Za darmo

Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

CHAPITRE IV

Te Deum russe. – Mission à Hartwell. – Entrée de Monsieur. – On prend la cocarde blanche. – Le lieutenant général du royaume. – Le duc de Vicence. – Le général Owarow. – L'empereur Alexandre à la Malmaison et à Saint-Leu. – Première réception de Monsieur. – Représentation à l'Opéra. – Attitude du parti émigré

Le dixième jour de leur entrée, les étrangers se réunirent sur la place Louis XV pour y chanter un Te Deum. Je vis ce spectacle de chez le prince Wolkonski, logé au ministère de la marine. Je n'en souffris pas tant qu'il n'y eut que le mouvement de troupes et de monde sur la place; mais (apparemment que les sons exercent plus d'influence sur mon âme que le spectacle des yeux), lorsque le silence le plus solennel s'établit et que le chant religieux des popes grecs se fit entendre, bénissant ces étrangers arrivés de tous les points pour triompher de nous, la corde patriotique, touchée quelques jours avant par les qui-vive des sentinelles, vibra de nouveau dans mon cœur plus fortement, d'une manière moins fugitive. Je me sentis honteuse d'être là, prenant ma part de cette humiliation nationale et, dès lors, je cessai de faire cause commune avec les étrangers.

J'aurais pu être rassurée cependant par la société qui se trouvait dans la galerie de l'hôtel de la Marine. Elle était remplie par les femmes de généraux et de chambellans de l'Empire, leurs chapeaux couverts de fleurs de lis encore plus que les nôtres.

Ce jour-là, monsieur de Talleyrand pressa fort mon père de se rendre à Hartwell et d'y être porteur des paroles du gouvernement provisoire. Il refusa péremptoirement; cela me parut tout simple. J'étais si fort imbue de l'idée qu'il ne voudrait rien accepter; je lui avais si souvent entendu répéter que, lorsqu'on avait été vingt-cinq ans éloigné des affaires, on n'était plus propre à les faire que je ne formais aucun doute sur sa volonté d'en rester éloigné. Aussi, lorsque, dans les premières semaines, on le désignait comme devant être ministre du Roi, je souriais et me croyais bien sure qu'il repousserait toute offre quelconque.

Charles de Noailles fut envoyé, sur son refus. Je ne sais s'il crut l'avoir emporté sur lui et s'accusa, fort gratuitement, d'un mauvais procédé, mais, depuis lors, il n'a plus été à son aise, ni familièrement avec nous. Au retour d'Angleterre, il prit le titre de duc de Mouchy.

Lorsque, depuis, mon père a consenti à rentrer dans les affaires, j'ai regretté qu'il n'eût pas accepté cette commission. Un homme sage, modéré, raisonnable et bon citoyen y aurait été plus propre qu'un homme exclusivement courtisan comme Charles de Noailles. Au reste, mon père n'était pas de l'étoffe dont on fait les favoris; son crédit, s'il en avait eu, aurait été de peu de durée, et il n'aurait pu rien faire de mieux, en ce moment, que d'inspirer la déclaration de Saint-Ouen. Elle était déjà bien nécessaire, lorsqu'elle parut, pour réparer le mal causé par Monsieur. Ce pauvre prince a toujours été le fléau de sa famille et de son pays.

Je n'ai pas cherché à dissimuler le peu de considération que tout ce que j'avais vu et su de Monsieur m'avait donné pour son caractère; cependant, l'enthousiasme est tellement contagieux que, le jour de son entrée à Paris, j'en éprouvai toute l'influence. Mon cœur battait, mes larmes coulaient, et je ressentais la joie la plus vive, l'émotion la plus profonde.

Monsieur possédait à perfection l'extérieur et les paroles propres à inspirer de l'exaltation; gracieux, élégant, débonnaire, obligeant, désireux de plaire, il savait joindre la bonhomie à la dignité. Je n'ai vu personne avoir plus complètement l'attitude, les formes, le maintien, le langage de Cour désirables pour un prince. Ajoutez à cela une grande urbanité de mœurs qui le rendait charmant dans son intérieur et le faisait aimer par ceux qui l'approchaient. Il était susceptible de familiarité plus que d'affection, et avait beaucoup d'amis intimes dont il ne se souciait pas le moins du monde.

Peut-être faut-il en excepter monsieur de Rivière. Encore, lorsqu'il eut ouvertement affiché la dévotion et qu'il n'eut plus à s'épancher exclusivement avec lui, leur liaison cessa d'être aussi tendre, jusqu'au moment où la nomination de monsieur de Rivière à la place de gouverneur de monsieur le duc de Bordeaux la ranima. C'était derechef dans un but de dévotion. Il s'agissait alors de consolider le pouvoir de la Congrégation dont tous deux faisaient partie. Mais ceci appartient à une autre époque.

Monsieur avait couché, la veille de son entrée à Livry, dans une petite maison appartenant au comte de Damas. C'est là que la garde nationale à cheval, nouvellement improvisée, alla l'attendre. Il employa toutes ses grâces à la séduire, et il n'en fallait pas tant dans la disposition où elle était, et lui distribua quelques pièces de ruban blanc qu'elle porta passé à la boutonnière. C'est l'origine de cet ordre du Lis que la prodigalité avec laquelle on l'a donné a promptement rendu ridicule. Mais, dans le premier moment et assaisonné de toutes les cajoleries de Monsieur, il avait charmé nos jeunes gens qui, en ramenant leur prince au milieu de leur petit escadron, étaient ivres de joie, de royalisme et d'amour pour lui.

Monsieur, de son côté, avait tant de bonheur peint sur la figure, il paraissait si plein du moment présent et si complètement dépouillé de tout souvenir hostile ou pénible, que son aspect devait inspirer confiance au joli mot que monsieur Beugnot a fabriqué pour lui dans le récit donné par le Moniteur:

«Rien n'est changé, il n'y a qu'un français de plus.»

Depuis plusieurs jours, on discutait vivement pour savoir si l'armée garderait la cocarde tricolore ou si elle prendrait officiellement la cocarde blanche. Le duc de Raguse réclamait avec chaleur la parole, à lui donnée, qu'elle conserverait le drapeau consacré par vingt années de victoires. L'empereur Alexandre, protecteur de toutes les idées généreuses, appuyait cette demande. Elle était activement combattue de tous ceux qui, par intérêt ou par passion, voulaient une contre-révolution; le choix de la cocarde était le signal du retour des anciens privilèges ou de la conservation des intérêts créés par la Révolution.

Monsieur de Talleyrand, trop homme d'état pour ne pas apprécier l'importance de cette question, aurait certainement, s'il avait été libre de la juger, décidé en faveur des couleurs nouvelles. Mais il connaissait nos princes et leurs entours; il savait combien ils tenaient aux objets extérieurs. Il était trop fin courtisan pour vouloir les heurter; il attachait le plus grand prix à conquérir leur bienveillance, et, rappelant ses vieux souvenirs, il était redevenu l'homme de l'Œil de Bœuf. Il amusa le duc de Raguse par de bonnes paroles, de fausses espérances. Pendant ce temps, il décida le vieux maréchal Jourdan à faire prendre la cocarde blanche à Rouen, sur l'assertion que les soldats de Marmont la portaient. Une fois adoptée par un corps d'armée, la question était tranchée.

Cependant, le duc de Raguse fut du petit nombre d'officiers qui allèrent au-devant de Monsieur avec la cocarde tricolore; on ne le lui a jamais pardonné. Cette démonstration, qui ne lui ramena pas les bonapartistes, lui aliéna la nouvelle Cour. Elle prouve sa bonne foi, et combien dans toutes ses actions il est conduit par ce qui frappe son imagination mobile comme devoir du moment. Quelques officiers étaient sans aucune cocarde, la majorité portait la cocarde blanche.

Au commencement de la matinée, presque toute la garde nationale, qui bordait la haie, avait les couleurs tricolores. Petit à petit elles disparurent et, au moment où Monsieur passa, s'il n'y avait que peu de cocardes blanches parmi elle, il n'y en avait guère plus de tricolores.

Avant de quitter ce sujet des cocardes, je ne puis m'empêcher de rapporter que, de la terrasse de madame Ferrey où j'avais été voir passer le cortège, nous aperçûmes monsieur Alexandre de Girardin se rendant à la barrière avec une cocarde blanche large comme une assiette. Monsieur Ferrey tressaillit et nous raconta que, le matin même, il l'avait rencontré sur la route d'Essonnes. Tous deux étaient à cheval. Monsieur de Girardin venait de Fontainebleau. Il entama une diatribe si violente contre la lâcheté des Parisiens, la trahison des officiers; sa fureur contre les alliés, sa haine contre les Bourbons s'exhalaient d'une voix si haute et en termes si offensants, qu'arrivé près des postes étrangers, monsieur Ferrey avait arrêté son cheval et lui avait signifié l'intention de se séparer de lui, ce qu'il avait jusque-là vainement essayé en changeant d'allure. Monsieur Ferrey n'en croyait pas ses yeux en le voyant trois heures après affublé de cette énorme cocarde blanche.

L'histoire ne racontera que trop les fautes commises par Monsieur dans ces jours où, lieutenant général du royaume, il envenima toutes les haines, excita tous les mécontentements, et surtout, montra un manque de patriotisme qui scandalisa même les étrangers.

Le comte de Nesselrode m'en dit un mot, le jour où il s'était montré si libéral à céder nos places fortes que l'empereur Alexandre fut obligé de l'arrêter dans ses générosités antifrançaises. Pozzo poussait de gros soupirs, et s'écriait de temps en temps:

«Si on marche dans cette voie, nous aurons fait à grand'peine de la besogne qui ne durera guère.»

L'empereur Alexandre se mit en tête de raccommoder le duc de Vicence, qu'il aimait beaucoup, avec la famille royale. La part que l'opinion, à tort je crois, lui faisait dans le meurtre de monsieur le duc d'Enghien le rendait odieux à nos princes. Monsieur refusa de l'admettre chez lui. L'Empereur, offensé de cette résistance, voulut le forcer à le rencontrer: il pria Monsieur à dîner. Non seulement le duc de Vicence s'y trouvait, mais l'Empereur s'en occupa beaucoup et affecta de le rapprocher de Monsieur.

 

Le dîner fut froid et solennel; Monsieur se sentait blessé; il se retira en sortant de table fort mécontent et laissant l'Empereur furieux. Il se promenait dans la chambre, au milieu de ses plus familiers, faisait une diatribe sur l'ingratitude des gens pour lesquels on avait reconquis un royaume au prix de son sang pendant qu'ils ménageaient le leur et qui ne savaient pas céder sur une simple question d'étiquette. Quand il se fut calmé, on lui observa que Monsieur était peut-être plus susceptible précisément parce qu'il se trouvait sous le coup de si grandes obligations, que ce n'était d'ailleurs pas une question d'étiquette mais de sentiment, qu'il croyait le duc de Vicence coupable dans l'affaire d'Ettenheim:

«Je lui ai dit que non.

« – Sans doute, l'opinion de l'Empereur devrait être d'un grand poids pour Monsieur, mais le public n'était pas encore éclairé et on pouvait excuser sa répugnance en songeant que monsieur le duc d'Enghien était son proche parent.»

L'Empereur hâta sa marche:

«Son parent… son parent… ses répugnances…»

Puis, s'arrêtant tout court et regardant ses interlocuteurs:

«Je dîne bien tous les jours avec Owarow!»

Une bombe tombée au milieu d'eux n'aurait pas fait plus d'effet. L'Empereur reprit sa marche; il y eut un moment de stupeur, puis il parla d'autre chose. Il venait de révéler le motif de sa colère. On comprit l'insistance qu'il mettait depuis cinq jours à faire admettre monsieur de Caulaincourt par Monsieur.

Le général Owarow passait pour avoir étranglé l'empereur Paul de ses deux énormes pouces qu'il avait, en effet, d'une grosseur remarquable, et Alexandre était choqué de voir nos princes refuser de faire céder leurs susceptibilités à la politique, quand lui en avait sacrifié de bien plus poignantes. On conçoit, du reste, que toute discussion cessa à ce sujet et Pozzo courut chez Monsieur lui dire qu'il fallait recevoir le duc de Vicence. Celui-ci n'en abusa pas: il alla une fois chez le lieutenant général et ne s'y présenta plus.

Cette discussion, que d'amers souvenirs rendirent toute personnelle à l'empereur Alexandre, l'éloigna des Tuileries et le rapprocha des grandeurs bonapartistes. Déjà, avec un empressement qui partait d'un cœur généreux et d'un esprit faux, il avait couru à la Malmaison porter des paroles affectueuses encore plus que protectrices. Après cette scène du dîner, il alla à Saint-Leu et l'accueil qu'il recevait des gens qu'il détrônait le touchait d'autant plus qu'il le comparait à ce qu'il appelait l'ingratitude des autres. La visite à Compiègne acheva cette impression; nous y arriverons bientôt.

Monsieur reçut les femmes. Tout ce qui voulut s'y présenta, jusqu'à mademoiselle Montansier, vieille directrice de théâtre qui, dans la jeunesse du prince, avait été complaisante pour ses amours; mais la joie sincère de la plupart d'entre nous couvrait, du reste, ce manque d'étiquette.

Les salons des Tuileries virent réunir les personnes séparées jusque-là par les opinions les plus exagérées. Nous fîmes de grands frais pour les dames de l'Empire. Elles furent blessées de nos avances dans un lieu où elles étaient accoutumées à régner exclusivement et les traitèrent d'impertinences. Dès qu'elles ne se sentirent plus seules, elles se crurent brimées; cette impression était excusable de leur part. De la nôtre pourtant, l'intention était bonne; nous étions trop satisfaites pour n'être pas sincèrement bienveillantes. Mais il y a une certaine aisance, un certain laisser aller dans les formes des femmes de grande compagnie qui leur donnent facilement l'air d'être chez elles partout et d'y faire les honneurs. Les autres classes s'en trouvent souvent choquées; aussi les petitesses et les jalousies bourgeoises se réveillèrent-elles sous les corsages de pierreries.

Monsieur réussit mieux que nous. Il fut charmant pour tout le monde, dit à chacun ce qu'il convenait, tint merveilleusement cette Cour hétéroclite, y parut digne avec bonhomie et enchanta par ses gracieuses façons.

Il y eut une représentation solennelle à l'Opéra, où assistèrent les souverains alliés; ils s'étaient mis tous trois (car l'empereur François était arrivé avant Monsieur) dans une grande loge au fond de la salle. Monsieur occupait celle du Roi où les armes de France remplaçaient l'aigle si inconvenablement abattue. Il alla faire une visite aux souverains étrangers pendant le premier entr'acte; ils la lui rendirent pendant le second.

Il n'y eut de très remarquable ce soir-là que l'admirable convenance du public, le tact avec lequel il saisit toutes les allusions de la scène et s'associa à toutes les actions de la salle. Par exemple, lorsque Monsieur alla voir les souverains, tout le monde se leva en gardant le silence; mais, lorsqu'ils lui rendirent sa visite, il y eut des applaudissements à tout rompre, comme pour les remercier de cet hommage à notre Prince. Le Parisien rassemblé a les impressions singulièrement délicates.

Plus on était avant dans les affaires, plus on attendait le Roi avec impatience. Chaque jour les entours du lieutenant général l'entraînaient de plus en plus à prendre l'attitude de chef d'un parti; et, si l'empereur Alexandre n'avait été là pour arrêter cette tendance, nous aurions vu tous les propos de Coblentz mis en action.

Les vieux officiers de l'armée de Condé, les échappés de la Vendée, sortirent de dessous les pavés, persuadés qu'ils étaient conquérants et voulant se donner l'attitude de vainqueurs. Cette prétention était naturelle. Habitués depuis vingt-cinq ans à regarder leur cause comme associée à celle des Bourbons, en voyant se relever leur trône ils se persuadèrent avoir triomphé. D'un autre côté, les serviteurs de l'Empire, accoutumés à dominer, s'accommodaient mal de ces prétentions intempestives.

Un homme qui avait gagné ses épaulettes en assistant au gain de cent batailles était révolté de voir sortir d'un bureau de tabac ou de loterie un autre homme ayant épaulettes pareilles et voulant prendre le haut du pavé sur lui, entrant de préférence dans ces Tuileries, naguère exclusivement à lui et aux siens et, à son tour, interpellé de: mon vieux brave, par la puissance qui l'habitait.

Il aurait fallu être très habile et très impartial pour ménager ces transitions, et Monsieur n'était ni l'un ni l'autre. Au surplus, il était presque impossible de satisfaire à des exigences si naturelles et si disparates.

CHAPITRE V

Le Roi part d'Angleterre. – Visite de l'empereur Alexandre à Compiègne. – Son mécontentement. – Monsieur de Talleyrand est mal reçu. – Costume étranger de madame la duchesse d'Angoulême. – Déclaration de Saint-Ouen. – Son succès. – Entrée du Roi. – Attitude de la vieille garde. – Maintien des princes. – Encore l'Opéra

Enfin la goutte du Roi lui permit de quitter Hartwell. Son voyage à travers l'Angleterre fut accompagné de toutes les fêtes imaginables; le prince Régent le reçut à Londres avec une magnificence extrême. Pozzo fut envoyé par l'empereur Alexandre pour le complimenter; il le trouva à bord du yacht anglais où le Roi l'accueillit comme un homme auquel il avait les plus grandes obligations. Il l'accompagna jusqu'à Compiègne et, continuant sa route, vint rendre compte de sa mission à l'Empereur.

Celui-ci partit aussitôt pour faire visite à Louis XVIII, avec l'intention de passer vingt-quatre heures à Compiègne. Il y fut reçu avec une froide étiquette. Le Roi avait recherché, dans sa vaste mémoire, les traditions de ce qui se passait dans les entrevues des souverains étrangers avec les rois de France, pour y être fidèle.

L'Empereur, ne trouvant ni abandon ni cordialité, au lieu de rester à causer en famille comme il le comptait, demanda au bout de peu d'instants à se retirer dans ses appartements. On lui en fit traverser trois ou quatre magnifiquement meublés et faisant partie du plain-pied du château. On les lui désignait comme destinés à Monsieur, à monsieur le duc d'Angoulême, à monsieur le duc de Berry, tous absents; puis, lui faisant faire un véritable voyage à travers des corridors et des escaliers dérobés, on s'arrêta à une petite porte qui donnait entrée dans un logement fort modeste: c'était celui du gouverneur du château, tout à fait en dehors des grands appartements. On le lui avait destiné.

Pozzo, qui suivait son impérial maître, était au supplice; il voyait à chaque tournant de corridor accroître son juste mécontentement. Toutefois, l'Empereur ne fit aucune réflexion, seulement il dit d'un ton bref:

«Je retournerai ce soir à Paris; que mes voitures soient prêtes en sortant de table.»

Pozzo parvint à amener la conversation sur ce singulier logement et à l'attribuer à l'impotence du Roi.

L'Empereur reprit que madame la duchesse d'Angoulême avait assez l'air d'une House-keeper pour pouvoir s'en occuper. Cette petite malice, que Pozzo fit valoir, le dérida et il reprit la route du salon un peu moins mécontent; mais le dîner ne répara pas le tort du logement.

Lorsqu'on avertit le Roi qu'il était servi, il dit à l'Empereur de donner la main à sa nièce et passa devant de ce pas dandinant et si lent que la goutte lui imposait. Arrivé dans la salle à manger, un seul fauteuil était placé à la table, c'était celui du Roi. Il se fit servir le premier; tous les honneurs lui furent rendus avec affectation et il ne distingua l'Empereur qu'en le traitant avec une espèce de familiarité, de bonté paternelle. L'empereur Alexandre la qualifia lui-même en disant qu'il avait l'attitude de Louis XIV recevant à Versailles Philippe V, s'il avait été expulsé d'Espagne.

À peine le dîner fini, l'Empereur se jeta dans sa voiture. Il y était seul avec Pozzo; il garda longtemps le silence, puis parla d'autre chose puis enfin s'expliqua avec amertume sur cette étrange réception. Il n'avait été aucunement question d'affaires, et pas un mot de remerciement ou de confiance n'était sorti des lèvres du Roi ni de celles de Madame. Il n'avait pas même recueilli une phrase d'obligeance. Aussi, dès lors, les rapports d'affection auxquels il était disposé furent rompus.

L'Empereur fit et rendit des visites d'étiquette, intima des ordres par ses ministres; mais toutes les marques d'amitié, toutes les formes d'intimité, furent exclusivement réservées pour la famille Bonaparte.

Cette conduite de l'empereur Alexandre n'a pas peu contribué à amener le retour de l'empereur Napoléon l'année suivante. Beaucoup de gens crurent, et les apparences y autorisaient, qu'Alexandre regrettait ses œuvres et s'était rattaché à la dynastie nouvelle. Il se plaisait à répéter sans cesse que toutes les familles royales de l'Europe avaient prodigué leur sang pour faire remonter celle des Bourbons sur trois trônes, sans qu'aucuns d'eux y eût risqué une égratignure.

Cette visite à Compiègne, sur les détails de laquelle je ne puis avoir aucune espèce de doute, prouve à quel point le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable. Certainement le roi Louis XVIII avait beaucoup d'esprit, un grand sens, peu de passion, point de timidité, grand plaisir à s'écouter parler et le don des mots heureux. Comment n'a-t-il pas senti tout ce qu'il pouvait tirer de ces avantages, dans sa position, vis-à-vis de l'Empereur? Je ne me charge pas de l'expliquer. Quant à Madame, elle n'avait pas assez de distinction dans l'esprit pour comprendre que, dans cette circonstance, la réception la plus affectueuse était la plus digne.

Les entours du Roi se trouvaient presque tous faisant de l'étiquette pour la première fois. Ils avaient un zèle de néophytes et, malgré leurs noms féodaux, toute la morgue et l'insolence de parvenus.

L'empereur Alexandre ne fut pas la seule personne revenue mécontente de sa visite à Compiègne. Monsieur de Talleyrand, auquel le Roi devait le trône, fut froidement reçu par lui, tout à fait mal par Madame, et le Roi évita de lui parler d'affaires avec une telle affectation qu'après un séjour de quelques heures il repartit, comme un courtisan ayant fait sa cour à Versailles; fort embarrassé de n'avoir, en sa qualité de ministre et de chef de parti, aucune parole à rapporter à ses collègues et à ses associés.

Les maréchaux de l'Empire furent mieux accueillis. Le Roi trouva le moyen de placer à propos quelques mots par lesquels il montrait savoir les occasions où ils s'étaient particulièrement illustrés, et indiqua qu'il ne séparait pas ses intérêts de ceux de la France: ceci était bien et habile. Toutes les caresses furent pour quelques vieilles femmes de l'ancienne Cour qui coururent à Compiègne. Malgré leur âge, elles furent effarouchées du costume de Madame; elle était mise à l'anglaise.

La longue séparation entre les îles Britanniques et le continent avait établi une grande différence dans les vêtements. Avec beaucoup de peine elles décidèrent Madame à renoncer à ce costume étranger pour le jour de son entrée à Paris. Elle s'obstina à le garder jusque-là et l'a longtemps conservé lorsqu'elle n'était pas en représentation. C'est encore une de ses fiertés mal entendues. La pauvre princesse a tant de dignité dans le malheur qu'il faut bien lui pardonner quelques erreurs dans la prospérité. Nous fûmes appelées, ma mère et moi, au conseil féminin sur la toilette qu'on lui expédia à Saint-Ouen.

 

Le Roi y séjourna deux jours. Tous les gens marquants s'y rendirent. Mon père fut du nombre et très bien reçu par le Roi. Madame, malgré l'intime bonté avec laquelle elle l'avait vu traiter par la Reine sa mère, n'eut pas l'air de le reconnaître.

Mon père revint personnellement content de sa visite, mais fâché de la nuée d'intrigants qui s'agitaient autour de cette Cour nouvelle. Les uns établissaient leurs prétentions sur ce qu'ils avaient tout fait, les autres sur ce qu'ils n'avaient rien fait depuis vingt-cinq ans.

Je n'ai aucune notion particulière sur la manière dont s'élabora ce qu'on a appelé la déclaration de Saint-Ouen, si différente de celle d'Hartwell, dont nous avions toujours nié l'authenticité mais qui n'était que trop réelle. Tout ce que je sais, c'est que monsieur de Vitrolles la rédigea et qu'elle me combla de satisfaction. Je voyais réaliser ma chimère, mon pays allait jouir d'un gouvernement représentatif vraiment libéral, et la légitimité y posait le sceau de la durée et de la sécurité. Je l'ai dit, j'étais plus libérale que bourbonienne. J'en eus la preuve alors, car, malgré les accès d'enthousiasme épidémiques auxquels je m'étais livrée depuis quelque temps, la déclaration de Saint-Ouen me causa une joie d'un tout autre aloi.

Bien des gens s'agitèrent immédiatement pour faire modifier cette déclaration. Je n'oserais dire aujourd'hui que, pour tous, ce fût dans des idées rétrogrades; il pouvait y avoir de la sagesse à la trouver trop large en ce moment. Peut-être les concessions du pouvoir allaient-elles au delà du besoin actuel du pays. Son éducation constitutionnelle n'était pas encore faite; il était accoutumé à sentir constamment la main du gouvernement qui l'administrait. En lui lâchant trop promptement la bride, on pouvait craindre que ce coursier, encore mal dressé, ne s'emportât. L'expérience m'a appris à apprécier les inquiétudes de cette nature; mais, à l'époque de la déclaration de Saint-Ouen, j'étais trop jeune pour les concevoir et ma satisfaction était pleine de confiance.

Nous allâmes voir l'entrée du Roi d'une maison dans la rue Saint-Denis. La foule était considérable. La plupart des fenêtres étaient ornées de guirlandes, de devises, de fleurs de lis et de drapeaux blancs.

Les étrangers avaient eu la bonne grâce, ainsi que le jour de l'entrée de Monsieur, de consigner leurs troupes aux casernes. La ville était livrée à la garde nationale. Elle commençait dès lors cette honorable carrière de services patriotiques si bien parcourue depuis; elle avait déjà acquis l'estime des Alliés et la confiance de ses concitoyens. Les yeux étaient reposés par l'absence des uniformes étrangers. Le général Sacken, gouverneur russe de Paris, paraissait seul dans la ville. Il y était assez aimé, et on sentait qu'il veillait au maintien des ordres donnés à ses propres troupes.

Le cortège avait pour escorte la vieille garde impériale. D'autres raconteront les maladresses commises à son égard avant et depuis ce moment, tout ce que je veux dire c'est que son aspect était imposant mais glaçant. Elle s'avançait au grand pas, silencieuse et morne, pleine du souvenir du passé. Elle arrêtait du regard l'élan des cœurs envers ceux qui arrivaient. Les cris de Vive le Roi! se taisaient à son passage; on poussait de loin en loin ceux de Vive la garde, la vieille garde! mais elle ne les accueillait pas mieux et semblait les prendre en dérision. À mesure qu'elle défilait, le silence s'accroissait; bientôt on n'entendit plus que le bruit monotone de son pas accéléré, frappant sur le cœur. La consternation gagnait et la tristesse contagieuse de ces vieux guerriers donnait à cette cérémonie l'apparence des funérailles de l'Empereur bien plus que l'avènement du Roi.

Il était temps que cela finît. Le groupe des princes parut. Son passage avait été mal préparé; cependant il fut reçu assez chaudement mais sans l'enthousiasme qui avait accompagné l'entrée de Monsieur.

Les impressions étaient-elles déjà usées? Était-on mécontent de la courte administration du lieutenant général, ou bien l'aspect de la garde avait-il seul amené ce refroidissement? Je ne sais, mais il était marqué.

Monsieur était à cheval, entouré des maréchaux, des officiers généraux de l'Empire, de ceux de la maison du Roi et de la ligne. Le Roi était dans une calèche, toute ouverte, Madame à ses côtés; sur le devant, monsieur le prince de Condé et son fils, le duc de Bourbon.

Madame était coiffée de la toque à plume et habillée de la robe lamée d'argent qu'on lui avait expédiées à Saint-Ouen, mais elle avait trouvé moyen de donner à ce costume parisien l'aspect étranger. Le Roi, vêtu d'un habit bleu, uni, avec de très grosses épaulettes, portant le cordon bleu et la plaque du Saint-Esprit. Il avait une belle figure, sans aucune expression quand il voulait être gracieux. Il montrait Madame au peuple avec un geste affecté et théâtral. Elle ne prenait aucune part à ces démonstrations, restait impassible et, dans son genre, faisait la contre-partie de la garde impériale. Toutefois ses yeux rouges donnaient l'idée qu'elle pleurait. On respectait son silencieux chagrin, on s'y associait et, si sa froideur n'avait duré que ce jour-là, nul n'aurait pensé à la lui reprocher.

Le prince de Condé, déjà presque en enfance, et son fils, ne prenaient aucune part apparente à ce qui se passait et ne figuraient que comme images dans cette cérémonie. Monsieur, seul, y était tout à fait à son avantage. Il portait une physionomie ouverte, contente, s'identifiait avec la population, saluait amicalement et familièrement comme un homme qui se trouve chez lui et au milieu des siens. Le cortège se terminait par un autre bataillon de la garde qui renouvelait l'impression produite précédemment, par ses camarades.

Je dois avouer que, pour moi, la matinée avait été pénible de tous points et que les habitants de la calèche n'avaient pas répondu aux espérances que je m'étais formées. On m'a dit que Madame, en arrivant à Notre-Dame, s'était effondrée sur son prie-Dieu d'une façon si gracieuse, si noble, si touchante, il y avait tant de résignation et de reconnaissance tout à la fois dans cette action qu'elle avait fait couler des larmes d'attendrissement de tous les yeux. On m'a dit aussi qu'en débarquant aux Tuileries, elle avait été aussi froide, aussi gauche, aussi maussade qu'elle avait été belle et noble à l'église.

À cette époque, Madame, duchesse d'Angoulême, était la seule personne de la famille royale dont le souvenir existât en France.

La jeune génération ignorait ce qui concernait nos princes. Je me rappelle qu'un de mes cousins me demandait ces jours-là si monsieur le duc d'Angoulême était le fils de Louis XVIII et combien il avait d'enfants. Mais chacun savait que Louis XVI, la Reine, madame Élisabeth avaient péri sur l'échafaud. Pour tout le monde, Madame était l'orpheline du Temple et sur sa tête se réunissait l'intérêt acquis par de si affreuses catastrophes. Le sang répandu la baptisait fille du pays.

Il avait tant à réparer envers elle! Mais il aurait fallu accueillir ces regrets avec bienveillance: Madame n'a pas su trouver cette nuance; elle les imposait avec hauteur et n'en acceptait les témoignages qu'avec sécheresse. Madame, pleine de vertus, de bonté, princesse française dans le cœur, a trouvé le secret de se faire croire méchante, cruelle et hostile à son pays. Les français se sont crus détestés par elle et ont fini par la détester à leur tour. Elle ne le méritait pas et, certes, on n'y était pas disposé. C'est l'effet d'un fatal malentendu et d'une fausse fierté. Avec un petit grain d'esprit ajouté à sa noble nature, Madame aurait été l'idole du pays et le palladium de sa race.