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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4)

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CHAPITRE II

Le corps diplomatique. – La comtesse de Lieven. – La princesse Paul Esterhazy. – Vie des femmes anglaises. – Leur enfance. – Leur jeunesse. – Leur âge mûr. – Leur vieillesse. – Leur mort. – Sort des veuves.

La ligne de démarcation entre les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires est plus marquée à la Cour d'Angleterre qu'à aucune autre. Les ambassadeurs étaient de tout, les ministres de rien.

Je ne pense pas qu'aucun d'entre eux, si ce n'est peut-être le ministre de Prusse et encore bien rarement, ait dîné à Carlton House. Ils n'allaient pas aux soirées de la Reine où l'on admettait pourtant quelquefois les étrangers de distinction qu'ils avaient présentés et, dans les salons, ils ne jouissaient d'aucune prérogative, tandis que les ambassadeurs prenaient le pas sur tout le monde.

Cette grande différence déplaisait à une partie du corps diplomatique, sans nuire pourtant à sa bonne intelligence qui n'a pas été troublée pendant mon séjour en Angleterre. La comtesse de Lieven y tenait la première place: établie depuis longtemps dans le pays, elle y avait une importance sociale et une influence politique toute personnelle qu'on ne pouvait lui disputer.

L'arrivée de la princesse Paul Esterhazy lui avait causé de vives inquiétudes. L'Autriche était alors l'alliée la plus intime du cabinet anglais. Lord Castlereagh subissait l'influence du prince de Metternich. Paul Esterhazy, fort bien traité par le Régent, était dès longtemps très accueilli dans la société. La jeune femme qu'il ramenait se trouvait petite nièce de la Reine, propre nièce de la duchesse de Cumberland, cousine et bientôt favorite de la princesse Charlotte.

C'étaient bien des moyens de succès. La comtesse de Lieven en frémit et ne put cacher son dépit, car, en outre de ses autres avantages, la nouvelle ambassadrice était plus jeune, plus jolie, et avait un impertinent embonpoint qui offusquait la désespérante maigreur de sa rivale. Cependant elle s'aperçut promptement que la princesse ne profiterait pas de sa brillante position. Toute aux regrets d'une absence forcée de Vienne, elle périssait de chagrin à Londres et, au bout de fort peu de mois, elle obtint la permission de retourner en Allemagne. Elle était à cette époque fort gentille et fort bonne enfant; nous la voyions beaucoup, elle se réfugiait dans notre intérieur contre les ennuis du sien et contre les politesses hostiles et perfides de la comtesse de Lieven. Je dois convenir lui en avoir vu exercer envers la princesse Esterhazy. Pour nous, elle a été uniformément gracieuse et obligeante; nous n'offusquions en rien ses prétentions.

La France, écrasée par une occupation militaire et les sommes énormes qui lui étaient imposées, avait besoin de tout le monde pour l'aider à soulever quelque peu de ce fardeau et n'était en mesure de disputer le pavé à personne.

La comtesse, devenue princesse de Lieven, a un esprit extrêmement distingué, exclusivement appliqué à la diplomatie plus encore qu'à la politique. Pour elle tout se réduit à des questions de personnes. Un long séjour en Angleterre n'a pu, sous ce point de vue, élargir ses premières idées russes, et c'est surtout cette façon d'envisager les événements qui lui a acquis et peut-être mérité la réputation d'être très intrigante. En 1816, elle était peu aimée mais fort redoutée à Londres. On y tenait beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle, et la vieille Reine témoignait parfois un peu d'humeur de la nécessité où elle se trouvait de l'accueillir avec distinction. Madame de Lieven n'aurait pas toléré la moindre négligence en ce genre.

Je ne saurais dire ce qu'est monsieur de Lieven, certainement homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli. Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux. Je l'ai beaucoup vu et j'avoue n'avoir aucune opinion personnelle. Il était complètement éclipsé par la supériorité incontestée de sa femme qui affectait cependant de lui rendre beaucoup et semblait lui être également soumise et attachée. On ne la voyait presque jamais sans lui: à pied, en voiture, à la ville, à la campagne, dans le monde, partout on les trouvait ensemble; et pourtant personne ne croyait à l'union sincère de ce ménage.

Le prince Paul Esterhazy, grand seigneur, bon enfant, ne manque ni d'esprit, ni de capacité dans les affaires. Il est infiniment moins nul qu'un rire assez niais a autorisé ses détracteurs à le publier pendant longtemps. Il est difficile de se présenter dans le monde avec autant d'avantages de position sans y exciter des jalousies.

Parmi les hommes du corps diplomatique, le comte Palmella était le seul remarquable. Il a joué un assez grand rôle dans les vicissitudes du royaume de Portugal pour que l'histoire se charge du soin d'apprécier tout le bien et tout le mal que les partis en ont dit. Je n'ai aucun renseignement particulier sur lui: on m'a souvent avertie qu'il avait beaucoup d'esprit; je n'en ai jamais été frappée. Il était joueur et menait à Londres une vie désordonnée qui l'éloignait de l'intimité de ses collègues et lui causait du malaise vis-à-vis d'eux.

Je me retrouvai à peu près étrangère dans le monde anglais; la société s'était presque entièrement renouvelée. La mort y avait fait sa cruelle récolte; beaucoup de mes anciennes amies avaient succombé. Un assez grand nombre voyageaient sur le continent que la paix avait enfin rouvert à l'humeur vagabonde des insulaires britanniques; d'autres étaient établies à la campagne. Les plus jeunes se livraient aux soins de l'éducation de leurs enfants; celles plus âgées subissaient la terrible corvée de mener leurs filles à la quête d'un mari.

Je ne connais pas un métier plus pénible. Il faut beaucoup d'esprit pour pouvoir y conserver un peu de dignité; aussi est-il assez généralement admis que les mères peuvent en manquer impunément dans cette phase de leur carrière.

La vie des anglaises est mal arrangée pour l'âge mûr; cette indépendance de la famille dont le poète a si bien peint le résultat:

 
That independence Briton's prize so high,
Keeps man from man, and breaks the social tye,
 

pèse principalement sur les femmes.

L'enfance, très soignée, est ordinairement heureuse; elle est censée durer jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans. À cet âge, on quitte la nursery; on est présenté à la Cour; le nom de la fille est gravé sur la carte de visite de la mère; elle est menée en tout lieu et passe immédiatement de la retraite complète à la plus grande dissipation. C'est le moment de la chasse au mari.

Les filles y jouent aussi leur rôle, font des avances très marquées et ordinairement ont grand soin de tomber amoureuses, selon l'expression reçue, des hommes dont la position sociale leur paraît la plus brillante. S'il joint un titre à une grande fortune, alors tous les cœurs de dix-huit ans sont à sa disposition.

L'habileté du chaperon consiste à laisser assez de liberté aux jeunes gens pour que l'homme ait occasion de se laisser séduire et engager, et pas assez pour que la demoiselle soit compromise, si on n'obtient pas de succès. Toutefois, le remède est à côté du mal. Un homme qui rendrait des soins assidus à une jeune fille pendant quelques mois et qui se retirerait sans proposer, comme on dit, serait blâmé, et, s'il répétait une pareille conduite, trouverait toutes les portes fermées.

On a accusé quelques jeunes gens à la mode d'avoir su proposer avec une telle adresse qu'il était impossible d'accepter; mais cela est rare. Ordinairement, les assiduités, pour me servir toujours du vocabulaire convenu, amènent une déclaration d'amour en forme à la demoiselle et, par suite, une demande en mariage aux parents.

C'est pour arriver à ces assiduités qu'il faut souvent jeter la ligne plusieurs campagnes de suite. Cela est tellement dans les mœurs du pays que, lorsqu'une jeune fille a atteint ses dix-huit ans et que sa mère, pour une cause quelconque, ne peut la mener, on la confie à une parente, ou même à une amie, pour la conduire à la ville, aux eaux, dans les lieux publics, en un mot là où elle peut trouver des chances. Les parents qui s'y refuseraient seraient hautement blâmés comme manquant à tous leurs devoirs. Il est établi qu'à cet âge une demoiselle entre en vente et qu'on doit la diriger sur les meilleurs marchés. J'ai entendu une tante, ramenant une charmante jeune nièce qu'elle avait conduite à des eaux très fréquentées, dire à la mère devant elle: «We have had no bite as yet this season, but several glorious nibbles», et proposer de l'y ramener l'année suivante, si l'hameçon n'avait pas réussi ailleurs.

Comme on est toujours censé se marier par amour, et qu'ordinairement il y en a un peu, du moins d'un côté, les premières années de mariage sont celles où les femmes vivent le plus dans leur intérieur. Si leur mari a un goût dominant, et les anglais en professent presque toujours, elles s'y associent. Elles sont très maîtresses dans leur ménage, et souvent, à l'aide de quelques phrases banales de soumission, dominent même la communauté.

Les enfants arrivent. Elles les soignent admirablement; la maison s'anime. Le mari, l'amour passé, conserve quelque temps encore les habitudes casanières. L'ennui survient à son tour. On va voyager. Au retour, on se dit qu'il faut rétablir des relations négligées, afin de produire dans le monde plus avantageusement les filles qui grandissent. C'est là le moment de la coquetterie pour les femmes anglaises, et celui où elles succombent quelquefois. C'est alors qu'on voit des mères de famille, touchant à la quarantaine, s'éprendre de jeunes gens de vingt-cinq ans et fuir avec eux le domicile conjugal où elles abandonnent de nombreux enfants.

 

Lorsqu'elles ont échappé à ce danger, et assurément c'est la grande majorité, arrive ce métier de promeneuse de filles qui me paraît si dur. Pour les demoiselles, la situation est supportable; elles ont des distractions. La dissipation les amuse souvent; elles y prennent [goût] naturellement et gaiement. Mais, pour les pauvres mères, on les voit toujours à la besogne, s'inquiétant de tous les bons partis, de leurs allures, de leurs habitudes, de leurs goûts, les suivant à la piste, s'agitant pour les faire rencontrer à leurs filles. Leur visage s'épanouit quand un frère aîné vient les prier à danser; si elles causent avec un cadet, en revanche, les mères s'agitent sur leurs banquettes et paraissent au supplice.

Sans doute les plus spirituelles dissimulent mieux cet état d'anxiété perpétuel, mais il existe pour toutes. Et qu'on ne me dise pas que ce n'est que dans la classe vulgaire de la société, c'est dans toutes.

En 1816, aucune demoiselle anglaise ne valsait. Le duc de Devonshire arriva d'un voyage en Allemagne; il raconta un soir, à un grand bal, qu'une femme n'était complètement à son avantage qu'en valsant, que rien ne la faisait mieux valoir. Je ne sais si c'était malice de sa part, mais il répéta plusieurs fois cette assertion. Elle circula et, au bal prochain, toutes les demoiselles valsaient. Le duc les admira beaucoup, dit que cela était charmant et animait parfaitement un bal, puis ajouta négligemment que, pour lui, il ne se déciderait jamais à épouser une femme qui valserait.

C'est à la duchesse de Richemond et à Carlton House qu'il fit cette révélation. La pauvre duchesse, la plus maladroite de ces mères à projets, pensa tomber à la renverse. Elle la répéta à ses voisines qui la redirent aux leurs; la consternation gagna de banquette en banquette. Les rires des personnes désintéressées et malveillantes éclatèrent. Pendant tout ce temps, les jeunes ladys valsaient en sûreté de conscience; les vieilles enrageaient; enfin la malencontreuse danse s'acheva.

Avant la fin de la soirée, la bonne duchesse de Richemond avait établi que ses filles éprouvaient une telle répugnance pour la valse qu'elle renonçait à obtenir d'elles de la surmonter. Quelques jeunes filles plus fières continuèrent à valser; le grand nombre cessa. Les habiles décidèrent qu'on valsait exclusivement à Carlton House pour plaire à la vieille Reine qui aimait cette danse nationale de son pays. Il est certain que, malgré son excessive pruderie, elle semblait prendre grand plaisir à retrouver ce souvenir de sa jeunesse.

La rude tâche de la mère se prolonge, plus ou moins, selon le nombre de ses filles et la facilité qu'elle trouve à les placer. Une fois mariées, elles lui deviennent étrangères, au point qu'on s'invite réciproquement à dîner, par écrit, huit jours d'avance. En aucun pays le précepte de l'Évangile: Père et mère quitteras pour suivre ton mari, n'est entré plus profondément dans les mœurs.

D'un autre côté, dès que le fils aîné a atteint ses vingt et un ans, son premier soin est de se faire un établissement à part. Cela est tellement convenu que le père s'empresse de lui en faciliter les moyens. Quant aux cadets, la nécessité de prendre une carrière, pour acquérir de quoi vivre, les a depuis longtemps éloignés de la maison paternelle.

Suivons la mère. La voilà rentrée dans son intérieur devenu complètement solitaire, car, pendant le temps, de ces dissipations forcées, le mari a pris l'habitude de passer sa vie au club. Que fera-t-elle? Supportera-t-elle cet isolement dans le moment de la vie où on a le plus besoin d'être entouré? On ne saurait l'exiger. Elle ira augmenter ce nombre de vieilles femmes qui peuplent les assemblées de Londres, se parant chaque jour, veillant chaque nuit, jusqu'à ce que les infirmités la forcent à s'enfermer dans sa chambre, où personne n'est admis, et à mourir dans la solitude.

Qu'on ne reproche donc pas aux femmes anglaises de courir après les plaisirs dans un âge assez avancé pour que cela puisse avoir l'apparence d'un manque de dignité. Les mœurs du pays ne leur laissent d'autre alternative que le grand nombre ou la solitude, l'extrême dissipation ou l'abandon. Si elles perdent leur mari, leur sort est encore bien plus cruel car une pénurie relative, suivant leur condition, vient l'aggraver. La belle-fille arrive, accompagnant son mari, prend immédiatement possession du château, donne tous les ordres. La mère s'occupe de faire ses paquets et, au bout de fort peu de jours, se retire dans un modeste établissement que souvent la sollicitude du feu lord lui a préparé.

Il est rare que son revenu excède le dixième de celui qu'elle a été accoutumée à partager, et elle voit son fils hériter, de son vivant, de la fortune qu'elle-même a apportée. C'est la loi du pays: à moins de précautions prises dans le contrat de mariage, la dot de la femme appartient tellement au mari que ses héritiers y ont droit, même pendant la vie de la veuve dont généralement toutes les prétentions se résolvent en une pension viagère.

Nos demoiselles françaises ne doivent pas trop envier à leurs jeunes compagnes anglaises la liberté dont elles jouissent et leurs mariages soi-disant d'inclination. Cette indépendance de la première jeunesse a pour résultat de les laisser sans protection contre la tyrannie d'un mari s'il veut l'exercer, et de leur assurer l'isolement de l'âge mûr si elles y arrivent.

S'il est permis de se servir de cette expression, les anglaises me semblent avoir un nid plutôt qu'un intérieur, des petits plutôt que des enfants.

CHAPITRE III

Indépendance du caractère des anglais. – Dîner chez la comtesse Dunmore. – Jugement porté sur lady George Beresford. – Salons des grandes dames. – Comment on comprend la société en Angleterre et en France. – Bal donné chez le marquis d'Anglesey. – Lady Caroline Lamb. – Mariage de monsieur le duc de Berry. – Réponse du prince de Poix.

J'examinais les usages d'un œil plus curieux à ce retour que lorsque, plus jeune, je n'avais aucun autre point de comparaison, et je trouvais que, si l'Angleterre avait l'avantage bien marqué dans le matériel de la vie, la sociabilité était mieux comprise en France.

Personne n'apprécie plus haut que moi le noble caractère, l'esprit public qui distinguent la nation.

Avec cet admirable bon sens qui fait la force du pays, l'anglais, malgré son indépendance personnelle, reconnaît la hiérarchie des classes. En traversant un village, on entend souvent un homme sur le pas de sa chaumière dire à sa petite fille: «Curtsey to your betters, Betsy», expression qui ne peut se traduire exactement en français. Mais ce même homme n'admet point de supérieur là où son droit légal lui paraît atteint.

Il a également recours à la loi contre le premier seigneur du comté par lequel il se pense molesté et contre le voisin avec lequel il a une querelle de cabaret. C'est sur cette confiance qu'elle le protège dans toutes les occurrences de la vie qu'est fondé le sentiment d'indépendance d'où naît ce respect de lui-même, cachet des hommes libres.

D'autre part, cette indépendance, ennemie de la sociabilité et qui porterait avec elle un caractère un peu sauvage, est modifiée par la passion qu'a la classe inférieure de ne rien faire qui ne soit genteel, et la classe plus élevée rien qui ne soit gentlemanlike. C'est là le lien qui unit les anglais entre eux. Quant à la fantaisie d'être fashionable, c'est le but du petit nombre. Elle est poussée souvent jusqu'au ridicule.

En observant les deux pays de près, on remarque combien des gens, également délicats dans le fond de leurs sentiments, peuvent pourtant se blesser réciproquement dans la manière de les exprimer, je dirai presque de les concevoir. Cette pensée me vient du souvenir d'un dîner que je fis chez une de mes anciennes amies, lady Dunmore, en très petit comité. On s'y entretint de la nouvelle du jour, la condamnation de lord Bective par la cour ecclésiastique de Doctors Commons. Voici à quelle occasion:

Lady George Beresford était, l'année précédente, une des plus charmantes, des plus distinguées, des plus heureuses femmes de Londres. À la suite d'une couche, le lait lui monta à la tête et elle devint folle. Son mari fut désespéré. La nécessité de rechercher quelques papiers d'affaires le força à ouvrir une cassette appartenant à sa femme; elle contenait une correspondance qui ne laissait aucun doute sur le genre de son intimité avec lord Bective. Le mari devint furieux. Quoique la femme restât folle et fût enfermée, il entama une procédure contre elle. Des témoins, qui la traînèrent dans la boue, furent entendus; et lord Bective condamné à douze mille louis de dommages envers lord George.

C'était sur la quotité de cette somme qu'on discutait à la table où je me trouvais assise. Elle paraissait aux uns disproportionnée au mérite de lady George; les autres ne la trouvaient qu'équivalente.

Elle était si blanche, d'une si belle tournure, tant de talents, si gracieuse! – Pas tant, et puis elle n'était plus très jeune. – Elle lui avait donné de si beaux enfants! – Sa santé s'altérait, son teint se gâtait. – Elle avait tant d'esprit! – Elle devenait triste et assez maussade depuis quelques mois.

La discussion se soutenait, avec un avantage à peu près égal, lorsque la maîtresse de la maison la termina en disant:

«Je vous accorde que douze mille louis est une bien grosse somme, mais le pauvre lord George l'aimait tant!»

La force de cet argument parut irrésistible et concilia toutes les opinions. J'écoutais avec étonnement. Je me sentais froissée d'entendre des femmes de la plus haute volée énumérer et discuter les mérites d'une de leurs compagnes comme on aurait pu faire des qualités d'un cheval et ensuite apprécier en écus le chagrin que sa perte avait dû causer à son mari qui, déjà, me paraissait odieux en poursuivant devant les tribunaux la mère de ses enfants frappée par la main de Dieu de la plus grande calamité à laquelle un être humain puisse être condamné.

Faut-il conclure de là que la haute société en Angleterre manque de délicatesse! Cela serait aussi injuste que d'établir que les femmes françaises sont sans modestie parce qu'elles emploient quelques locutions proscrites de l'autre côté du canal. Ce qui est vrai, c'est que les différents usages présentent les objets sous d'autres faces, et qu'il ne faut pas se hâter de juger les étrangers sans avoir fait un profond examen de leurs mœurs. Quelle société ne présente pas des anomalies choquantes pour l'observateur qui n'y est pas accoutumé? J'admirais en théorie le respect des anglais pour les hiérarchies sociales, et puis ma sociabilité française s'irritait de les voir en action dans les salons.

Les grandes dames ouvrent leurs portes une ou deux fois dans l'année à tout ce qui, par une relation quelconque mais surtout par celles qui se rapportent aux élections, a l'honneur d'oser se faire écrire chez elles en arrivant à Londres. Cette visite se rend par l'envoi d'une très grande carte sur laquelle est imprimé: la duchesse *** at home, tel jour, à la date de plusieurs semaines. Le nom des personnes auxquelles elle s'adresse est écrit derrière, à la main. Dieu sait quel mouvement on se donne pour en recevoir une, et toutes les courses, toutes les manœuvres, pour faire valoir ses droits à en obtenir.

Le jour arrivé, la maîtresse de la maison se place debout à la porte de son salon; elle y fait la révérence à chaque personne qui entre; mais quelle révérence, comme elle leur dit: «Quoique vous soyez chez moi, vous comprenez bien que je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître!» Cela est rendu encore plus marqué par l'accueil différent accordé aux personnes de la société fashionable.

Hé bien, dans ce pays de bons sens, personne ne s'en choque: chacun a eu ce qu'il voulait: les familiers la bonne réception, les autres la joie de l'invitation. La carte a été fichée pendant un mois sur la glace; elle y a été vue par toutes les visites. On a la possibilité de dire dans sa société secondaire comment sont meublés les salons de la duchesse ***, la robe que portait la marquise ***, et autres remarques de cette nature. Le but auquel ces invités prétendent est atteint, et peut-être seraient-ils moins fiers d'être admis chez la duchesse *** si elle était plus polie.

Chez nous, personne ne supporterait un pareil traitement. J'ai quelquefois pensé que la supériorité de la société française sur toutes les autres tenait à ce que nous établissons que la personne qui reçoit, celle qui fait les frais d'une soirée ou d'un dîner, est l'obligée des personnes qui s'y rendent et que, partout ailleurs, c'est le contraire. Si on veut y réfléchir, on trouvera, je crois, combien cette seule différence doit amener de facilité dans le commerce et d'urbanité dans les formes.

 

Les immenses raouts anglais sont si peu en proportion avec la taille des maisons qu'ordinairement le trop plein des salons s'étend dans l'escalier et quelquefois jusque dans la rue où les embarras de voitures ajoutent encore à l'ennui de ces réunions. La liberté anglaise (et là je ne reconnais pas la haute judiciaire du pays) n'admet pas qu'on établisse aucun ordre dans les files. C'est à coup de timon et en lançant les chevaux les uns contre les autres qu'on arrive, ou plutôt qu'on n'arrive pas. Il n'y a pas de soirée un peu à là mode où il ne reste deux ou trois voitures brisées sur le pavé. Cela étonne encore plus à Londres où elles sont si belles et si soignées.

Les raouts ont exalté le sentiment que je portais déjà à nos bons et utiles gendarmes; mon amour pour la liberté a toujours fléchi devant eux. Je me rappelle entre autre les avoir appelés de tous mes vœux un soir où nous fûmes sept quarts d'heure en perdition, prêts à être broyés en cannelle à chaque instant, pour arriver chez lady Hertford. Nous partions de Portman square; elle demeurait dans Manchester square: il y a bien pour une minute de chemin, lorsqu'il est libre.

Pour éviter au prince régent l'ennui de ces embarras; il arrivait dans le salon de la marquise en traversant un petit jardin et par la fenêtre. C'était fort simple assurément, mais, quand cette fenêtre s'élevait à grand bruit pour le laisser entrer, un sourire involontaire passait sur toutes les figures.

En outre de la fatigue de ces assemblées, ce qui les rend odieuses aux étrangers c'est l'heure où elles commencent. J'en avais perdu le souvenir. Engagée à un bal le lendemain du raout de lady Hertford, j'avais vu sonner minuit sans que ma mère songeât à partir. Je la pressai de s'y décider.

«Vous le voulez, j'y consens, mais nous gênerons.»

Pour cette fois, nous ne trouvâmes pas de file; nous étions les premières, les salons n'étaient pas achevés d'éclairer. La maîtresse de la maison entra tirant ses gants; sa fille n'eut achevé sa toilette qu'une demi-heure plus tard, et la foule ne commença à arriver qu'à près d'une heure du matin.

Je me suis laissé raconter que beaucoup de femmes se couchent entre leur dîner et l'heure où elles vont dans le monde pour être plus fraîches. Je crois que c'est un conte, mais certainement beaucoup s'endorment par ennui.

Pendant que je suis sur l'article des bals, il me faut parler d'un très beau et très bizarre par la situation des gens qui le donnaient.

Le marquis d'Anglesey, après avoir été marié vingt et un ans à une Villiers et en avoir eu une multitude d'enfants, avait divorcé en Écosse où la loi admet les infidélités du mari comme cause suffisante. Il venait d'épouser lady Émilie Wellesley qui, divorcée pour son compte en Angleterre, laissait aussi une quantité d'enfants à un premier mari.

La marquise d'Anglesey avait, de son côté, épousé le duc d'Argyll. Elle n'était pas dans la catégorie des femmes divorcées et continuait à être admise chez la Reine et dans le monde. Toutefois ce second mariage avait été si prompt qu'on tenait qu'elle était, tout au moins, d'accord avec lord d'Anglesey pour amener leur divorce. Plusieurs filles (les ladys Paget) de dix-huit à vingt-deux ans résidaient chez leur père, mais allaient dans le monde menées par la duchesse.

Lord d'Anglesey avait eu la jambe emportée à la bataille de Waterloo. Son état très alarmant pendant longtemps avait excité un vif intérêt dans la société; il en avait reçu des preuves soutenues. Pour témoigner de sa reconnaissance, il imagina de donner une grande fête à ses nombreux amis à l'occasion de son rétablissement.

On construisit une salle de bal à la suite des beaux appartements d'Uxbridge House, et tous les préparatifs furent faits par le marquis et la nouvelle lady d'Anglesey sur le pied de la plus grande magnificence. Les billets, dans une forme très inusitée, n'étaient au nom de personne. Lord d'Anglesey, en adressant ses remerciements à monsieur et madame un tel de leurs soins obligeants, espéraient qu'ils viendraient passer la soirée du … à Uxbridge House.

Un moment avant l'arrivée de la société, lady d'Anglesey, femme divorcée qu'on ne voyait pas, après avoir veillé à tous les arrangements, partit pour la campagne. Lord d'Anglesey, trop tendre et trop galant pour laisser son épouse dans la solitude, l'accompagna. De sorte qu'il n'y avait plus ni maître, ni maîtresse de maison là où se donnait cette grande fête. Les filles de la première femme en faisaient les honneurs et, par courtoisie, elles s'étaient associé mesdemoiselles Wellesley, filles de la seconde par son premier mari avec lequel elles demeuraient.

Il faut avouer qu'on ne pouvait guère concevoir une idée plus étrange que celle d'appeler le public chez soi dans de pareils prédicaments.

Ce bal fut illustré par une autre singularité. Lady Caroline Lamb avait fait paraître quelques jours avant le roman de Glenarvon. C'était le récit de ses aventures avec le fameux lord Byron, aventures poussées le plus loin possible. Elle avait fait entrer dans le cadre de son roman tous les personnages marquants de la société et surtout les membres de sa propre famille, y compris son mari William Lamb (devenu depuis lord Melbourne).

À la vérité, elle lui accordait un très beau caractère et une fort noble conduite; elle avait été moins bénévole pour beaucoup d'autres, et, comme les noms étaient supposés, on se disputait encore sur les personnes qu'elle avait prétendu peindre.

À ce bal d'Uxbridge House, je l'ai vue, pendue amoureusement au bras de son mari et distribuant la clef, comme elle disait, de ses personnages fort libéralement. Elle avait eu le soin d'en faire faire de nombreuses copies où le nom supposé et le nom véritable étaient en regard, et c'étaient ceux de gens présents ou de leurs parents et amis. Cette scène complétait la bizarrerie de cette singulière soirée.

Je renonçai bien vite à mener la vie de Londres; en outre qu'elle m'ennuyait, j'étais souffrante. J'avais rapporté de Gênes une douleur rhumatismale dans la tête qui n'a cédé que quatre ans après, à l'effet des eaux d'Aix, et qui me rendait incapable de prendre part aux plaisirs bruyants.

Aussi n'éprouvai-je aucun regret de ne point assister aux fêtes données en France pour le mariage de monsieur le duc de Berry. Les récits qui nous en arrivaient les représentaient comme ayant été aussi magnifiques que le permettait la détresse générale du royaume. Elles avaient été plus animées qu'on ne devait s'y attendre dans de si pénibles circonstances. La plupart de ceux appelés à y figurer appartenaient à une classe de personnes qui regardent la Cour comme nécessaire au complément de leur existence. Quand une circonstance quelconque de disgrâce ou de politique les tire de cette atmosphère, il manque quelque chose à leur vie. Un grand nombre d'entre elles avaient été privées d'assister à des fêtes de Cour par les événements de la Révolution; elles y portaient un entrain de débutantes et un zèle de néophytes qui simulaient au moins la gaieté si elle n'était pas complètement de bon aloi.

Je ne sais jusqu'à quel point le public s'identifia à ces joies; j'étais absente et les rapports furent contradictoires. De tous les récits, il n'est resté dans ma mémoire qu'un mot du prince de Poix. Le jour de l'entrevue à Fontainebleau, le duc de Maillé, s'adressant à un groupe de courtisans qui, comme lui, sortaient des appartements, leur dit:

«Savez-vous, messieurs, que notre nouvelle princesse a un œil plus petit que l'autre.

– Je n'ai pas du tout vu cela», reprit vivement le prince de Poix.

Mais après avoir réfléchi, il ajouta: