégent aujourd'hui dans les assemblées législatives de leurs provinces, à côté des fils de leurs proscripteurs, ils ont un représentant au Sénat fédéral et publient plusieurs journaux français, entre autres le Moniteur acadien et l'Évangéline.

Privés autrefois de tout moyen d'instruction, ils ont ouvert des écoles et érigé des collèges français. Celui de Meramcok a été fondé en 1864. Leur clergé national, instruit et patriote comme celui du Canada, les éclaire, les conduit, les protège au besoin contre le mauvais vouloir du clergé irlandais, qui, chose étrange, ne perd pas une occasion de favoriser les écoles anglaises au détriment des écoles catholiques acadiennes.

Ardent comme celui des canadiens, leur sentiment national reste très particulariste, et bien que les Français d'Acadie aiment à se rapprocher de plus en plus des Français de Québec, à nouer avec eux des relations de plus en plus étroites; ils n'en ont pas moins leurs traditions, leurs souvenirs et leurs mœurs distincts.

Longtemps oubliés des Canadiens, ils ont fini par forcer leur sympathie, comme les Canadiens ont forcé la nôtre. Des voies de communication se sont ouvertes, rendant leurs rapports plus faciles. En 1880, un congrès réuni à Québec affirma la solidarité de tous les éléments français du continent américain; les représentants des Acadiens y figurèrent avec honneur: «Les Canadiens, si nombreux et si puissants aujourd'hui, disait alors l'un d'eux, aiment à se rappeler leurs gloires du passé, aiment à contempler leur prestige du présent et à nourrir des espérances pour l'avenir. Ils aiment à se rappeler la gloire des Jacques Cartier, des Champlain, des Frontenac, des Maisonneuve et autres hommes d'autrefois, et montrent avec un juste orgueil leurs hommes d'aujourd'hui. Nous Acadiens, nous avons moins de noms peut-être auxquels se rattachent les gloires du passé, et moins de personnages actuels qui nous donnent le même prestige, cependant ce qui a été possible pour les Canadiens ne peut pas nous être impossible; nous sommes plus nombreux maintenant qu'ils n'étaient lors de la conquête, et j'ose dire ici que nous ne leur cédons en rien en patriotisme, en amour de notre langue, en attachement à notre foi et en énergie nationale95

Forts de leur union, les Acadiens ont voulu la consacrer par un drapeau et par un chant national: unissant pour cela leur sentiment religieux à leur patriotisme, ils ont, dans une assemblée tenue entre eux en 1885, choisi pour fête nationale le 15 août, jour de l'Assomption, pour bannière le drapeau français auquel ils ont, dans la partie bleue, ajouté une étoile blanche (l'étoile de l'Assomption); pour l'hymne ils ont pris l'Ave Maris stella, traduit en français. Le Moniteur acadien en rendant compte de cette cérémonie, disait: «La scène qui a accompagné l'adoption du drapeau et du chant de l'Ave Maris stella a été solennelle et touchante. Grand nombre pleuraient. C'est qu'au lieu de la mort nationale rêvée par ses persécuteurs, le peuple acadien a salué en ce moment dans son drapeau l'emblème de la vie nationale se levant avec lui pour la première fois depuis 171396

Ainsi les proscrits de 1755 sont en train de se reformer en corps de nation. De quelle vitalité cette renaissance n'est-elle pas la preuve, et que ne peut-on espérer d'un peuple qui, précipité tout d'un coup dans une telle détresse, se relève si promptement et reprend si vite une place importante au milieu de ceux qui ont tenté de l'anéantir?

81Rapport du commissaire des Terres de la Couronne pour 1891, p. 437.
82Voici les chiffres tirés des recensements décennaux:
83E. Reclus, Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.
84Ce sont: Argenteuil, Brome, Compton, Huntington, Pontiac, Stanstead.
85Reclus, Nouvelles géographiques, 1891, p. 236.
86Reclus, Nouvelles géographiques, janvier 1893.
87Reclus, Géographie universelle, l'Amérique boréale, p. 494.
88Cité par la Revue française, 15 avril 1891. Article de M. Rameau.
89Cité par Reclus, Nouvelles géographiques.
90L'origine étymologique de ce nom de baie de Fundy est assez curieuse. Les Français du dix-septième siècle avaient nommé «Fond de Baie» la partie entrant le plus profondément dans les terres. De Fond de Baie, les Anglais ont fait Fundy-Bay qui, traduit de nouveau en français, a donné baie de Fundy.
91Une colonie féodale en Amérique, 2 vol. in-18.
92Dépêche du 2 septembre 1730. (Rameau, Colonie féodale en Amérique.)
93Casgrain, Pèlerinage aux pays d'Évangéline, p. 132.
94Duncan-Campbell, Histoire de la Nouvelle-Écosse à l'usage des écoles.
95Discours de M. Landry. Rapport du Congrès national canadien-français. Québec, 1881, in-8º.
96Faucher de Saint-Maurice, En route pour les provinces maronites. Québec, in-8º.