Za darmo

Récits d'une tante (Vol. 1 de 4)

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

La noce de mon père étant fixée au printemps, l'évêque partit pour Paris. À peine arrivé, et ne se trouvant plus sous le charme de l'enchanteresse, on n'eut pas de peine à lui faire comprendre que ce mariage n'avait pas le sens commun, que mon père devait profiter de son nom et de sa position pour faire un mariage d'argent. Il n'avait pas de fortune en Europe; celle des colonies était précaire et, les partages y étant égaux, il n'aurait jamais un revenu suffisant pour épouser une femme qui n'avait rien; l'évêque, en les recevant chez lui, ne leur donnait qu'un secours temporaire; mademoiselle Dillon, d'ailleurs, pouvait être une bonne demoiselle, mais ne procurait aucune alliance dans le pays. Le comte d'Osmond surtout, qui était très fier de son neveu et le croyait appelé à tout, s'élevait fort contre ce qu'il appelait lui mettre la corde au col.

L'évêque fut assez facilement ramené à partager ces idées. Sur ces entrefaites, survint la réponse de Saint-Domingue, toute approbative. Mon père, qui n'était pas dans la confidence de ce qui se passait, arriva de sa garnison pour prendre les derniers ordres de son oncle avant de se rendre à Bordeaux. Il apprit que l'évêque avait changé d'avis et ne voulait plus entendre parler de ce mariage; il avait déjà cessé d'écrire à Terrefort. Il y eut une scène fort vive entre mon père et l'évêque qui lui dit que le jeune ménage ne devait plus s'attendre à trouver un asile chez lui.

Mon père informa le sien de ce changement survenu dans les dispositions de son oncle, et écrivit à mademoiselle Dillon la situation où il se trouvait. Elle prit sur elle de rompre entièrement toute relation, lui rendit sa parole, retira la sienne, et puis se prit à vouloir en mourir de chagrin, en véritable héroïne de roman. Mon père avait été un peu blessé d'une décision contre laquelle il n'osait guère s'élever, les avantages qu'il avait à offrir étant fort diminués par la mauvaise humeur de l'évêque. Mais, ayant appris par hasard l'état de désespoir de mademoiselle Dillon qu'on croyait mourante, il rendit plus de justice à la noblesse des sentiments qui avaient dirigé sa conduite. Il reçut la réponse de son père: elle était aussi tendre qu'il pouvait la désirer; il lui confirmait son approbation, lui disait d'accomplir son mariage puisque son bonheur y était attaché, et lui promettait de fournir aux besoins de son ménage, dût-il être obligé de faire les plus grands sacrifices. Il lui annonçait l'expédition de barriques de sucre estimées vingt mille francs pour les premiers frais d'établissement.

Armé de cette lettre, mon père partit à franc étrier, força toutes les consignes, arriva jusqu'à mademoiselle Dillon, et, huit jours après, elle était sa femme.

Aussitôt qu'elle fut complètement rétablie, il la ramena à Paris; l'évêque refusait toujours de les voir. Le comte d'Osmond, qui avait apporté les plus fortes objections à ce mariage, du moment qu'il fut fait, ne fut plus occupé qu'à en diminuer les inconvénients. Il présenta ma mère au Palais-Royal, comme il aurait pu faire de sa belle-fille, et elle y fut bientôt impatronisée. Madame de Montesson s'en engoua, et aurait voulu qu'elle fût attachée à madame la duchesse de Chartres, mais le comte d'Osmond s'y refusa formellement. Il ne lui convenait pas que la femme de son neveu fût dame d'une princesse qui n'était pas famille royale; et, d'ailleurs, il s'apercevait que madame de Montesson voulait l'accaparer et il ne lui voulait pas l'attitude de complaisante auprès d'elle.

L'archevêque de Narbonne (Dillon) avait été un peu choqué des objections faites par les d'Osmond à un mariage avec une fille de son nom, qu'il reconnaissait pour proche parente. Il se porta aussi protecteur actif des nouveaux époux, les attira à la campagne chez lui, dans une terre en Picardie, nommée Hautefontaine, où il menait une vie beaucoup plus amusante qu'épiscopale. Ma mère y eut les plus grands succès; elle était extrêmement belle, avait très grand air, même un peu dédaigneux et elle savait se laisser adorer à perfection; au reste, toutes ces adorations, elle les rapportait à mon père, objet d'une passion qui l'a accompagné dans toute sa vivacité jusqu'au tombeau. L'arrivée de cette belle personne et tout le romanesque attaché à son mariage fit un petit événement à la Cour dans un temps où il n'y en avait guère de grands; elle fut présentée par madame de Fleury qui, comme mademoiselle de Montmorency, était parente de mon père et, par madame Dillon, nièce de l'archevêque. Elle fut extrêmement admirée.

Peu de mois après, par l'influence réunie de l'archevêque de Narbonne et du comte d'Osmond, ma mère fut nommée dame de madame Adélaïde, fille de Louis XV. Madame la duchesse de Chartres ne sut aucunement mauvais gré au comte d'Osmond de cet arrangement; mais madame de Montesson s'en tint pour fort offensée, et en est restée presque brouillée avec mes parents, et surtout avec le comte d'Osmond, dont l'intimité avec madame la duchesse de Chartres ne fut que plus grande. C'était un sentiment tout paternel sur lequel personne n'a jamais glosé, quoique monsieur le duc de Chartres l'appelât en plaisantant le mari de ma femme. Il est mort au commencement de la Révolution, malheureusement pour cette princesse à laquelle il aurait probablement épargné bien des malheurs et des fautes. Je me le rappelle comme un grand homme maigre, l'air fort noble, et portant des vestes très riches couvertes de tabac. Je l'aimais beaucoup, quoiqu'il me préférât mon frère et qu'il me remplît toujours les yeux de tabac quand il se baissait pour m'embrasser; aussi j'avais soin de les fermer tout en accourant à lui, ce qui l'amusait beaucoup.

Mon père avait une très grande répugnance au séjour de la Cour; ainsi que tous les gens qui n'en ont pas l'habitude, il s'y trouvait dépaysé et tout à fait à son désavantage. Il était alors un homme extrêmement agréable de formes; remarquablement aimable, fort bon militaire, aimant beaucoup son métier et adoré dans son régiment. Ma mère avait le goût des princes et l'instinct de la Cour; sa place la forçait à aller passer une semaine sur trois à Versailles. Cette séparation de mon père leur était fort pénible à tous deux, et la modicité de leur fortune rendait ce double ménage onéreux.

Ma mère décida mon père à s'établir tout à fait à Versailles; cela était raisonnable dans leur position, mais peu usuel lorsqu'on n'avait pas de grandes charges. Mon père m'a souvent dit que rien ne lui avait plus coûté dans sa vie, et que c'était le plus grand sacrifice qu'il eût fait à ma mère. Il est certain que ses goûts, ses habitudes, sa haute raison, son indépendance de caractère s'accommodaient peu du métier de courtisan. Mais, sous Louis XVI, il était, sauf quelques formes d'étiquette, très facile à faire, et l'honnête homme en lui dominait tellement le Roi qu'il appréciait bien vite les qualités semblables aux siennes.

C'est bientôt après l'installation de mes parents à Versailles que je vins au monde. Ma mère était déjà accouchée d'un enfant mort, de sorte que je fus accueillie avec des transports de joie et qu'on me pardonna d'être fille. Je ne fus pas emmaillotée, comme c'était encore l'usage, mais vêtue à l'anglaise et nourrie par ma mère au milieu de Versailles. J'y devins bien promptement la poupée des princes et de la Cour, d'autant plus que j'étais fort gentille et qu'un enfant, dans ce temps-là, était un animal aussi rare dans un salon qu'ils y sont communs et despotes aujourd'hui.

Mon père se fit des habitudes à Versailles et finit par se réconcilier à la vie qu'on y menait.

Le samedi soir et le dimanche c'était tout à fait la Cour, avec toute sa représentation. La foule y abondait. Tous les ministres, tout ce qu'on appelait les charges, c'est-à-dire le premier capitaine des gardes de service, le premier gentilhomme de la chambre de service, le grand écuyer, la gouvernante des Enfants de France et la surintendante de la Maison de la Reine, donnaient à souper le samedi et à dîner le dimanche. Les arrivants de Paris y étaient priés. Les personnes qui avaient des maisons se les enlevaient presque.

Il y avait aussi une table d'honneur servie aux frais du Roi au grand commun, mais aucun homme de la Cour n'aurait voulu y paraître; et si, par un grand hasard, on n'avait été prié dans aucune des maisons que j'ai citées, on aurait plutôt mangé un poulet de chez le rôtisseur que d'aller s'asseoir à cette table regardée comme secondaire, quoique originairement elle eût été instituée pour les seigneurs de la Cour et que, jusque vers le milieu du règne de Louis XV, on y allât sans difficulté. Mais alors les charges ne tenaient pas maison et dînaient à la table du grand commun. Maintenant, elle était occupée par les titulaires de places qui constituaient une sorte de subalternité et qui classaient dans une position d'où il était impossible de sortir tant qu'on était à la Cour: c'étaient ceux qui recevaient des ordres de personnes n'ayant pas le titre de Grand. Ainsi, le gentilhomme ordinaire de la chambre, prenant les ordres du premier gentilhomme, était très subalterne, tandis que le premier écuyer, prenant les ordres du grand écuyer, était un homme de la Cour; mais les écuyers, qui recevaient l'ordre de lui, rentraient dans la classe subalterne qui formait une ligne de démarcation impossible à franchir. Rien n'en donnait la facilité, à ce point, par exemple, que monsieur de Grailly, étant écuyer, trouvait toutes les portes des gens de la Cour fermées.

Ces habitants secondaires du château de Versailles y avaient une coterie à part dont madame d'Angivillers, la femme de l'intendant des bâtiments, était l'impératrice. Leur société était fort agréable, fort éclairée; on s'y amusait extrêmement, mais un homme de la Cour n'aurait pas pu y aller habituellement. Mon père l'avait souvent regretté. On y rencontrait les artistes, les savants, les hommes de lettres, enfin toutes les personnes, non courtisans, que leurs affaires ou leurs plaisirs attiraient à Versailles.

 

Monsieur le prince de Poix, amoureux d'une femme de chambre de la Reine (c'étaient de très belles dames de la plus haute bourgeoisie), se mit à aller souvent dans cette société, sous prétexte que sa place de gouverneur de Versailles le forçait à des rapports fréquents avec l'intendant d'Angivillers. Cela fut trouvé fort mauvais, mais cependant quelques jeunes gens s'y glissèrent avec lui; ils en rapportèrent des notions très satisfaisantes sur les grâces des femmes et l'amabilité des hommes. Cela aurait probablement fait planche. Les femmes de la Cour y apportaient une vive et colère opposition.

Lorsque mes parents s'établirent à Versailles, les officiers des gardes du corps y étaient en seconde ligne. On les appelait les messieurs bleus. Depuis fort peu de temps, ils portaient l'uniforme, et je crois même que les capitaines des gardes n'en avaient pas encore avant la Révolution. Ils étaient en habit habillé, et ne se distinguaient que par une grande canne noire à pomme d'ivoire. La reine Marie-Antoinette fit venir les officiers des gardes du corps à ses bals, et, par là, changea leur situation; cependant ils ne dînaient jamais avec la famille royale. Ainsi, je me rappelle très bien qu'à Bellevue, chez Mesdames, l'officier des gardes du corps de service ne dînait pas à la table des princesses. Cela était tellement de rigueur que monsieur de Béon, mari d'une des dames de madame Adélaïde, dînait à la deuxième table lorsqu'il était de service, et, le lendemain, venait s'asseoir à côté de sa femme, à la table des princesses. Mais c'était une innovation, et ce manque à l'étiquette avait été une grande concession des bonnes princesses. Ce qui est encore plus extraordinaire, c'est que les évêques se trouvaient dans le même prédicament, et ne mangeaient ni avec le Roi, ni avec les princes de la famille royale. On ne m'a jamais expliqué les motifs de cette exclusion.

Parmi les étiquettes, il y en avait une avec laquelle mon père n'a jamais pu se réconcilier et que je lui ai entendu souvent raconter, c'était la manière dont on était invité à ce qu'on appelait le souper dans les cabinets. Ces soupers se composaient de la famille royale et d'une trentaine de personnes priées. Ils se donnaient dans l'intérieur du Roi, dans des appartements si peu vastes qu'on couvrait le billard de planches pour y poser le buffet, et que le Roi était forcé de hâter sa partie pour faire place au service.

Les femmes étaient averties le matin ou la veille; elles portaient un costume antique, tombé en désuétude pour toute autre circonstance, la robe à plis et les barbes tombantes. Elles se rendaient à la petite salle de comédie où une banquette leur était réservée. Après le spectacle, elles suivaient le Roi et la famille royale dans les cabinets.

Pour les hommes, leur sort était moins doux. Il y avait deux banquettes vis-à-vis celle des femmes invitées. Les courtisans qui aspiraient à être priés s'y plaçaient. Pendant le spectacle, le Roi, qui était seul dans sa loge, dirigeait une grosse lorgnette d'opéra sur ces bancs, et on le voyait écrire au crayon un certain nombre de noms. Les seigneurs qui avaient occupé ces banquettes (cela s'appelait se présenter pour les cabinets) se réunissaient dans une salle qui précédait les cabinets. Bientôt après, un huissier, un bougeoir à la main et tenant le petit papier écrit par le Roi, entr'ouvrait la porte et proclamait un nom; l'heureux élu faisait la révérence aux autres et entrait dans le saint des saints. La porte se rouvrait, on en appelait un autre et ainsi de suite jusqu'à ce que la liste fût épuisée. Cette fois, l'huissier repoussait la porte avec une violence d'étiquette. À ce bruit, chacun savait que ses espérances étaient trompées et s'en allait toujours un peu honteux, quoiqu'on sût bien d'avance qu'il y aurait bien plus de candidats que d'appelés. Ma mère m'a dit qu'elle avait été des années à déterminer mon père à aller s'asseoir sur ces banquettes et, quoique à la fin il y allât de temps en temps et qu'il fût assez souvent nommé, cependant cela lui était toujours extrêmement désagréable. Il a vu tel homme venir dix ans de suite de Paris tout exprès pour entendre cette porte se refermer avec fracas sur ses prétentions, sans que jamais elle se soit ouverte pour lui. Trop de persévérance impatientait peut-être le Roi, ou bien il s'habituait à voir ces figures sans les prier, comme les princes s'accoutument facilement à toujours adresser la même question aux mêmes personnes.

Les bals de la Reine étaient bien entendus; les personnes présentées étaient prévenues qu'ils avaient lieu; venait qui voulait, et beaucoup de gens voulaient parce qu'ils étaient charmants. Ils étaient donnés dans des maisons de bois qu'on établissait sur la terrasse de Versailles et qui y restaient pendant tout le carnaval; mais ces bals aussi, malgré la grâce charmante de la Reine, étaient une occasion d'impopularité pour la Cour.

L'accroissement des fortunes dans la classe intermédiaire y avait amené toutes les formes et toutes les habitudes de la meilleure compagnie, et, malgré l'absurde ordonnance qui obligeait de faire des preuves de noblesse pour être officier, tout ce qui avait de la fortune et de l'éducation entrait au service. La noblesse et la finance vivaient donc en intimité et en camaraderie en garnison et dans toutes les sociétés de Paris; les bals de Versailles ramenaient la ligne de démarcation de la façon la plus tranchée. Monsieur de Lusson, jeune homme d'une charmante figure, immensément riche, bon officier, vivant habituellement dans la meilleure compagnie, eut l'imprudence d'aller à un de ces bals; on l'en chassa avec une telle dureté que, désespéré du ridicule dont il restait couvert dans un temps où le ridicule était le pire des maux, il se tua en arrivant à Paris. Cela parut tout simple aux gens de la Cour, mais odieux à la haute bourgeoisie.

La finance n'a pas seule fourni des victimes aux bals de la Reine. Monsieur de Chabannes, d'une illustre naissance, beau, jeune, riche, presque à la mode, y faisant son début, eut la gaucherie de se laisser glisser en dansant et la niaiserie de s'écrier: Jésus Maria, en tombant. Jamais il ne put se relever de cette chute; le sobriquet lui en est resté à toujours; il en était désespéré. Il a été faire la guerre en Amérique, s'y est assez distingué, mais il est revenu Jésus Maria comme il y était allé. Aussi le duc de Guines disait-il à ses filles le jour de leur présentation à la Cour: «Souvenez-vous que, dans ce pays-ci, les vices sont sans conséquences, mais qu'un ridicule tue.»

Monsieur de Lafayette ne succomba pourtant pas sous l'épithète de Gilles le Grand que monsieur de Choiseul lui avait décernée à son retour d'Amérique. Il inspira, au contraire, tant d'enthousiasme que la société se chargea de lui préparer des succès auprès de madame de Simiane à laquelle il avait rendu des hommages avant son départ. Elle passait pour la plus jolie femme de France, et n'avait jamais eu d'aventure. Tout le monde la jeta dans les bras de monsieur de Lafayette, tellement que, peu de jours après son retour, se trouvant ensemble dans une loge à Versailles pendant qu'on chantait un air de je ne sais quel opéra: «L'amour sous les lauriers ne trouve pas de cruelles», on leur en fit l'application d'une façon qui montrait clairement la sympathie et l'approbation de ce public privilégié.

J'ai entendu raconter à ma mère que sa sœur, la présidente de Lavie, étant venue faire un voyage à Paris, elle lui avait procuré une banquette pour voir en bayeuse le bal de la Reine; elle causait avec elle; la Reine s'approcha et lui demanda qu'elle était cette belle personne:

«C'est ma sœur, madame.

– A-t-elle vu les salles?

– Non, madame, elle est en bayeuse, elle n'est pas présentée.

– Il faut les lui montrer, je vais emmener le Roi.»

Et, en effet, avec sa gracieuse bonté, elle prit le Roi sous le bras et l'emmena dans les autres pièces pendant que ma tante visitait la salle de bal. La Reine avait l'intention d'être fort obligeante, mais le président de Lavie prit la chose tout autrement. Il était d'une race fort antique, très entiché de sa noblesse, un fort gros personnage à Bordeaux où un président au Parlement jouait un grand rôle; il fut indigné qu'il fallût que le Roi et la Reine sortissent d'un salon pour que sa femme y entrât. Il retourna à Bordeaux plus frondeur qu'il n'en était parti; il fut nommé député et se montra très révolutionnaire; l'humiliation de la noblesse de Cour lui souriait.

Les vanités blessées ont fait plus d'ennemis qu'on ne croit.

L'étiquette adoptée pour les fêtes extraordinaires et les voyages nous paraîtrait insoutenable aujourd'hui. On venait s'inscrire, cela s'appelait ainsi, c'est-à-dire qu'hommes et femmes se rendaient chez le premier gentilhomme de la chambre. On y écrivait son nom de sa propre main: sur cette liste se faisait le choix des invitations, en éliminant ceux qui ne devaient pas être priés, de façon que la non-invitation avait la disgrâce d'un refus. Madame la Dauphine aurait voulu faire revivre cette étiquette pendant la Restauration, pour les spectacles, assez rares, de la Cour. Mais cela n'a jamais pu reprendre, et personne n'a voulu s'astreindre à aller inscrire son nom avec la chance d'obtenir un refus. On trouvait beaucoup moins désagréable de n'être pas prié que d'être repoussé.

Pour les voyages, les usages variaient selon les résidences. À Rambouillet, où le Roi n'allait que pour peu de jours et seulement avec des hommes, on était reçu comme chez un riche particulier, parfaitement servi et défrayé de tout. À Trianon, où la Reine n'a fait aussi que de rares et courts voyages, avec très peu de monde, c'était de même. À Marly, on était logé, meublé et nourri. Les invités à résidence étaient distribués à diverses tables, tenues par les princes et princesses dans leurs pavillons respectifs, aux frais du Roi. Ensuite on se rendait au grand salon, où c'était tout à fait la Cour.

À Fontainebleau, les invités n'obtenaient qu'un appartement avec les quatre murailles; il fallait s'y procurer meubles, linge, etc., et s'ingénier pour y vivre. À la vérité, comme tous les ministres et toutes les charges y avaient leurs maisons, et que les princes tenaient une table pour les personnes qui les accompagnaient, on trouvait facilement à se faire prier à dîner et à souper. Mais personne ne s'inquiétait de vous que pour le logement. Quand le château était plein, et une très grande partie était en si mauvais état qu'elle était inhabitable, les invités ou plutôt les admis, car on s'était fait inscrire, étaient distribués dans la ville; leur nom était écrit à la craie sur la porte, comme à une étape.

Je ne sais si ces logements étaient payés, mais les avantages que ces voyages rapportaient à Fontainebleau étaient assez grands pour que les habitants ne se plaignissent pas de cette servitude. Tout le monde sait que nulle part la Cour de France ne se montrait plus magnifique qu'à Fontainebleau. C'était sur son petit théâtre que se donnaient les premières représentations les plus soignées, et il était presque admis que les intrigues ministérielles se dénouaient à Fontainebleau pour continuer apparemment l'existence historique de cette belle résidence. Le dernier voyage a eu lieu en 1787. Malgré l'inhospitalité apparente qui les accompagnait, ils coûtaient très cher à la Couronne; et le Roi, toujours prêt à sacrifier ses propres goûts, quoique ce séjour lui fût très agréable, y renonça. Il était plus aimable à Fontainebleau qu'ailleurs; il y faisait plus de frais.

Cet excellent prince avait grand'peine à vaincre une timidité d'esprit, jointe à des formes d'une liberté grossière, fruit des habitudes de son enfance, qui lui donnait de grands désavantages auprès de ceux qui ne voyaient en lui que cette rude écorce. Avec la meilleure intention d'être obligeant pour quelqu'un, il s'avançait sur lui jusqu'à le faire reculer à la muraille; si rien ne lui venait à dire, et cela arrivait souvent, il faisait un gros éclat de rire, tournait sur les talons et s'en allait. Le patient de cette scène publique en souffrait toujours, et, s'il n'était pas habitué de la Cour, sortait furieux et persuadé que le Roi avait voulu lui faire une espèce d'insulte. Dans l'intimité, le Roi se plaignait amèrement de la façon dont il avait été élevé. Il disait que le seul homme pour qui il éprouvât de la haine était le duc de La Vauguyon, et il citait à l'appui de ce sentiment des traits de basses courtisaneries adressées à ses frères et à lui, qui justifiaient ce sentiment. Monsieur avait moins de répugnance pour la mémoire du duc de La Vauguyon.

Monsieur le comte d'Artois partageait celle du Roi. Il était par son heureux caractère, par ses grâces, peut-être même par sa légèreté, le benjamin de toute la famille; il faisait sottise sur sottise; le Roi le tançait, lui pardonnait, et payait ses dettes. Hélas! celle qu'il ne pouvait pas combler, c'est la déconsidération qu'il amassait sur sa propre tête et sur celle de la Reine!

 

Le Roi ne jouait jamais qu'au trictrac et aux petits écus; il disait à un gros joueur qui faisait un jour sa partie: «Je conçois que vous jouiez gros jeu, si cela vous amuse; vous, vous jouez de l'argent qui vous appartient, mais, moi, je jouerais l'argent des autres.» Et, pendant qu'il tenait des propos de cette nature, monsieur le comte d'Artois et la Reine jouaient un jeu si énorme qu'ils étaient obligés d'admettre dans leur société intime tous les gens tarés de l'Europe pour trouver à faire leur partie. C'est de cette malheureuse habitude, car ce n'était une passion ni pour l'un ni pour l'autre, que sont venues toutes les calomnies qui ont abreuvé la vie de notre malheureuse Reine de tant de chagrins, même avant que les malheurs historiques eussent commencé pour elle.

Qui aurait osé accuser la reine de France de se vendre pour un collier, si on ne l'avait pas vue autour d'une table chargée d'or et aspirant à en gagner à ses sujets? Sans doute, elle y attachait au fond peu de prix; mais, quand on joue, on veut gagner et il est impossible d'éviter l'extérieur de l'âpreté. D'ailleurs, les princes, accoutumés à ce que tout leur cède, sont presque toujours mauvais joueurs, et c'est une raison de plus pour eux d'éviter le gros jeu. Mais, si la Reine n'aimait pas le jeu, pourquoi jouait-elle? Ah! c'est qu'elle avait une autre passion, celle de la mode. Elle se paraît pour être à la mode, elle faisait des dettes pour être à la mode, elle jouait pour être à la mode, elle était esprit fort pour être à la mode, elle était coquette pour être à la mode. Être la jolie femme la plus à la mode lui paraissait le titre le plus désirable; et ce travers, indigne d'une grande reine, a été la seule cause des torts qu'on a si cruellement exagérés.

La Reine voulait être entourée de tout ce que la Cour offrait de jeunes gens les plus agréables; elle acceptait les hommages qu'ils offraient à la femme, bien plus volontiers que ceux adressés à la souveraine. Il en résultait que le jeune homme futile était traité avec plus de faveur et de distinction que l'homme grave et utile au pays. L'envie et la jalousie étaient alertes à calomnier ces inconséquences. La plus coupable, sans doute, était la permission que la Reine donnait à cette troupe de jeunes imprudents de lui parler légèrement du Roi, et de faire sur ses formes grossières des plaisanteries auxquelles elle-même avait le tort réel de prendre part.

Le trop grand désir de plaire l'entraînait aussi dans des fautes d'un autre genre qui lui faisaient des ennemis. Elle avait un très grand crédit, elle était bien aise qu'on le sût, et elle aimait à en user; mais elle n'entrait jamais sérieusement dans les affaires, et ce crédit n'était exploité que comme un moyen de succès dans la société. Elle voulait disposer des places, et elle avait la mauvaise habitude de promettre la même à plusieurs personnes. Il n'y avait guère de régiment dont le colonel ne fût nommé sur la demande de la Reine, mais, comme elle s'était engagée pour la première vacance à dix familles, elle faisait neuf mécontents et trop souvent un ingrat. Quant aux histoires que les libelles ont racontées sur ses amours, ce sont des calomnies. Mes parents, bien à portée de voir et de savoir ce qui se passait dans l'intérieur, m'ont toujours dit que cela n'avait aucun fondement.

La Reine n'a eu qu'un grand sentiment et, peut-être, une faiblesse. Monsieur le comte de Fersen, suédois, beau comme un ange et fort distingué sous tous les rapports, vint à la Cour de France. La Reine fut coquette pour lui comme pour tous les étrangers, car ils étaient à la mode; il devint sincèrement et passionnément amoureux; elle en fut certainement touchée, mais résista à son goût et le força à s'éloigner. Il partit pour l'Amérique, y resta deux années pendant lesquelles il fut si malade qu'il revint à Versailles, vieilli de dix ans et ayant presque perdu la beauté de sa figure. On croit que ce changement toucha la Reine; quelle qu'en fût la raison, il n'était guère douteux pour les intimes qu'elle n'eût cédé à la passion de monsieur de Fersen.

Il a justifié ce sacrifice par un dévouement sans bornes, une affection aussi sincère que respectueuse et discrète; il ne respirait que pour elle, et toutes les habitudes de sa vie étaient calculées de façon à la compromettre le moins possible. Aussi cette liaison, quoique devinée, n'a jamais donné de scandale. Si les amis de la Reine avaient été aussi discrets et aussi désintéressés que monsieur de Fersen, la vie de cette malheureuse princesse aurait été moins calomniée.

Madame de Polignac lui a été bien plus fatale. Ce n'est pas que ce fût une méchante personne, mais elle était indolente et peu spirituelle; elle intriguait par faiblesse. Elle était sous la domination de sa belle-sœur, la comtesse Diane, ambitieuse, avide autant que désordonnée dans ses mœurs, qui voulait accaparer toutes les faveurs pour elle et pour sa famille, et, tyrannisée par son amant, le comte de Vaudreuil, homme aussi léger qu'immoral, et qui, par le moyen de la Reine, mettait le trésor public au pillage pour lui et les compagnons de ses désordres. Il faisait des scènes à madame de Polignac quand ses demandes souffraient quelque retard. La Reine trouvait la favorite en larmes et s'occupait sur-le-champ de les tarir. Quant à ce qui regardait sa propre fortune, madame de Polignac se bornait, sans rien demander, à accepter nonchalamment les faveurs préparées par les intrigues de la comtesse Diane, et la pauvre Reine vantait son désintéressement. Elle y croyait, et l'aimait sincèrement; l'abandon de la confiance, de son côté, avait été sans limite pendant quelques années.

La nomination de monsieur de Calonne y avait mis quelque restriction; il était de l'intimité de madame de Polignac, et la Reine ne voulait pas qu'un membre du conseil du Roi fût pris dans ce sanhédrin. Elle s'en était expliquée hautement, mais la coterie, préférant à tout l'agrément d'avoir un contrôleur général à sa disposition, fit valoir auprès de monsieur le comte d'Artois les facilités que lui-même y trouverait. Et ce fut par son moyen que monsieur de Calonne fut nommé, malgré la répugnance de la Reine. Elle en conserva du mécontentement; cela la refroidit pour madame de Polignac, et tous les empressements de monsieur de Calonne échouèrent à se concilier ses bontés. Cependant, il lui répondait un jour où elle lui adressait une demande: «Si ce que la Reine désire est possible, c'est fait; si c'est impossible, cela se fera.» En dépit de paroles si gouvernementales, la Reine n'a jamais pardonné.

S'il avait des inconvénients, ce désir de plaire n'était pas sans quelques avantages; il rendait la Reine charmante; dès qu'elle pouvait oublier le rôle de femme à la mode qui l'absorbait, elle était pleine de grâces et de dignité. Il aurait été facile d'en faire une princesse accomplie, si quelqu'un avait eu le courage de lui parler raison. Mais ses entours vérifiaient le mot du poète anglais:

 
All who approach them, their own ends pursue.
 

Dans l'intérieur de sa famille, la Reine était très aimée et très aimable, et n'était occupée qu'à raccommoder les petites tracasseries qui s'y élevaient. Elle était, hélas! trop la confidente des sottises de monsieur le comte d'Artois et lui procurait l'indulgence du Roi qui, tout à fait sous son charme, l'aurait adorée, si la mode lui avait permis de le souffrir.