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Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

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Monsieur, courtisan ambitieux et sournois, n'aimait point la Reine. Il prévoyait que, le jour où elle deviendrait moins futile, elle s'emparerait de l'espèce d'importance sérieuse à laquelle il aspirait, et il craignait de se compromettre en en montrant trop clairement le désir. Il vivait assez en dehors des affaires, tout en se préparant la réputation d'un homme capable de s'en mêler utilement.

Monsieur le comte d'Artois débutait alors à cette fatale destinée qui devait perdre sa famille et son pays. Il n'avait que les goûts et les travers des jeunes gens de son temps, mais il les montrait sur un théâtre assez élevé pour les rendre visibles à la foule; et la valeur, cette ressource banale des hommes du monde, ne les couvrait pas assez.

Au siège de Gibraltar, où il avait eu la fantaisie d'assister, il avait eu une attitude déplorable, au point que le général qui y commandait avait pris le parti de faire prévenir dans les batteries anglaises, et l'on ne tirait pas quand le prince visitait les travaux. On a dit que c'était à son insu, mais ces choses-là se savent toujours quand on ne préfère pas les ignorer. Je sais qu'on fit des reproches à monsieur de Maillebois; il répondit: «Mais cela valait encore mieux que la grimace qu'il faisait le premier jour.» La ridicule parade de son duel avec monsieur le duc de Bourbon fut une nouvelle preuve d'une disposition que le reste de sa conduite n'a que trop confirmée.

Madame, femme de Monsieur, avait beaucoup d'esprit et une certaine grâce dans les manières, malgré une très remarquable laideur. Elle avait, pendant les premières années, fait très bon ménage avec Monsieur. Mais, depuis qu'il s'était attaché à madame de Balbi, il n'allait presque plus chez Madame, et elle s'en consolait dans l'intimité de ses femmes de chambre, et, ose-t-on le dire, par la boisson portée au point que le public pouvait s'en apercevoir.

Sa sœur, madame la comtesse d'Artois, était encore beaucoup plus laide et parfaitement sotte, maussade et disgracieuse. C'est auprès des gardes du corps qu'elle allait chercher des consolations des légèretés de son mari. Une grossesse qui parut un peu suspecte, et dont le résultat fut une fille qui mourut en bas âge, décida monsieur le comte d'Artois à ne plus donner prétexte à l'augmentation de sa famille, déjà composée de deux princes.

Malgré cette précaution, une nouvelle grossesse de madame la comtesse d'Artois la força de faire sa confidence à la Reine, pour qu'elle sollicitât l'indulgence du Roi et du prince. La Reine, fort agitée de cette commission, fit venir le comte d'Artois, s'enferma avec lui, et commença une grande circonlocution avant d'arriver au fait. Son beau-frère était debout devant elle, son chapeau à la main. Quand il sut ce dont il s'agissait, il le jeta par terre, mit ses deux poings sur ses hanches pour rire plus à son aise, en s'écriant:

«Ah! le pauvre homme, le pauvre homme, que je le plains; il est assez puni.

– Ma foi, reprit la Reine, puisque vous le prenez comme cela, je regrette bien les battements de cœur avec lesquels je vous attendais; venez trouver le Roi et lui dire que vous pardonnez à la comtesse d'Artois.

– Ah! pour cela, de grand cœur. Ah! le pauvre homme, le pauvre homme.»

Le Roi fut plus sévère, et le coupable présumé fut envoyé servir aux colonies. Mais, comme le disait madame Adélaïde à ma mère, en lui racontant cette histoire le lendemain: «mais, ma chère, il faudrait y envoyer toutes les compagnies.» Madame la comtesse d'Artois alla aux eaux, je crois; en tout cas, il ne fut pas question de l'enfant.

Madame Élisabeth ne jouait aucun rôle à la Cour avant la Révolution. Depuis, elle a mérité le nom de sainte et de martyre. Sa Maison avait été inconvenablement composée. La comtesse Diane de Polignac, le scandale personnifié, était sa dame d'honneur, et on lui avait attaché comme dame madame de Canillac, qui avait donné lieu au duel entre monsieur le comte d'Artois et monsieur le duc de Bourbon. Son intimité avec monsieur le comte d'Artois était connue, mais honorée par un grand désintéressement. Elle l'aimait pour lui, n'avait aucune fortune, vivait dans la plus grande médiocrité, voisine de l'indigence, sans daigner accepter de lui le plus léger cadeau. Il y avait une sorte de distinction dans cette conduite, mais il n'en était pas moins inconvenable de la mettre auprès d'une jeune princesse, quoique ce ne fût pas une personne immorale.

Le goût de la Cour de France pour les étrangers fut exploité d'une façon assez singulière par deux illustres Grecs, chassés de leur patrie par les vexations musulmanes. Le prince de Chio et le prince Justiniani, son fils, descendants en ligne directe des empereurs d'Orient, vinrent demander l'hospitalité à Louis XVI au commencement de son règne. Il la leur accorda noble et grande, telle qu'il convenait à un roi de France. En attendant que les réclamations qu'il faisait au Sérail pour la restitution de ses biens eussent été admises, le prince de Chio fut prié d'accepter une forte pension, le prince Justiniani entra au service de France en prenant le commandement d'un beau régiment.

Ces princes grecs vivaient depuis quelques années de la munificence royale; ils étaient bien accueillis dans la meilleure compagnie à Paris et à Versailles. Leur accent et un peu d'étrangeté dans leurs manières complétaient leurs droits à tous les succès. Un jour où, pour la centième fois, ils dînaient chez le comte de Maurepas, celui-ci vit le prince de Chio, placé à côté de lui, pâlir et se troubler.

«Vous souffrez, prince?

– Ce n'est rien, cela passera».

Mais son indisposition augmenta tellement qu'il dut sortir de table et qu'il appela son fils pour l'accompagner. Monsieur de Maurepas avait passé les dix années de son exil dans sa terre de Châteauneuf, en Berry. Lorsqu'il s'en éloigna, il y laissa comme concierge un de ses valets de chambre; celui-ci, venu par hasard à Versailles, avait servi à table et se trouva le lendemain dans la chambre de son maître lorsqu'il donna l'ordre d'aller savoir des nouvelles du prince de Chio. Monsieur de Maurepas lui vit étouffer un accès de rire en regardant ses camarades:

«Qu'est-ce qui te fait rire, Dubois?

– Monsieur le comte le sait bien… c'est le prince de Chio.

– Et pourquoi t'amuse-t-il tant?

– Ah, monsieur le comte se moque de moi… il le connaît bien.

– Certainement, je le vois tous les jours.

– Est-ce que vraiment monsieur le comte ne le reconnaît pas?.. mais c'est impossible!..

– Ah ça, tu m'impatientes avec tes énigmes; voyons, que veux-tu dire?

– Mais monsieur le comte, le prince de Chio, c'est Gros-Guillot.

– Qu'appelles-tu Gros-Guillot?

– Mais Gros-Guillot, je ne conçois pas que monsieur le comte ne se le rappelle pas… il est pourtant venu assez souvent travailler au château… Gros-Guillot qui habitait la petite maison blanche près du pont… et puis son fils… ah! monsieur le comte ne peut pas avoir oublié petit Pierre, qui était si gentil, si éveillé, celui que Madame la comtesse voulait toujours pour tenir la bride de son âne… ah! je vois que monsieur le comte les remet bien à présent. Moi, je les ai reconnus tout de suite, et Gros-Guillot m'a bien reconnu aussi.»

Monsieur de Maurepas imposa silence à son homme; mais, une fois sur la voie, on découvrit promptement que les héritiers de l'empire d'Orient étaient tout bonnement deux paysans du Berry qui mystifiaient à leur profit le roi de France, son gouvernement et sa Cour depuis plusieurs années. Comment avaient-ils conçu cette idée, d'où venaient-ils, où sont-ils allés? Je l'ignore absolument, je ne sais que cet épisode de la vie de ces deux intelligents aventuriers.

CHAPITRE II

Vie de Versailles. – Séjours de campagne. – Hautefontaine. – Frascati. – Esclimont. – La princesse de Rohan-Guéméné. – Cour de Mesdames, filles de Louis XV. – Madame Adélaïde. – Madame Louise. – Madame Victoire. – Bellevue. – Vie des princesses à Versailles. – Souper chez Madame. – Coucher du Roi. – La duchesse de Narbonne. – Anecdote sur le Masque de fer. – Anecdote sur monsieur de Maurepas. – Le vicomte de Ségur. – Le marquis de Créqui. – Le comte de Maugiron. – La duchesse de Civrac

Du dimanche au samedi, on vivait à Versailles dans une tranquillité horriblement ennuyeuse aux personnes qui s'arrachaient à leur société ordinaire pour venir, très mal établies, y faire leur service. Mais elle n'était pas sans intérêt pour les gens décidément établis; c'était, en quelque sorte, une vie de château dont le commérage portait sur des objets importants. La plupart ne savaient pas s'occuper du sort du pays en suivant l'intrigue qui éloignait monsieur de Malesherbes ou amenait monsieur de Calonne aux affaires. Mais les esprits éclairés, comme celui de mon père, s'y intéressaient autrement qu'à une querelle sur la musique ou une rupture entre J. – J. Rousseau et la maréchale de Luxembourg, ce qui était alors les grands événements de la société.

Personne ne songeait à la politique générale. Si on en faisait, c'était sans s'en douter et par un intérêt privé de fortune ou de coterie. Les cabinets étrangers nous étaient aussi inconnus que celui de la Chine le peut être aujourd'hui. On trouvait mon père un peu pédant de ce qu'il s'occupait des affaires de l'Europe et lisait la seule gazette qui en rendît quelque compte. Madame Adélaïde lui demanda un jour:

«Monsieur d'Osmond, est-il vrai que vous recevez la Gazette de Leyde?

– Oui, madame.

– Et vous la lisez?

– Oui, madame.

– C'est incroyable.»

Malgré cet incroyable travers, madame Adélaïde avait fini par aimer beaucoup mon père; et, dans les dernières années qui précédèrent la Révolution, il était perpétuellement chez elle, sans lui être personnellement attaché. Le comte Louis de Narbonne, son chevalier d'honneur, ami intime de mon père, était enchanté qu'il voulût bien, sans titre et sans émolument, tenir fréquemment la place à laquelle il lui était plus commode d'être peu assidu.

 

Ma mère était une espèce de favorite. J'ai dit qu'elle m'avait nourrie: au lieu de lui donner un congé pendant le temps de cette nourriture, madame Adélaïde l'autorisa à m'amener à Bellevue; il fallut lui donner un appartement à part pour ce tripotage d'enfant. Mon père était à son régiment. Madame Adélaïde désira qu'elle s'établît à Bellevue pour tout l'été. Soit qu'elle s'y ennuyât, soit instinct d'habileté de Cour, ma mère s'y refusa, et cet établissement n'eut lieu que longtemps après.

Pendant les premières années du séjour de mes parents à Versailles, ils partageaient leur été entre les habitations de monsieur le duc d'Orléans, Sainte-Assise et le Raincy, Hautefontaine appartenant à l'archevêque de Narbonne, Frascati à l'évêque de Metz, et Esclimont au maréchal de Laval.

J'ai tort de dire que Hautefontaine appartenait à l'archevêque de Narbonne; il était à sa nièce, madame de Rothe, fille de sa sœur, lady Forester. Elle était veuve d'un général Rothe; elle avait été assez belle, était restée fort despote, et faisait les honneurs de la maison de son oncle avec lequel elle vivait depuis de longues années dans une intimité fort complète qu'ils prenaient peu le soin de dissimuler.

L'archevêque avait huit cent mille livres de rentes de biens du clergé. Il allait tous les deux ans à Narbonne passer quinze jours, et présidait les États à Montpellier pendant six semaines. Tout ce temps-là, il avait une grande existence, très épiscopale, et déployait assez de capacité administrative dans la présidence des États. Mais, le jour où ils finissaient, il remettait ses papiers dans ses portefeuilles pour n'y plus penser jusqu'aux États suivants, non plus qu'aux soins de son diocèse.

Hautefontaine était sa résidence accoutumée. Madame de Rothe en était propriétaire, mais l'archevêque y tenait sa maison. Il avait marié son neveu, Arthur Dillon, fils de lord Dillon, à mademoiselle de Rothe, fille unique et sa petite-nièce. Elle était fort jolie femme, très à la mode, dame de la Reine, et avait une liaison affichée avec le prince de Guéméné qui passait sa vie entière à Hautefontaine. Il avait établi, dans un village des environs, un équipage de chasse qu'il possédait en commun avec le duc de Lauzun et l'archevêque auquel son neveu, Arthur, servait de prête-nom.

Il y avait toujours beaucoup de monde à Hautefontaine; on y chassait trois fois par semaine. Madame Dillon était bonne musicienne; le prince de Guéméné y menait les virtuoses fameux du temps; on y donnait des concerts excellents, on y jouait la comédie, on y faisait des courses de chevaux, enfin on s'y amusait de toutes les façons.

Le ton y était si libre que ma mère m'a raconté que souvent elle en était embarrassée jusqu'à en pleurer. Dans les premières années de son mariage, elle s'y voyait en butte aux sarcasmes et aux plaisanteries de façon à s'y trouver souvent assez malheureuse, mais le patronage de l'archevêque était trop précieux au jeune couple pour ne le pas ménager. Un vieux grand vicaire, car il y en avait au milieu de tout ce joyeux monde, la voyant très triste un jour lui dit: «Madame la marquise, ne vous affligez pas, vous êtes bien jolie et c'est déjà un tort; on vous le pardonnera pourtant. Mais, si vous voulez vivre tranquille ici, cachez mieux votre amour pour votre mari; l'amour conjugal est le seul qu'on n'y tolère pas.»

Il est certain que tous les autres étaient fort libres de se déployer; mais c'était cependant avec de certaines bienséances convenues dont personne n'était dupe, mais auxquelles on ne pouvait manquer sans se perdre, ainsi que cela s'appelait alors. Il y avait des protocoles établis, et il fallait être bien grande dame, ou s'être fait une position à part, par impudence ou par supériorité d'esprit, pour oser y manquer. Madame Dillon n'était pas dans ces catégories, et elle gardait dans le désordre de si bonnes manières que ma mère m'a souvent dit: «En arrivant à Hautefontaine, on était sûr qu'elle était la maîtresse du prince de Guéméné, et, lorsqu'on y avait passé six mois, on en doutait.»

En tout, dans cette société, les gestes étaient aussi chastes que les paroles l'étaient peu. Un homme qui aurait posé sa main sur le dos d'un fauteuil occupé par une femme aurait paru grossièrement insolent. Il fallait une très grande intimité pour se donner le bras à la promenade, et cela n'arrivait guère, même à la campagne. Jamais on ne donnait ni le bras ni la main pour aller dîner; jamais un homme ne se serait assis sur le même sopha, mais, en revanche, les paroles étaient libres jusqu'à la licence.

À Hautefontaine, par respect pour le caractère du maître du château, on allait à la messe le dimanche. Personne n'y portait de livre de prières; c'étaient toujours des volumes d'ouvrages légers, et souvent scandaleux, qu'on laissait dans la tribune du château à l'inspection des frotteurs, libres de s'en édifier à loisir.

Je suis entrée dans ces détails au sujet de Hautefontaine, parce que je les sais avec certitude. Je ne prétends pas dire que tous les archevêques de France menassent pareille vie, mais seulement que cela pouvait avoir lieu sans nuire essentiellement à la considération. Tout ce qu'il y avait de plus grand, de plus brillant, de plus à la mode à la Cour; tout ce qu'il y avait de plus élevé, de plus distingué dans le clergé, ne manquait pas d'aller à Hautefontaine et de s'en trouver très honoré. L'évêque de Montpellier (je ne sais pas son nom de famille) était le seul qui, par sa haute vertu, imposât un peu à l'archevêque; et, lorsque cet évêque suivait la chasse en calèche, l'archevêque disait à ses camarades chasseurs: «Ah çà, messieurs, il ne faudra pas jurer aujourd'hui.» Dès que l'ardeur de la chasse l'emportait, il était le premier à piquer des deux et à oublier la recommandation.

Au reste, nos prélats n'étaient pas les seuls en Europe qui réunissent les goûts sylvains à ceux de la bonne chère. Voici ce que me racontait, il y a peu de jours, le comte Théodore de Lameth:

Pour posséder des bénéfices ecclésiastiques, il fallait que les chevaliers de Malte fussent tonsurés. Les évêques de France se prêtaient mal volontiers à cette cérémonie, parce que le crédit des chevaliers enlevait au clergé une partie considérable de ses biens. Théodore de Lameth, étant chevalier de Malte et capitaine de cavalerie à l'âge de vingt ans, avait bonne chance et meilleure volonté d'obtenir un bénéfice. Il cherchait à se faire tonsurer et rencontrait des difficultés. Se trouvant en garnison à Strasbourg, il négocia en Allemagne et obtint, pour une modique rétribution, que l'évêque souverain de Paderborn lui rendît le service auquel les prélats, ses compatriotes, répugnaient. La veille du jour fixé, il débarqua chez l'évêque, à Paderborn. Le vin de Champagne, les gais propos, firent accueil au capitaine de cavalerie et rendirent le souper des plus animés. Le lendemain, il se présenta à l'église vêtu de son uniforme, recouvert d'une chappe tombante, pour laisser voir l'épaulette et la contre-épaulette, et retroussée sur la garde de l'épée; il tenait le surplis tout plié sur son bras. Ses cheveux, qu'on portait alors noués en queue, flottaient sur ses épaules.

Il trouva l'évêque devant l'autel, entouré d'un nombreux clergé. La cérémonie se conduisit avec beaucoup de décence, de pompe et de magnificence. L'évêque s'empara d'une paire de grands ciseaux d'une main et, de l'autre, de la totalité des cheveux du néophyte. Le jeune homme trembla; il se vit écourté de façon à n'oser plus retourner à la garnison. Mais, à mesure que l'antienne se prolongeait, l'évêque laissait glisser les cheveux entre ses doigts, jusqu'à ce qu'il n'en resta plus que deux ou trois dont il coupa le bout. Au moment où la cérémonie s'achevait, le nouveau tonsuré se mit à genoux pour recevoir la bénédiction épiscopale, et fut fort étonné de recueillir ces paroles dites à voix basse dans l'instant le plus solennel: «Allez ôter votre uniforme, venez vite chez moi; nous prendrons une tasse de chocolat, et nous irons courre un chevreuil.» Belle conclusion et digne de l'exorde.

Le récit de cette cérémonie étrange, fait très gaiement par un homme de quatre-vingt-deux ans, m'a paru retracer d'une manière amusante les mœurs du temps de sa jeunesse.

La princesse de Guéméné, gouvernante des Enfants de France, ne pouvait découcher de Versailles sans une permission écrite toute entière de la main du Roi. Elle n'en demandait jamais que pour aller à Hautefontaine; c'était par suite de cette urbanité de mœurs qui faisait que l'épouse rendait toujours des soins particuliers à la femme du choix.

Cette vie si brillante et si peu épiscopale fut interrompue par la mort de madame Dillon et par le dérangement des affaires de l'archevêque. Il se trouva criblé de dettes malgré ses énormes revenus, et Hautefontaine fut abandonné quelque temps avant la Révolution. Ma mère n'y allait plus aussi fréquemment depuis ma naissance. On n'y voulait pas d'enfants; cela rentrait trop dans l'esprit bourgeois de famille.

Frascati, résidence de l'évêque de Metz, était situé aux portes de cette grande ville. L'évêque était alors le frère du maréchal de Laval. Il s'était passionné, en tout bien tout honneur, pour sa nièce, la marquise de Laval, comme lui Montmorency. Il l'ennuyait à mourir en la comblant de soins et de cadeaux, et elle ne consentait à lui faire la grâce d'aller régner dans la magnifique résidence de Frascati que lorsque ma mère pouvait l'y accompagner: ce à quoi elle fut d'autant plus disposée pendant quelques années que la garnison de mon père se trouvait en Lorraine.

L'évêque avait un état énorme et tenait table ouverte pour l'immense garnison de Metz et pour tous les officiers supérieurs qui y passaient en se rendant à leurs régiments. Cette maison ecclésiastico-militaire était bien plus sévère et plus régulière que celle de Hautefontaine. Cependant, pour conserver le cachet du temps, tout le monde savait que madame l'abbesse du chapitre de Metz et monsieur l'évêque avaient depuis bien des années des sentiments forts vifs l'un pour l'autre, mais cette liaison, déjà ancienne, n'était plus que respectable.

L'intimité de ma mère avec la marquise de Laval la menait souvent à Esclimont, chez son beau-père le maréchal. Là, tout était calme; on y menait une vie de famille. Le vieux maréchal passait son temps à faire de la détestable musique dont il était passionné, et sa femme, parfaitement bonne et indulgente, quoique très minutieusement dévote, à faire de la tapisserie.

La marquise de Laval, en sortant des filles Sainte-Marie, était entrée dans cet intérieur; elle y avait puisé des principes dont le bruit du monde la distrayait un peu sans altérer ses sentiments. Elle s'était liée avec un dévouement sans borne à ma mère et, par suite, à mon père dont elle était parente, et était heureuse de retrouver chez eux les principes qu'elle appréciait, avec moins d'ennui et de rigueur de mœurs qu'à Esclimont où l'on était enchanté de lui voir une pareille liaison.

À Versailles, la maison de la princesse de Guéméné était la plus fréquentée par mes parents. Elle les comblait de bontés; mon père avait quelque alliance de famille avec elle. C'était une très singulière personne; elle avait beaucoup d'esprit, mais elle l'employait à se plonger dans les folies des illuminés. Elle était toujours entourée d'une multitude de chiens auxquels elle rendait une espèce de culte, et prétendait être en communication, par eux, avec des esprits intermédiaires. Au milieu d'une conversation où elle était remarquable par son esprit et son jugement, elle s'arrêtait tout court et tombait dans l'extase. Elle racontait quelquefois à ses intimes ce qu'elle y avait appris et était offensée de recueillir des marques d'incrédulité. Un jour, ma mère la trouva dans son bain, la figure couverte de larmes:

«Vous êtes souffrante, ma princesse!

– Non, mon enfant, je suis triste et horriblement fatiguée, je me suis battue toute la nuit… pour ce malheureux enfant (en montrant monsieur le Dauphin), mais je n'ai pu vaincre, ils l'ont emporté; il ne restera rien pour lui, hélas! et quel sort que celui des autres!»

Ma mère, accoutumée aux aberrations de la princesse, fit peu d'attention à ces paroles; depuis, elle s'en est souvenue et me les a racontées.

La Reine venait beaucoup chez madame de Guéméné, mais moins constamment qu'elle n'a fait ensuite chez madame de Polignac. Madame de Guéméné était trop grande dame pour se réduire au rôle de favorite. Sa charge l'obligeait à coucher dans la chambre de monsieur le Dauphin. Elle s'était fait arranger un appartement où son lit, placé contre une glace sans tain, donnait dans la chambre du petit prince. Lorsque ce qu'on appelait le remuer, c'est-à-dire l'emmaillotage en présence des médecins, avait eu lieu le matin, on tirait des rideaux bien épais sur cette glace, et madame de Guéméné commençait sa nuit; jusque-là, après s'être couchée fort tard, elle avait passé son temps à lire et à écrire. Elle avait une immense quantité de pierreries qu'elle ne portait jamais, mais qu'elle aimait à prêter avec ostentation. Il n'y avait pas de cérémonie de Cour où les parures de madame de Guéméné ne représentassent.

 

L'été, elle dînait souvent dans sa petite maison de l'avenue de Paris. On y amenait les Enfants. Un jour où ils repartaient escortés des gardes du corps, quelqu'un s'avisa de s'étonner de tout cet étalage pour un maillot; madame de Guéméné reprit très sèchement: «Rien n'est plus simple quand je suis sa gouvernante.»

Madame, fille du Roi, qu'on désignait sous le titre de la «petite Madame», avait déjà une physionomie si triste que les personnes de l'intimité l'appelaient Mousseline la sérieuse.

La princesse de Guéméné a supporté avec un courage admirable les revers de fortune amenés par la banqueroute inouïe du prince de Guéméné. Mes parents allèrent la voir dans un vieux château que son père, le prince de Soubise, lui avait prêté. Elle y vivait dans une médiocrité voisine de la pénurie, et ils l'y trouvèrent, s'il est possible, plus grande dame que dans les pompes de Versailles. Elle fut très sensible à cette visite; la foule n'était plus chez elle.

La Reine, empressée de donner la place de la princesse à madame de Polignac, s'était montrée plus sévère qu'elle ne l'aurait été dans d'autres circonstances. La démission de madame de Guéméné avait été acceptée avec joie et sa retraite hâtée avec une sorte de dureté. Ma mère, qui lui portait un attachement filial, en fut extrêmement affligée et n'a jamais été chez madame de Polignac. Disons tout de suite, à l'honneur de la Reine, que, loin de lui en vouloir, elle ne l'en a que mieux traitée.

La petite Cour de Mesdames en formait une à part: on l'appelait la vieille Cour. Les habitudes y étaient fort régulières. Les princesses passaient tout l'été à Bellevue où leurs neveux et nièces venaient sans cesse leur demander à dîner familièrement et sans être attendus. Le coureur qui les précédait de quelques minutes les annonçait. Lorsque c'était le coureur de Monsieur, depuis Louis XVIII, on avertissait à la bouche, et le dîner était plus soigné et plus copieux. Pour les autres, on ne disait rien, pas même pour le Roi qui avait un gros appétit mais n'était pas à beaucoup près aussi gourmand que son frère. La famille royale, à Bellevue, dînait avec tout ce qui s'y trouvait, les personnes attachées à Mesdames, leurs familles, quelques commensaux; en général cela formait de vingt à trente personnes.

Madame Adélaïde, sans comparaison, la plus spirituelle des filles de Louis XV, était commode et facile à vivre dans l'intérieur, quoique d'une extrême hauteur. Lorsqu'il arrivait à un étranger de l'appeler Altesse Royale, elle se courrouçait, faisait tancer l'introducteur des ambassadeurs, même le ministre des affaires étrangères, et s'entretenait longtemps de l'incroyable négligence de ces messieurs. Elle voulait être Madame, et n'admettait pas que les Fils de France prissent l'Altesse Royale.

Elle avait l'horreur du vin dont elle ne buvait jamais, et les personnes qui se trouvaient placées près d'elle à table se détournaient d'elle pour en boire. Ses neveux avaient toujours cet égard. Si on y avait manqué, elle n'aurait rien dit, mais on ne se serait plus trouvé dans son voisinage à table et la dame d'honneur vous aurait indiqué de vous éloigner de la princesse. En ménageant quelques-unes de ses susceptibilités, et surtout en ne crachant pas par terre, ce qui la provoquait presque à des brutalités, rien n'était plus doux que son commerce.

Madame Adélaïde était l'aînée de cinq princesses. Elle n'avait pas voulu se marier, préférant son état de Fille de France. Elle avait tenu la Cour jusqu'à la mort du roi Louis XV. Elle avait été l'amie et le conseil du Dauphin, son frère, et sa mémoire lui a toujours été bien chère; elle en parlait sans cesse comme de la plus vive affection de son cœur. Une de ses sœurs, madame Infante, régnait assez tristement à Parme; une autre, madame Louise, était carmélite. Des cinq princesses, celle-là semblait, sans comparaison, la plus mondaine. Elle aimait passionnément tous les plaisirs, était fort gourmande, très occupée de sa toilette, avait un besoin extrême des recherches inventées par le luxe, l'imagination assez vive, et enfin une très grande disposition à la coquetterie. Aussi, lorsque le Roi entra dans la chambre de madame Adélaïde pour lui annoncer que madame Louise était partie dans la nuit, son premier cri fut: «Avec qui?».

Les trois sœurs restantes ne pardonnèrent jamais à madame Louise le secret qu'elle avait fait de ses intentions, et, quoiqu'elles allassent la voir quelquefois, c'était sans plaisir et sans intimité. Sa mort ne leur fut point un chagrin.

Il n'en fut pas ainsi de celle de madame Sophie. Mesdames Adélaïde et Victoire la regrettèrent vivement et l'intimité des deux sœurs en serait devenue encore plus tendre si les deux dames d'honneur, mesdames de Narbonne et de Civrac, n'avaient mis tous leurs soins à les séparer, sans pouvoir jamais les désunir.

Madame Victoire avait fort peu d'esprit et une extrême bonté. C'est elle qui disait, les larmes aux yeux, dans un temps de disette où on parlait des souffrances des malheureux manquant de pain: «Mais, mon Dieu, s'ils pouvaient se résigner à manger de la croûte de pâté!»

À Bellevue, on vivait tous ensemble, on se réunissait pour dîner à deux heures, à cinq chacun rentrait chez soi jusqu'à huit. On retournait au salon et, après le souper, la soirée se prolongeait selon qu'on s'amusait plus ou moins. Il venait du monde de Paris et de Versailles; on faisait un loto ainsi qu'après le dîner. On aura peine à croire qu'à ce loto les comptes étaient rarement exacts et que, dans une pareille réunion, plusieurs personnes étaient notées pour être la cause de ces mécomptes. Il y avait, entre autres, un saint évêque qui était le plus aumônier des hommes, une vieille maréchale, enfin assez de monde pour que ma mère m'ait dit qu'elle s'était décidée à jouer sur les mêmes numéros, sous prétexte de faire des nœuds, de sorte que tout le monde savait son jeu d'avance. Après le loto, les princesses et leurs dames travaillaient dans le salon, et la liberté y était assez grande.

À Versailles, c'était une toute autre vie. Mesdames entendaient la messe chacune de leur côté: madame Adélaïde à la chapelle, madame Victoire, plus tard, dans son oratoire. Elles se réunissaient chez l'une ou chez l'autre pendant la matinée, mais tout à fait dans leur intérieur et dînaient tête-à-tête. À six heures, le jeu de Mesdames se tenait chez madame Adélaïde; c'est alors qu'on leur faisait sa cour. Souvent les princes et princesses assistaient à ce jeu; c'était toujours le loto. À neuf heures, toute la famille royale se réunissait pour souper chez Madame, femme de Monsieur. Ils y étaient exclusivement entre eux et ne manquaient que bien rarement à ce souper. Il fallait des raisons positives, autrement cela déplaisait au Roi. Monsieur le comte d'Artois lui-même, que cela ennuyait beaucoup, n'osait guère s'en affranchir. Là, on racontait les commérages de Cour, on discutait les intérêts de famille, on était fort à son aise et souvent fort gai, car, une fois séparés des entours qui les obsédaient, ces princes, il faut le dire, étaient les meilleures gens du monde. Après le souper, chacun se séparait.